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Dernier minitrip avant la fin du monde

Numéro 7 Novembre 2024 par Anathème

novembre 2024

Qui n’a pas rêvé de retour­ner dans le pas­sé pour assis­ter à un évè­ne­ment his­to­rique ? S’asseoir sur les rives du Rubi­con pour voir César pas­ser avec ses légions ; depuis la plage, obser­ver une cara­velle appro­cher des côtes d’une ile qui ne s’appelle pas encore His­pa­nio­la ; don­ner un coup dans le tronc du pom­mier sous lequel Newton […]

Billet d’humeur

Qui n’a pas rêvé de retour­ner dans le pas­sé pour assis­ter à un évè­ne­ment his­to­rique ? S’asseoir sur les rives du Rubi­con pour voir César pas­ser avec ses légions ; depuis la plage, obser­ver une cara­velle appro­cher des côtes d’une ile qui ne s’appelle pas encore His­pa­nio­la ; don­ner un coup dans le tronc du pom­mier sous lequel New­ton fait la sieste ; ou encore, se pro­me­ner dans la forêt de Com­piègne le 11 novembre 1918.

Être témoin de ces moments déci­sifs, tout en se disant que les contem­po­rains, eux, ignorent sans doute qu’ils assistent à l’Histoire en train de se faire. La bonne d’Archimède, l’entendant crier « eurê­ka ! » dans la salle de bain, a‑t-elle com­pris de quoi il retour­nait ? Le cou­te­lier qui ven­dit à Char­lotte Cor­day un cou­teau de cui­sine à manche d’ébène eut-il quelque hési­ta­tion ? Le com­mu­ni­ty mana­ger qui, en 2010, publia « Alea jac­ta est » sur le compte Twit­ter d’Alexander De Croo avait-il conscience de la por­tée de son geste ?

Les choses sont telles que, bien sou­vent, la foule conti­nue de vaquer à ses occu­pa­tions quo­ti­diennes tan­dis que la frôle le train de l’Histoire. Seul un regard rétros­pec­tif ren­dra jus­tice à ce moment, par­fois des siècles plus tard.

Faut-il dès lors demeu­rer sur le qui-vive, à l’affut de tout ce qui pour­rait annon­cer un chan­ge­ment du cours de notre civi­li­sa­tion ? S’interroger sur les bou­le­ver­se­ments que pour­rait pro­vo­quer la énième rodo­mon­tade en ligne d’un poli­tique en mal de publi­ci­té ? Se deman­der si cette magné­ti­seuse n’aurait pas enfin com­pris la nature quan­tique et vibra­toire du monde et trou­vé le moyen d’y faire régner une paix éter­nelle ? Soup­çon­ner que cette appli­ca­tion de détec­tion de men­songe pour smart­phone consti­tue bien une révo­lu­tion qui chan­ge­ra la face de notre socié­té ? Croire qu’envoyer des êtres humains sur Mars est le pré­lude de péré­gri­na­tions dans l’hyperespace en com­bi­nai­son de Spandex® ?

Certes, on ne peut exclure qu’une des per­son­na­li­tés poli­tiques, qui sol­li­cite nos suf­frages, puisse un jour avoir une idée de nature à chan­ger le cours d’un ruis­seau, ou le des­tin d’une rue, voire d’un quar­tier de sa com­mune… en attendre plus semble ter­ri­ble­ment hasar­deux. Du reste, à quoi bon prendre des risques ? La vie est courte et les moments his­to­riques plu­tôt rares. Mieux vaut parier sur une valeur sûre… Nous nous bous­cu­le­rons peut-être un peu sur les bords du Rubi­con, mais nous pour­rons dire « j’y étais ! » Peut-être même serons-nous en mesure de dire « J’en étais ! J’ai aidé César à tra­ver­ser, j’ai don­né à boire à un de ses hommes, j’ai tenu la bride du che­val d’un de ses centurions ! »

Mais, aujourd’hui, à quel évè­ne­ment his­to­rique pou­vons-nous par­ti­ci­per à coup sûr ? Au réchauf­fe­ment cli­ma­tique, par­di ! Nous vivons un moment unique dans l’Histoire humaine, et même pla­né­taire, excu­sez du peu ! Nous sommes pré­ve­nus de sa sur­ve­nance depuis des décen­nies, des scien­ti­fiques tou­jours plus nom­breux et tou­jours plus caté­go­riques nous annoncent, sinon la fin du monde, en tout cas la fin d’un monde, avec son lot de cata­clysmes, de souf­frances, puis de conflits, de ter­reur et, qui sait, de mas­sacres, d’oppressions et d’obscurantisme. C’est une occa­sion unique et une affaire sans risque !

