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Des chiens entre des hommes

Numéro 1 Janvier 2009 par Luc Van Campenhoudt

janvier 2009

Fer­nand est cos­taud et tra­pu. Son molosse lui va comme un gant : un bâtard tout en muscles, entre un Labra­dor et autre chose d’in­dé­fi­nis­sable. Fer­nand l’a recueilli très jeune dans un refuge. Avec gra­vi­té, il l’a­vait, séance tenante, bap­ti­sé Sul­tan. Qu’il vente ou qu’il pleuve, il le bala­dait trois fois par jour, en sui­vant chaque […]

Fer­nand est cos­taud et tra­pu. Son molosse lui va comme un gant : un bâtard tout en muscles, entre un Labra­dor et autre chose d’in­dé­fi­nis­sable. Fer­nand l’a recueilli très jeune dans un refuge. Avec gra­vi­té, il l’a­vait, séance tenante, bap­ti­sé Sul­tan. Qu’il vente ou qu’il pleuve, il le bala­dait trois fois par jour, en sui­vant chaque fois le même et long cir­cuit qu’il avait déci­dé une bonne fois pour toutes, pour que Sul­tan enre­gistre bien le par­cours. Les chiens aiment la rou­tine. Sou­mis dès les pre­mières sor­ties à un dres­sage rigou­reux, Sul­tan galo­pait inlas­sa­ble­ment devant son maître et s’ar­rê­tait net à chaque coin de rue, reve­nant comme une flèche au pre­mier rappel.

Igno­rant tout ce qui vivait autour de lui (pas­sants, chats et même autres chiens), Sul­tan était aus­si heu­reux que Fer­nand sem­blait morose, la tête enfon­cée dans le col d’un vieil ano­rak noir sous lequel flot­tait un trai­ning gris. Mains croi­sées dans le dos, chaus­sé de vielles bas­kets qui ont affron­té tous les cli­mats, Fer­nand pro­gres­sait tel un auto­mate. Il n’a­dres­sait la parole à per­sonne et per­sonne n’au­rait osé lui adres­ser la parole. J’i­gnore où son chien se sou­la­geait, mais, si ce n’é­tait pas dans la cani­sette près de la place, nul n’au­rait ris­qué la moindre remarque.
Seul au monde, en com­pa­gnie du seul être qui comp­tait encore pour lui, Fer­nand mar­chait et mar­chait encore, de son pas mono­tone et régu­lier, qui ne s’in­ter­rom­pait qu’ar­ri­vé à la mai­son. Le reste du temps, il regar­dait la télé­vi­sion en éclu­sant canettes sur canettes. La nuit venue, je ne ren­con­trais qua­si plus qu’eux dans les rues du quar­tier. Impos­sible de les man­quer car leur par­cours alam­bi­qué cou­pait inévi­ta­ble­ment, tôt ou tard, le nôtre. Quand nous les croi­sions, mon ter­rier Syrah gro­gnait du bout de sa laisse sur le molosse qui lui ren­dait au moins cinq fois son poids, mais, heu­reu­se­ment pour lui, le poids lourd dédai­gnait super­be­ment le poids plume.
Mais, même chez les chiens, la patience a ses limites. Un soir que Syrah le har­ce­lait un peu trop, Sul­tan le retour­na comme une crêpe et lui pris le cou dans la gueule, main­te­nant la pres­sion une bonne seconde avant de la relâ­cher. Syrah avait com­pris le mes­sage et nous en étions quittes pour une grosse frayeur.

— « Il grogne parce que tu le tiens en laisse, grom­me­la Fer­nand en indi­quant Syrah. Tu ne devrais pas le tenir en laisse, ça irait mieux. » Pour la pre­mière fois qu’il ouvrait la bouche, Fer­nand me tutoyait immé­dia­te­ment et ne s’en­com­brait pas de conve­nances. Der­rière ses mots sans méchan­ce­té ni mépris, je sen­tais comme une fier­té, son seul objet de fier­té fina­le­ment : avoir réus­si à édu­quer par­fai­te­ment son grand chien. Bien mieux que moi le mien. Je libé­rai donc Syrah et les rela­tions entre les deux bêtes ne s’en por­tèrent que mieux. Après de som­maires pré­sen­ta­tions, à ma grande sur­prise, Fer­nand me ser­ra vigou­reu­se­ment la pince.

