Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Des experts dans les médias. Si on lisait la notice avant emploi ?

Numéro 3 - 2017 - Expert journalisme Médias par Antonio Solimando

avril 2017

Com­ment et dans quel but les médias sélec­tionnent-ils les experts qu’ils convoquent ? Dérou­ler cette ques­tion implique d’examiner en pro­fon­deur les dyna­miques propres aux médias, qui façonnent et trans­forment les rap­ports entre les rôles de jour­na­liste et d’expert.

Dossier

« S’exprime bien. Bon client. » Dans l’annuaire élec­tro­nique de cette rédac­tion natio­nale, la fiche qui décrit les com­pé­tences d’un poli­to­logue se résume par­fois à ces quelques mots, révé­la­teurs des prio­ri­tés des jour­na­listes. Ici, pas une seule trace des spé­cia­li­tés de l’académicien, ses tra­vaux d’étude en cours, ses ouvrages lais­sés à la pos­té­ri­té. Sont ren­sei­gnés : son nom, son titre, ses coor­don­nées et sa capa­ci­té à meu­bler. Le pro­fil idéal du poli­to­logue est sur­tout : joi­gnable, volu­bile et touche-à-tout.

Une des expli­ca­tions, c’est la volon­té des mass médias de faire, par défi­ni­tion, de l’information géné­ra­liste. Logique, dans ces condi­tions, que le domaine pré­cis d’étude des experts importe moins que leurs titres.

Rien de neuf

Que les besoins des jour­na­listes — des médias audio­vi­suels par exemple — soient cen­trés sur la dis­po­ni­bi­li­té des « experts poli­tiques » et leur pro­pen­sion à « meu­bler » sur tous les sujets n’est pas une nou­veau­té. Il ne faut pas y voir uni­que­ment un signe de l’accélération récente du rythme de l’information. Pen­dant les crises poli­tiques de 2007 et 2010, les sites en ligne, les alertes info sur les télé­phones por­tables et les réseaux sociaux ne nous entrai­naient pas encore dans le tour­billon d’actualités, mais les rédac­tions ciblaient déjà des experts avant tout capables d’apporter une plus-value ins­tan­ta­née (« en direct », « en deux mots »), par télé­phone ou en stu­dio. La mul­ti­pli­ca­tion des conflits concer­nant la for­ma­tion du gou­ver­ne­ment fédé­ral avait à l’époque entrai­né une bou­li­mie d’éditions spéciales.

Dans ces émis­sions à ral­longe, où l’on cherche à prendre l’antenne au plus vite, l’expert, du poli­to­logue à l’historien, apporte non seule­ment sa cré­di­bi­li­té et ses connais­sances au ser­vice de l’information immé­diate, mais il par­ti­cipe éga­le­ment à une forme de dra­ma­ti­sa­tion de l’évènement par sa seule pré­sence. « S’il est là, lui, c’est que les choses sont graves », enten­drait-on presque de l’autre côté du poste de télé­vi­sion ou de radio. Le spé­cia­liste contri­bue à la dra­ma­ti­sa­tion aus­si parce que les jour­na­listes lui réclament en per­ma­nence de se pro­non­cer sur le carac­tère inédit des infor­ma­tions. « A‑t-on déjà vu ça ? » « Est-ce une pre­mière dans l’histoire poli­tique de la Bel­gique ? » Dis­po­nible, volu­bile, touche-à-tout et… ins­pec­teur du livre des records.

L’expert, au quotidien

Le cas des émis­sions spé­ciales vient d’être effleu­ré. Mais au quo­ti­dien, le jour­na­liste recourt à l’expert pour « cré­di­bi­li­ser », authen­ti­fier l’un de ses sujets et pour l’aider à démê­ler des faits compliqués.

Pour se rendre compte de l’utilité des experts, il faut com­prendre com­ment fonc­tionne un média. En « confé­rence de rédac­tion » (la réunion qui marque le début de la jour­née), rédac­teur en chef, édi­teurs et jour­na­listes planchent sur la future ossa­ture de leur « canard ». On y passe en revue les évè­ne­ments pré­vi­sibles de la jour­née, les grands faits de la veille qui méritent de creu­ser plus loin et l’on sol­li­cite des idées de sujets auprès des forces vives en pré­sence. Cha­cun est ame­né à éclai­rer les sujets poten­tiels à la lumière de ses connais­sances propres, à trou­ver des angles d’attaque ou encore à faire part de son propre res­sen­ti, le plus sou­vent fon­dé sur des constats de la vie de tous les jours.

