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Des collectifs d’individualistes

Numéro 2 - 2020 par Vincent de Coorebyter

mars 2020

Il est enten­du que l’individualisme engendre un pro­fond égo­cen­trisme, une indif­fé­rence aux autres, une atten­tion exclu­sive pour sa propre per­sonne. Cette évi­dence est lar­ge­ment par­ta­gée, mais elle bute sur une contra­dic­tion : dans nos socié­tés contem­po­raines, qui sont hyper­in­di­vi­dua­listes, de mul­tiples formes de socia­bi­li­té et d’engagement col­lec­tif se main­tiennent ou appa­raissent, démen­tant ain­si le diag­nos­tic du repli sur soi. Paul Yon­net a mon­tré que cette appa­rente contra­dic­tion n’en est pas une, ce qui sup­pose de don­ner à l’individualisme un sens dif­fé­rent de celui que les sciences humaines lui confèrent en règle géné­rale. Le pré­sent article a pour objec­tif de rap­pe­ler som­mai­re­ment sa pen­sée la plus abou­tie et de la pro­lon­ger en posant quelques jalons pour une réflexion sur les col­lec­tifs dans un cadre individualiste.

Dossier

Paul Yonnet, franc-tireur de la sociologie française

Yon­net occupe une place sin­gu­lière dans le champ de la socio­lo­gie fran­çaise en rai­son de son atti­tude cri­tique à l’égard des théo­ries de la domi­na­tion. Ancien étu­diant de Claude Lefort, qui lui a appris à se méfier de la dog­ma­tique mar­xiste, Yon­net a fait toute sa car­rière en dehors de l’université, au sein de l’Union natio­nale des asso­cia­tions fami­liales (UNAF). Cette posi­tion mar­gi­nale l’a aidé à échap­per à l’influence de Bour­dieu et, plus lar­ge­ment, aux thé­ma­tiques de la domi­na­tion sociale qui étaient au cœur de la socio­lo­gie fran­çaise dans la seconde moi­tié du XXe siècle. Plus pré­ci­sé­ment, Yon­net s’est sin­gu­la­ri­sé par ses objets d’étude qui ont tour­né autour des nou­velles pra­tiques de loi­sir et de la vie pri­vée (le sport, le tier­cé, le rock, les ani­maux domes­tiques…) et par une thèse ori­gi­nale à pro­pos de la famille.

Alors que la plu­part des socio­logues font de la famille le relai des attentes sociales, le vec­teur d’un pro­ces­sus de confor­mi­té, Yon­net voit dans la famille une ins­tance d’innovation, le lieu même où s’est opé­ré un chan­ge­ment dont les pré­mices s’observaient depuis le XVIIIe siècle et qui a écla­té après la Seconde Guerre mon­diale. Yon­net a défen­du cette thèse en 2006 dans Le recul de la mort1. Le sens des évo­lu­tions qu’il y détaille à l’aide d’une foule de sta­tis­tiques est double : l’humanité tente en per­ma­nence de faire recu­ler la mort et, dès qu’elle en a la pos­si­bi­li­té au plan éco­no­mique, de dimi­nuer le nombre des nais­sances, de régu­ler la repro­duc­tion. Or, dans les pays occi­den­taux, ce double com­bat est gagné après la Seconde Guerre mondiale.

Par com­pa­rai­son avec le Moyen Âge, l’espérance de vie a dou­blé. On meurt âgé, mais on meurt aus­si de manière presque invi­sible. Les familles sont deve­nues nucléaires, excluant les grands-parents ; les der­nières périodes de la vie sont vécues loin de la famille, sont confiées à des ins­ti­tu­tions spé­cia­li­sées. La mort recule éga­le­ment à l’autre bout de la chaine des âges : la mor­ta­li­té infan­tile et la mort en couches sont deve­nues raris­simes. La mort a ces­sé de han­ter la vie : elle n’est plus un per­son­nage fami­lier, une menace per­ma­nente ; c’est un acci­dent de fin de par­cours, auquel on se pré­pare le plus tard possible.

