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Démocratie et fédéralisme : pour que la hargne ne se transforme pas en haine
Le 25 septembre, le président du SP.A, Steve Stevaert a traité de « parvenus » les responsables des partis C.D.H. et Écolo qui s’opposaient à un accroissement des vols de nuit au-dessus de Bruxelles. Deux jours après les élections régionales du 13 juin, le même qualificatif avait été employé par Luc Delfosse dans Le Soir pour décrire le million […]
Le 25 septembre, le président du SP.A, Steve Stevaert a traité de « parvenus » les responsables des partis C.D.H. et Écolo qui s’opposaient à un accroissement des vols de nuit au-dessus de Bruxelles. Deux jours après les élections régionales du 13 juin, le même qualificatif avait été employé par Luc Delfosse dans Le Soir pour décrire le million de suffrages exprimés en faveur du Vlaams Blok (voir La Revue nouvelle de juillet). La hargne, mélange d’aigreur et d’amour-propre blessé, semble s’installer durablement dans le langage politique belge. Elle est nourrie par de réels désaccords — idéologiques, financiers, territoriaux -, mais aussi par une profonde ignorance de l’autre qui a tendance à les renforcer dans une sorte de spirale infernale de l’offense et de l’humiliation. De la hargne à la haine, il n’y a guère de distance. Autant dès lors s’en prémunir le plus possible si l’on veut s’assurer que la résolution des conflits belges reste pacifique. Comment ?
Les problèmes communautaires et interrégionaux ne sont pas artificiels
D’abord en cessant de considérer que les tensions entre les responsables politiques communautaires et régionaux sont des productions artificielles. Dire que « ce sont les politiciens qui provoquent les problèmes communautaires », comme on l’entend souvent, revient à nier l’existence de désaccords entre communautés, voire entre régions, comme c’est le cas dans la question de la gestion des nuisances produites par l’aéroport de Zaventem. Nier que ces désaccords existent, c’est non seulement nier qu’il puisse y avoir des différences d’approches ou des divergences d’intérêts entre Flamands et francophones, Wallons ou Bruxellois, c’est également s’exposer au risque qu’elles éclatent un jour ou l’autre sous une forme plus brutale. Enfin, et surtout, faire des représentants démocratiquement élus les producteurs de ces conflits, c’est remettre en question le fondement même de leur légitimité, à savoir leur capacité à protéger la société de la violence. C’est donc ouvrir la porte à toutes les dérives antidémocratiques, qui, comme on l’a vu assez dans l’histoire, ne règlent rien mais ne font qu’exacerber les conflits.
Mais cela n’exonère évidemment pas les politiques de toute responsabilité dans la montée des périls. Si tous les pompiers ne sont pas pyromanes, certains succombent parfois à la fascination des flammes. Ou sont victimes du manque de prévoyance des bâtisseurs. C’est sans doute le cas de la maison Belgique qui, au cours des dernières décennies, a évolué vers un système qui n’est ni purement fédéral, ni purement confédéral, mais qui a tendance à cumuler les désavantages des deux systèmes. Parce qu’il contraint encore trop les autonomies tout en ne permettant pas la construction d’un véritable point de vue « national » ou « fédéral » commun. Les blocages que connait actuellement la démocratie belge sont notamment imputables au fait qu’aucun de ses représentants démocratiques ne tire sa légitimité de suffrages qu’il aurait recueillis sur l’ensemble du territoire du pays.
Le système institutionnel belge est perfectible
Mais même en admettant qu’une telle réforme puisse jamais voir le jour (par exemple en faisant élire une partie « substantielle » des députés ou des sénateurs dans une circonscription nationale s’étendant d’Ostende à Arlon), cela signifierait-il pour autant que nous ayons fait un grand pas dans la prévention des conflits communautaires et interrégionaux ? Il ne faut pas se bercer de trop d’illusions. La représentation ne fait pas toute la démocratie. Autrement dit, sans un espace public commun, à savoir sans un débat construit collectivement autour de valeurs absolument partagées, le Parlement n’est qu’une caisse de résonance fêlée, incapable d’entrer en communication avec la société. Or la Belgique n’a plus (en a‑t-elle jamais eu ?) d’espace public commun aux Flamands, aux Wallons et aux Bruxellois. Les Communautés disposent de leurs propres espaces publics, d’ailleurs bien mal en point. En dehors du Parlement fédéral, il n’y a plus — pourvu qu’il y en ait jamais eu — de lieux où se construisent des points de vue communs sur la vie politique belge ; et quand les espaces flamand et francophone se mettent à communiquer, c’est souvent pour produire le conflit plutôt que l’apaisement. Non seulement il y a de moins en moins de regards portés sur ce qui se passe dans l’autre communauté, mais quand, par hasard, le même objet est regardé, ce n’est généralement pas du tout la même chose qui est vue ou qui est dite. Ni vision commune, ni langage commun.
