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Des collectifs d’individualistes
Il est entendu que l’individualisme engendre un profond égocentrisme, une indifférence aux autres, une attention exclusive pour sa propre personne. Cette évidence est largement partagée, mais elle bute sur une contradiction : dans nos sociétés contemporaines, qui sont hyperindividualistes, de multiples formes de sociabilité et d’engagement collectif se maintiennent ou apparaissent, démentant ainsi le diagnostic du repli sur soi. Paul Yonnet a montré que cette apparente contradiction n’en est pas une, ce qui suppose de donner à l’individualisme un sens différent de celui que les sciences humaines lui confèrent en règle générale. Le présent article a pour objectif de rappeler sommairement sa pensée la plus aboutie et de la prolonger en posant quelques jalons pour une réflexion sur les collectifs dans un cadre individualiste.
Paul Yonnet, franc-tireur de la sociologie française
Yonnet occupe une place singulière dans le champ de la sociologie française en raison de son attitude critique à l’égard des théories de la domination. Ancien étudiant de Claude Lefort, qui lui a appris à se méfier de la dogmatique marxiste, Yonnet a fait toute sa carrière en dehors de l’université, au sein de l’Union nationale des associations familiales (UNAF). Cette position marginale l’a aidé à échapper à l’influence de Bourdieu et, plus largement, aux thématiques de la domination sociale qui étaient au cœur de la sociologie française dans la seconde moitié du XXe siècle. Plus précisément, Yonnet s’est singularisé par ses objets d’étude qui ont tourné autour des nouvelles pratiques de loisir et de la vie privée (le sport, le tiercé, le rock, les animaux domestiques…) et par une thèse originale à propos de la famille.
Alors que la plupart des sociologues font de la famille le relai des attentes sociales, le vecteur d’un processus de conformité, Yonnet voit dans la famille une instance d’innovation, le lieu même où s’est opéré un changement dont les prémices s’observaient depuis le XVIIIe siècle et qui a éclaté après la Seconde Guerre mondiale. Yonnet a défendu cette thèse en 2006 dans Le recul de la mort1. Le sens des évolutions qu’il y détaille à l’aide d’une foule de statistiques est double : l’humanité tente en permanence de faire reculer la mort et, dès qu’elle en a la possibilité au plan économique, de diminuer le nombre des naissances, de réguler la reproduction. Or, dans les pays occidentaux, ce double combat est gagné après la Seconde Guerre mondiale.
Par comparaison avec le Moyen Âge, l’espérance de vie a doublé. On meurt âgé, mais on meurt aussi de manière presque invisible. Les familles sont devenues nucléaires, excluant les grands-parents ; les dernières périodes de la vie sont vécues loin de la famille, sont confiées à des institutions spécialisées. La mort recule également à l’autre bout de la chaine des âges : la mortalité infantile et la mort en couches sont devenues rarissimes. La mort a cessé de hanter la vie : elle n’est plus un personnage familier, une menace permanente ; c’est un accident de fin de parcours, auquel on se prépare le plus tard possible.
Autre mutation majeure : le contrôle des naissances est aujourd’hui absolu pour l’écrasante majorité des familles. Ce contrôle s’amorce au XVIIIe siècle, mais les moyens de contraception ne deviennent pleinement efficaces qu’après la Seconde Guerre mondiale, et se répandent massivement à partir des années 1960. Au moment même où le taux de mariage atteint un sommet s’impose un nouveau modèle familial caractérisé par un mariage tardif et par un nombre réduit d’enfants, par un mariage et par des enfants choisis, et non imposés par la coutume ou la nécessité. Depuis lors, les couples se limitent à avoir deux enfants en moyenne, voire moins dans des pays tels que l’Allemagne, l’Italie et le Japon. La famille nucléaire s’impose comme modèle, une famille réduite à un petit nombre de personnes : deux parents et deux enfants, voire une mère et deux enfants.
