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Des fleurs
Tous les premiers novembre, les cimetières espagnols —du plus petit au plus grand— renaissent. Bien plus qu’une tradition, fleurir les morts est un rite ancestral. Sans doute le rite ancestral le plus enraciné dans la culture espagnole, profondément familiale, sociale et empathique. Tu fais quoi Teresa ? Tu es occupée ? Non, pas du tout, je range […]
Tous les premiers novembre, les cimetières espagnols —du plus petit au plus grand— renaissent. Bien plus qu’une tradition, fleurir les morts est un rite ancestral. Sans doute le rite ancestral le plus enraciné dans la culture espagnole, profondément familiale, sociale et empathique.
Tu fais quoi Teresa ? Tu es occupée ? Non, pas du tout, je range la cuisine en buvant un café. Alors accompagne-moi au cimetière ; il fait bon cette après-midi et je veux nettoyer les tombes pour la Toussaint.
Amies, chargées de fleurs, de ciseaux, de chiffons et d’une petite bouteille pour l’eau, nous marchons tranquillement bras dessus bras dessous le visage baigné de soleil. Un parfum de terre mouillée, de romarin et de sérénité flotte dans l’air, on peine à croire qu’octobre touche à sa fin. On dirait que les champs ont été arrosés.
Il reste des fruits sur le figuier du verger d’Ibañez. Tu les as goutés ? Un pur délice !
Mais ce n’est pas du romarin, ça sent le fenouil, Teresa, tu le vois là ? À chaque fois, l’odeur du fenouil me rappelle ma grand-mère Rosario. Attends, je vais en couper un petit brin.
Oh là là, le bon Dieu ne m’a pas donné le talent d’arranger les fleurs, n’est-ce pas ? Tu as raison, ma chérie. Il t’a donné l’intelligence, mais tu as deux mains gauches. De toute manière, je ne comprends pas pourquoi tu te donnes tant de mal, ton mari s’en fichait pas mal de tout ça. Tu crois vraiment qu’il aurait aimé les marguerites ? Écoute, ce qu’il aimait, c’était fumer et boire du café. S’il me voyait lui apporter des fleurs, il se lèverait et me demanderait un café au lait à la place. Il n’avait qu’à pas mourir. Il n’a demandé l’autorisation à personne. Il te l’a demandée à toi ? Non, pas vrai ? Eh bien à moi non plus. Donc, s’il n’aime pas les fleurs, qu’il aille se faire voir. Les marguerites restent.
Nous regardons en silence la pierre tombale sous laquelle repose le mari mort, l’ami mort, la trahison de mourir sans autorisation, inopinément. La tristesse s’est éteinte depuis longtemps, mais constamment l’absence demeure présente : inéluctable, implacable, incontestable.
Dis Chus, le jour où je meurs, hors de question que tu m’apportes des marguerites. Vous m’incinérez, vous mettez les cendres dans un pot de Nescafé que vous enterrez sous l’acacia de mon jardin et avec ce que vous aurez économisé, vous organisez une grosse fête. Je troque les fleurs contre des rhum-coca. Je te préviens tout de suite, hors de question que tu partes avant moi, parce que si ce n’est pas toi qui m’organises une fête, personne ne le fera. Et pas de chansons mièvres, tu sais que je déteste ça. Non mais t’es vraiment gonflée ma grande, t’es en train de me dire que, même morte, tu vas me donner des ordres. Quelle fête de merde sans toi. Mais, je serai là ! C’est ça, dans un pot de Nescafé…
Écoute-moi bien, Teresa, si je meurs avant toi, moi je veux bien une tombe avec mon nom. Un endroit qui dira que je suis passée par ici. Je suis sérieuse, tu t’en souviendras, hein ! Une tombe sans croix ni babioles, mais avec un vase pour les fleurs. Si tu ne le mets pas, je ne mourrai pas en paix. Jure-le-moi, Teresa. Mais oui, ma chérie, mais oui, n’en fais pas tout un drame !
Se promener seule dans un cimetière est une activité introspective, presque mystique. Automnale. Se promener dans son cimetière avec une amie, en revanche, devient un passetemps très mondain. En fait, avec une amie, presque tout est mondain et divertissant.
D’ailleurs, en parlant de tombes… Tu as vu celle du père de Maricruz ? Pour un homme si discret, c’est le comble. Oui, mais tu sais bien que Maricruz est baroque et foisonnante. Oui, vraiment. Avec l’argent qu’elle a hérité de son père, elle s’est fait refaire les seins et s’est injecté du botox, elle a des babines comme un canot gonflable. Il lui faudrait une bonne décharge de chevrotines, à cette fille, non ? Il faut la voir se tortiller devant les jeunes, le dimanche au foot… alors qu’à mon avis, elle n’en a pas croqué un seul.