Autre muta­tion majeure : le contrôle des nais­sances est aujourd’hui abso­lu pour l’écrasante majo­ri­té des familles. Ce contrôle s’amorce au XVIIIe siècle, mais les moyens de contra­cep­tion ne deviennent plei­ne­ment effi­caces qu’après la Seconde Guerre mon­diale, et se répandent mas­si­ve­ment à par­tir des années 1960. Au moment même où le taux de mariage atteint un som­met s’impose un nou­veau modèle fami­lial carac­té­ri­sé par un mariage tar­dif et par un nombre réduit d’enfants, par un mariage et par des enfants choi­sis, et non impo­sés par la cou­tume ou la néces­si­té. Depuis lors, les couples se limitent à avoir deux enfants en moyenne, voire moins dans des pays tels que l’Allemagne, l’Italie et le Japon. La famille nucléaire s’impose comme modèle, une famille réduite à un petit nombre de per­sonnes : deux parents et deux enfants, voire une mère et deux enfants.

Cette révo­lu­tion consti­tue une véri­table rup­ture anthro­po­lo­gique, une muta­tion radi­cale des condi­tions de la vie quo­ti­dienne et des men­ta­li­tés qui en découlent. À l’époque où la mort était par­tout pré­sente et où les enfants devaient naitre en grand nombre pour assu­rer l’avenir, la famille contrô­lait les alliances, impo­sait sa dis­ci­pline, veillait à la trans­mis­sion des terres, à la per­pé­tua­tion du patri­moine, à la prise en charge des anciens. Selon l’expression consa­crée, la famille était la cel­lule de base de la socié­té : elle en assu­rait la repro­duc­tion en veillant à sa propre repro­duc­tion. Chaque géné­ra­tion était au ser­vice des pré­cé­dentes et des sui­vantes, elle ne vivait pas pour elle-même. D’où une muta­tion radi­cale à par­tir du moment où la famille nucléaire, le groupe étroit consti­tué des parents et des enfants, devient sa propre fin : Yon­net n’hésite pas à par­ler à ce pro­pos de « trans­gres­sion » (p. 103) au regard de la coutume.

L’impact de la double mutation démographique sur les enfants

Les enfants sont les prin­ci­paux béné­fi­ciaires de la double muta­tion étu­diée par Yon­net. La famille nucléaire ne se conçoit plus comme la cel­lule de base de la socié­té : la famille devient la cel­lule de base de l’individu. Pour la pre­mière fois, la famille pro­duit aujourd’hui d’authentiques indi­vi­dus recon­nus dans leur stricte sin­gu­la­ri­té, car c’est cela même qu’elle recherche dans l’acte de la nais­sance. Chaque enfant est indi­vi­duel­le­ment sou­hai­té, il vient au moment vou­lu par ses parents, alors qu’auparavant de nom­breux enfants souf­fraient d’être des cadets ou d’être des filles, d’être nés par sur­croit ou par erreur. La signi­fi­ca­tion de la nais­sance s’est modi­fiée : ce n’est plus une fata­li­té bio­lo­gique ou la condi­tion de la per­pé­tua­tion d’une lignée. L’enfant n’est plus un moyen, mais une fin ; l’enfant devient l’enfant du désir, le fruit du désir d’enfant ; il est choi­si, vou­lu, atten­du, il consti­tue la fina­li­té même de la consti­tu­tion d’une cel­lule fami­liale, qui se réduit pré­ci­sé­ment au binôme parents-enfants.

L’enfant né du désir d’enfant est donc, par prin­cipe, irrem­pla­çable et accep­té pour ce qu’il est : il ne doit pas être dres­sé ni redres­sé, mais tout au plus accom­pa­gné et cana­li­sé. Il ne doit pas conqué­rir sa per­son­na­li­té contre ses parents, il la conquiert grâce à ses parents, en s’appuyant sur eux, sur leur amour et leur bien­veillance. Contrai­re­ment à la repré­sen­ta­tion com­mune qui fait de l’individualisme un acte de pro­tes­ta­tion contre la famille, l’individualisation s’opère par l’origine (p. 404) et non contre ou hors de l’origine, c’est une posi­tion sans oppo­si­tion. L’enfant s’individualise, sa sin­gu­la­ri­té lui appa­rait comme une réa­li­té sub­stan­tielle et mani­feste, parce qu’il est un objet pri­vi­lé­gié d’attention et d’amour ; il est encou­ra­gé à expri­mer ses dési­rs et ses attentes parce qu’il est né d’un désir et d’une attente.

