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Derrière les façades… la Tchétchénie, dans quel état ?

Numéro 12 Décembre 2007 par Aude Merlin

janvier 2008

Incon­tes­ta­ble­ment, cela va mieux en Tchét­ché­nie aujourd’hui. Incon­tes­ta­ble­ment, la ville se recons­truit, les villes se recons­truisent, jalon­nées de chan­tiers et de grues. Pour la pre­mière fois depuis treize ans et les pre­mières vagues de bombes sur Groz­ny à l’hi­ver 1994 – 1995, les habi­tants voient leur ville debout. Si par cer­tains côtés cette recons­truc­tion contient des aspects en « trompe‑l’œil », […]

Incon­tes­ta­ble­ment, cela va mieux en Tchét­ché­nie aujourd’hui.

Incon­tes­ta­ble­ment, la ville se recons­truit, les villes se recons­truisent, jalon­nées de chan­tiers et de grues.
Pour la pre­mière fois depuis treize ans et les pre­mières vagues de bombes sur Groz­ny à l’hi­ver 1994 – 1995, les habi­tants voient leur ville debout. Si par cer­tains côtés cette recons­truc­tion contient des aspects en « trompe-l’œil », le récon­fort est incom­pa­rable et se double d’un sen­ti­ment d’ir­réa­li­té chez des habi­tants qui ne pen­saient pas voir, de leur vivant, la ville renaitre de ses cendres.
Incon­tes­ta­ble­ment, en se levant le matin, les habi­tants de Tchét­ché­nie peuvent se dire avec plus de cer­ti­tude aujourd’­hui qu’ils ren­tre­ront entiers chez eux le soir, et qu’ils y retrou­ve­ront leur famille… si tant est qu’ils ne soient pas liés à des forces de la résis­tance, qu’ils n’y aient par­ti­ci­pé ni durant la pre­mière ni durant la deuxième guerre, qu’ils ne tentent pas de s’op­po­ser poli­ti­que­ment ou éco­no­mi­que­ment aux faits et dires du pré­sident Kady­rov, et qu’ils ne soient pas déten­teurs d’une richesse éco­no­mique importante.

Après des années chao­tiques et incer­taines (1991 – 1994 sous D. Dou­daev, et 1997 – 1999 sous A. Mas­kha­dov), ou de guerre ouverte (1994 – 1996 et à par­tir de 1999, sans qu’on puisse très net­te­ment dater la « fin » — si fin il y a — de la deuxième guerre), on semble être entré dans l’ère de l’« ordre kadyrovien ».

Celui-ci repose sur la mise en place d’un large contrôle des forces de l’ordre par le pré­sident, sur le « retour­ne­ment » ou le « recru­te­ment », offi­cia­li­sé en russe par le terme lega­li­zat­sia, de nom­breux anciens com­bat­tants, enrô­lés dans des struc­tures de forces inféo­dées au pré­sident ou aux forces fédé­rales. La popu­la­tion est cen­sée faire allé­geance à R. Kady­rov et le fait d’au­tant plus « faci­le­ment », si l’on peut dire, que les habi­tants voient des avan­cées concrètes réel­le­ment posi­tives et peuvent, le cas échéant, en fonc­tion de leur poste, de leurs connexions fami­liales et/ou de leur his­toire, sol­li­ci­ter des rétri­bu­tions finan­cières non négligeables.
Après quinze années de bou­le­ver­se­ments, deux guerres d’une vio­lence inouïe, la déci­ma­tion de la popu­la­tion et l’exil de dizaines de mil­liers d’ha­bi­tants (la popu­la­tion russe tout d’a­bord, après l’ar­ri­vée au pou­voir de D. Dou­daev, puis une par­tie de la popu­la­tion tchét­chène, à par­tir de la reprise de la guerre en 1999), que se passe-t-il en Tchét­ché­nie aujourd’hui ?

La guerre est-elle finie ?