Ouh, Teresa, moi, je n’en suis pas aussi certaine. Maricruz, c’est un peu comme Luisa, une de mes clientes enterrée là-bas. Viens, on va lui déposer quelques fleurs aussi. Luisa était terrible ! Quand elle venait se faire une coloration au salon, elle me racontait ses histoires. Elle me faisait mourir de rire. Elle récitait d’une traite le nom de tous ses amants, comme on récite la liste des rois d’Espagne. Je m’en rappelle encore : Antonio, Eusebio, José Antonio, Rafael, Luis le Chinchilla, Rufino, Manuel… Elle continuait encore et encore. Elle a dû se taper la moitié de la région, et ça en plein franquisme, elle avait bien du mérite. Luisa ne s’est jamais mariée. Figure-toi que c’est comme ça que je me suis rendu compte qu’elle perdait la mémoire. Un jour, au salon, elle a commencé à réciter sa liste en oubliant Alfredo. Et je lui ai dit, Luisa, tu oublies Alfredo ! Quel Alfredo ? Alors que, oh mon Dieu, Alfredo avait été son grand amour. Son unique amour, selon moi. Cet idiot en a épousé une autre. Il lui a brisé le cœur. Remarque, elle y a gagné parce qu’Alfredo lui aurait ôté toute joie de vivre. C’était un vrai bigot.
Dis donc Chus, au salon, tu as entendu de tout, non ? Ouh, si tu savais, Teresa, si tu savais… Eh bien raconte-moi ! Hé, je suis une professionnelle, moi. Ce qui se dit au salon, reste au salon. Oui, bien sûr, jusqu’à ce que les gens meurent. Ben quoi, quand les gens sont morts, c’est autre chose.
Elle, par contre, tu n’as pas dû la voir dans ton salon, je me trompe ? Qui ça ? Laila ? Pauvre petite, elle est morte si jeune. C’est bien triste ! Elle a laissé deux enfants en bas âge. Et en plus, comme elle est morte pendant la pandémie, on a dû l’enterrer ici, dans un enfeu. Mais où voulais-tu qu’on l’enterre ? Ah tu ne sais pas ? Les musulmans, on les ramène au pays pour les enterrer à leur manière. On les enveloppe dans un drap et on les enterre sans cercueil. Et si les familles ne peuvent pas se permettre de rapatrier le corps, elles l’emmènent au cimetière de Saragosse où il y a un endroit pour les enterrer de la même façon. Mais comme ici, il n’y en a pas et que la pauvre petite est morte au plus fort de la pandémie, avec les frontières fermées, les routes coupées, tout le monde confiné, ils ont dû la mettre dans un enfeu. Tu n’imagines pas la souffrance de la famille. Maintenant, bien sûr, il faudra attendre des années avant de pouvoir la sortir de là… Bref, un vrai drame ! Un drame, un drame… Je ne sais pas quoi te dire, ma chérie… Moi ce qui me donne la chair de poule, c’est justement m’imaginer comme ça, enveloppée dans un drap et jetée directement dans la terre, qui doit être si froide. Eh bien tu vois, moi, ce qui me donne la chair de poule c’est que tu me demandes de ranger tes cendres dans un pot de Nescafé. Oui, mais ce n’est pas pareil ! Non, ce n’est vraiment pas pareil, c’est pire ! T’en as de ces idées… Je ne commanderai plus un déca sans penser à toi.
Les cimetières en disent plus sur les vivants que sur les morts. Ils parlent de pouvoir et de pauvreté. Ils parlent des croyances des vivants, des peurs des vivants, des velléités des vivants. En réalité, il n’y a pas de lieu moins dramatique qu’un cimetière. Les peines et les tragédies sont le lot de ceux qui respirent encore. Dans les cimetières, il reste des pierres et des fleurs. Des centaines de fleurs. Des milliers de fleurs attendant de capturer des lambeaux d’affection. Des fleurs pour tisser des liens qui adoucissent l’absence de ceux que nous avons tant aimés, de ceux que nous refusons de cesser d’aimer. Des millions de fleurs de couleur pour nous relier à l’amour qui aurait pu nous être donné, mais ne l’a pas été. Des tonnes de fleurs pour conjurer le temps et l’oubli. De modestes fleurs qui suturent nos plaies avec des points invisibles et réparateurs.