Cette situa­tion nou­velle conduit à un chan­ge­ment spec­ta­cu­laire en matière d’éducation. Bien des prin­cipes péda­go­giques qui sonnent aujourd’hui comme des évi­dences étaient incon­nus il y a quelques décen­nies encore. Avant la Seconde Guerre mon­diale, une foule de pra­tiques et de pré­ceptes des­si­naient une hié­rar­chie abrupte des géné­ra­tions : aux parents et aux ensei­gnants le mono­pole de la règle, aux enfants l’obéissance. Les repas étaient pris à heure fixe, le menu était iden­tique pour tous, les enfants par­laient aux moments auto­ri­sés, per­sonne ne quit­tait la table avant d’en avoir reçu la per­mis­sion ; les règles de la vie en famille ne se négo­ciaient pas, les contraintes sco­laires étaient incon­tes­tées ; dans les rap­ports sociaux, à une époque où la plu­part des hommes por­taient la mous­tache et un cou­vre­chef, la hié­rar­chie des métiers, des rangs et des rap­ports d’autorité se fai­sait sen­tir au quo­ti­dien, et confir­mait à l’enfant qu’il était en posi­tion subor­don­née à l’égard des adultes.

Par contraste, on peut résu­mer la révo­lu­tion impo­sée à ce modèle édu­ca­tif par la célèbre for­mule prê­tée à Fran­çoise Dol­to : le bébé est une per­sonne. Dès son plus jeune âge, l’enfant n’est plus objet de l’éducation qu’on lui impose, mais sujet de l’attention qu’on lui prête ; il n’est plus consi­dé­ré comme le récep­tacle des normes que ses parents ten­te­raient de lui faire inté­rio­ri­ser, mais comme l’acteur de sa propre vie ; la péda­go­gie n’a plus comme objec­tif de sou­mettre l’enfant à des règles, mais de sou­mettre des règles à l’enfant, de les lui pro­po­ser, de le conduire à libre­ment y adhé­rer. L’éducation veille d’abord à l’autonomie de l’enfant ; elle n’a plus pour but de le faire « deve­nir un homme », un être de devoir, capable de se for­cer à être à la hau­teur des cir­cons­tances, mais de lui per­mettre « d’être lui-même », de s’accomplir, d’être en accord avec ses dési­rs pro­fonds, avec sa « per­son­na­li­té ». De ver­ti­cale, auto­ri­taire et rigide, l’éducation se fait hori­zon­tale, bien­veillante et souple, et n’est plus sous­traite à la cri­tique : les enfants ne se privent pas de contes­ter leurs parents dès le plus jeune âge, car les parents se laissent contes­ter. Pour­quoi, en effet, s’opposeraient-ils aux dési­rs de leurs enfants, puisqu’ils ont pré­ci­sé­ment dési­ré ces enfants, dési­ré leur épa­nouis­se­ment et donc leur auto­no­mie ? Comme le note Yon­net, « que l’enfant soit deve­nu l’enfant du désir d’enfant est à la source de la fan­tas­tique crise de l’interdit qui frappe […] les socié­tés contem­po­raines » (p. 247). Cette crise est le prix à payer pour le culte de l’autonomie de l’enfant qui carac­té­rise notre socié­té, et qui est deve­nu un impé­ra­tif péda­go­gique, un sté­réo­type que plus per­sonne ne songe à contes­ter. Les parents résistent mal à l’autoaffirmation de leur enfant, parce qu’ils ont vou­lu cet être nou­veau et impré­vi­sible : ils n’ont pas de motif de s’opposer à un désir qui est né de leur propre désir, à la pro­tes­ta­tion d’une vie qui est née de leur volon­té de don­ner la vie. Pour nombre de parents, les règles et les inter­dits, les obli­ga­tions et les frus­tra­tions ne peuvent être impo­sées que si les enfants sont en mesure de les accep­ter ou que si les parents, à tout le moins, se sentent capables de les jus­ti­fier. S’ouvre ain­si un immense espace consa­cré à la mise en débat des normes paren­tales, alors que dans le sys­tème anté­rieur, la règle était sup­po­sée légi­time du simple fait d’être énon­cée par les parents.

La révo­lu­tion de l’éducation touche aus­si l’école, même si c’est dans une moindre mesure. Offi­ciel­le­ment, l’école n’a plus pour mis­sion de trans­mettre des savoirs et d’imposer des règles — mis­sion qui fai­sait dire à Han­nah Arendt que l’école est conser­va­trice par nature —, mais de for­mer des citoyens « cri­tiques », « auto­nomes », « res­pon­sables », « acteurs de leur propre vie » et « épa­nouis ». L’habillement des ensei­gnants res­semble à celui des élèves ; les classes ne sont plus équi­pées d’estrades ; le droit à poser des ques­tions et à mettre des pro­po­si­tions en débat est lar­ge­ment répan­du ; la péda­go­gie favo­rise la recherche, le tra­vail en équipe, la réflexion à par­tir de situa­tions concrètes ou vécues, et pas seule­ment la trans­mis­sion de savoirs impersonnels.