Cette révolution constitue une véritable rupture anthropologique, une mutation radicale des conditions de la vie quotidienne et des mentalités qui en découlent. À l’époque où la mort était partout présente et où les enfants devaient naitre en grand nombre pour assurer l’avenir, la famille contrôlait les alliances, imposait sa discipline, veillait à la transmission des terres, à la perpétuation du patrimoine, à la prise en charge des anciens. Selon l’expression consacrée, la famille était la cellule de base de la société : elle en assurait la reproduction en veillant à sa propre reproduction. Chaque génération était au service des précédentes et des suivantes, elle ne vivait pas pour elle-même. D’où une mutation radicale à partir du moment où la famille nucléaire, le groupe étroit constitué des parents et des enfants, devient sa propre fin : Yonnet n’hésite pas à parler à ce propos de « transgression » (p. 103) au regard de la coutume.
L’impact de la double mutation démographique sur les enfants
Les enfants sont les principaux bénéficiaires de la double mutation étudiée par Yonnet. La famille nucléaire ne se conçoit plus comme la cellule de base de la société : la famille devient la cellule de base de l’individu. Pour la première fois, la famille produit aujourd’hui d’authentiques individus reconnus dans leur stricte singularité, car c’est cela même qu’elle recherche dans l’acte de la naissance. Chaque enfant est individuellement souhaité, il vient au moment voulu par ses parents, alors qu’auparavant de nombreux enfants souffraient d’être des cadets ou d’être des filles, d’être nés par surcroit ou par erreur. La signification de la naissance s’est modifiée : ce n’est plus une fatalité biologique ou la condition de la perpétuation d’une lignée. L’enfant n’est plus un moyen, mais une fin ; l’enfant devient l’enfant du désir, le fruit du désir d’enfant ; il est choisi, voulu, attendu, il constitue la finalité même de la constitution d’une cellule familiale, qui se réduit précisément au binôme parents-enfants.
L’enfant né du désir d’enfant est donc, par principe, irremplaçable et accepté pour ce qu’il est : il ne doit pas être dressé ni redressé, mais tout au plus accompagné et canalisé. Il ne doit pas conquérir sa personnalité contre ses parents, il la conquiert grâce à ses parents, en s’appuyant sur eux, sur leur amour et leur bienveillance. Contrairement à la représentation commune qui fait de l’individualisme un acte de protestation contre la famille, l’individualisation s’opère par l’origine (p. 404) et non contre ou hors de l’origine, c’est une position sans opposition. L’enfant s’individualise, sa singularité lui apparait comme une réalité substantielle et manifeste, parce qu’il est un objet privilégié d’attention et d’amour ; il est encouragé à exprimer ses désirs et ses attentes parce qu’il est né d’un désir et d’une attente.
Cette situation nouvelle conduit à un changement spectaculaire en matière d’éducation. Bien des principes pédagogiques qui sonnent aujourd’hui comme des évidences étaient inconnus il y a quelques décennies encore. Avant la Seconde Guerre mondiale, une foule de pratiques et de préceptes dessinaient une hiérarchie abrupte des générations : aux parents et aux enseignants le monopole de la règle, aux enfants l’obéissance. Les repas étaient pris à heure fixe, le menu était identique pour tous, les enfants parlaient aux moments autorisés, personne ne quittait la table avant d’en avoir reçu la permission ; les règles de la vie en famille ne se négociaient pas, les contraintes scolaires étaient incontestées ; dans les rapports sociaux, à une époque où la plupart des hommes portaient la moustache et un couvrechef, la hiérarchie des métiers, des rangs et des rapports d’autorité se faisait sentir au quotidien, et confirmait à l’enfant qu’il était en position subordonnée à l’égard des adultes.
