Démographie (version longue)
La démographie est devenue un sujet politique à la mode. Dans son discours annuel pour 2020, le président Vladimir Poutine a placé les défis démographiques que connait la Russie au centre de ses priorités. En septembre 2019, Victor Orbán, le Premier ministre hongrois, a accueilli le troisième Sommet démographique de Budapest en présence de hauts dirigeants de plusieurs pays d’Europe centrale et orientale. Plus à l’ouest, le gouvernement espagnol a nommé Elena Cebrián Calvo secrétaire générale pour le Défi démographique et Ursula von der Leyen a créé un poste de vice-présidente pour la Démocratie et la Démographie, confié à l’ancienne eurodéputée de centre droit Dubravka Šuica. En bref, la démographie n’a pas connu une telle popularité à l’échelle politique depuis longtemps.
La démographie est devenue un sujet très à la mode ces derniers temps, surtout dans certains cercles politiques. Dans son discours annuel pour 2020, le président Vladimir Poutine a placé les défis démographiques que connait la Russie au centre de ses priorités. En septembre dernier, Victor Orban, le Premier ministre hongrois, a accueilli le troisième Sommet Démographique de Budapest en présence de hauts dirigeants de plusieurs pays limitrophes d’Europe centrale et orientale. Plus à l’ouest, le gouvernement espagnol a nommé Elena Cebrián Calvo secrétaire général pour le Défi démographique et Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne depuis 2019, a créé un poste de vice-présidente pour la Démocratie et la Démographie, confié à l’ancienne eurodéputée de centre droit Dubravka Šuica. En bref, la démographie n’a pas connu une telle popularité à l’échelle politique depuis longtemps.
Certes le sujet a longtemps été délaissé par le monde politique européen qui considérait que les défis démographiques étaient synonymes de questions de « surpopulation » dans les pays du Sud, se contentant d’aborder les enjeux de population en Europe à travers ceux liés aux droits sexuels et reproductifs. Or, le continent est bien confronté à ses propres défis démographiques, même s’ils sont multiples, hétérogènes et distincts de ceux observés dans d’autres régions du monde. On constate ainsi à la fois une décroissance démographique dans de nombreux pays résultant d’une multitude de facteurs (dont la chute de la natalité, l’émigration et le vieillissement de la population), un dépeuplement des zones rurales étroitement lié au phénomène d’urbanisation, une croissance démographique dans certains pays et régions européennes, des questions liées à la (sur)consommation et au changement climatique et la crise de l’accueil des réfugié·e·s qui a éclaté en 2015.
Tendances démographiques mondiales et européennes
À l’échelle internationale, l’Organisation des Nations unies (ONU) a émis l’an dernier trois scénarios concernant l’évolution de la population mondiale à l’horizon de 2050. Alors qu’un premier scénario, « optimiste », envisage une augmentation de la population mondiale de 7,7 milliards d’individus en 2019 à 9,4 milliards en 2050, un scénario médian prévoit une augmentation à hauteur de 10,9 milliards et un scénario « pessimiste » projette une population mondiale de 12,7 milliards d’individus d’ici trente ans. La grande partie de cette croissance démographique aurait lieu dans les pays du Sud, notamment en Afrique subsaharienne où vingt-six pays devraient au minimum doubler de population d’ici à 2050. La moitié de cette croissance serait concentrée dans neuf pays : l’Inde, le Nigéria, la République démocratique du Congo, le Pakistan, l’Ethiopie, la Tanzanie, les États-Unis, l’Ouganda et l’Indonésie (par ordre décroissant de contribution à la croissance démographique mondiale)1. Selon l’ONU, cette croissance démographique pourrait avoir des conséquences importantes, notamment si elle dépasse la croissance économique : les pays concernés s’appauvriraient d’année en année, rencontreraient davantage de difficultés à subvenir aux besoins de leur population et in fine pourraient ne pas être en mesure d’atteindre les Objectifs de développement durable.
