Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Des anti-EVRAS aux anti-genre
Septembre 2023. La Belgique francophone s’embrase. Littéralement, puisque plusieurs écoles de la région de Charleroi sont incendiées pendant les premières semaines du mois de septembre. La raison ? Une réforme somme toute modeste du programme d’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle en Belgique francophone, plus connu sous l’acronyme d’EVRAS. Derrière ces écoles, c’est tout un […]
Septembre 2023. La Belgique francophone s’embrase. Littéralement, puisque plusieurs écoles de la région de Charleroi sont incendiées pendant les premières semaines du mois de septembre. La raison ? Une réforme somme toute modeste du programme d’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle en Belgique francophone, plus connu sous l’acronyme d’EVRAS. Derrière ces écoles, c’est tout un monde qui prend feu, ou plutôt des mondes, tant les analyses produites au plus près des évènements insistent sur la diversité des acteurs mobilisés : organisations religieuses conservatrices catholiques et musulmanes, groupes de parents inquiets et associations de protection de l’enfance, pédopsychiatres, mais aussi antivax et adeptes de complots divers et variés. La Belgique découvre alors ce que de nombreux pays européens ont expérimenté sous des formes diverses depuis bientôt vingt ans : les campagnes anti-genre. Ce mouvement d’opposition n’a donc fait que mettre en lumière ce monde, en partie souterrain, que ce numéro cherche également, à sa façon, à éclairer.
La Belgique et les campagnes anti-genre
Si la Belgique découvre, à la fin de l’été 2023, la force mobilisatrice des campagnes anti-genre, c’est parce qu’elle a longtemps fait figure d’exception au niveau européen. Ainsi, nos voisins français avaient déjà pu prendre connaissance du phénomène des campagnes anti-genre dès le début des années 2010, en particulier pendant les mobilisations de la Manif pour tous contre l’ouverture du mariage civil aux couples de même sexe en 2012 et 2013 (Garbagnoli 2017 ; Béraud 2015). La « Manif pour Tous » n’est toutefois pas un exemple isolé et des mouvements similaires se sont répandus sur l’ensemble du continent et au-delà au cours des vingt dernières années. Ces différentes mobilisations, qui sont diffusées à travers des liens culturels, religieux et politiques, ont toutes comme point commun de partager une commune critique du « genre » à travers des vocables comme « idéologie » ou « théorie du genre », raison pour laquelle elles ont été qualifiées d’anti-genre (Kuhar 2017). Loin de se confondre avec les études ou les politiques de genre, ces expressions renvoient à l’idée selon laquelle le « genre » constituerait la matrice intellectuelle à l’origine des lois et des politiques auxquelles ils et elles s’opposent : avortement, contraception, mariage entre personnes de même sexe, droits des personnes trans, divorce, éducation au genre et à la sexualité, études de genre, gender mainstreaming, etc. Historiquement, ces campagnes sont issues de l’Église catholique qui a construit le discours anti-genre comme un cadre d’interprétation et une stratégie d’opposition aux acquis des conférences onusiennes du Caire et de Bejing et a soutenu l’émergence des premières mobilisations (Case 2012 ; Bracke 2016, ; Corrêa 2022 ; Corredor, 2019). Multiples et polymorphes (Corrêa 2023 ; Paternotte 2023), ces campagnes sont toutefois portées aujourd’hui par une large palette d’acteurs — religieux, sociaux, politiques, étatiques, etc. – qui peuvent être en désaccord sur d’autres sujets mais trouvent un point de convergence idéologique qui peut mener à des collaborations (Graff 2022). Ces campagnes constituent une des évolutions politiques marquantes de l’opposition à l’égalité en matière de genre et de sexualité en ce début de XXIe siècle.
Alors que la Belgique a longtemps eu la réputation de bastion conservateur en Europe occidentale et que Bruxelles accueille plusieurs organisations anti-genre au titre de capitale européenne, les campagnes anti-genre n’ont paradoxalement rencontré qu’une visibilité et un succès limités dans nos contrées (Bracke 2017). Jusqu’il y a peu, la stratégie relativement modérée de la hiérarchie de l’Église catholique belge à cet égard et le relatif désintérêt des partis de droite et d’extrême droite suffisaient à expliquer cet activisme anti-genre de moindre envergure et intensité par rapport à certains voisins européens. En outre, la plupart des réformes éthiques en Belgique au début des années 2000 – dépénalisation de l’euthanasie (2002), mariage entre personnes de même sexe (2003), extension de la protection contre les discriminations (2003), adoption par les couples homosexuels (2006), première loi trans (2007) — ont précédé d’une dizaine d’années l’éclosion de mouvements anti-genre importants en Europe dans les années 2010, réduisant les possibilités de se mobiliser.