Un phé­no­mène inédit émerge ain­si : alors que l’éducation avait tou­jours eu pour but prin­ci­pal d’éduquer à des normes, Yon­net voit appa­raitre une reli­gion de la for­ma­tion qui pré­tend ordon­ner aux élèves, aux « appre­nants », de deve­nir des émet­teurs libres de la norme (p. 253), l’autonomie signi­fiant pré­ci­sé­ment le fait de se don­ner sa propre norme. L’individualisme contem­po­rain consti­tue une gigan­tesque pro­mo­tion de l’autonomie : sur ce point, la thèse de Yon­net n’est pas ori­gi­nale. Mais il l’explique à sa manière, par une double révo­lu­tion démo­gra­phique et par une pro­fonde trans­for­ma­tion du rôle joué par la famille, une famille qui cesse d’être, pour lui, le relai des attentes sociales, qui devient un lieu d’innovation, le creu­set de l’individualisme. Et cette inno­va­tion entraine avec elle toute une chaine de consé­quences, en par­ti­cu­lier quant à la façon, pour les indi­vi­dus contem­po­rains, de s’insérer dans des collectifs.

Un nouveau rapport à la famille et au social

Com­men­çons par le col­lec­tif qui joue le rôle le plus impor­tant selon Yon­net, à savoir la famille. L’individualisme contem­po­rain n’implique pas une crise de la famille comme on le dit sou­vent. Pour Yon­net, la dimi­nu­tion du nombre d’enfants, la mul­ti­pli­ca­tion des divorces et des sépa­ra­tions, le recul de l’âge du mariage, l’union libre, l’apparition d’unions aty­piques, ne révèlent pas une crise de la famille, mais sont au contraire les consé­quences d’un surin­ves­tis­se­ment dans la cel­lule fami­liale. Le modèle « famille » ne s’est jamais si bien por­té : les enfants naissent en moindre pro­por­tion parce qu’ils sont le fruit d’un désir arri­vé à matu­ri­té ; des couples qui n’auraient pas pu fon­der une famille aupa­ra­vant reven­diquent le droit de le faire ; l’épanouissement atten­du grâce à la famille conduit à s’engager dans une nou­velle union et dans de nou­velles nais­sances après une sépa­ra­tion. Les sépa­ra­tions elles-mêmes sont le reflet du surin­ves­tis­se­ment dans le cocon fami­lial : on divorce ou l’on se quitte parce que l’on atten­dait mieux de la vie fami­liale et conju­gale, on brise l’unité d’un ménage parce que l’on ne veut pas se conten­ter de ce qu’il apporte.

Yon­net donne éga­le­ment à com­prendre le fait qu’une cri­tique viru­lente de la famille se soit déve­lop­pée dans les années 1960. Cette cri­tique qui a bat­tu son plein autour de Mai 68 est un symp­tôme de la muta­tion alors en cours. La famille est dénon­cée parce qu’elle est jugée inca­pable d’épanouir les per­sonnes qui la com­posent, parce qu’elle est jugée frus­trante, voire patho­gène pour ses membres, inapte à satis­faire leurs aspi­ra­tions. Or, une telle dénon­cia­tion n’a de sens que si les indi­vi­dus s’inquiètent de leur bon­heur et de leur déve­lop­pe­ment per­son­nel : ils se sentent en droit de les reven­di­quer parce qu’ils vivent désor­mais dans des familles aimantes où leur droit à vivre et à s’épanouir est recon­nu. La dénon­cia­tion de la famille à l’ancienne a été ren­due pos­sible par le fait que la famille avait déjà com­men­cé sa mue.

Qu’en est-il, à pré­sent, du rap­port de l’individu à la socié­té ? Il est néces­saire, sur ce thème, de s’appuyer sur des exemples récents, qui étaient igno­rés de Yon­net en 2006 et qu’il n’a jamais eu l’occasion d’étudier, étant décé­dé en 2011. Nous nous effor­ce­rons d’être fidèle à son sché­ma d’explication, ce qui sera d’autant plus facile qu’il avait per­çu les évo­lu­tions en cours dans la décen­nie 2000.