Toutefois, aucun de ces scénarios n’est présenté comme une fatalité et les projections de l’ONU tiennent compte des différentes politiques qui pourraient être mises en œuvre par les gouvernements. Favoriser l’accès à la contraception volontaire, investir dans l’éducation (en particulier celle des filles) et dans la santé (surtout maternelle et infantile) pourraient sensiblement réduire la croissance démographique. De plus, des investissements ciblés dans ces domaines pourraient, d’ici une ou deux générations et en fonction des pays, permettre l’essor du pays concerné hors de la pauvreté en tirant profit du nombre de personnes actives en bonne santé et bien éduqués par rapport au nombre de personnes dépendantes (enfants et personnes âgées). Ce phénomène de réduction de la pauvreté est souvent cité en exemple comme partie intégrante du modèle de développement économique des Tigres asiatiques tels que la Corée du Sud, Singapour ou encore la Thaïlande des années 1950 aux années 1990. Le résultat de ces investissements ciblés, également appelé le dividende démographique, a été encouragé ces dernières années par certains des grands acteurs du développement international, au premier rang desquels l’ONU, la Banque mondiale et la Fondation Bill et Melinda Gates.
Toutefois, l’approche holistique que propose la voie du dividende démographique est inopérante pour les pays confrontés au phénomène inverse de décroissance démographique2. La plupart les pays confrontés à cette décroissance se trouvent en Europe, plus précisément en Europe centrale et orientale. Ainsi, alors qu’à l’horizon 2050 de nombreux pays africains auront connu une importante augmentation de leur population, la Bulgarie pourrait avoir perdu 38.6% de sa population, la Roumanie 30,1%, la Bosnie-Herzégovine 29%, la Serbie 23,8%, la Croatie 22,4%, la Hongrie 20% et la Pologne 15% par rapport à 1990.
Des interrogations sur les tendances démographiques sont donc légitimes dans une grande partie de l’Europe et méritent l’attention de décideurs politiques qui devront prendre des décisions ambitieuses pour l’avenir de leur pays et de leur population, dans le but notamment d’assurer le financement de la sécurité sociale, de prioriser certains investissements (par exemple choisir entre des écoles maternelles et des maisons de repos) et de se concentrer sur le nombre de personnes actives qualifiées disponibles pour s’occuper d’une population vieillissante. Ces pays risquent donc de vieillir avant de devenir prospères et se considèrent pour cette raison confrontés à un véritable « défi démographique ». Celui-ci crée un climat anxiogène, poussant certains dirigeants à qualifier la décroissance démographique de menace existentielle pour leur pays, leur nation et leur culture. Ces enjeux méritent des réponses concrètes permettant de formuler des actions politiques adaptées. À l’inverse, l’absence de solution risque de générer une forme de panique nationale déjà observable dans certains pays.
Désistement intellectuel et institutionnel en Europe
Malheureusement, l’Europe semble être actuellement victime d’un vide intellectuel politique et institutionnel à ce niveau et les expert·es en matière d’analyse des méthodes et des outils d’étude de la démographie n’ont plus accès à la décision politique. Depuis la fin des années 1990, les institutions internationales basées en Europe se sont progressivement dessaisies des questions de démographie. En guise d’exemple, la Commission économique de l’ONU pour l’Europe (CEE-ONU) basée à Genève a vu son mandat fortement réduit, ne pouvant plus aborder certaines questions dont les enjeux de population dans leur globalité. La CEE-ONU n’a plus la capacité institutionnelle de recevoir et d’analyser les données démographiques de chaque pays afin d’élaborer des recommandations sur la base de tendances régionales lors de la remise des rapports quinquennaux nationaux sur la mise en œuvre du Programme d’action de la Conférence internationale du Caire sur la population et le développement (CIPD, 1994). En termes politiques, cela signifie également que les réunions régionales onusiennes en matière de démographie se tiennent à un niveau strictement technique en Europe plutôt qu’à l’échelle intergouvernementale, à l’inverse de toutes les autres régions du monde3.
Cette approche technique se traduit par une portée moins conséquente des conclusions européennes4 et in fine par une préoccupation moindre à l’égard des spécificités démographiques européennes. Il faut noter que l’Europe est la seule région au monde où la Commission économique onusienne ne dispose pas d’un mandat en matière de démographie. Un désistement similaire s’est produit au Conseil de l’Europe avec la suppression en 2000 du Comité directeur sur la population5, qui regroupait les expert·es des gouvernements nationaux des quarante-sept pays membres du Conseil de l’Europe sur les enjeux de population et de démographie. Plus récemment, la sous-commission Population de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a fait les frais de ce désintérêt institutionnel.
Des tentatives d’explication : « hiver démographique », « grand remplacement » et « idéologie du genre »
Face à un tel vide institutionnel, il n’est pas étonnant que ce ne soit pas les expert·e·s les plus qualifié·e·s scientifiquement et intellectuellement qui occupent l’espace politique et médiatique. Le vide institutionnel et l’absence d’une expertise scientifique et intellectuelle ont laissé place aux faux·sses expert·e·s et autres charlatans pour avancer des explications alternatives conspirationnistes et proposer des solutions populistes.