Au fil des balades, j’eus droit aux récits (très conden­sés) des moments saillants de sa triste vie : sa femme s’é­tait tirée il y a si long­temps qu’il se sou­ve­nait à peine de son pré­nom, il était au CPAS et ses deux fils ne vou­laient plus le voir et encore moins l’ai­der, il louait un appar­te­ment misé­rable dans une mai­son entiè­re­ment occu­pée par la même famille qui cher­chait à le pous­ser dehors pour s’y retrou­ver seule et sans le fauve. Il en vou­lait aux poli­ti­ciens qui « aident moins les Belges que les étran­gers ». Ses pro­pos étaient ceux d’un homme inquiet, pour qui la situa­tion ne peut qu’empirer et qui per­çoit son envi­ron­ne­ment comme hos­tile et mena­çant. Son unique but dans la vie et sa seule joie étaient de pro­me­ner Sul­tan, encore et encore, jus­qu’à ce qu’il ne puisse plus.

À part l’as­sis­tante sociale, je devais être une des seules per­sonnes au monde à qui Fer­nand adres­sait encore un peu la parole. Voi­ci quelque temps, il avait été tel­le­ment mal que Sul­tan avait dû res­ter deux jours sans sor­tir ni man­ger. Il était res­té cou­ché, propre et fata­liste, près de son maître. « Tu ne t’i­ma­gines pas, Luc…»; il n’a pas réus­si à ter­mi­ner sa phrase : « com­bien Sul­tan est mer­veilleux et com­bien j’y tiens. »
L’autre soir, Fer­nand était mani­fes­te­ment éméché.

— « Luc, tu es mon ami. Avec toi au moins je peux par­ler. » Comme si nous par­lions beaucoup !

Et il m’é­cra­bouilla la pogne, encore plus fort que d’ha­bi­tude. Voir Fer­nand faire du sen­ti­ment me fit un drôle d’ef­fet. ça cachait quelque chose. Sul­tan était tout aus­si enjoué que d’ha­bi­tude. Et Syrah atten­dait pour pour­suivre son chemin.

— « À demain, Luc. »

— « À demain. »

Il n’y eut jamais de demain. Fer­nand est par­ti sans lais­ser d’a­dresse ni de télé­phone. Et aus­si sans Sul­tan, je le crains.

*

Ils étaient sept ou huit de part et d’autre du large trot­toir. Entre dix-huit et vingt ans envi­ron. C’é­tait l’é­poque où les troupes amé­ri­caines recher­chaient Sad­dam Hus­sein. Quelques bou­teilles bien enta­mées traî­naient à proxi­mi­té. Grâce aux lam­pa­daires, on voyait clair mal­gré la nuit. Je passe entre eux avec Syrah en laisse. Petit salut au passage.

— « Hé, Mon­sieur, vous pas­sez au milieu de nous ! Ce n’est pas poli de pas­ser au milieu de nous avec votre chien. »
Le gars qui m’in­ter­pelle se met en tra­vers de mon che­min. Il me cherche, pas trop agres­si­ve­ment quand même.

— « Excu­sez-moi, mais il faut bien que je passe quelque part. Et vous êtes de part et d’autre du trottoir. »

— « Dans ce pays, on traite mieux les chiens que les hommes, lance-t-il à la can­to­nade. On est trai­té comme des moins que rien. »

Un autre gars intervient :

— « Laisse-le tran­quille Kamel. Il ne t’a rien fait. »
Mais Kamel s’obstine :

— « Et puis, qu’est-ce que vous fou­tez, un grand type comme vous, avec un petit chien comme ça ? C’est pour les bonnes femmes ! »

— « Allez, Kamel, fous-lui la paix », insiste l’autre.

C’est sou­vent comme ça que ça se passe : il y a un « méchant » qui vous pro­voque, un « gen­til » qui essaie de cal­mer le méchant, et les autres qui regardent, mi-amu­sés mi-désa­bu­sés, à peine curieux de voir com­ment ça finira.

