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Des experts dans les médias. Si on lisait la notice avant emploi ?
Comment et dans quel but les médias sélectionnent-ils les experts qu’ils convoquent ? Dérouler cette question implique d’examiner en profondeur les dynamiques propres aux médias, qui façonnent et transforment les rapports entre les rôles de journaliste et d’expert.
« S’exprime bien. Bon client. » Dans l’annuaire électronique de cette rédaction nationale, la fiche qui décrit les compétences d’un politologue se résume parfois à ces quelques mots, révélateurs des priorités des journalistes. Ici, pas une seule trace des spécialités de l’académicien, ses travaux d’étude en cours, ses ouvrages laissés à la postérité. Sont renseignés : son nom, son titre, ses coordonnées et sa capacité à meubler. Le profil idéal du politologue est surtout : joignable, volubile et touche-à-tout.
Une des explications, c’est la volonté des mass médias de faire, par définition, de l’information généraliste. Logique, dans ces conditions, que le domaine précis d’étude des experts importe moins que leurs titres.
Rien de neuf
Que les besoins des journalistes — des médias audiovisuels par exemple — soient centrés sur la disponibilité des « experts politiques » et leur propension à « meubler » sur tous les sujets n’est pas une nouveauté. Il ne faut pas y voir uniquement un signe de l’accélération récente du rythme de l’information. Pendant les crises politiques de 2007 et 2010, les sites en ligne, les alertes info sur les téléphones portables et les réseaux sociaux ne nous entrainaient pas encore dans le tourbillon d’actualités, mais les rédactions ciblaient déjà des experts avant tout capables d’apporter une plus-value instantanée (« en direct », « en deux mots »), par téléphone ou en studio. La multiplication des conflits concernant la formation du gouvernement fédéral avait à l’époque entrainé une boulimie d’éditions spéciales.
Dans ces émissions à rallonge, où l’on cherche à prendre l’antenne au plus vite, l’expert, du politologue à l’historien, apporte non seulement sa crédibilité et ses connaissances au service de l’information immédiate, mais il participe également à une forme de dramatisation de l’évènement par sa seule présence. « S’il est là, lui, c’est que les choses sont graves », entendrait-on presque de l’autre côté du poste de télévision ou de radio. Le spécialiste contribue à la dramatisation aussi parce que les journalistes lui réclament en permanence de se prononcer sur le caractère inédit des informations. « A‑t-on déjà vu ça ? » « Est-ce une première dans l’histoire politique de la Belgique ? » Disponible, volubile, touche-à-tout et… inspecteur du livre des records.
L’expert, au quotidien
Le cas des émissions spéciales vient d’être effleuré. Mais au quotidien, le journaliste recourt à l’expert pour « crédibiliser », authentifier l’un de ses sujets et pour l’aider à démêler des faits compliqués.
Pour se rendre compte de l’utilité des experts, il faut comprendre comment fonctionne un média. En « conférence de rédaction » (la réunion qui marque le début de la journée), rédacteur en chef, éditeurs et journalistes planchent sur la future ossature de leur « canard ». On y passe en revue les évènements prévisibles de la journée, les grands faits de la veille qui méritent de creuser plus loin et l’on sollicite des idées de sujets auprès des forces vives en présence. Chacun est amené à éclairer les sujets potentiels à la lumière de ses connaissances propres, à trouver des angles d’attaque ou encore à faire part de son propre ressenti, le plus souvent fondé sur des constats de la vie de tous les jours.
De cette confrontation d’avis entre journalistes, il ressort une ébauche de sujet, avec une idée préconçue d’un fait d’actualité. Prenons un cas simple : trois accidents mortels avec délit de fuite en quatre jours. La récurrence de ces faits va amener la rédaction à plancher sur des tentatives d’explication : l’individualisme croissant des gens ou la hausse des conducteurs en état d’ébriété, par exemple. Un reporteur décroche son téléphone, pour vérifier ces hypothèses auprès de spécialistes. Avec ses chiffres et ses connaissances, l’expert va aiguiller le journaliste et le faire bouger de son idée préétablie, vers la « véritable » explication de ces comportements inciviques à répétition : la hausse du nombre d’automobilistes en défaut d’assurance. Un extrait d’interview de l’expert face caméra, en micro ou retranscrite dans un article, viendra renforcer la véracité des affirmations du journaliste dans son papier.
Dans la grande majorité des cas, l’avis de l’expert sert donc à crédibiliser un sujet, le vérifier ou au contraire l’infirmer. Mais pas d’angélisme, le rapport journaliste-spécialiste donne parfois lieu à des dérives. Quand l’expert sollicité n’a pas les compétences requises, mais se permet tout de même un avis, quand son désir de prendre la lumière de la médiatisation est plus fort que sa volonté de démonter l’angle du sujet ou quand certains journalistes s’obstinent à faire cadrer le sujet avec l’idée préconçue. Le recours à l’expert sert alors à fabriquer une « réalité alternative », expression tristement à la mode.
Dans l’ombre, l’expert
L’autre recours fréquent aux experts s’explique par la formation généraliste des journalistes. Leur besoin d’être constamment éclairés dans des matières techniques de l’actualité, la médecine ou l’économie, par exemple. Dans ce cadre, le journaliste développe en général des affinités avec un spécialiste par discipline.