Selon une première explication, l’Europe serait confrontée à un « hiver démographique ». Élaboré dès les années 1980 par le prêtre catholique belge Michel Schooyans et l’intellectuel français Gérard-François Dumont6, la notion d’hiver ou crash démographique pose que le taux de natalité d’une population, en devenant inférieur au taux de mortalité, conduit progressivement à un vieillissement puis à un effondrement de la population. Ce concept a été popularisé en 2008 avec le film du réalisateur américain Rick Stout Demographic Winter : The decline of the human family (en français : Hiver démographique : le déclin de la famille humaine), qui a été puissamment relayé par la droite chrétienne américaine. Selon le scénario, un hiver démographique dévasterait des nations entières, laissant des sociétés incapables de se reproduire et de s’occuper de leurs populations âgées, avec en arrière-plan, la perspective de pays entièrement vidés de leurs populations autochtones, laissant la place à des populations d’immigré·es issus d’autres cultures. En condamnant à leur disparition nations et ethnies, l’«hiver démographique » mènerait donc à long terme l’ensemble de la civilisation européenne, occidentale et chrétienne à sa perte.
Une deuxième tentative d’explication, le « grand remplacement », soutient que des forces occultes (notamment des acteurs « mondialistes » probablement financés par des mécènes étrangers tels que George Soros) seraient à l’œuvre pour organiser le remplacement en masse des populations autochtones européennes (sous-entendu les populations blanches et chrétiennes) par la migration de personnes non blanches et non chrétiennes, notamment des populations de confession musulmane originaires du Proche-Orient, du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, des régions dont la croissance démographique est perçue comme galopante. Malgré des antécédents à la fin du XIXe siècle, la paternité de la version moderne de cette théorie est souvent attribuée à Renaud Camus7. Cette idée marginale et conspirationniste est apparentée à celle du « génocide des blancs » élaborée par des groupes racistes et néonazis d’Amérique du Nord et a été invoquée lors de nombreux actes de violence envers des immigrants et des personnes de confession musulmane au cours de ces dernières années. Cette théorie, reprise et adaptée dans de nombreux contextes nationaux et locaux, évoque donc l’existence d’un complot international visant à la chute de la civilisation européenne, occidentale et chrétienne.
Selon une troisième tentative d’explication, la décroissance démographique en Europe serait le résultat logique de la promotion d’une « idéologie du genre » qui dérèglerait les sociétés en détruisant la famille nucléaire, en défendant des modes de vie alternatifs comme l’émancipation des femmes ou les droits humains des personnes LGBT+ et qui dissocierait l’acte sexuel de la procréation en encourageant la contraception ou l’IVG. Cette idéologie favoriserait ainsi l’«hiver démographique » et le « grand remplacement » en créant les conditions nécessaires au déclin de la natalité des peuples européens et chrétiens par le biais de la contraception moderne, de l’accès à l’IVG et de l’ouverture de la société aux questions de sexualité et de reproduction. Par contraste, d’autres cultures non « contaminées » par l’«idéologie du genre » seraient soutenues dans leur développement par un taux de reproduction plus élevé que celui des cultures européennes et chrétiennes. L’«idéologie du genre » serait donc une forme de maladie sociale qui encouragerait des comportements malsains et décadents, qui provoqueraient l’effondrement de la civilisation européenne, occidentale et chrétienne.
De marginales, au centre du débat politique
Ces trois tentatives d’explication des phénomènes démographiques en Europe ne sont en réalité que partiellement fondées sur des études en démographie classique et s’appuient sur des analyses simplistes de phénomènes complexes. Rejetées hors du consensus scientifique par la plupart des démographes crédibles, ces idées sont longtemps restées cantonnées aux confins de la marginalité idéologique de l’extrême droite et des milieux catholiques. Marginales, ces trois explications se sont pourtant récemment répandues dans la sphère politique et médiatique, propulsant les défis démographiques européens au cœur du débat. Elles ont obtenu le soutien de leadeurs d’opinion et d’ambassadeurs politiques, qui ont à leur tour créé des structures pour les approfondir, les disséminer et favoriser l’adoption et la mise en œuvre de politiques publiques. Tout cela a donné naissance à une véritable « alt-demography ».