— « Vous ne savez pas pour quelle rai­son j’ai un chien, je réponds dou­ce­ment en le fixant droit. Qu’est-ce que vous savez de ma vie ? »

Le bougre n’est ni bête ni mau­vais ; il change de ton et de sujet :

— « Qu’est-ce que vous pen­sez de Sad­dam Hussein ? »

— « Merde…!» (en mon for inté­rieur). « Je com­prends que les Arabes n’aiment pas Bush, mais de là à aimer Saddam ».

— « Nous ne sommes pas des Arabes. Nous sommes Turcs. »

— « Qu’est-ce que ça change ? »

Et le gars m’embarque dans une dis­cus­sion d’une dizaine de minutes. Deux ou trois autres s’en mêlent.

— « Excu­sez-moi, mais je dois y aller, ren­trer chez moi. »

— « D’ac­cord, d’ac­cord, allez, au revoir Mon­sieur. Vous vous appe­lez com­ment au fond ? »

J’ai droit main­te­nant aux pré­sen­ta­tions de la moi­tié de la troupe. Les autres s’en tapent tou­jours autant.

Je finis enfin par prendre congé, pré­cé­dé de Syrah qui com­men­çait à trou­ver le temps long. Demain, je change de par­cours ; pas envie de me faire embê­ter, de devoir gérer ce genre de situa­tion, de devoir cau­ser de tout et de rien pen­dant dix minutes. Envie de me pro­me­ner en paix, avant d’al­ler dormir.

Le len­de­main, je suis reve­nu quand même. Pas pour les revoir, d’ailleurs ils n’é­taient pas là, mais parce que c’est aus­si mon ter­rain autant que le leur.

*

C’é­tait l’é­poque où nous habi­tions encore dans le centre de la ville. Dans ce genre d’en­droit ambi­va­lent et au charme ambi­gu, où l’on change radi­ca­le­ment de type de quar­tier à chaque coin de rue et où le même quar­tier change de fonc­tion selon les heures de la jour­née et de la nuit. Syrah était encore très jeune. Sauf à tour­ner en rond sur quelques dizaines de mètres, notre pro­me­nade ves­pé­rale nous ame­nait vite à pas­ser devant l’une ou l’autre boîte de nuit. à l’af­fût sur le trot­toir, les por­tiers har­ponnent le cha­land, de pré­fé­rence étran­ger. En jeans, avec ma cas­quette sur la tête et mon chiot au bout de sa laisse, je ne cor­res­pon­dais pas exac­te­ment au gogo idéal prêt à sor­tir son Ame­ri­can express pour quelques coupes de cham­pagne amé­lio­rées, et les cer­bères m’i­gno­raient com­plè­te­ment. Mais l’en­nui aidant et à force de me voir pas­ser soir après soir, l’un d’entre eux, que les autres appe­laient Tonio, se prit d’af­fec­tion pour Syrah qui, comme d’ha­bi­tude, se mon­tra récep­tif aux caresses. Après quelques jours, Tonio en savait presque autant que moi sur mon chien : ses ori­gines, son ali­men­ta­tion, son entre­tien, son édu­ca­tion, son comportement…

— « Je veux un chien comme lui, me lan­ça-t-il un soir. Exac­te­ment le même. Il n’a pas un frère ? Tu peux pas lui faire faire un petit ? Il aime­rait sûre­ment. C’est où qu’on achète un chien comme ça ? ça coûte com­bien ? Tu me l’a­chètes et je te paierai. »

— « Com­ment tu vas faire avec ton bou­lot, toutes les nuits?, deman­dais-je. Tu ne vas quand même pas le lais­ser seul chez toi, ou le prendre avec toi au boulot ? »

— « Je me débrouille­rai », dit-il sur un ton définitif.

— « Ca ne s’a­chète pas comme ça. Il faut attendre qu’il y ait une nichée quelque part, faire des démarches, et un tas d’autres choses. »

— « Écoute, essaie de voir si c’est pos­sible. Tu veux bien ? Exac­te­ment le même, hein ! »

Pas convain­cu, je lui pro­mets vague­ment de voir.
Les temps étaient rudes pour les por­tiers de bars chauds. La clien­tèle se fai­sait rare.