À l’heure où la Rus­sie entre dans un nou­veau cycle élec­to­ral, le calen­drier nous ren­voie par rico­chet huit ans en arrière, lors de l’ar­ri­vée de M. Pou­tine au pou­voir en 1999, sur fond de reprise de la guerre de Tchét­ché­nie. Le terme de « lutte anti­ter­ro­riste », qui fai­sait suite au « réta­blis­se­ment de l’ordre consti­tu­tion­nel » et au désar­me­ment des « bandes illé­gales » annon­cés par B. Elt­sine durant la pre­mière guerre a offi­ciel­le­ment cou­vert une guerre dont, dans les faits, les civils furent la pre­mière cible. Huit ans après la reprise de la guerre, que peut-on dire de la situa­tion ? La guerre est-elle ter­mi­née ? La nor­ma­li­sa­tion est-elle une réa­li­té ? Les vio­lences ont-elles for­te­ment dimi­nué ? La « kady­ro­vi­sa­tion » est-elle la seule pos­si­bi­li­té de « règle­ment » du conflit, du moins à court terme ? La Tchét­ché­nie est-elle « ren­trée dans le rang », ou le conflit sub­siste-t-il, connais­sant une pause ou comme un « arrêt sur image » ?

C’est pour ten­ter de répondre à cer­taines de ces ques­tions que La Revue nou­velle, en écho au dos­sier « Rus­sie : regards croi­sés », publié au mois d’aout, a sou­hai­té pro­po­ser une pho­to­gra­phie de la Tchét­ché­nie aujourd’­hui. Comme toute pho­to­gra­phie, elle est for­cé­ment incom­plète et par­tielle, et comme toute pho­to­gra­phie, l’angle de la prise de vue et le réglage du télé­ob­jec­tif déter­minent une par­tie du cadrage. Les aspects pri­vi­lé­giés dans ce petit dos­sier sont ceux d’une « prise de tem­pé­ra­ture » par une courte immer­sion sur place au cours de l’é­té 2007, celui du tra­vail mené par une psy­cho­logue en Tchét­ché­nie auprès de per­sonnes cher­chant leurs proches dis­pa­rus, celui des ques­tions démo­gra­phiques et de la dif­fi­cul­té, pour un cher­cheur, de tra­vailler avec des sta­tis­tiques par défi­ni­tion extrê­me­ment déli­cates et sujettes à cau­tion ; en outre, une fenêtre est ouverte sur la lit­té­ra­ture tchét­chène à tra­vers la pré­sen­ta­tion d’une nouvelle.

Que se passe-t-il en Tchétchénie aujourd’hui ?

La des­crip­tion d’une situa­tion para­doxale, où le « mieux » du quo­ti­dien se com­bine avec l’ins­tau­ra­tion locale d’une dic­ta­ture, pose des ques­tions de plu­sieurs ordres : tout d’a­bord, les vagues de vio­lence des années de guerre ouverte, et l’im­pu­ni­té qui les a carac­té­ri­sées ont en quelque sorte déter­mi­né des types de tra­jec­toires dif­fé­rents. Pour les hommes, les des­tins pos­sibles au début de la deuxième guerre se sont par­ta­gés entre com­battre contre les forces fédé­rales, puis contre les forces tchét­chènes dites pro­russes ; s’en­ga­ger dans les milices tchét­chènes dites pro­russes au fur et à mesure de leur créa­tion et des recru­te­ments qu’elles opé­raient ; ou fuir. Ces trois tra­jec­toires témoi­gnaient du fait que vivre en Tchét­ché­nie sans être armé et/ou affi­lié à un groupe armé (forces de l’ordre/résistance, grou­pe­ments cri­mi­nels, etc.) pou­vait repré­sen­ter un risque en matière de sécu­ri­té per­son­nelle, au moins tout autant voire plus qu’être jus­te­ment en pos­ses­sion d’armes. Au début de la guerre, le départ de dizaines de jeunes vers la « forêt » (où sont cachés les com­bat­tants) a été en large par­tie déter­mi­né par la conduite par les forces fédé­rales de « net­toyages » menés à grande échelle, sui­vis de rafles et de tor­tures pour obte­nir des aveux. Après un tel pas­sage à la « ques­tion », nom­breux furent ceux qui n’a­vaient d’autre alter­na­tive que de rejoindre les « boe­vi­ki ». Reve­nir tra­vailler dans la vie civile ensuite, le cas échéant, sup­po­sait for­cé­ment une pro­tec­tion, les logiques de ven­geance pou­vant jouer dans les deux sens.