De cette confron­ta­tion d’avis entre jour­na­listes, il res­sort une ébauche de sujet, avec une idée pré­con­çue d’un fait d’actualité. Pre­nons un cas simple : trois acci­dents mor­tels avec délit de fuite en quatre jours. La récur­rence de ces faits va ame­ner la rédac­tion à plan­cher sur des ten­ta­tives d’explication : l’individualisme crois­sant des gens ou la hausse des conduc­teurs en état d’ébriété, par exemple. Un repor­teur décroche son télé­phone, pour véri­fier ces hypo­thèses auprès de spé­cia­listes. Avec ses chiffres et ses connais­sances, l’expert va aiguiller le jour­na­liste et le faire bou­ger de son idée pré­éta­blie, vers la « véri­table » expli­ca­tion de ces com­por­te­ments inci­viques à répé­ti­tion : la hausse du nombre d’automobilistes en défaut d’assurance. Un extrait d’interview de l’expert face camé­ra, en micro ou retrans­crite dans un article, vien­dra ren­for­cer la véra­ci­té des affir­ma­tions du jour­na­liste dans son papier.

Dans la grande majo­ri­té des cas, l’avis de l’expert sert donc à cré­di­bi­li­ser un sujet, le véri­fier ou au contraire l’infirmer. Mais pas d’angélisme, le rap­port jour­na­liste-spé­cia­liste donne par­fois lieu à des dérives. Quand l’expert sol­li­ci­té n’a pas les com­pé­tences requises, mais se per­met tout de même un avis, quand son désir de prendre la lumière de la média­ti­sa­tion est plus fort que sa volon­té de démon­ter l’angle du sujet ou quand cer­tains jour­na­listes s’obstinent à faire cadrer le sujet avec l’idée pré­con­çue. Le recours à l’expert sert alors à fabri­quer une « réa­li­té alter­na­tive », expres­sion tris­te­ment à la mode.

Dans l’ombre, l’expert

L’autre recours fré­quent aux experts s’explique par la for­ma­tion géné­ra­liste des jour­na­listes. Leur besoin d’être constam­ment éclai­rés dans des matières tech­niques de l’actualité, la méde­cine ou l’économie, par exemple. Dans ce cadre, le jour­na­liste déve­loppe en géné­ral des affi­ni­tés avec un spé­cia­liste par discipline.

Le repor­teur se drape ici dans une sorte de rôle d’intermédiaire entre le spé­cia­liste et le public. Quand les faits sont poin­tus, il est un peu le tra­duc­teur que les audi­teurs, télé­spec­ta­teurs et lec­teurs envoient dis­cu­ter avec un scien­ti­fique, avant de reve­nir faire un rap­port acces­sible, sim­pli­fié, vul­ga­ri­sé. Le risque de dérive, ici, est une déper­di­tion d’informations impor­tantes ou la confiance aveugle pla­cée dans des spé­cia­listes dont le point de vue com­porte tou­jours une part de subjectivité.

Les étiquettes en petits caractères

Voi­là qui pose un dou­lou­reux constat, pour la pro­fes­sion de jour­na­liste : le manque de recul des médias par rap­port aux experts qu’ils sol­li­citent. Trop sou­vent, dans les titres de presse, l’avis de l’universitaire est ingé­ré comme un dis­cours fac­tuel, objec­tif, por­teur d’une véri­té incon­tes­table. Com­bien de jour­na­listes demandent-ils vrai­ment l’avis de deux poli­to­logues dif­fé­rents sur une mesure décré­tée par un gou­ver­ne­ment ? En douze ans de car­rière, une quan­ti­té d’anecdotes à vous par­ta­ger : il y avait cette fois où l’équipe édi­to­riale d’une émis­sion choi­sit d’inviter un pro­fes­seur d’économie, titu­laire dans plu­sieurs uni­ver­si­tés, pour ana­ly­ser la réforme de la loi de finan­ce­ment, alors qu’il est lui-même… le sher­pa du plus grand par­ti qui a dili­gen­té cette réforme. À aucun moment, la pro­duc­tion de l’émission ne pren­dra la pré­cau­tion de men­tion­ner la proxi­mi­té par­ti­sane de l’expert dans sa pré­sen­ta­tion. Il y a cet autre exemple du pro­fes­seur d’économie que l’on consulte régu­liè­re­ment sur l’actualité moné­taire et ban­caire, et qui siège dans l’une des ins­ti­tu­tions ban­caires majeures du pays.

Les accoin­tances de cer­tains spé­cia­listes chou­chous des rédac­tions avec des par­tis ou des hommes poli­tiques peuvent aus­si mettre les médias dans une situa­tion de fra­gi­li­té. Ain­si, cet homme poli­tique de pre­mier plan, confiant impru­dem­ment à un jour­na­liste qu’il ne craint pas la cri­tique de sa poli­tique bud­gé­taire dans la mesure où l’expert régu­liè­re­ment ame­né à com­men­ter ces thèmes devant les micros est l’un de ses plus proches amis.