— « Écoute, me dit un soir Tonio, tu ne veux pas ren­trer, pour voir ? Y’a de jolies femmes tu sais. »

J’ai d’a­bord cru qu’il bla­guait, mais il avait l’air sérieux.

— « Tonio, j’ai l’air d’un pigeon ? J’ha­bite der­rière le coin, tu sais bien. Et je ren­tre­rais avec Syrah ? »

— « Tu le laisses à la mai­son. Tu habites pres­qu’à côté. »

— « OK, tu viens expli­quer ça à ma femme ? Madame, j’in­vite votre homme à dépen­ser votre fric avec de jolies nanas. Vous vou­lez bien gar­der le chien ? »

— « Et pour­quoi tu vien­drais pas avec Syrah alors ? Il est facile et je le sur­veille­rai. T’as qu’à expli­quer à ta femme que t’as ren­con­tré un copain et que vous avez dis­cu­té un peu long­temps. Tu trou­ve­ras bien quelque chose. »

— « Laisse tom­ber Tonio. Je balade Syrah, c’est tout. à demain ? »

— « À demain, oui. »

Quelques jours plus tard, la boîte était fer­mée, l’é­paisse vitre de la porte d’en­trée était bri­sée et Tonio avait dis­pa­ru. J’ai lu dans le jour­nal qu’une bagarre avait mal tour­né dans une boîte de nuit du quar­tier. Sans doute une his­toire de règle­ments de compte dans le milieu.

*

Que lui. Je ne voyais que lui. Cet énorme Rott­weiller noir comme la nuit qui ne ferait qu’une bou­chée de mon Syrah. à l’autre bout de la laisse du monstre, heu­reu­se­ment, la poigne ferme d’un solide sep­tua­gé­naire. Un mètre quatre-vingt, man­di­bule car­rée, fine mous­tache drue, che­veux gris en brosse. Il a dû être, dans une vie pré­cé­dente, camion­neur, videur de dan­cing ou légion­naire, enfin quelque chose dans le genre. Sûr qu’il ne vote pas éco­lo. Chaque dimanche matin où nous croi­sions ce duo peu ras­su­rant, je tirais mon intré­pide tou­tou, qui ne se ren­dait compte de rien, vers le trot­toir d’en face. L’homme tirait aus­si sa bête, mais dans l’autre sens et nous nous fai­sions un petit salut poli, sans plus. Pas envie de fré­quen­ter la paire de trop près.

Des mois que je ne les avais plus vus. Jus­qu’au jour, un dimanche matin comme chaque fois, où, pro­me­nant Syrah, je tombe sur l’homme, seul, sans sa bête, avec à la main, un sac en plas­tique noir. De loin je l’a­vais aper­çu, ramas­sant quelque chose. Je me sen­tis sou­dain plus courageux.

— « Vous n’a­vez plus votre chien ? »

— « Non, il est mort. »

Silence un peu embarrassé.

— « C’é­tait le chien de mon fils », poursuit-il.

— « Ah ! »

— « Oui, mon fils a quit­té sa femme, enfin… elle l’a mis dehors et il s’est retrou­vé à la rue avec son chien. Alors nous avons bien dû les prendre chez nous. Pas facile à quatre ! Ma femme n’est plus toute jeune non plus. Mais on s’est arran­gé. Et puis mon fils s’est remis en ménage, mais pour sa nou­velle femme, pas ques­tion du chien. Y a pas la place et, sur­tout, elle a des gosses. Alors, il est res­té chez nous. Comme je suis pensionné…»

Il me voit regar­der, per­plexe, le sac en plastique.

— « Ah oui, je ramasse des canettes vides. On en laisse traî­ner beau­coup par ici. C’est pour une asso­cia­tion qui s’oc­cupe d’a­che­ter et d’en­traî­ner des chiens d’a­veugles. Ils recyclent les canettes. Comme ça je conti­nue de mar­cher, comme avec le chien. Je fais un peu d’exer­cice et je me rends encore un peu utile, dit-il avec un sou­rire. Bon dimanche, Monsieur. »

Et il s’en va ramas­ser une autre canette, mon « légionnaire ».

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.