Cependant, la situation a beaucoup changé au cours des dernières années. Historiquement, les discussions autour du droit à l’avortement et dans une moindre mesure de l’EVRAS ont cristallisé les débats récents en matière de genre et de sexualité en Belgique (Marques-Pereira 2021 ; Crosetti dans ce numéro p. 38). Si ces mobilisations se poursuivent et, pour une part, se renouvèlent, d’autres enjeux sont apparus dans le débat, comme les droits des personnes trans ou les dangers supposés du wokisme. De nouveaux acteurs ont également émergé dont un certain nombre de politicien·nes autrefois peu friands de controverses sur de tels enjeux. Comme l’explique Archibald Gustin dans son article, des acteurs politiques appartenant à des partis de droite ou d’extrême droite ont témoigné, chacun pour des raisons propres et variées, d’un intérêt croissant pour les politiques de genre et de sexualité. Ceci a contribué à rebattre les cartes de l’activisme anti-genre en Belgique : alors qu’il y a quelques années, les rares mobilisations se déroulaient plutôt du côté francophone de la frontière linguistique et étaient avant tout le fait du militantisme catholique conservateur, le centre de gravité de ces campagnes s’est déplacé vers le nord du pays, avec un rôle accru du Vlaams Belang et, dans une moindre mesure, de la NV‑A. Ce sont de tels changements d’acteurs et l’arrivée en Belgique de nouveaux enjeux que ce dossier cherche à baliser, en proposant d’examiner les particularités des campagnes anti-genre « à la belge ».
Les ingrédients des campagnes anti-genre
Avant d’explorer les spécificités des campagnes anti-genre en Belgique, il faut revenir brièvement sur leurs caractéristiques. Ces campagnes désignent un ensemble spécifique d’initiatives contre les droits des femmes, l’égalité de genre, les droits sexuels et reproductifs et les droits LGBTQIA+ (Kuhar 2017) et recouvrent un type de mobilisation spécifique qui, s’il possède des racines plus anciennes, s’est déployé à partir des années 2000 et s’est épanoui au cours des vingt années qui ont suivi. Ces mobilisations ne doivent par conséquent pas être considérées comme la simple réplique de mobilisations religieuses ou conservatrices plus anciennes mais se distinguent à la fois par un renouveau discursif et de nouvelles formes de mobilisation.
Nous pourrions ainsi dire que, si les campagnes anti-genre impliquent quelques acteurs bien connus et utilisent des ingrédients qui rappellent d’autres mobilisations conservatrices, elles y ajoutent de nouveaux, donnant ainsi de nouvelles saveurs à une recette parfois déjà éprouvée, et augmentent tant le personnel de cuisine que le nombre de convives. Ainsi, de nouveaux acteurs s’impliquent dans ces campagnes, et de nouvelles générations de militant·es apparaissent. Celles-ci sont davantage professionnalisées et en lien avec des activistes d’autres pays, donnant lieu à la création de réseaux transnationaux. Par ailleurs, ces mobilisations ne sont plus le seul produit d’une mobilisation catholique ou de ses antennes dans la société civile, puisqu’elles ont également été incarnées par des acteurs laïques ou d’autres dénominations au sein de la chrétienté et, comme l’illustre le cas belge, elles sont de plus en plus portées par des acteurs politiques. Enfin, dans des contextes aussi différents que la Pologne, la Hongrie, la Grande-Bretagne ou l’Italie, elles peuvent être orchestrées par des acteurs publics et devenir une politique étatique.
Les cibles de ces campagnes sont nombreuses et variées. Toutes ne sont pas attaquées partout et ces attaques se produisent rarement en même temps. La littérature permet toutefois d’identifier cinq types d’enjeux susceptibles d’être menacés : les droits sexuels et reproductifs, les droits LGBTQIA+, les droits des enfants, le « genre » comme terme figurant dans un vaste ensemble de réalités (politiques de genre, violences de genre, études de genre, gender mainstreaming, etc.) et les lois et les dispositifs d’action publique contre les crimes et discours de haine et les discriminations. Depuis peu, le wokisme 1 doit être ajouté à cette liste en tant que cadre discursif global qui permet de mettre en cohérence nombre de ces attaques et discours et comme l’explique David Paternotte dans ce numéro, le droit à l’euthanasie constitue un terrain spécifique pour ces mobilisations en Belgique.