Expert et journaliste, rôles interchangeables

Arrê­tons-nous un ins­tant sur un phé­no­mène en expan­sion : le jour­na­liste-expert. Il est celui qui exerce le métier de jour­na­liste, mais que l’on invite çà et là dans les émis­sions, en qua­li­té de spé­cia­liste. Ici non plus, on ne peut pas dire qu’il s’agit d’une abso­lue nou­veau­té. Mais ce recours est deve­nu plus fré­quent, nous allons le voir.

Dans quels sec­teurs de l’information contacte-t-on le plus sou­vent un jour­na­liste-expert ? Quand la matière du sujet n’est pas aca­dé­mique, à pre­mière vue. Les rédac­tions calent, par­fois, pour déni­cher des spé­cia­listes en matière de consom­ma­tion, de tech­no­lo­gie ou de culture, notam­ment parce que les vrais pro­ta­go­nistes de ces sec­teurs risquent de « vendre leur soupe ». Ima­gi­nons un article sur les der­nières inno­va­tions d’une marque auto­mo­bile, il serait incon­ce­vable d’y retrou­ver l’avis d’un pro­fes­sion­nel employé par la marque à l’origine de l’invention. Mais il est tout aus­si inima­gi­nable de faire par­ler son concur­rent. Le pro­cès en publi­ci­té ou contre­pu­bli­ci­té pla­ce­rait l’auteur de l’article en porte-à-faux avec sa déon­to­lo­gie. Dans ce genre de cir­cons­tance, il n’est pas rare que la parade soit de recou­rir aux talents d’un confrère, spé­cia­li­sé dans le sec­teur qui puisse jouer le rôle objec­tif dévo­lu aux experts. Ce jour­na­liste-expert dis­pose de l’expérience, teste régu­liè­re­ment des modèles, com­pare. Et sa qua­li­té de jour­na­liste le force mora­le­ment à res­pec­ter une déon­to­lo­gie des médias dont l’un des prin­cipes est le res­pect de la véri­té et la pré­sen­ta­tion des faits de manière équi­li­brée. Le jour­na­liste-expert a quelque chose de ras­su­rant, pour les médias de l’instantané : il connait les codes jour­na­lis­tiques, mai­trise son sujet même si sa cré­di­bi­li­té est moins forte que pour un universitaire.

Polémique autour des polémistes

Si le jour­na­liste-expert existe depuis des décen­nies, pour ana­ly­ser et décryp­ter des faits d’actualité, si les lea­deurs d’opinion, les édi­to­ria­listes, avaient il y a encore une dizaine d’années une influence impor­tante, direc­te­ment pro­por­tion­nelle aux ventes d’exemplaires de leur jour­nal, le pul­lu­le­ment des « polé­mistes » est une ten­dance beau­coup plus récente. La mode des émis­sions dites de « talk » (débats) dans la presse audio­vi­suelle est, pour beau­coup, dans la mul­ti­pli­ca­tion de cette espèce en quête per­ma­nente de média­ti­sa­tion. Les polé­mistes par­tagent des points com­muns avec les jour­na­listes-experts. Ils mettent en géné­ral à pro­fit leur expé­rience de jour­na­liste, pour appor­ter une sorte d’expertise. Mais, contrai­re­ment aux jour­na­listes spé­cia­li­sés, ils se font presque sys­té­ma­ti­que­ment rému­né­rer pour leurs pres­ta­tions média­tiques, ils sont régu­liè­re­ment ame­nés à débattre de thé­ma­tiques tel­le­ment diverses qu’elles ne sont pas mai­tri­sées et, par­fois, cer­tains n’hésitent plus à livrer leur res­sen­ti, leur opi­nion, la même idée pré­con­çue que l’on enten­dait en réunion de rédac­tion le matin, plu­tôt que de cher­cher à rela­ter la réa­li­té. Dans un effet d’emballement, plus le débat cherche à être sexy, à atti­rer l’auditeur, à pro­vo­quer des réac­tions, plus le polé­miste est encou­ra­gé à rendre un avis tran­ché. Et plus ses sor­ties sont viru­lentes, plus il sera courtisé.

L’espace média­tique gran­dis­sant, occu­pé par ce genre d’émission, gri­gnote chaque jour un peu plus la place aupa­ra­vant dévo­lue au jour­nal par­lé ou télé­vi­sé, de telle sorte que le polé­miste prend le pas sur le véri­table spé­cia­liste. L’opinion sans nuance, le pas sur une cer­taine rigueur scientifique.

Fré­quem­ment, le jour­na­liste demande l’impossible à l’expert qu’il contacte : pré­dire l’avenir. « Les négo­cia­tions sont rom­pues, quand le gou­ver­ne­ment sera-t-il for­mé ? ». S’il est un spé­cia­liste des médias capable d’anticiper ce que les rap­ports entre les jour­na­listes et les experts vont deve­nir, qu’il se signale au plus vite.

Antonio Solimando


Auteur

journaliste politique