Oh, nous enten­dons bien les esprits cha­grins qui nous disent qu’il est encore pos­sible d’éviter la catas­trophe… mais nous les voyons hési­ter : ils se font plus rares, ils ne nous pro­posent plus que d’éviter le pire. Quelle erreur nous ferions en les écou­tant ! Vou­lons-nous vrai­ment nous absor­ber dans une vaine agi­ta­tion et rater le spec­tacle que l’on nous pro­met ? Cer­tai­ne­ment pas !

Au diable la fri­lo­si­té ! Nous n’avons pas reje­té le prin­cipe de pré­cau­tion, igno­ré tous les aver­tis­se­ments, trans­gres­sé toutes les limites et inter­pré­té à contre­sens mille gra­phiques de tem­pé­ra­tures pour renâ­cler au der­nier moment. La seule chose qu’il nous faut craindre, c’est de rater le spectacle.

Je m’adresse sur­tout, ici, à celles et ceux qui sont aux com­mandes de la socié­té, les hommes et femmes entre 40 et 65 ans qui occupent les postes de déci­sion, qui ont le pou­voir éco­no­mique, sym­bo­lique, média­tique et pour­raient encore chan­ger notre cap. Vous n’avez plus réel­le­ment de chance d’éviter la confla­gra­tion, tenez-vous vrai­ment à en ralen­tir la sur­ve­nue, au risque de mou­rir à la veille du spec­tacle ? Avez-vous encore 30 ans devant vous ? Cette boule dans votre sein droit, cette sen­sa­tion d’essoufflement quand vous mon­tez l’escalier, cette rai­deur de vos membres au réveil vous lais­se­ront-elles le temps de vivre les années cru­ciales qui viennent ?

Ne pre­nez pas de risques, hâtez les choses ! Certes, vu votre niveau de vie, vous contri­buez très lar­ge­ment à la sur­ve­nue de la catas­trophe, mais vous pou­vez faire mieux. Renon­cez au vélo et au train, rem­plis­sez votre cuve de mazout, ouvrez les fenêtres, chauf­fez votre pis­cine à 25°C et visi­tez les capi­tales du monde entier. Pré­ci­pi­tez-vous à New York, à Rio, à Venise, à Mum­bai avant qu’elles ne soient sous eau. Visi­tez les gla­ciers du Népal avant qu’ils n’aient fon­du. Tra­ver­sez la Thaï­lande en 4x4 avant que le cli­mat n’y soit mor­tel ! Lâchez-vous !

Entre ces moments, pro­fi­tez du spec­tacle ; écri­vez des vers impé­ris­sables sur les affres d’un monde qui meurt ; pre­nez héroï­que­ment la pose devant les char­niers, au milieu des tem­pêtes, face au désert qui avance. Et sur­tout, sur­tout, n’oubliez jamais la chance que vous avez d’avoir pu pas­ser l’essentiel de votre vie dans un confort inso­lent avant d’assister aux pre­mières loges à la plus grande confla­gra­tion que l’humanité ait connue.

Quel dom­mage, nos petits-enfants ne seront pas là (et nous non plus) pour nous entendre racon­ter nos sou­ve­nirs de l’époque tré­pi­dante dans laquelle nous entrons 

Anathème


Auteur

Autrefois roi des rats, puis citoyen ordinaire du Bosquet Joyeux, Anathème s'est vite lassé de la campagne. Revenu à la ville, il pose aujourd'hui le regard lucide d'un monarque sans royaume sur un Royaume sans… enfin, sur le monde des hommes. Son expérience du pouvoir l'incite à la sympathie pour les dirigeants et les puissants, lesquels ont bien de la peine à maintenir un semblant d'ordre dans ce monde qui va à vau-l'eau.