Par ailleurs, ces attaques ne suivent pas une séquence précise selon laquelle une cible concrète succèderait à une autre selon un ordre prédéfini. Les acteurs anti-genre prêtent plutôt attention au débat social et politique et tiennent compte des spécificités des contextes dans lesquels ils évoluent. Sur cette base, ils choisissent des enjeux qui figurent dans le débat et veillent à ce qu’ils puissent rallier des soutiens et/ou diviser leurs adversaires (comme les droits des personnes trans ou la GPA). D’une certaine façon, ces campagnes forment aujourd’hui un kit transnational relativement flexible et plastique dont une palette très variée d’acteurs peut se saisir en fonction de ses projets et nécessités.
Enfin, il est essentiel – au risque de faire perdre au concept de campagnes anti-genre toute pertinence analytique — de ne pas utiliser cette expression pour évoquer toute forme d’opposition à l’égalité en matière de genre et de sexualité. Cette tendance s’observe aujourd’hui dans la littérature scientifique, politique et militante et risque d’amalgamer des phénomènes différents au lieu de les distinguer avec soin afin d’en penser les articulations. Si ces mobilisations recoupent parfois l’antiféminisme, le masculinisme, le patriarcat ou les mobilisations antitrans/TERF, elles se distinguent aussi de ces phénomènes et partagent des origines et des histoires distinctes. Pour la même raison, il est risqué de supposer des articulations nécessaires et constitutives avec d’autres phénomènes comme le racisme, le nationalisme ou le néolibéralisme.
Les artisans des campagnes anti-genre
Différents types d’acteurs contribuent ou ont contribué à l’essor des campagnes anti-genre en Europe ces dernières années. Bien que les campagnes anti-genre soient nées en tant que projet catholique, d’autres Églises, telles que les Églises orthodoxes en Europe de l’Est et de nombreuses Églises évangéliques en Amérique latine et aux États-Unis, s’en sont emparées au fil du temps. En parallèle, un réseau assez dense de groupes et d’organisations de la société civile, actif aux niveaux local, national et international, constitue le second type d’acteur fondamental de ces campagnes. Ces acteurs peuvent prendre des formes relativement informelles, comme les collectifs de parents ou de citoyennes et citoyens inquiets mais peuvent aussi se déployer à travers des organisations hautement professionnalisées et internationalisées. Ces groupes, qui se présentent souvent comme provie ou profamille et comme des défenseurs de l’enfance, peuvent avoir été créés ad hoc ou s’inscrire dans une histoire plus ancienne et relancer leur activisme, comme le font plusieurs groupes antiavortement. Loin de refuser le langage des droits humains, ils utilisent souvent ce dernier et les outils juridiques qui l’accompagnent pour arriver à leurs fins. Comme le rappelle Alexandra Ana dans son article (p. 70), ces coalitions se sont diversifiées au cours des dernières années et peuvent non seulement rassembler des acteurs historiques des campagnes anti-genre mais aussi des féministes et des militant·es lesbiennes, gays et bisexuel·es, avec des formes de collaboration inédites jusque-là (Cabral 2023).
Ces acteurs religieux ou de la société civile ne sont cependant pas les seuls à jouer un rôle clé au sein des mobilisations anti-genre. On note aussi le rôle discret mais fondamental d’un certain nombre d’intellectuel·les, de scientifiques et de stratèges, basé·es dans des établissements d’éducation supérieure (en particulier des universités catholiques et des institutions académiques créées par des acteurs d’extrême droite), des think tanks ou des organisations de la société civile. La Belgique a ainsi donné deux théoricien·es aux campagnes anti-genre globales, Michel Schooyans et Marguerite Peeters et on peut ajouter des auteurs moins internationalisés comme Drieu Godefridi, Stéphane Mercier ou Griet Vandermassen. À ceux-ci s’ajoute une série de bailleurs de fonds. Si les informations sur le financement des groupes anti-genre sont difficiles à trouver, de plus en plus de documents suggèrent qu’il s’agit surtout, en Europe, d’acteurs privés, en nombre limité, tels que des milliardaires et des oligarques, des aristocrates, des fondations et de grandes entreprises d’Europe, des Amériques et de la Fédération de Russie (Datta 2021). Enfin, des acteurs politiques jouent un rôle croissant, tant à titre individuel qu’en tant que parti. C’est le cas en Belgique, où des politicien·nes et des partis sont les principaux responsables de la diffusion récente des discours anti-genre dans le pays. S’ils peuvent être mis sous pression par des groupes de la société civile aux idées anti-genre, ces acteurs souvent situés à la droite et à l’extrême droite de l’échiquier politique espèrent la plupart du temps retirer des dividendes politiques de l’adoption de tels discours. En outre, ils peuvent accéder au pouvoir et, dans le contexte de montée des autoritarismes et des illibéralismes, les campagnes anti-genre deviennent parfois l’œuvre des services de l’État (Grzebalska 2018).
