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Des fleurs

Numéro 6 Septembre 2024 par Marta Gracia Blanco

octobre 2024

Tous les pre­miers novembre, les cime­tières espa­gnols —du plus petit au plus grand— renaissent. Bien plus qu’une tra­di­tion, fleu­rir les morts est un rite ances­tral. Sans doute le rite ances­tral le plus enra­ci­né dans la culture espa­gnole, pro­fon­dé­ment fami­liale, sociale et empa­thique.  Tu fais quoi Tere­sa ? Tu es occu­pée ? Non, pas du tout, je range […]

Italique

Tous les pre­miers novembre, les cime­tières espa­gnols —du plus petit au plus grand— renaissent. Bien plus qu’une tra­di­tion, fleu­rir les morts est un rite ances­tral. Sans doute le rite ances­tral le plus enra­ci­né dans la culture espa­gnole, pro­fon­dé­ment fami­liale, sociale et empathique. 

Tu fais quoi Tere­sa ? Tu es occu­pée ? Non, pas du tout, je range la cui­sine en buvant un café. Alors accom­pagne-moi au cime­tière ; il fait bon cette après-midi et je veux net­toyer les tombes pour la Toussaint.

Amies, char­gées de fleurs, de ciseaux, de chif­fons et d’une petite bou­teille pour l’eau, nous mar­chons tran­quille­ment bras des­sus bras des­sous le visage bai­gné de soleil. Un par­fum de terre mouillée, de roma­rin et de séré­ni­té flotte dans l’air, on peine à croire qu’octobre touche à sa fin. On dirait que les champs ont été arrosés. 

Il reste des fruits sur le figuier du ver­ger d’Ibañez. Tu les as gou­tés ? Un pur délice !

Mais ce n’est pas du roma­rin, ça sent le fenouil, Tere­sa, tu le vois là ? À chaque fois, l’odeur du fenouil me rap­pelle ma grand-mère Rosa­rio. Attends, je vais en cou­per un petit brin.

Oh là là, le bon Dieu ne m’a pas don­né le talent d’arranger les fleurs, n’est-ce pas ? Tu as rai­son, ma ché­rie. Il t’a don­né l’intelligence, mais tu as deux mains gauches. De toute manière, je ne com­prends pas pour­quoi tu te donnes tant de mal, ton mari s’en fichait pas mal de tout ça. Tu crois vrai­ment qu’il aurait aimé les mar­gue­rites ? Écoute, ce qu’il aimait, c’était fumer et boire du café. S’il me voyait lui appor­ter des fleurs, il se lève­rait et me deman­de­rait un café au lait à la place. Il n’avait qu’à pas mou­rir. Il n’a deman­dé l’autorisation à per­sonne. Il te l’a deman­dée à toi ? Non, pas vrai ? Eh bien à moi non plus. Donc, s’il n’aime pas les fleurs, qu’il aille se faire voir. Les mar­gue­rites restent.

Nous regar­dons en silence la pierre tom­bale sous laquelle repose le mari mort, l’ami mort, la tra­hi­son de mou­rir sans auto­ri­sa­tion, inopi­né­ment. La tris­tesse s’est éteinte depuis long­temps, mais constam­ment l’absence demeure pré­sente : iné­luc­table, impla­cable, incontestable. 

Dis Chus, le jour où je meurs, hors de ques­tion que tu m’apportes des mar­gue­rites. Vous m’incinérez, vous met­tez les cendres dans un pot de Nes­ca­fé que vous enter­rez sous l’acacia de mon jar­din et avec ce que vous aurez éco­no­mi­sé, vous orga­ni­sez une grosse fête. Je troque les fleurs contre des rhum-coca. Je te pré­viens tout de suite, hors de ques­tion que tu partes avant moi, parce que si ce n’est pas toi qui m’organises une fête, per­sonne ne le fera. Et pas de chan­sons mièvres, tu sais que je déteste ça. Non mais t’es vrai­ment gon­flée ma grande, t’es en train de me dire que, même morte, tu vas me don­ner des ordres. Quelle fête de merde sans toi. Mais, je serai là ! C’est ça, dans un pot de Nescafé…

Écoute-moi bien, Tere­sa, si je meurs avant toi, moi je veux bien une tombe avec mon nom. Un endroit qui dira que je suis pas­sée par ici. Je suis sérieuse, tu t’en sou­vien­dras, hein ! Une tombe sans croix ni babioles, mais avec un vase pour les fleurs. Si tu ne le mets pas, je ne mour­rai pas en paix. Jure-le-moi, Tere­sa. Mais oui, ma ché­rie, mais oui, n’en fais pas tout un drame !