L’enfant dont on a vou­lu la nais­sance sent tout ce qu’il doit à ses parents, à leur lien de couple et à leur désir d’enfant. De là, pour Yon­net, un rap­port nou­veau à la socié­té : l’individu créé dans et par la famille s’estime incréé par la socié­té, il nie en être le pro­duit et il admet dif­fi­ci­le­ment son auto­ri­té. Mais cela ne signi­fie pas, comme on le croit sou­vent, que l’individualiste vit en dehors des autres, ou se dresse contre eux : l’individu né dans une socié­té du désir d’enfant ne vit ni sans les autres ni contre les autres puisqu’il est né des autres, de l’amour de ses parents à son égard. Cet indi­vi­du n’est pas délié des autres en géné­ral, il est délié des ins­ti­tu­tions imper­son­nelles aux yeux des­quelles il n’est qu’un membre par­mi une foule d’autres membres, un anonyme.

Sur cette base, il est pos­sible de com­prendre la crise qui frappe les grandes ins­tances de socia­li­sa­tion col­lec­tive que sont l’État, l’Église, l’armée, les syn­di­cats, l’école, les par­tis poli­tiques, ain­si que, paral­lè­le­ment, la crise qui affecte les grandes idéo­lo­gies de la moder­ni­té à savoir le pro­grès, l’économie de mar­ché, le com­mu­nisme, la démo­cra­tie… On dis­cute tou­jours de savoir si c’est la perte d’influence des grandes ins­tances de socia­li­sa­tion qui a pro­vo­qué la fin des idéo­lo­gies ou si c’est l’effondrement des idéo­lo­gies qui a pro­vo­qué la perte d’influence des grandes ins­tances de socia­li­sa­tion. En réa­li­té, cette réver­si­bi­li­té de la cause et de la consé­quence sug­gère qu’il s’agit là des deux faces d’un même phé­no­mène, qui s’explique aisé­ment à l’aide du nou­veau modèle fami­lial élu­ci­dé par Yonnet.

L’individu né d’un désir d’enfant se sait atten­du ; sa sin­gu­la­ri­té a tou­jours été recon­nue ; il a appris, très tôt, qu’il pou­vait expri­mer ses dési­rs, faire valoir sa dif­fé­rence, défendre ses exi­gences. Sans même y avoir réflé­chi, il admet dif­fi­ci­le­ment de dépendre d’une col­lec­ti­vi­té exté­rieure et de devoir en suivre la ligne, les lois, les pré­ceptes, la direc­tion poli­tique à savoir un quel­conque pro­jet com­mun et pré­éta­bli dans lequel son égo n’est pas recon­nu. L’individualisme contem­po­rain n’est pas la consé­quence de la fin des idéo­lo­gies ou de la crise des grandes ins­tances de socia­li­sa­tion col­lec­tive, mais une de leurs causes. L’individu n’accepte plus de subor­don­ner son des­tin à des appa­reils col­lec­tifs : cela consti­tue le motif de la dis­pa­ri­tion du ser­vice mili­taire ou encore du prin­cipe du « zéro mort » qui pré­side aux opé­ra­tions mili­taires à l’étranger. De même, il est deve­nu dif­fi­cile, dans nos socié­tés indi­vi­dua­listes, d’argumenter en faveur de la Nation ou d’un quel­conque inté­rêt supé­rieur : cha­cun pré­fère la défense de son inté­rêt ou de son iden­ti­té per­son­nelle et se méfie des auto­ri­tés publiques ou des idéo­lo­gies qui risquent de dépos­sé­der l’individu de ses choix.

De nouvelles formes d’engagement

Par-delà les ana­lyses de Yon­net, on peut ajou­ter que tout ceci n’empêche pas un enga­ge­ment col­lec­tif : le déclin des formes tra­di­tion­nelles d’engagement, qui est incon­tes­table, ne signe pas le déclin de l’engagement en géné­ral. Mais cet enga­ge­ment prend des formes nou­velles, en phase avec la donne indi­vi­dua­liste telle que l’interprète Yonnet.

Alors que la figure clas­sique du fidèle, de l’affilié ou du mili­tant, dans l’Église, les syn­di­cats ou les par­tis poli­tiques, était faite d’adhésion à la doc­trine, de confiance dans l’autorité et de sens du sacri­fice (se rendre à l’office, ne pas rater une réunion de la cel­lule, col­ler des affiches et dis­tri­buer des tracts…), l’engagement prend aujourd’hui une forme plus cir­cons­pecte et dis­tan­ciée, moins pas­sive et plus irré­gu­lière. Si l’individu contem­po­rain s’engage, c’est de manière condi­tion­nelle et cri­tique, sans s’interdire de contes­ter, en n’y sacri­fiant pas tous ses loi­sirs et en n’hésitant pas à rompre avec le col­lec­tif s’il se sent en désac­cord avec lui.