La fin d’une exception belge
Pendant de nombreuses années, comme évoqué précédemment, la Belgique apparaissait comme une exception en Europe. Si les campagnes anti-genre n’étaient pas totalement absentes, elles rencontraient un intérêt limité et n’arrivaient pas à décoller. Sans avoir l’ambition d’être exhaustives, les contributions rassemblées dans ce numéro soulignent combien la situation a changé. De plus en plus d’acteurs s’emparent de ces questions, en particulier au niveau politique, et contribuent à leur donner une plus grande visibilité. À ce stade, il est difficile de déceler l’existence d’un noyau ou d’une forme de coalition et tout indique plutôt une multiplicité d’acteurs, souvent peu connectés entre eux. Toutefois, si cette absence d’organisation nuit à l’efficacité de ces mobilisations, l’implication d’acteurs politiques, parfois au plus haut niveau, fait peser de nouvelles menaces sur les politiques en matière d’égalité de genre et de sexualité.
Bibliographie
- Béraud, Céline et Portier, Philippe.Métamorphoses catholiques : Acteurs, enjeux et mobilisations depuis le mariage pour tous, Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2015.
- Bracke, Sarah, Wannes, Dupont et Paternotte, David. « No Prophet Is Accepted in His Own Country » : Catholic Anti-gender Activism in Belgium. in Roman Kuhar et David Paternotte (dir.), Anti-gender campaigns in Europe. Mobilizing against equality, Londres :Rowman & Littlefield International, 2017, p. 41 – 58.
- Bracke, Sarah et Paternotte, David, Unpacking the Sin of Gender, Religion & Gender, 2016, vol. 6, n° 2, p. 143 – 154.
- Cabral Grinspan, Mauro, Eloit, Ilana, Paternotte, David et Verloo, Mieke, Exploring TERFness. Journal of Diversity and Gender Studies, vol. 10, n°2, 2023, p. 1 – 13.
- Case, Mary Anne. After Gender the Destruction of Man — The Vatican’s Nightmare Vision of the Gender Agenda for Law. Pace Law Review, vol. 31, 2012, p. 802 – 817.
- Corrêa, Sonia. Ideología de género. Una genealogía de la hidra. in Marta Cabezas Fernández et Cristina Vega Solís (dir.) La reacción patriarcal : Neoliberalismo autoritario, politización religiosa y nuevas derechas, Barcelone : Bellaterra, 2022, p. 83 – 112.
- Corrêa, Sonia, House, Claire et Paternotte, David (à paraitre). Dr. Frankenstein’s hydra : Contours, meanings, and effects of anti-gender politics. In Peter Aggleton, Rob Cover, Carmen Logie, Christy Newman, Richard Parker (dir.), Routledge Handbook on Sexuality, Gender, Health and Rights, Londres : Routledge.
- Corredor, Elizabeth. Unpacking « Gender Ideology » and the Global Right’s antigender countermovement. Signs, Journal of Women in Culture and Society, vol. 43, n° 4, 2019, p. 614 – 638.
- Datta, Neil. Tip of the Iceberg, Bruxelles : European Parliamentary Forum on Population & Development, 2021.
- Garbagnoli, Sara et Prearo, Massimo. La croisade anti-genre, Paris : textuel, 2017.
- Graff, Agnieszka et Korolczuk, Elzbieta. Anti-gender politics in the populist moment. Londres : Routledge. 2022.
- Grzebalska, Weronika et Pető, Andrea. The gendered modus operandi of the illiberal transformation in Hungary and Poland. Women’s studies international forum, n° 68, 2018, p. 164 – 172.
- Kuhar, Roman et Paternotte, David. Anti-gender campaigns in Europe : Mobilizing against equality, Londres : Rowman & Littlefield International, 2017.
- Marques-Pereira, Bérengère. L’avortement dans l’Union européenne : Acteurs, enjeux et discours, Bruxelles : CRISP, 2021.
- Paternotte, David. Victor Frankenstein and his creature : the many lives of « gender ideology », International review of sociology, vol. 33, n° 1, 2023, p. 80 – 104.