Par contraste, on peut résumer la révolution imposée à ce modèle éducatif par la célèbre formule prêtée à Françoise Dolto : le bébé est une personne. Dès son plus jeune âge, l’enfant n’est plus objet de l’éducation qu’on lui impose, mais sujet de l’attention qu’on lui prête ; il n’est plus considéré comme le réceptacle des normes que ses parents tenteraient de lui faire intérioriser, mais comme l’acteur de sa propre vie ; la pédagogie n’a plus comme objectif de soumettre l’enfant à des règles, mais de soumettre des règles à l’enfant, de les lui proposer, de le conduire à librement y adhérer. L’éducation veille d’abord à l’autonomie de l’enfant ; elle n’a plus pour but de le faire « devenir un homme », un être de devoir, capable de se forcer à être à la hauteur des circonstances, mais de lui permettre « d’être lui-même », de s’accomplir, d’être en accord avec ses désirs profonds, avec sa « personnalité ». De verticale, autoritaire et rigide, l’éducation se fait horizontale, bienveillante et souple, et n’est plus soustraite à la critique : les enfants ne se privent pas de contester leurs parents dès le plus jeune âge, car les parents se laissent contester. Pourquoi, en effet, s’opposeraient-ils aux désirs de leurs enfants, puisqu’ils ont précisément désiré ces enfants, désiré leur épanouissement et donc leur autonomie ? Comme le note Yonnet, « que l’enfant soit devenu l’enfant du désir d’enfant est à la source de la fantastique crise de l’interdit qui frappe […] les sociétés contemporaines » (p. 247). Cette crise est le prix à payer pour le culte de l’autonomie de l’enfant qui caractérise notre société, et qui est devenu un impératif pédagogique, un stéréotype que plus personne ne songe à contester. Les parents résistent mal à l’autoaffirmation de leur enfant, parce qu’ils ont voulu cet être nouveau et imprévisible : ils n’ont pas de motif de s’opposer à un désir qui est né de leur propre désir, à la protestation d’une vie qui est née de leur volonté de donner la vie. Pour nombre de parents, les règles et les interdits, les obligations et les frustrations ne peuvent être imposées que si les enfants sont en mesure de les accepter ou que si les parents, à tout le moins, se sentent capables de les justifier. S’ouvre ainsi un immense espace consacré à la mise en débat des normes parentales, alors que dans le système antérieur, la règle était supposée légitime du simple fait d’être énoncée par les parents.
La révolution de l’éducation touche aussi l’école, même si c’est dans une moindre mesure. Officiellement, l’école n’a plus pour mission de transmettre des savoirs et d’imposer des règles — mission qui faisait dire à Hannah Arendt que l’école est conservatrice par nature —, mais de former des citoyens « critiques », « autonomes », « responsables », « acteurs de leur propre vie » et « épanouis ». L’habillement des enseignants ressemble à celui des élèves ; les classes ne sont plus équipées d’estrades ; le droit à poser des questions et à mettre des propositions en débat est largement répandu ; la pédagogie favorise la recherche, le travail en équipe, la réflexion à partir de situations concrètes ou vécues, et pas seulement la transmission de savoirs impersonnels.
Un phénomène inédit émerge ainsi : alors que l’éducation avait toujours eu pour but principal d’éduquer à des normes, Yonnet voit apparaitre une religion de la formation qui prétend ordonner aux élèves, aux « apprenants », de devenir des émetteurs libres de la norme (p. 253), l’autonomie signifiant précisément le fait de se donner sa propre norme. L’individualisme contemporain constitue une gigantesque promotion de l’autonomie : sur ce point, la thèse de Yonnet n’est pas originale. Mais il l’explique à sa manière, par une double révolution démographique et par une profonde transformation du rôle joué par la famille, une famille qui cesse d’être, pour lui, le relai des attentes sociales, qui devient un lieu d’innovation, le creuset de l’individualisme. Et cette innovation entraine avec elle toute une chaine de conséquences, en particulier quant à la façon, pour les individus contemporains, de s’insérer dans des collectifs.