Tiens, regarde, l’oncle Cirilo. Ça fait déjà trente ans qu’il est mort, non ? Mon Dieu, quel sacré personnage lui… Tu te rappelles comme il se promenait avec son chapeau, son gilet et sa canne ? Sa montre en or, sa chaine en or, sa dent en or… « Je suis un vrai gitan, señora Teresa, un vrai gitan. » Il n’y a pas à dire, c’était un vrai gitan, il n’y a qu’à voir comment ses filles s’en occupent. Impossible de mettre plus de bougies, de fleurs et de babioles sur une tombe. Oh, tu n’imagines pas les disputes à propos de ces décorations entre les filles de Cirilo et celles du gars d’à côté, Antonio, le chauffeur de taxi. Oui, mais elles, ce sont des pimbêches qui rouspètent sur tout. Avoue tout de même que la déco est un peu envahissante, non ? Bah, que chacun mette ce qu’il veut ; en matière de deuil, je pense que tous les choix sont respectables. Qu’on fiche la paix aux gens ! Tu veux une croix ? Va pour une croix. Tu veux être enseveli en pleine terre ? Va pour la terre. Tu veux des bougies ? Voilà des bougies. Tu veux des fleurs ? On met des fleurs. C’est vrai ou pas ?
Bien sûr que c’est vrai ! Tout le monde comprend ça. En revanche, ce qui est incompréhensible, c’est que les cimetières d’Espagne soient bondés de gens qui fleurissent les tombes à la Toussaint et que ces mêmes gens se désintéressent de la mémoire historique. Tu imagines que ma grand-mère Rosario a souffert toute sa vie. Ils ont emmené son mari au tout début de la guerre, parce qu’il était affilié à la CNT, qu’ils ont dit. Instituteur et membre de la CNT, il était condamné. Ils l’enferment deux jours et puis, le troisième, ils l’emmènent dans les collines, lui collent deux balles et le jettent dans un fossé le long d’une route. Comme un chien. Et elle, elle ne pouvait ni parler, ni se plaindre, ni le déterrer, ni même lui apporter des fleurs, parce que même les fleurs, c’était un délit. Alors, tous les dimanches, elle allait se promener là où quelqu’un lui avait dit qu’il était peut-être enterré. Elle déposait une branche de fenouil qu’elle cueillait en chemin. Elle disait à ses enfants qu’elle aimait marcher. Marcher, c’est ça… Il nous en a fallu des années pour comprendre pourquoi elle se promenait toujours sur le même chemin et pourquoi elle avait toujours du fenouil dans les mains. Chaque fois que je sens l’odeur de fenouil, je repense à ma grand-mère Rosario.
Et tu veux que je te dise, en réalité l’Espagne est un pays de petits-enfants et les gens ne s’en rendent même pas compte. Les anciens et leurs enfants ont vécu prisonniers du Grand Traumatisme1, mais pas les petits-enfants ni les arrière-petits-enfants. C’est pour ça que les petits-enfants des disparus grattent la terre à la recherche d’ossements pour reconstituer leurs ancêtres. En revanche, les petits-enfants de ceux qui les ont fait disparaitre ont hérité des manières des señoritos2 et oscillent entre dédain et indignation. Pourquoi remuer les vieilles histoires ? Sans compter la majorité des petits-enfants qui ne s’intéressent qu’à TikTok et au vainqueur de la Liga. Quelle tristesse, mais c’était la même chose du temps des grands-parents. Attends ma chérie, c’est pas vraiment ça. C’est juste que tout ça c’est loin pour pas mal de monde. Ils ne connaissent même plus le nom de leur arrière-grand-père, ils ignorent s’il était du côté des nationaux ou des républicains. Exactement ! Ce sont les pires ! Les indifférents. Ceux qui ne voient même pas le gros éléphant au milieu de la pièce. Mais de quel éléphant tu parles ? Je te parle d’un éléphant, gros de 120 000 disparus, Teresa. C’est de ça que je te parle. Je ne leur demande pas de se mettre à creuser, ni même de s’intéresser au sujet. Il faut juste qu’ils comprennent et respectent ceux que ça intéresse. Qu’ils comprennent que nous voulons nous aussi fleurir nos grands-parents. Qu’il faut changer les lois, Teresa. Car le droit à une sépulture, à être fleuri devrait être inscrit dans la Constitution. Je dirais même plus, ça devrait être un droit humain. Le plus humain des droits.
Traduit de l’espagnol par les étudiantes de traduction littéraire de Master 1 et 2 de l’École d’Interprètes Internationaux de l’UMONS (Alisiane André, Laura Badalamenti, Morgane Bertieaux, Salomé Brahim, Elisa Polignone, Fanny Wiame) et par Cristal Huerdo Moreno.
- Le Grand Traumatisme fait référence aux 40 années de dictature pendant lesquelles les vaincus souffrirent d’une répression féroce. Entre autres choses, il leur fut interdit de donner une sépulture à leurs morts tombés pendant la guerre et l’après-guerre. Après le Cambodge, l’Espagne demeure le pays qui compte le plus grand nombre de fosses communes. Pour en savoir davantage : https://revuenouvelle.be/Guerre-civile-et-dictature-une-memoire.
- Un señorito est un jeune homme aisé et oisif, généralement arrogant et plein de prétention.