Le reporteur se drape ici dans une sorte de rôle d’intermédiaire entre le spécialiste et le public. Quand les faits sont pointus, il est un peu le traducteur que les auditeurs, téléspectateurs et lecteurs envoient discuter avec un scientifique, avant de revenir faire un rapport accessible, simplifié, vulgarisé. Le risque de dérive, ici, est une déperdition d’informations importantes ou la confiance aveugle placée dans des spécialistes dont le point de vue comporte toujours une part de subjectivité.
Les étiquettes en petits caractères
Voilà qui pose un douloureux constat, pour la profession de journaliste : le manque de recul des médias par rapport aux experts qu’ils sollicitent. Trop souvent, dans les titres de presse, l’avis de l’universitaire est ingéré comme un discours factuel, objectif, porteur d’une vérité incontestable. Combien de journalistes demandent-ils vraiment l’avis de deux politologues différents sur une mesure décrétée par un gouvernement ? En douze ans de carrière, une quantité d’anecdotes à vous partager : il y avait cette fois où l’équipe éditoriale d’une émission choisit d’inviter un professeur d’économie, titulaire dans plusieurs universités, pour analyser la réforme de la loi de financement, alors qu’il est lui-même… le sherpa du plus grand parti qui a diligenté cette réforme. À aucun moment, la production de l’émission ne prendra la précaution de mentionner la proximité partisane de l’expert dans sa présentation. Il y a cet autre exemple du professeur d’économie que l’on consulte régulièrement sur l’actualité monétaire et bancaire, et qui siège dans l’une des institutions bancaires majeures du pays.
Les accointances de certains spécialistes chouchous des rédactions avec des partis ou des hommes politiques peuvent aussi mettre les médias dans une situation de fragilité. Ainsi, cet homme politique de premier plan, confiant imprudemment à un journaliste qu’il ne craint pas la critique de sa politique budgétaire dans la mesure où l’expert régulièrement amené à commenter ces thèmes devant les micros est l’un de ses plus proches amis.
Expert et journaliste, rôles interchangeables
Arrêtons-nous un instant sur un phénomène en expansion : le journaliste-expert. Il est celui qui exerce le métier de journaliste, mais que l’on invite çà et là dans les émissions, en qualité de spécialiste. Ici non plus, on ne peut pas dire qu’il s’agit d’une absolue nouveauté. Mais ce recours est devenu plus fréquent, nous allons le voir.
Dans quels secteurs de l’information contacte-t-on le plus souvent un journaliste-expert ? Quand la matière du sujet n’est pas académique, à première vue. Les rédactions calent, parfois, pour dénicher des spécialistes en matière de consommation, de technologie ou de culture, notamment parce que les vrais protagonistes de ces secteurs risquent de « vendre leur soupe ». Imaginons un article sur les dernières innovations d’une marque automobile, il serait inconcevable d’y retrouver l’avis d’un professionnel employé par la marque à l’origine de l’invention. Mais il est tout aussi inimaginable de faire parler son concurrent. Le procès en publicité ou contrepublicité placerait l’auteur de l’article en porte-à-faux avec sa déontologie. Dans ce genre de circonstance, il n’est pas rare que la parade soit de recourir aux talents d’un confrère, spécialisé dans le secteur qui puisse jouer le rôle objectif dévolu aux experts. Ce journaliste-expert dispose de l’expérience, teste régulièrement des modèles, compare. Et sa qualité de journaliste le force moralement à respecter une déontologie des médias dont l’un des principes est le respect de la vérité et la présentation des faits de manière équilibrée. Le journaliste-expert a quelque chose de rassurant, pour les médias de l’instantané : il connait les codes journalistiques, maitrise son sujet même si sa crédibilité est moins forte que pour un universitaire.
Polémique autour des polémistes
Si le journaliste-expert existe depuis des décennies, pour analyser et décrypter des faits d’actualité, si les leadeurs d’opinion, les éditorialistes, avaient il y a encore une dizaine d’années une influence importante, directement proportionnelle aux ventes d’exemplaires de leur journal, le pullulement des « polémistes » est une tendance beaucoup plus récente. La mode des émissions dites de « talk » (débats) dans la presse audiovisuelle est, pour beaucoup, dans la multiplication de cette espèce en quête permanente de médiatisation. Les polémistes partagent des points communs avec les journalistes-experts. Ils mettent en général à profit leur expérience de journaliste, pour apporter une sorte d’expertise. Mais, contrairement aux journalistes spécialisés, ils se font presque systématiquement rémunérer pour leurs prestations médiatiques, ils sont régulièrement amenés à débattre de thématiques tellement diverses qu’elles ne sont pas maitrisées et, parfois, certains n’hésitent plus à livrer leur ressenti, leur opinion, la même idée préconçue que l’on entendait en réunion de rédaction le matin, plutôt que de chercher à relater la réalité. Dans un effet d’emballement, plus le débat cherche à être sexy, à attirer l’auditeur, à provoquer des réactions, plus le polémiste est encouragé à rendre un avis tranché. Et plus ses sorties sont virulentes, plus il sera courtisé.
L’espace médiatique grandissant, occupé par ce genre d’émission, grignote chaque jour un peu plus la place auparavant dévolue au journal parlé ou télévisé, de telle sorte que le polémiste prend le pas sur le véritable spécialiste. L’opinion sans nuance, le pas sur une certaine rigueur scientifique.
Fréquemment, le journaliste demande l’impossible à l’expert qu’il contacte : prédire l’avenir. « Les négociations sont rompues, quand le gouvernement sera-t-il formé ? ». S’il est un spécialiste des médias capable d’anticiper ce que les rapports entre les journalistes et les experts vont devenir, qu’il se signale au plus vite.