Un nouveau rapport à la famille et au social
Commençons par le collectif qui joue le rôle le plus important selon Yonnet, à savoir la famille. L’individualisme contemporain n’implique pas une crise de la famille comme on le dit souvent. Pour Yonnet, la diminution du nombre d’enfants, la multiplication des divorces et des séparations, le recul de l’âge du mariage, l’union libre, l’apparition d’unions atypiques, ne révèlent pas une crise de la famille, mais sont au contraire les conséquences d’un surinvestissement dans la cellule familiale. Le modèle « famille » ne s’est jamais si bien porté : les enfants naissent en moindre proportion parce qu’ils sont le fruit d’un désir arrivé à maturité ; des couples qui n’auraient pas pu fonder une famille auparavant revendiquent le droit de le faire ; l’épanouissement attendu grâce à la famille conduit à s’engager dans une nouvelle union et dans de nouvelles naissances après une séparation. Les séparations elles-mêmes sont le reflet du surinvestissement dans le cocon familial : on divorce ou l’on se quitte parce que l’on attendait mieux de la vie familiale et conjugale, on brise l’unité d’un ménage parce que l’on ne veut pas se contenter de ce qu’il apporte.
Yonnet donne également à comprendre le fait qu’une critique virulente de la famille se soit développée dans les années 1960. Cette critique qui a battu son plein autour de Mai 68 est un symptôme de la mutation alors en cours. La famille est dénoncée parce qu’elle est jugée incapable d’épanouir les personnes qui la composent, parce qu’elle est jugée frustrante, voire pathogène pour ses membres, inapte à satisfaire leurs aspirations. Or, une telle dénonciation n’a de sens que si les individus s’inquiètent de leur bonheur et de leur développement personnel : ils se sentent en droit de les revendiquer parce qu’ils vivent désormais dans des familles aimantes où leur droit à vivre et à s’épanouir est reconnu. La dénonciation de la famille à l’ancienne a été rendue possible par le fait que la famille avait déjà commencé sa mue.
Qu’en est-il, à présent, du rapport de l’individu à la société ? Il est nécessaire, sur ce thème, de s’appuyer sur des exemples récents, qui étaient ignorés de Yonnet en 2006 et qu’il n’a jamais eu l’occasion d’étudier, étant décédé en 2011. Nous nous efforcerons d’être fidèle à son schéma d’explication, ce qui sera d’autant plus facile qu’il avait perçu les évolutions en cours dans la décennie 2000.
L’enfant dont on a voulu la naissance sent tout ce qu’il doit à ses parents, à leur lien de couple et à leur désir d’enfant. De là, pour Yonnet, un rapport nouveau à la société : l’individu créé dans et par la famille s’estime incréé par la société, il nie en être le produit et il admet difficilement son autorité. Mais cela ne signifie pas, comme on le croit souvent, que l’individualiste vit en dehors des autres, ou se dresse contre eux : l’individu né dans une société du désir d’enfant ne vit ni sans les autres ni contre les autres puisqu’il est né des autres, de l’amour de ses parents à son égard. Cet individu n’est pas délié des autres en général, il est délié des institutions impersonnelles aux yeux desquelles il n’est qu’un membre parmi une foule d’autres membres, un anonyme.
Sur cette base, il est possible de comprendre la crise qui frappe les grandes instances de socialisation collective que sont l’État, l’Église, l’armée, les syndicats, l’école, les partis politiques, ainsi que, parallèlement, la crise qui affecte les grandes idéologies de la modernité à savoir le progrès, l’économie de marché, le communisme, la démocratie… On discute toujours de savoir si c’est la perte d’influence des grandes instances de socialisation qui a provoqué la fin des idéologies ou si c’est l’effondrement des idéologies qui a provoqué la perte d’influence des grandes instances de socialisation. En réalité, cette réversibilité de la cause et de la conséquence suggère qu’il s’agit là des deux faces d’un même phénomène, qui s’explique aisément à l’aide du nouveau modèle familial élucidé par Yonnet.