À par­tir de 2003, la poli­tique de tchét­ché­ni­sa­tion poli­tique (vote d’une Consti­tu­tion, ins­tau­ra­tion d’une admi­nis­tra­tion et de cadres poli­tiques tchét­chènes, etc.) et mili­taire (créa­tion de forces tchét­chènes ad hoc rat­ta­chées aux struc­tures de forces russes ou aux struc­tures de forces de la répu­blique) s’est tra­duite par un trans­fert pro­gres­sif d’at­tri­bu­tions poli­tiques et mili­taires par les forces fédé­rales à des forces tchétchènes.

La plu­part des rafles et opé­ra­tions spé­ciales, répres­sions, exac­tions, ont com­men­cé à impli­quer des Tchét­chènes, aggra­vant les ten­sions intrat­chét­chènes, le poids des dettes de sang inter­cla­niques ou inter­fa­mi­liales et l’ex­trême ato­mi­sa­tion d’une socié­té où la méfiance et la peur deve­naient omni­pré­sentes. Paral­lè­le­ment, les forces russes, tou­jours pré­sentes en grand nombre — éva­lué encore en 2003 – 2004 à 80 000, il serait plus près de 25 – 35 000 aujourd’­hui -, sont moins visibles, davan­tage en retrait.
En outre, comme pou­vait le sug­gé­rer un inter­lo­cu­teur au cours de l’é­té 2007, est-on dans la situa­tion où « Kady­rov n’a[urait] plus besoin de recou­rir à des rafles mas­sives ou à un fort volume d’exac­tions dans les pri­sons pour assu­rer son auto­ri­té, dans la mesure où ceux qui sont res­tés sur le ter­ri­toire tchét­chène lui font allé­geance, et ses enne­mis les plus déter­mi­nés sont soit par­tis, soit morts, soit ne consti­tuent plus que de petits grou­pus­cules armés com­pa­rables à des abreks1 ? » Si l’on suit cette hypo­thèse, pour­rait-on pour autant en déduire que le conflit est « réso­lu » ? Ou est-on dans une sorte de temps sus­pen­du, où l’ab­sence d’af­fron­te­ment de grande ampleur n’est pas pour autant syno­nyme de fin de conflit, et a for­tio­ri de règle­ment du conflit, tant les pas­sifs res­tent pré­sents dans les mémoires, non seule­ment les griefs « anciens » (colo­ni­sa­tion très vio­lente au XIXe siècle, dépor­ta­tion au XXe), mais bien sûr aus­si les vio­lences récentes ?

Ceux d’ici et ceux de là-bas

La nette réduc­tion de la résis­tance, en nombre comme en termes d’adhé­sion de la popu­la­tion et de sou­tien, peut-elle être ana­ly­sée comme la vic­toire de l’É­tat russe sur les vel­léi­tés indé­pen­dan­tistes tchét­chènes du début des années nonante et ses diverses incar­na­tions ? Peut-on par­ler d’un « assè­che­ment » de la résis­tance, du fait de la forte chute du sou­tien de la population ?