L’individualiste contem­po­rain pri­vi­lé­gie les groupes éga­li­taires ou fai­ble­ment struc­tu­rés, sans pro­gramme édic­té par une avant-garde, sans lea­deur, sans orga­ni­sa­tion cen­tra­li­sée, sans dis­tinc­tion abrupte des rôles : rien ne doit empê­cher l’individu de res­ter sou­ve­rain au sein du col­lec­tif. Des mou­ve­ments comme les Indi­gna­dos espa­gnols ou leurs pen­dants, en 2011 (Occu­py Wall Street aux États-Unis, la révolte des tentes en Israël…), ou comme Nuit debout, en France, en 2016, ou encore, en Bel­gique, comme Tout autre chose, sont carac­té­ris­tiques de l’individualisme contem­po­rain par leur manière de culti­ver le débat per­ma­nent : ils cherchent une struc­tu­ra­tion hori­zon­tale dans laquelle cha­cun peut faire entendre sa voix.

Ces groupes fonc­tionnent sur la base d’un consen­sus, déli­bé­ré­ment évo­lu­tif, et d’un pos­tu­lat d’autonomie per­son­nelle qui auto­rise cha­cun à par­ti­ci­per à la défi­ni­tion de la ligne du mou­ve­ment. Mais l’égalité n’est pas seule­ment un mode d’organisation, c’est sur­tout une valeur morale, celle de la recon­nais­sance incon­di­tion­nelle de chaque membre. Cha­cun ne parle qu’en son nom propre, per­sonne ne peut pré­tendre repré­sen­ter les autres, être leur porte-parole ou les diriger.

Par ailleurs, ces mou­ve­ments appellent un enga­ge­ment d’un type par­ti­cu­lier. L’implication atten­due est moins linéaire que dans un par­ti, une Église ou un syn­di­cat, et ne sup­pose pas un inves­tis­se­ment pour la vie entière ou dans toutes les acti­vi­tés mises en place : on peut s’impliquer à la carte, par période ou selon les sujets, et l’on se défi­nit plu­tôt comme un membre que comme un mili­tant ou un fidèle. S’engager, ce n’est pas se perdre dans une ins­ti­tu­tion, c’est s’investir avec toute sa sin­gu­la­ri­té et se sen­tir coau­teur d’une aven­ture, d’un évè­ne­ment. L’objectif est d’être actif, de lais­ser sa marque, tout en gar­dant sa liber­té : la mili­tance se joue au cas par cas et reste éphé­mère. La condi­tion de l’engagement, c’est le droit au désen­ga­ge­ment ; cha­cun est auto­ri­sé à quit­ter le col­lec­tif quand il le sou­haite, sans devoir rendre de comptes ni ris­quer de pas­ser pour un traitre. De là la grande force d’attraction de ce genre de mou­ve­ments, ouverts à tous et res­pec­tueux de toutes les sin­gu­la­ri­tés. Mais de là, aus­si, leur grande dif­fi­cul­té à durer et à obte­nir des résul­tats concrets : le suc­cès de Pode­mos, issu d’une struc­tu­ra­tion interne des Indi­gnés espa­gnols, ne doit pas faire oublier l’échec de Nuit debout, qui a dis­pa­ru après quelques mois.