La thèse d’un « hiver démographique » a ainsi trouvé ses premiers champions au sein du Vatican dans la personne des papes Jean Paul II et Benoît XVI, qui ont utilisé cet argument pour dépeindre les femmes qui décident d’avorter comme égoïstes et superficielles et insinuer que ces décisions individuelles auraient des conséquences néfastes sur la société dans son ensemble (Hodgson, 2014)8. Cette démarche jugée « antisociale » impliquerait ainsi, selon un ancien président du Conseil pontifical pour la famille, que des « pays se retrouvent confrontés aux conséquences graves d’un ‘hiver démographique’ prolongé »9.
Ce message a ensuite été relayé par des hommes et femmes politiques membres du Parti populaire européen (PPE), qui ont lancé plusieurs initiatives sur cette thématique. Par exemple, le député italien Luca Volontè a déposé une proposition de résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe intitulée « L’hiver démographique et l’avenir de l’Europe » en janvier 2010. En 2016, la députée norvégienne Kristin Ørmen Johnsen a déclaré lors de la publication de son rapport sur « L’incidence de la dynamique démographique européenne sur les politiques migratoires » que « les pays du Conseil de l’Europe sont particulièrement concernés par un “hiver démographique”: le taux de fécondité a diminué jusqu’à un niveau moyen de 1,5 enfant par femme, soit le plus faible du monde. L’intensité de “l’hiver démographique” varie selon les pays, ce qui engendre des évolutions démographiques divergentes ». Enfin, en 2017, le groupe PPE au Comité des Régions a organisé un séminaire sur le thème « Transformer “l’hiver démographique” en un nouveau printemps démographique » à Budapest. La notion d’«hiver démographique », telle que communiquée par les instances de l’Église catholique, s’est donc immiscée au cœur du discours de la plus grande famille politique d’Europe, normalisant ainsi une idée à l’origine profondément marginale.
La propagation de la théorie du « grand remplacement » semble quant à elle suivre un tout autre type de parcours. Un rapport de 2019 du think tank britannique Institute for Strategic Dialogue (ISD)10 retrace la dissémination de cette doctrine sur les réseaux sociaux par des groupuscules d’extrême droite, puis son relais par des médias alternatifs, jusqu’à son arrivée dans les partis politiques d’extrême droite et de la droite autoritaire et populiste. La théorie du « grand remplacement » aurait également franchi les barrières linguistiques en partant des milieux intellectuels d’extrême droite francophone pour atteindre en quelques années les réseaux sociaux anglophones et devenir une idée de portée mondiale évoquée par des personnalités telles que le président américain Donald Trump ou le Premier ministre hongrois Victor Orbán. Dans le contexte de la crise de l’accueil des réfugiés de 2015, la notion de « grand remplacement » est ainsi devenue une des théories le plus souvent utilisées par les partis politiques d’extrême droite ou populistes en Allemagne (AfD), en Autriche (FPÖ), en Belgique (Vlaams Belang), en France (Rassemblement national), en Hongrie (Fidesz) et aux Pays-Bas (PVV) pour critiquer les politiques migratoires des pays européens (Davey & Ebner, 2019).
Pour terminer, l’«idéologie du genre » a été progressivement adoptée par les structures de l’Église catholique et du Saint-Siège comme grille de lecture d’une évolution des mœurs en matière de sexualité vécue comme une forme de défaite, mais aussi comme une approche stratégique pour organiser leur contre-offensive11. Cette notion a ensuite été relayée par les structures ecclésiastiques et de nombreuses associations confessionnelles et a été à l’origine et au cœur de mobilisations touchant à un large éventail de questions sociétales à travers l’Europe et l’Amérique latine (Datta et Paternotte, 2020). Les victimes collatérales de ces mobilisations ont été en premier les droits des femmes et les droits des personnes LGBT+ mais également les mécanismes de protection contre les violences et discriminations à leur encontre (Datta & Paternotte 2020).