 Se pro­me­ner seule dans un cime­tière est une acti­vi­té intros­pec­tive, presque mys­tique. Autom­nale. Se pro­me­ner dans son cime­tière avec une amie, en revanche, devient un pas­se­temps très mon­dain. En fait, avec une amie, presque tout est mon­dain et divertissant.

D’ailleurs, en par­lant de tombes… Tu as vu celle du père de Mari­cruz ? Pour un homme si dis­cret, c’est le comble. Oui, mais tu sais bien que Mari­cruz est baroque et foi­son­nante. Oui, vrai­ment. Avec l’argent qu’elle a héri­té de son père, elle s’est fait refaire les seins et s’est injec­té du botox, elle a des babines comme un canot gon­flable. Il lui fau­drait une bonne décharge de che­vro­tines, à cette fille, non ? Il faut la voir se tor­tiller devant les jeunes, le dimanche au foot… alors qu’à mon avis, elle n’en a pas cro­qué un seul.

Ouh, Tere­sa, moi, je n’en suis pas aus­si cer­taine. Mari­cruz, c’est un peu comme Lui­sa, une de mes clientes enter­rée là-bas. Viens, on va lui dépo­ser quelques fleurs aus­si. Lui­sa était ter­rible ! Quand elle venait se faire une colo­ra­tion au salon, elle me racon­tait ses his­toires. Elle me fai­sait mou­rir de rire. Elle réci­tait d’une traite le nom de tous ses amants, comme on récite la liste des rois d’Espagne. Je m’en rap­pelle encore : Anto­nio, Euse­bio, José Anto­nio, Rafael, Luis le Chin­chil­la, Rufi­no, Manuel…  Elle conti­nuait encore et encore. Elle a dû se taper la moi­tié de la région, et ça en plein fran­quisme, elle avait bien du mérite. Lui­sa ne s’est jamais mariée. Figure-toi que c’est comme ça que je me suis ren­du compte qu’elle per­dait la mémoire. Un jour, au salon, elle a com­men­cé à réci­ter sa liste en oubliant Alfre­do. Et je lui ai dit, Lui­sa, tu oublies Alfre­do ! Quel Alfre­do ? Alors que, oh mon Dieu, Alfre­do avait été son grand amour. Son unique amour, selon moi. Cet idiot en a épou­sé une autre. Il lui a bri­sé le cœur. Remarque, elle y a gagné parce qu’Alfredo lui aurait ôté toute joie de vivre. C’était un vrai bigot.

Dis donc Chus, au salon, tu as enten­du de tout, non ? Ouh, si tu savais, Tere­sa, si tu savais… Eh bien raconte-moi ! Hé, je suis une pro­fes­sion­nelle, moi. Ce qui se dit au salon, reste au salon. Oui, bien sûr, jusqu’à ce que les gens meurent. Ben quoi, quand les gens sont morts, c’est autre chose.