Des obser­va­tions de même type valent pour la vague récente des col­lec­tifs locaux axés sur l’environnement ou la soli­da­ri­té, sur de nou­veaux rap­ports éco­no­miques ou de voi­si­nage, ou sur le par­tage et la col­la­bo­ra­tion. L’égalité entre les membres y est la norme ; l’implication porte sur des pro­jets de court terme ; il est pos­sible de voir le résul­tat de son tra­vail, qui est solen­nel­le­ment par­ta­gé et média­ti­sé, entre autres, sur les réseaux sociaux : le groupe tend à l’individu le miroir de son acti­vi­té. L’action locale est plé­bis­ci­tée, en par­ti­cu­lier par les jeunes, parce qu’elle per­met de débou­cher sur des résul­tats concrets, rapi­de­ment obte­nus. Il ne s’agit pas de se sacri­fier pour une cause loin­taine ou pour un ave­nir à long terme, mais de chan­ger la vie ici et main­te­nant, sur un enjeu très spé­ci­fique. Les col­lec­tifs auto­gé­rés et hori­zon­taux prennent le pas sur les struc­tures tra­di­tion­nelles parce que l’individu né dans une famille aimante, plu­tôt que d’obéir à des règles exté­rieures, se conçoit comme devant être à l’origine de ses propres liens sociaux. Il ne veut dépendre que de soi et de ceux dont il a choi­si de dépendre ; il veut retrou­ver dans ses enga­ge­ments la confiance, la cha­leur et l’ouverture qu’il a connues avec ses parents. L’individu contem­po­rain peut se dévouer à une cause à condi­tion qu’on ne l’invite pas à se sou­mettre à un idéal trans­cen­dant sa propre per­sonne. Il veut au contraire être atten­du, per­son­nel­le­ment invi­té à rejoindre le groupe d’action, ce qui n’est pas le cas lorsque l’État lui demande de voter, élec­teur inter­chan­geable par­mi une masse d’autres élec­teurs (p. 469 – 470). D’où sa pré­fé­rence pour des rela­tions de proxi­mi­té avec des per­sonnes par­ta­geant les mêmes valeurs, loin de l’obéissance à une auto­ri­té inac­ces­sible. Comme les mou­ve­ments poli­tiques évo­qués en com­men­çant, ces nou­veaux col­lec­tifs veillent à éta­blir une soli­da­ri­té d’action, chaude, mou­vante, ouverte, à mille lieues du fonc­tion­ne­ment tra­di­tion­nel des par­tis poli­tiques ; ils cultivent une intense socia­bi­li­té interne, que ce soit par la coexis­tence phy­sique, l’action par­ta­gée ou les réseaux sociaux.

On peut ana­ly­ser de la même manière la pré­fé­rence mar­quée pour les actions ponc­tuelles de pro­tes­ta­tion ou de déso­béis­sance civile qui soudent les indi­vi­dus dans un sen­ti­ment de com­mu­nion. La mili­tance auprès d’organisations struc­tu­rées et pro­fes­sion­na­li­sées, qui épousent le temps long et les modes de négo­cia­tion du champ poli­tique, ne répond pas à la nou­velle donne indi­vi­dua­liste qui, elle, pri­vi­lé­gie le court terme et la soli­da­ri­té vivante. Plus que l’affiliation à une asso­cia­tion à l’égard de laquelle on se sent des devoirs, les jeunes pré­fèrent répondre à une invi­ta­tion à l’action lan­cée sur les réseaux sociaux, et qui peut res­ter ponc­tuelle. Ils ont ain­si l’impression de contri­buer à créer un évè­ne­ment, sans rien perdre de leur liber­té, les marches pour le cli­mat en étant un par­fait exemple.

On peut éga­le­ment citer, sans être exhaus­tif, la reven­di­ca­tion de créer des par­le­ments de citoyens tirés au sort. Cette demande tra­duit un refus de la repré­sen­ta­tion telle qu’héritée du suf­frage uni­ver­sel avec ce qu’il com­porte de dépen­dance à l’égard d’autrui, et la volon­té de faire valoir des points de vue per­son­nels dans le pro­ces­sus d’élaboration de la loi. Il faut aus­si épin­gler le phé­no­mène nou­veau que consti­tue l’apparition de toute une série de par­tis, en Bel­gique, qui ont pour prin­ci­pal objec­tif de rendre la parole aux citoyens, de leur per­mettre de par­ti­ci­per au jeu poli­tique sans se mettre au ser­vice d’une idéo­lo­gie. De tels par­tis « citoyens » reven­diquent un droit typi­que­ment contem­po­rain à l’autoaffirmation. De même, les gilets jaunes, s’ils ne se laissent pas réduire à cette seule dimen­sion, refusent le risque d’hétéronomie en récu­sant toute forme de repré­sen­ta­tion, syn­di­cale ou poli­tique, et en n’acceptant de ne s’exprimer que par leur propre voix.

Yonnet versus Maffesoli sur les tribus

Nous venons de le voir, l’individu contem­po­rain ne cherche pas à se cou­per des autres. Il lui arrive de s’engager dans des actions soli­daires au sein des­quelles il retrouve une forme de cha­leur fami­liale, mais il veille éga­le­ment à ne pas s’isoler au cœur de sa vie pri­vée et de ses loi­sirs. Par-delà un éven­tuel enga­ge­ment socié­tal, il cherche à créer sa propre col­lec­ti­vi­té, à choi­sir ses rela­tions et ses amis, ses « copains », ses « frères » ou ses « potes », à s’insérer dans des com­mu­nau­tés de goût et d’action, dans des tri­bus, pour reprendre une notion clé d’un autre socio­logue non bour­dieu­sien, Michel Maf­fe­so­li, auteur en 1988 d’un livre remar­qué inti­tu­lé Le Temps des tri­bus.