Abor­der cette ques­tion per­met d’en poser une autre, qui ren­voie cette fois à la Tchét­ché­nie, dans quel État ? Est-on face à un État un peu par­ti­cu­lier, État tchét­chène dans l’É­tat russe, un « État dans l’É­tat » qui serait par­ve­nu à obte­nir de Mos­cou de quoi assu­rer un pou­voir d’U­bu-roi per­met­tant à ce der­nier de défier Mos­cou à la pre­mière occa­sion ? Ou le pré­sident tchét­chène est-il si dépen­dant de Mos­cou qu’à la pre­mière dif­fi­cul­té, Mos­cou aurait tous les moyens d’exer­cer et de main­te­nir son contrôle sur la Tchét­ché­nie ? Alors que sont fré­quentes les obser­va­tions selon les­quelles Kady­rov aurait réus­si à obte­nir de Mos­cou en termes finan­ciers, maté­riels, mais aus­si bien sûr de pré­ro­ga­tives poli­tiques et de sécu­ri­té, bien davan­tage que ce dont auraient pu rêver les deux pré­si­dents indé­pen­dan­tistes de la Tchét­ché­nie post-sovié­tique D. Dou­daev et A. Mas­kha­dov réunis, on peut se deman­der quel est cet état/État kady­ro­vien à l’œuvre aujourd’hui.
L’ab­sorp­tion pro­gres­sive de forces indé­pen­dan­tistes (laïques ou isla­mistes, par­fois mêlées selon la conjonc­ture du moment, mais ayant pour point com­mun de s’op­po­ser à la poli­tique de Mos­cou et à celle de Kady­rov père puis fils) du côté du pou­voir en place pose une ques­tion. La conju­gai­son de la force et de la menace, à l’offre maté­rielle et à un mieux-être en matière de sécu­ri­té, sur fond de décré­di­bi­li­sa­tion crois­sante de la résis­tance pour cause d’ab­sence de pro­jet poli­tique arti­cu­lé, dans un contexte de tabou abso­lu sur toute alter­na­tive poli­tique et a for­tio­ri sur l’é­tat de la résis­tance armée, a eu rai­son de tout pro­jet alter­na­tif à la kady­ro­vi­sa­tion, pour le moment tout au moins.

La dia­spo­ra, dont une par­tie impor­tante est en Europe, comme le rap­pelle Mous­sa Bas­nou­kaev citant un chiffre de 60 000 à 65 000 per­sonnes réfu­giées dans dif­fé­rents États de l’U­nion euro­péenne a, comme dans toutes les his­toires dia­spo­riques, eu ten­dance à res­ter en « arrêt sur image » sur la situa­tion qu’elle a dû quit­ter, et donc ne par­vient que très dif­fi­ci­le­ment à éva­luer les chan­ge­ments à l’œuvre.
C’est ain­si que l’on voit une faille se creu­ser et les mal­en­ten­dus se mul­ti­plier entre deux par­ties d’un peuple sépa­rées par les aléas de la guerre, de la fuite, de la sur­vie, d’une façon ou d’une autre. D’un côté, cer­taines mou­vances de la dia­spo­ra res­tent fié­vreu­se­ment atta­chées à l’i­dée d’in­dé­pen­dance et consi­dèrent comme inac­cep­table de se « kady­ro­vi­ser », cette pos­ture mêlant bien sûr une large part d’a­mer­tume et éga­le­ment par­fois le sen­ti­ment d’a­voir tra­hi en quit­tant son pays, même si c’é­tait une ques­tion de sur­vie face à des menaces uni­voques. De l’autre, la vie qui conti­nue sur place, ou plus exac­te­ment qui reprend, dans de nom­breux domaines, s’ac­com­mo­dant alors du modèle dic­ta­to­rial, dans la mesure où c’est sous ce modèle qu’une vie un peu plus calme est pré­ci­sé­ment en train de se dessiner.

C’est aus­si dans ce pro­ces­sus de décou­plage entre « ceux d’i­ci », en Europe — la Bel­gique a, par exemple, accueilli envi­ron 7 000 réfu­giés tchét­chènes — et « ceux de là-bas », res­tés en Tchét­ché­nie, que la socié­té tchét­chène, éprou­vée par deux guerres et quinze années de désar­roi, se trouve prise. Tan­dis que « ceux d’i­ci » nour­rissent l’es­poir de ren­trer un jour, non sans craindre que ce ne soit, pour dif­fé­rentes rai­sons, défi­ni­ti­ve­ment impos­sible, « ceux de là-bas » se tiennent cois, comme s’il fal­lait tout d’a­bord prendre le temps de com­prendre ce qui s’est pas­sé, avant d’a­na­ly­ser sur quelles bases envi­sa­ger la Tchét­ché­nie de demain. Dans les deux cas, il en va de répa­ra­tion et recons­truc­tion, tant sur les plans maté­riel et phy­sique que psy­cho­lo­gique et moral.

Aude Merlin


Auteur

Aude Merlin est docteur en sciences politiques, chargée de cours à l'[Université libre de Bruxelles-> http://www.ulb.ac.be].