Les nouveaux champions de la démographie
Ces tentatives d’explication alternatives des enjeux démographiques ont fait l’objet de multiples croisements et sont aujourd’hui utilisées à des fins diverses. Ainsi, dans son allocution lors du « Sommet démographique de Budapest » de 201912, Victor Orbán a successivement évoqué ces trois grandes tentatives d’explication tout en clarifiant au préalable que « la première condition au succès du modèle démographique hongrois est son fondement sur l’idée que la chrétienté doit être renforcée en Europe »13. Il explique « que, pour une communauté nationale de la taille des Tchèques, des Serbes ou des Hongrois, il n’est pas difficile avec la continuation des tendances démographiques négatives de mathématiquement concevoir qu’il n’y aura un jour qu’un seul dernier survivant pour éteindre la lumière : nous sommes face avec une extinction possible »14. Ensuite, Orbán évoque explicitement la notion de « grand remplacement » en déclarant : « Si l’avenir de l’Europe est d’être peuplé par des peuples autres qu’européens et que nous acceptons cela comme un fait en pensant que c’est naturel, alors effectivement nous consentons à ce remplacement de la population, à un processus par lequel la population européenne sera remplacée. Ceci n’est pas l’objet de la conférence, mais à mon avis il y a des personnes qui ont ceci comme fondement de leur politique : il y a des forces politiques en Europe qui, pour des raisons idéologiques ou autres, veulent un remplacement de la population »15.
Enfin, Victor Orbán puise dans le vocabulaire des promoteurs de l’«idéologie du genre » en expliquant que « les Hongrois croient que chaque enfant a droit à une mère et à un père. Cela veut dire quand nous parlons de famille et de soutenir la famille nous soutenons les familles traditionnelles et nous protégeons le modèle de la famille traditionnelle »16.
Ces idées ne percolent pas seulement à Budapest. À Bruxelles, la conférence des présidents du nouveau Parlement européen élu en mai 2019 a approuvé la mise en place d’une structure dédiée aux défis démographiques via la création d’un intergroupe sur le thème « défis démographiques, équilibre entre vie familiale et vie professionnelle et transition des jeunes ». Si on peut s’en réjouir, la composition de cet intergroupe révèle toutefois ses orientations politiques. Parmi les trente-et-un eurodéputé·e·s membres de l’intergroupe, seuls trois sont en effet issu·e·s du centre ou de la gauche, les autres membres appartenant aux groupes politique de la droite (13 PPE), de la droite dure (3 CRE) ou de l’extrême droite (9 ID). Selon de nombreuses ONG européennes actives en la matière, « cet intergroupe (…) qui a été établi par le PPE, le CRE et l’ID […] propose des actions basées sur une vision traditionnelle de la famille »17. À l’inverse, des organisations telles que la Fédération des associations familiales catholiques en Europe (FAFCE), qui a adopté une résolution pour un printemps démographique en avril 2018 et lancé un appel au Parlement européen pour un « Pacte européen de natalité » en octobre 2019, se sont réjouies de l’instauration d’un tel « forum inter-institutionnel de dialogue entre eurodéputés, société civile et Commission européenne »18. Celui-ci contribuera, selon cette ONG, à « mettre la famille au centre des politiques nationales afin que l’hiver démographique puisse devenir un printemps démographique pour donner sa forme au futur de l’Europe ».
Les mesures politiques directes et indirectes inspirées de la « alt-démography »
De nombreux gouvernements européens ont pris des mesures politiques concrètes et directes dans l’objectif de promouvoir la croissance démographique. La nature des mesures prises par certains gouvernements montre à quel point ces trois tentatives d’explication des défis démographiques influencent aujourd’hui les dirigeants politiques du continent.
D’une part, ces mesures mises en œuvre peuvent prendre la forme d’incitations financières visant à encourager les naissances. Lors de son allocution à la nation russe en janvier 2020, le président Vladimir Poutine a, par exemple, annoncé la prolongation jusqu’en 2026 du programme « capital maternel »19, qui consiste en une dotation accordée aux mères à partir du deuxième enfant, ainsi qu’une augmentation des allocations familiales mensuelles par enfant. Ces mesures devraient, selon le Kremlin, faire monter l’indice de fécondité à 1.7 d’ici 2024.
En Hongrie, la politique familiale hongroise comprend un subside de 32 000 euros pour les jeunes couples mariés, un soutien financier pour des crédits hypothécaires lors de la naissance d’un enfant et des exemptions fiscales pour les femmes accouchant d’un certain nombre d’enfants.
D’autre part, des mesures indirectes ont été prises afin de créer un environnement propice à la réalisation de ces objectifs démographiques. Celles-ci consistent à promouvoir « la famille » dans son modèle traditionnel, c’est-à-dire hétérosexuel et patriarcal, à qualifier la procréation de « responsabilité personnelle et individuelle du citoyen » et à rejeter l’idée que la population nationale puisse être « remplacée » par de nouveaux·elles arrivant·e·s. Elles ont des répercussions importantes et très concrètes, en particulier sur les droits de femmes, sur la situation des personnes LGBT+ et sur le traitement des questions migratoires.