L’individu né d’un désir d’enfant se sait attendu ; sa singularité a toujours été reconnue ; il a appris, très tôt, qu’il pouvait exprimer ses désirs, faire valoir sa différence, défendre ses exigences. Sans même y avoir réfléchi, il admet difficilement de dépendre d’une collectivité extérieure et de devoir en suivre la ligne, les lois, les préceptes, la direction politique à savoir un quelconque projet commun et préétabli dans lequel son égo n’est pas reconnu. L’individualisme contemporain n’est pas la conséquence de la fin des idéologies ou de la crise des grandes instances de socialisation collective, mais une de leurs causes. L’individu n’accepte plus de subordonner son destin à des appareils collectifs : cela constitue le motif de la disparition du service militaire ou encore du principe du « zéro mort » qui préside aux opérations militaires à l’étranger. De même, il est devenu difficile, dans nos sociétés individualistes, d’argumenter en faveur de la Nation ou d’un quelconque intérêt supérieur : chacun préfère la défense de son intérêt ou de son identité personnelle et se méfie des autorités publiques ou des idéologies qui risquent de déposséder l’individu de ses choix.
De nouvelles formes d’engagement
Par-delà les analyses de Yonnet, on peut ajouter que tout ceci n’empêche pas un engagement collectif : le déclin des formes traditionnelles d’engagement, qui est incontestable, ne signe pas le déclin de l’engagement en général. Mais cet engagement prend des formes nouvelles, en phase avec la donne individualiste telle que l’interprète Yonnet.
Alors que la figure classique du fidèle, de l’affilié ou du militant, dans l’Église, les syndicats ou les partis politiques, était faite d’adhésion à la doctrine, de confiance dans l’autorité et de sens du sacrifice (se rendre à l’office, ne pas rater une réunion de la cellule, coller des affiches et distribuer des tracts…), l’engagement prend aujourd’hui une forme plus circonspecte et distanciée, moins passive et plus irrégulière. Si l’individu contemporain s’engage, c’est de manière conditionnelle et critique, sans s’interdire de contester, en n’y sacrifiant pas tous ses loisirs et en n’hésitant pas à rompre avec le collectif s’il se sent en désaccord avec lui.
L’individualiste contemporain privilégie les groupes égalitaires ou faiblement structurés, sans programme édicté par une avant-garde, sans leadeur, sans organisation centralisée, sans distinction abrupte des rôles : rien ne doit empêcher l’individu de rester souverain au sein du collectif. Des mouvements comme les Indignados espagnols ou leurs pendants, en 2011 (Occupy Wall Street aux États-Unis, la révolte des tentes en Israël…), ou comme Nuit debout, en France, en 2016, ou encore, en Belgique, comme Tout autre chose, sont caractéristiques de l’individualisme contemporain par leur manière de cultiver le débat permanent : ils cherchent une structuration horizontale dans laquelle chacun peut faire entendre sa voix.
Ces groupes fonctionnent sur la base d’un consensus, délibérément évolutif, et d’un postulat d’autonomie personnelle qui autorise chacun à participer à la définition de la ligne du mouvement. Mais l’égalité n’est pas seulement un mode d’organisation, c’est surtout une valeur morale, celle de la reconnaissance inconditionnelle de chaque membre. Chacun ne parle qu’en son nom propre, personne ne peut prétendre représenter les autres, être leur porte-parole ou les diriger.
Par ailleurs, ces mouvements appellent un engagement d’un type particulier. L’implication attendue est moins linéaire que dans un parti, une Église ou un syndicat, et ne suppose pas un investissement pour la vie entière ou dans toutes les activités mises en place : on peut s’impliquer à la carte, par période ou selon les sujets, et l’on se définit plutôt comme un membre que comme un militant ou un fidèle. S’engager, ce n’est pas se perdre dans une institution, c’est s’investir avec toute sa singularité et se sentir coauteur d’une aventure, d’un évènement. L’objectif est d’être actif, de laisser sa marque, tout en gardant sa liberté : la militance se joue au cas par cas et reste éphémère. La condition de l’engagement, c’est le droit au désengagement ; chacun est autorisé à quitter le collectif quand il le souhaite, sans devoir rendre de comptes ni risquer de passer pour un traitre. De là la grande force d’attraction de ce genre de mouvements, ouverts à tous et respectueux de toutes les singularités. Mais de là, aussi, leur grande difficulté à durer et à obtenir des résultats concrets : le succès de Podemos, issu d’une structuration interne des Indignés espagnols, ne doit pas faire oublier l’échec de Nuit debout, qui a disparu après quelques mois.