Elle, par contre, tu n’as pas dû la voir dans ton salon, je me trompe ? Qui ça ? Lai­la ? Pauvre petite, elle est morte si jeune. C’est bien triste ! Elle a lais­sé deux enfants en bas âge. Et en plus, comme elle est morte pen­dant la pan­dé­mie, on a dû l’enterrer ici, dans un enfeu. Mais où vou­lais-tu qu’on l’enterre ? Ah tu ne sais pas ? Les musul­mans, on les ramène au pays pour les enter­rer à leur manière. On les enve­loppe dans un drap et on les enterre sans cer­cueil. Et si les familles ne peuvent pas se per­mettre de rapa­trier le corps, elles l’emmènent au cime­tière de Sara­gosse où il y a un endroit pour les enter­rer de la même façon. Mais comme ici, il n’y en a pas et que la pauvre petite est morte au plus fort de la pan­dé­mie, avec les fron­tières fer­mées, les routes cou­pées, tout le monde confi­né, ils ont dû la mettre dans un enfeu. Tu n’imagines pas la souf­france de la famille. Main­te­nant, bien sûr, il fau­dra attendre des années avant de pou­voir la sor­tir de là… Bref, un vrai drame ! Un drame, un drame…  Je ne sais pas quoi te dire, ma ché­rie… Moi ce qui me donne la chair de poule, c’est jus­te­ment m’imaginer comme ça, enve­lop­pée dans un drap et jetée direc­te­ment dans la terre, qui doit être si froide. Eh bien tu vois, moi, ce qui me donne la chair de poule c’est que tu me demandes de ran­ger tes cendres dans un pot de Nes­ca­fé. Oui, mais ce n’est pas pareil ! Non, ce n’est vrai­ment pas pareil, c’est pire ! T’en as de ces idées… Je ne com­man­de­rai plus un déca sans pen­ser à toi.

Les cime­tières en disent plus sur les vivants que sur les morts. Ils parlent de pou­voir et de pau­vre­té. Ils parlent des croyances des vivants, des peurs des vivants, des vel­léi­tés des vivants. En réa­li­té, il n’y a pas de lieu moins dra­ma­tique qu’un cime­tière. Les peines et les tra­gé­dies sont le lot de ceux qui res­pirent encore. Dans les cime­tières, il reste des pierres et des fleurs. Des cen­taines de fleurs. Des mil­liers de fleurs atten­dant de cap­tu­rer des lam­beaux d’affection. Des fleurs pour tis­ser des liens qui adou­cissent l’absence de ceux que nous avons tant aimés, de ceux que nous refu­sons de ces­ser d’aimer. Des mil­lions de fleurs de cou­leur pour nous relier à l’amour qui aurait pu nous être don­né, mais ne l’a pas été. Des tonnes de fleurs pour conju­rer le temps et l’oubli. De modestes fleurs qui suturent nos plaies avec des points invi­sibles et répa­ra­teurs.

Tiens, regarde, l’oncle Ciri­lo. Ça fait déjà trente ans qu’il est mort, non ? Mon Dieu, quel sacré per­son­nage lui… Tu te rap­pelles comme il se pro­me­nait avec son cha­peau, son gilet et sa canne ? Sa montre en or, sa chaine en or, sa dent en or… « Je suis un vrai gitan, seño­ra Tere­sa, un vrai gitan. » Il n’y a pas à dire, c’était un vrai gitan, il n’y a qu’à voir com­ment ses filles s’en occupent. Impos­sible de mettre plus de bou­gies, de fleurs et de babioles sur une tombe. Oh, tu n’imagines pas les dis­putes à pro­pos de ces déco­ra­tions entre les filles de Ciri­lo et celles du gars d’à côté, Anto­nio, le chauf­feur de taxi. Oui, mais elles, ce sont des pim­bêches qui rous­pètent sur tout. Avoue tout de même que la déco est un peu enva­his­sante, non ? Bah, que cha­cun mette ce qu’il veut ; en matière de deuil, je pense que tous les choix sont res­pec­tables. Qu’on fiche la paix aux gens !  Tu veux une croix ? Va pour une croix. Tu veux être ense­ve­li en pleine terre ? Va pour la terre. Tu veux des bou­gies ? Voi­là des bou­gies. Tu veux des fleurs ? On met des fleurs. C’est vrai ou pas ?