Ainsi, l’approche hongroise vise à promouvoir la « famille traditionnelle » et encourager le mariage hétérosexuel. Dans cette optique, la ministre Novak a pu se féliciter en mars 2020 que le nombre de mariages en Hongrie soit le plus élevé depuis trente ans, ayant presque doublé depuis 2010 alors que les divorces ont diminué de près d’un tiers. Les mesures de son gouvernement serviraient donc à ralentir la décroissance démographique à moyen et long terme20. En Pologne, le gouvernement a permis à des acteurs de la société civile de lancer leurs propres initiatives pour la promotion de la famille. Une d’entre elles, élaborée par l’organisation d’extrême droite Ordo Iuris, a été poussée à l’extrême en 2019 avec le plaidoyer pour une « Charte des droits de la famille » à l’attention des pouvoirs locaux21. Décriée pour son objectif d’instaurer des « zones sans LGBTI », cette charte a été condamnée par le Parlement européen en décembre 2019 à la suite de son adoption par plus de quatre-vingt autorités locales (régions, municipalités, etc.)22.
En individualisant la responsabilité de procréer pour la nation, les gouvernements pro-natalistes tentent aussi bien d’encourager les femmes à avoir plus d’enfants que de les décourager de recourir à l’avortement. En 2012, alors Premier ministre, le président Erdogan a appelé les femmes turques à avoir « au moins » trois enfants tout en déclarant son hostilité à l’égard de l’avortement et de l’accouchement par césarienne (qui limiterait le nombre total de grossesses possibles). En 2013 – 2014, le gouvernement espagnol dirigé par Mariano Rajoy (PP) avait proposé de restreindre l’avortement avant de retirer son projet de loi sous la pression de l’opinion publique et des manifestations. Le leader actuel de ce même parti, Pablo Casado, a déclaré en 2019 à l’occasion des élections législatives que « si nous voulons financer les systèmes de retraite et de santé, il faut réfléchir à comment faire plus de bébés plutôt que des IVG ». Enfin, il convient de relever, en Pologne en 2017, l’initiative du programme national pour la santé (NPZ) qui encourageait les Polonais·e·s à s’accoupler « comme des lapins » via un clip de santé publique intitulé Króliczki (lapins) diffusé sur les chaines télévisées23.
Pour terminer, afin d’éviter le « remplacement de leurs populations », plusieurs gouvernements européens se sont attaqués aux différentes initiatives sur les enjeux de migration à l’échelle internationale. Les gouvernements hongrois et polonais ont ainsi systématiquement rejeté les accords sur les politiques migratoires de l’Union européenne, en particulier le plan de redistribution des demandeurs d’asile faisant suite de la crise de l’accueil des réfugiés de 2015. En février 2016, le gouvernement hongrois a même organisé un référendum contre cet accord24, remporté avec 98% des voix, malgré un taux de participation en dessous du quorum légal de 50 % nécessaire pour valider la consultation. En juin 2018, les parlementaires hongrois ont finalement adopté un ensemble de mesures visant à criminaliser l’assistance aux migrants25, y compris un amendement constitutionnel interdisant tout quota obligatoire de réfugiés26. Enfin en décembre 2018, plusieurs États membres de l’UE — dont l’Autriche, la Bulgarie, la Croatie, l’Italie, la Hongrie, la Pologne, et République Tchèque, la Serbie, la Slovaquie et la Suisse27 — ont rejeté le Pacte de l’ONU sur les migrations ou « Pacte de Marrakech », qui avait pour objectif d’encourager la coopération internationale pour « couvrir toutes les dimensions de la migration internationale ». Ce texte, non contraignant a été victime d’une ardente campagne de communication lancé par des groupes d’extrême droite qui ont présenté le contenu du pacte comme un préparatif au « grand remplacement »28 et son élaboration comme fondée sur la recherche de peuples de substitution29 afin de maintenir la croissance et la consommation.
Où sont les vraies solutions ?