Des observations de même type valent pour la vague récente des collectifs locaux axés sur l’environnement ou la solidarité, sur de nouveaux rapports économiques ou de voisinage, ou sur le partage et la collaboration. L’égalité entre les membres y est la norme ; l’implication porte sur des projets de court terme ; il est possible de voir le résultat de son travail, qui est solennellement partagé et médiatisé, entre autres, sur les réseaux sociaux : le groupe tend à l’individu le miroir de son activité. L’action locale est plébiscitée, en particulier par les jeunes, parce qu’elle permet de déboucher sur des résultats concrets, rapidement obtenus. Il ne s’agit pas de se sacrifier pour une cause lointaine ou pour un avenir à long terme, mais de changer la vie ici et maintenant, sur un enjeu très spécifique. Les collectifs autogérés et horizontaux prennent le pas sur les structures traditionnelles parce que l’individu né dans une famille aimante, plutôt que d’obéir à des règles extérieures, se conçoit comme devant être à l’origine de ses propres liens sociaux. Il ne veut dépendre que de soi et de ceux dont il a choisi de dépendre ; il veut retrouver dans ses engagements la confiance, la chaleur et l’ouverture qu’il a connues avec ses parents. L’individu contemporain peut se dévouer à une cause à condition qu’on ne l’invite pas à se soumettre à un idéal transcendant sa propre personne. Il veut au contraire être attendu, personnellement invité à rejoindre le groupe d’action, ce qui n’est pas le cas lorsque l’État lui demande de voter, électeur interchangeable parmi une masse d’autres électeurs (p. 469 – 470). D’où sa préférence pour des relations de proximité avec des personnes partageant les mêmes valeurs, loin de l’obéissance à une autorité inaccessible. Comme les mouvements politiques évoqués en commençant, ces nouveaux collectifs veillent à établir une solidarité d’action, chaude, mouvante, ouverte, à mille lieues du fonctionnement traditionnel des partis politiques ; ils cultivent une intense sociabilité interne, que ce soit par la coexistence physique, l’action partagée ou les réseaux sociaux.
On peut analyser de la même manière la préférence marquée pour les actions ponctuelles de protestation ou de désobéissance civile qui soudent les individus dans un sentiment de communion. La militance auprès d’organisations structurées et professionnalisées, qui épousent le temps long et les modes de négociation du champ politique, ne répond pas à la nouvelle donne individualiste qui, elle, privilégie le court terme et la solidarité vivante. Plus que l’affiliation à une association à l’égard de laquelle on se sent des devoirs, les jeunes préfèrent répondre à une invitation à l’action lancée sur les réseaux sociaux, et qui peut rester ponctuelle. Ils ont ainsi l’impression de contribuer à créer un évènement, sans rien perdre de leur liberté, les marches pour le climat en étant un parfait exemple.
On peut également citer, sans être exhaustif, la revendication de créer des parlements de citoyens tirés au sort. Cette demande traduit un refus de la représentation telle qu’héritée du suffrage universel avec ce qu’il comporte de dépendance à l’égard d’autrui, et la volonté de faire valoir des points de vue personnels dans le processus d’élaboration de la loi. Il faut aussi épingler le phénomène nouveau que constitue l’apparition de toute une série de partis, en Belgique, qui ont pour principal objectif de rendre la parole aux citoyens, de leur permettre de participer au jeu politique sans se mettre au service d’une idéologie. De tels partis « citoyens » revendiquent un droit typiquement contemporain à l’autoaffirmation. De même, les gilets jaunes, s’ils ne se laissent pas réduire à cette seule dimension, refusent le risque d’hétéronomie en récusant toute forme de représentation, syndicale ou politique, et en n’acceptant de ne s’exprimer que par leur propre voix.