Pour Maf­fe­so­li, le déve­lop­pe­ment des tri­bus est le signe d’un “déclin de l’individualisme dans les socié­tés de masse”, cette thèse consti­tuant le sous-titre de son livre. Yon­net, lui, n’oppose pas l’affirmation de l’individu à la dépen­dance à l’égard d’un groupe. L’individu est un pro­duit du groupe, et au pre­mier chef de la famille. Il n’y a donc pas lieu d’opposer l’individu au groupe, l’éclosion de l’individualité à l’appartenance à un col­lec­tif. Pour Yon­net, la volon­té d’appartenance à un groupe empreint de cha­leur humaine et fonc­tion­nant sur la base de la recon­nais­sance mutuelle est la consé­quence directe du mode de construc­tion de l’individu contem­po­rain. L’individu né du désir d’enfant n’est pas mû par le désir d’être seul mais par la crainte d’être seul, c’est-à-dire de n’être plus dési­ré par per­sonne. Son exi­gence d’autonomie, son droit, affir­mé très tôt et crâ­ne­ment, à « faire ce qu’il veut », n’enlèvent rien à son désir de res­ter l’objet du désir des autres, de per­pé­tuer, dans les rela­tions qu’il entre­tient avec ses pairs, cette recon­nais­sance pleine de géné­ro­si­té qu’il a connue dans le cocon fami­lial. D’où cette ten­sion majeure poin­tée par Yon­net : un tel indi­vi­du est à la fois réso­lu­ment auto­nome, sou­cieux de ne rien devoir à per­sonne, de n’être pas bri­dé par les autres, et pro­fon­dé­ment hété­ro­nome, dépen­dant des autres, de leur accep­ta­tion et de leur appro­ba­tion. Or, c’est pré­ci­sé­ment ce double jeu de l’autonomie et de l’hétéronomie, de l’autoaffirmation et de l’hétéroapprobation, que l’on retrouve au cœur des tri­bus obser­vées par Maf­fe­so­li. Elles se déve­loppent parce qu’elles per­mettent de conci­lier l’autonomie et la recon­nais­sance, l’affirmation de soi et la bien­veillance des autres, la liber­té per­son­nelle et la soli­da­ri­té du groupe, l’épanouissement de soi et la cha­leur de l’entre-soi.

Conclusion

Cette rapide évo­ca­tion visait à pro­po­ser une lec­ture hété­ro­doxe de l’individualisme qui évite les lieux com­muns dont cette notion est entou­rée. La thèse de Yon­net donne un sens inédit à toute une série de phé­no­mènes contem­po­rains qui paraissent, à pre­mière vue, rele­ver d’une dyna­mique anti-indi­vi­dua­liste, alors qu’ils consti­tuent le pro­lon­ge­ment natu­rel de l’individualisme. Cette lec­ture ori­gi­nale per­met de ne pas déses­pé­rer des capa­ci­tés d’engagement, y com­pris sur le plan poli­tique, mais elle inter­dit d’espérer un quel­conque retour en arrière : l’âge d’or des formes tra­di­tion­nelles de l’engagement est der­rière nous. Yon­net conduit enfin à ne pas être dupe des pré­ten­tions sub­ver­sives de cer­tains mou­ve­ments qui se veulent alter­na­tifs, mais qui incarnent à leur manière l’individualisme ambiant, la défiance envers la poli­tique ins­ti­tuée, la résis­tance des indi­vi­dus contem­po­rains à l’égard des règles, des contraintes et des struc­tures imper­son­nelles. Ces mou­ve­ments n’échappent pas aux lois de la socio­lo­gie : ils veulent refa­çon­ner la socié­té contem­po­raine mais, du simple fait qu’ils en sont nés, ils se laissent façon­ner par cette société.

  1. Yon­net P., Famille, I – Le Recul de la mort. L’avènement de l’individu contem­po­rain, Paris, Gal­li­mard, 2006.

Vincent de Coorebyter


Auteur

docteur en philosophie, directeur du Crisp (Centre de recherche et d’information socio-politiques) et membre de l’Académie royale de Belgique