À l’échelle nationale, les initiatives politiques évoquées dans cet article ont pour objectif principal d’améliorer la croissance démographique et pour objectifs secondaires d’augmenter la natalité, de faire baisser le nombre d’avortements et de décourager la migration ; trois visées directement inspirées par les notions d’« hiver démographique », de « grand remplacement » et d’«idéologie du genre ». Alors que la mise en œuvre de ces mesures est décriée dans les milieux progressistes comme une incarnation de l’univers dystopique décrit par Margaret Atwood dans La Servante écarlate, il semble judicieux d’interroger leur efficacité réelle. Après évaluation, il apparaît que ces mesures ont pour effet principal de renforcer une vision traditionnelle du rôle et de la condition des femmes plutôt que de réconcilier vie familiale et professionnelle30 et qu’elles ont un impact nul ou très marginal sur l’augmentation des naissances31. Toutefois, comme le souligne Eszter Kovats, ces mesures ont souvent été bien accueillies par l’opinion publique car elles constituent un (trop rare) exemple de politique sociale aidant financièrement des populations défavorisées dans leur vie quotidienne32.
Au niveau européen, la commissaire croate et vice-présidente de la Commission européenne pour la Démocratie et la Démographie Dubravka Šuica est chargée de diriger les travaux préparatifs à l’organisation d’une conférence sur l’Avenir de l’Europe en 2021. Lors de son audition devant le Parlement européen en automne 2019, elle a dû se dissocier de ces tentatives d’explication alternatives des enjeux démographiques sans toutefois préciser sur quel fondement théorique elle baserait son approche politique. Si les concepts d’«hiver démographique », de « grand remplacement » et d’«idéologie du genre » sont de mauvaises grilles de lecture, quelles seraient alors les solutions crédibles pour répondre aux défis démographiques européens ?
Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’appréhender en profondeur la complexité et les causes des enjeux démographiques qui traversent le continent européen, un exercice bâclé par les défenseur·ses des solutions simplistes précitées. Or, ces tendances démographiques, qui ne sont pas neuves, sont influencées par quatre facteurs : la productivité, le taux d’activité, l’immigration et la fertilité. À ce jour, les pays pro-natalistes se sont concentrés sur la promotion du seul facteur de la fertilité, en rejetant largement l’immigration et en négligeant l’impact de la productivité et du taux d’activité. Toutefois, les autres facteurs ont leur importance et doivent être appréhendés dans leur ensemble. Par exemple, éviter la question de l’immigration empêche de comprendre le phénomène de l’émigration, notamment celle des pays de l’Europe de l’Est vers l’Ouest. En effet, quand bien même les politiques natalistes de l’Europe de l’Est porteraient leurs fruits, en l’état actuel des choses, cela n’empêcherait pas les nouveaux nés d’aujourd’hui de continuer à migrer demain33.
L’UNFPA recommande aussi d’investir dans l’égalité de genre et le « capital humain » des sociétés. Dans des pays où les femmes ont un accès généralisé à l’éducation et au marché du travail, augmenter la natalité sans à la fois travailler à l’égalité des genres (notamment en faveur d’une meilleure répartition de la charge domestique) est une entreprise vouée à l’échec. Investir dans le « capital humain » impliquerait de plus des investissements stratégiques pour accompagner le vieillissement de la population afin de garantir une bonne santé à toutes et tous et ainsi améliorer à la fois l’activité économique et la qualité de vie de chacun·e.
Reste la question de la natalité. Loin d’être un continent de femmes égoïstes qui tournent le dos à la maternité, l’Europe connaît de multiples situations où les femmes et les couples souhaiteraient avoir davantage d’enfants, sans bénéficier d’un environnement économique et social le permettant. À charge des gouvernements de créer un environnement qui rende possible ce désir d’élargir sa famille tout en favorisant une stabilité en termes d’emplois, des aides familiales aux deux parents, une flexibilité dans l’organisation du travail et l’accueil des enfants en bas-âge.
Les solutions existent, encore faut-il la volonté politique de les mettre en œuvre. Dans cette perspective, espérons que Madame Šuica se tournera vers les propositions de démographes crédibles et reconnus pour alimenter l’approche de la Commission européenne sur ce sujet aussi concret qu’important. Et, ce faisant, qu’elle écartera les fausses « bonnes idées » des charlatans de la « alt-démography » qui ne proposent au final qu’un retour à un passé fantasmé où règne l’inégalité des genres pour la gloire de la nation.
Je remercie Alanna Armitage, Julie Pernet et Vincent Villeneuve pour la relecture de cet article et leurs commentaires précieux.
- United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division (2019). World Population Prospects 2019 : Highlights (ST/ESA/SER.A/423).