Yonnet versus Maffesoli sur les tribus
Nous venons de le voir, l’individu contemporain ne cherche pas à se couper des autres. Il lui arrive de s’engager dans des actions solidaires au sein desquelles il retrouve une forme de chaleur familiale, mais il veille également à ne pas s’isoler au cœur de sa vie privée et de ses loisirs. Par-delà un éventuel engagement sociétal, il cherche à créer sa propre collectivité, à choisir ses relations et ses amis, ses « copains », ses « frères » ou ses « potes », à s’insérer dans des communautés de goût et d’action, dans des tribus, pour reprendre une notion clé d’un autre sociologue non bourdieusien, Michel Maffesoli, auteur en 1988 d’un livre remarqué intitulé Le Temps des tribus.
Pour Maffesoli, le développement des tribus est le signe d’un “déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse”, cette thèse constituant le sous-titre de son livre. Yonnet, lui, n’oppose pas l’affirmation de l’individu à la dépendance à l’égard d’un groupe. L’individu est un produit du groupe, et au premier chef de la famille. Il n’y a donc pas lieu d’opposer l’individu au groupe, l’éclosion de l’individualité à l’appartenance à un collectif. Pour Yonnet, la volonté d’appartenance à un groupe empreint de chaleur humaine et fonctionnant sur la base de la reconnaissance mutuelle est la conséquence directe du mode de construction de l’individu contemporain. L’individu né du désir d’enfant n’est pas mû par le désir d’être seul mais par la crainte d’être seul, c’est-à-dire de n’être plus désiré par personne. Son exigence d’autonomie, son droit, affirmé très tôt et crânement, à « faire ce qu’il veut », n’enlèvent rien à son désir de rester l’objet du désir des autres, de perpétuer, dans les relations qu’il entretient avec ses pairs, cette reconnaissance pleine de générosité qu’il a connue dans le cocon familial. D’où cette tension majeure pointée par Yonnet : un tel individu est à la fois résolument autonome, soucieux de ne rien devoir à personne, de n’être pas bridé par les autres, et profondément hétéronome, dépendant des autres, de leur acceptation et de leur approbation. Or, c’est précisément ce double jeu de l’autonomie et de l’hétéronomie, de l’autoaffirmation et de l’hétéroapprobation, que l’on retrouve au cœur des tribus observées par Maffesoli. Elles se développent parce qu’elles permettent de concilier l’autonomie et la reconnaissance, l’affirmation de soi et la bienveillance des autres, la liberté personnelle et la solidarité du groupe, l’épanouissement de soi et la chaleur de l’entre-soi.
Conclusion
Cette rapide évocation visait à proposer une lecture hétérodoxe de l’individualisme qui évite les lieux communs dont cette notion est entourée. La thèse de Yonnet donne un sens inédit à toute une série de phénomènes contemporains qui paraissent, à première vue, relever d’une dynamique anti-individualiste, alors qu’ils constituent le prolongement naturel de l’individualisme. Cette lecture originale permet de ne pas désespérer des capacités d’engagement, y compris sur le plan politique, mais elle interdit d’espérer un quelconque retour en arrière : l’âge d’or des formes traditionnelles de l’engagement est derrière nous. Yonnet conduit enfin à ne pas être dupe des prétentions subversives de certains mouvements qui se veulent alternatifs, mais qui incarnent à leur manière l’individualisme ambiant, la défiance envers la politique instituée, la résistance des individus contemporains à l’égard des règles, des contraintes et des structures impersonnelles. Ces mouvements n’échappent pas aux lois de la sociologie : ils veulent refaçonner la société contemporaine mais, du simple fait qu’ils en sont nés, ils se laissent façonner par cette société.
- Yonnet P., Famille, I – Le Recul de la mort. L’avènement de l’individu contemporain, Paris, Gallimard, 2006.