Bien sûr que c’est vrai ! Tout le monde com­prend ça. En revanche, ce qui est incom­pré­hen­sible, c’est que les cime­tières d’Espagne soient bon­dés de gens qui fleu­rissent les tombes à la Tous­saint et que ces mêmes gens se dés­in­té­ressent de la mémoire his­to­rique. Tu ima­gines que ma grand-mère Rosa­rio a souf­fert toute sa vie. Ils ont emme­né son mari au tout début de la guerre, parce qu’il était affi­lié à la CNT, qu’ils ont dit. Ins­ti­tu­teur et membre de la CNT, il était condam­né. Ils l’enferment deux jours et puis, le troi­sième, ils l’emmènent dans les col­lines, lui collent deux balles et le jettent dans un fos­sé le long d’une route. Comme un chien. Et elle, elle ne pou­vait ni par­ler, ni se plaindre, ni le déter­rer, ni même lui appor­ter des fleurs, parce que même les fleurs, c’était un délit. Alors, tous les dimanches, elle allait se pro­me­ner là où quelqu’un lui avait dit qu’il était peut-être enter­ré. Elle dépo­sait une branche de fenouil qu’elle cueillait en che­min. Elle disait à ses enfants qu’elle aimait mar­cher. Mar­cher, c’est ça… Il nous en a fal­lu des années pour com­prendre pour­quoi elle se pro­me­nait tou­jours sur le même che­min et pour­quoi elle avait tou­jours du fenouil dans les mains. Chaque fois que je sens l’odeur de fenouil, je repense à ma grand-mère Rosario.

Et tu veux que je te dise, en réa­li­té l’Espagne est un pays de petits-enfants et les gens ne s’en rendent même pas compte. Les anciens et leurs enfants ont vécu pri­son­niers du Grand Trau­ma­tisme1, mais pas les petits-enfants ni les arrière-petits-enfants. C’est pour ça que les petits-enfants des dis­pa­rus grattent la terre à la recherche d’ossements pour recons­ti­tuer leurs ancêtres. En revanche, les petits-enfants de ceux qui les ont fait dis­pa­raitre ont héri­té des manières des seño­ri­tos2 et oscil­lent entre dédain et indi­gna­tion. Pour­quoi remuer les vieilles his­toires ? Sans comp­ter la majo­ri­té des petits-enfants qui ne s’intéressent qu’à Tik­Tok et au vain­queur de la Liga. Quelle tris­tesse, mais c’était la même chose du temps des grands-parents. Attends ma ché­rie, c’est pas vrai­ment ça. C’est juste que tout ça c’est loin pour pas mal de monde. Ils ne connaissent même plus le nom de leur arrière-grand-père, ils ignorent s’il était du côté des natio­naux ou des répu­bli­cains. Exac­te­ment ! Ce sont les pires ! Les indif­fé­rents. Ceux qui ne voient même pas le gros élé­phant au milieu de la pièce. Mais de quel élé­phant tu parles ? Je te parle d’un élé­phant, gros de 120 000 dis­pa­rus, Tere­sa. C’est de ça que je te parle. Je ne leur demande pas de se mettre à creu­ser, ni même de s’intéresser au sujet. Il faut juste qu’ils com­prennent et res­pectent ceux que ça inté­resse. Qu’ils com­prennent que nous vou­lons nous aus­si fleu­rir nos grands-parents. Qu’il faut chan­ger les lois, Tere­sa. Car le droit à une sépul­ture, à être fleu­ri devrait être ins­crit dans la Consti­tu­tion. Je dirais même plus, ça devrait être un droit humain. Le plus humain des droits.

Tra­duit de l’espagnol par les étu­diantes de tra­duc­tion lit­té­raire de Mas­ter 1 et 2 de l’École d’Interprètes Inter­na­tio­naux de l’UMONS (Ali­siane André, Lau­ra Bada­la­men­ti, Mor­gane Ber­tieaux, Salo­mé Bra­him, Eli­sa Poli­gnone, Fan­ny Wiame) et par Cris­tal Huer­do Moreno.

  1. Le Grand Trau­ma­tisme fait réfé­rence aux 40 années de dic­ta­ture pen­dant les­quelles les vain­cus souf­frirent d’une répres­sion féroce. Entre autres choses, il leur fut inter­dit de don­ner une sépul­ture à leurs morts tom­bés pen­dant la guerre et l’après-guerre. Après le Cam­bodge, l’Espagne demeure le pays qui compte le plus grand nombre de fosses com­munes. Pour en savoir davan­tage : https://revuenouvelle.be/Guerre-civile-et-dictature-une-memoire.
  2. Un seño­ri­to est un jeune homme aisé et oisif, géné­ra­le­ment arro­gant et plein de prétention.

Marta Gracia Blanco


Auteur

Licenciée en droit et en théorie de droit. Ex-bourgmestre de La Almunia de Doña Godina (Saragosse – Espagne). Parlementaire socialiste (Espagne).