- Ce phénomène est en partie dû au fait que ces pays n’arrivent pas à atteindre le seuil de remplacement de 2,1 enfants par femme.
- Voir : Enabling Choices : Population Dynamics and Sustainable Development UNECE Regional Conference on ICPD+25, 1 – 2 ‑octobre 2018, Genève, Suisse, Palais des Nations, Salle XVIII.
- Voir : Chair’s Summary, Enabling Choices : Population priorities for the 21st Century, Genève 1 – 2 juillet 2013, Conférence régionale UNECE
- Délégués des ministres, Documents CM, CM(2000)111 29 août 2000, 724 Réunion, 4 octobre 2000, Comité européen sur la population (CDPO), vingt-cinquième rapport abrégé de la réunion (Strasbourg, 21 – 23 juin 2000).
- Gérard-François Dumont, Les conséquences géopolitiques de « l’hiver démographique » en Europe , juillet 2008
- Camus, Renaud, Le Grand Remplacement, Éditions David Reinharc, 2011
- Hodgson, Dennis, How Problematic Will Liberal Abortion Policies Be for Pro-Natalist Countries ? In Critical Issues in Reproductive Health, The Springer Series on Demographic Methods and Population Analysis 33, 2014 edited by Kulczycki, Andrezej
- Trujillo, cardinal Alfonso Lopez, président du Conseil pontifical pour la famille, La Famille et la Vie en Europe, Vatican, 2003
- Davey, Jacob & Ebner, Julia, « The Great Replacement : the violent consequences or mainstreamed extremism », 2019.
- voir l’article de David Paternotte dans ce numéro.
- Novák Katalin, 2019, « Hungarian Family Policy in the front ranks globally »
- Orbán Victor, 2019, discours du Premier ministre Victor Orban au troisième Sommet sur la démographie, 5 septembre 2019.
- Orbán, 2019
- Orbán, 2019
- Orbán, 2019
- AGE Platform Europe et Coface Families Europe, communiqué de presse conjoint, 20 décembre 2019
- Post Facebook de Vincenzo Bassi, président de la FAFCE, 20 décembre 2019.
- Voir Maternity (Family) Capital, Fond de pension de la Fédération de Russie
- State Secretary : Increase in number of marriages are cause for optimism.
- Ordo Iuris, 2019, Local government Charter of the Rights of the Family.
- Parlement européen, 2019, le Parlement condamne fermement les « zones sans LGBTI » en Pologne, communiqué de presse.
- Narodowy Program Zdrowia (ministère national pour la Santé), Króliczki (lapins), 2017
- Communiqué de presse, présidence de la République de Hongrie, 5 juillet 2016.
- Project de loi T/333 http://www.kozlonyok.hu/nkonline/MKPDF/hiteles/MK18097.pdf (Traduction non officielle en anglais https://www.helsinki.hu/wp-content/uploads/T333-ENG.pdf
- Septième amendement à la Constitution de Hongrie T/332, traduction non officielle en anglais : ici.
- En outre, l’[Estonie, le Danemark et les Pays-Bas n’ont pas été représentés à la conférence de Marrakech-https://www.liberation.fr/checknews/2018/12/06/quels-pays-se-sont-retires-du-pacte-de-marrakech-et-pourquoi_1696342].
- Cerulus, Laurens et Schaart, Eline, « How the UN migration pact got trolled — A far-right online (mis)information campaign changed European governments positions on an international migration deal », 1er mars 2019.
- « Au-delà du Pacte migratoire », La Libre, 14 décembre 2018
- Borozdina Ekaterina et Temkina Anna, « Maternity Capital Program » in Russia and Its Outcomes : Gender Perspective, Conference : XVIII ISA World Congress of Sociology, juillet 2014
- Kopeykina Valeria, « The maternity capital’s impact on birth intervals in Russia — Survival analysis of the transition from the 1st to 2nd child », Department of Sociology, Demography Unit (SUDA), Stockholm University, 2017 et Slonimczyk Fabián et Yurko Anna, Assessing the Impact of the Maternity Capital Policy in Russia Using a Dynamic Model of Fertility and Employment, IZA DP No. 7705, Forschungsinstitut zur Zukunft der Arbeit, Institute for the Study of Labor, octobre 2013
- Kovats Eszter, « Overcoming false dichotomies – in discussions about demography issues and beyond, Political Critique », décembre 2016
- Voir aussi Armitage Alanna, « What to do about Eastern Europe’s population crisis ? », UNFPA, 22 octobre 2019.