La crise des vols de nuit l’illustre bien. Mais le différend aérien n’est rien à côté de ce qui pourrait se passer le jour où, par exemple, un Vlaams Blok rebaptisé entrerait au gouvernement flamand. Science-fiction ? Pas du tout. La probable confirmation de la condamnation du parti extrémiste pour racisme entrainera son changement de nom et quelques professions de foi démocratiques de ses leaders légèrement reconditionnés. Elles devraient sans doute largement suffire à des représentants de la droite démocratique flamande trop impatients de mettre un terme au cordon sanitaire et aux peu enivrantes aventures des coalitions arc-en-ciel, violettes et tripartites. De même, les médias flamands qui, dans leur immense majorité, ont contribué à banaliser le Vlaams Blok, n’auraient-ils plus la moindre gêne (il est vrai qu’il ne leur en reste déjà plus beaucoup) à lui ouvrir leurs colonnes et leurs plateaux. Quelle serait alors l’attitude des hommes politiques francophones ? Pourraient-ils se réunir en comité de concertation avec un gouvernement comprenant des héritiers directs de la collaboration fasciste et antisémite du V.N.V. ? Se contenteraient-ils de lancer des appels à boycotter la Côte flamande, comme d’autres, il n’y a guère, ne voulurent plus aller skier en Autriche ? Il y a là un risque très clair de blocage des institutions qu’il ne faut pas sous-estimer et qui est précisément l’objectif politique poursuivi par un Vlaams Blok désireux d’enfin parvenir à faire crever la Belgique.
Le mouvement flamand et la fin infinie de la Belgique
Tout se passe en fait comme si le monde politique flamand était pris à son propre piège. Le mouvement d’autoaffirmation au cœur de l’émancipation flamande s’est accompagné d’un processus de différenciation et d’exclusion qui a formé un terreau propice au développement d’un parti xénophobe. Aussi, la montée de l’extrême droite qu’on enregistre dans tous les pays européens (en ce compris la Wallonie !) prend-elle un tour très risqué en Flandre, parce qu’elle vient se superposer à un mouvement « national » de rejet de la Belgique et de tout l’édifice institutionnel patiemment mis en place au cours des quarante dernières années. Conscients de cette menace qu’ils ont eux-mêmes construite, les partis traditionnels flamands en conçoivent un sentiment d’impuissance qui explique l’agressivité dont ils témoignent parfois à l’égard des francophones lorsqu’ils s’opposent à la dynamique flamande, comme c’est le cas avec la revendication de scission de l’arrondissement de Bruxelles-Halle-Vilvorde, ou lorsque la Région bruxelloise exprime une voix clairement autonome qui ne cadre pas avec le schéma bipolaire du mouvement flamand.
Du côté francophone, les politiques et les médias, mais aussi les citoyens, semblent sortir tout doucement de leur indifférence traditionnelle à ces questions. Mais, comme de coutume, il a fallu attendre que les crises surviennent pour que l’éventualité d’une fin de la Belgique fasse l’objet d’un début d’appropriation collective. Comment ? Certes, les partis francophones continuent de financer des experts universitaires pour qu’ils entretiennent le matériel statistique indispensable à toute éventuelle négociation institutionnelle (ce sont les fameux groupes 4 P — 3 U, pour quatre partis et trois universités, qui réunissent régulièrement experts des universités francophones et représentants de partis). Certes, depuis les années nonante, beaucoup de travail a été abattu pour doter la Région wallonne et Bruxelles de plans à long terme (Cawa et P.R.D.). Mais qu’adviendrait-il si, « par hasard », il était dérogé au mot d’ordre du « on ne bouge à rien » ? Entre le discours officiel, qui tient lieu de position de négociation, et la réalité géographique et institutionnelle, qui force au compromis, il y a une marge aussi large que la perte de crédit d’un monde politique qui sera accusé de ne pas avoir anticipé les bouleversements en proposant de vrais projets autonomes pour les Wallons et les Bruxellois.
« La Belgique va infiniment vers sa fin », se répète-t-on, comme pour se rassurer. Son mouvement interne de séparation a commencé avec le compromis unioniste de 1830 qui a instauré un régime de libertés qui a lui-même permis l’émergence des piliers. Le fédéralisme y a été construit sur le même mode, par dissociation, sans espace « national » d’arbitrage et de synthèse démocratique. Par exemple, si le gouvernement fédéral de Guy Verhofstadt devait tomber avant le terme de la législature sur des questions communautaires — ce qui est tout sauf improbable — et que les citoyens étaient reconvoqués aux urnes, que changeraient les élections ? Permettraient-elles aux électeurs de dénouer la crise en soutenant l’une ou l’autre option ? Au vu du contexte, il est fort probable qu’elles se solderaient par une nouvelle montée des extrémistes et, donc, par une difficulté accrue de négociation. « La Belgique va infiniment vers sa fin », elle ne connait pas de « big bang institutionnel, mais des réformes progressives »… À voir l’empilement des ressentiments, la montée de l’agressivité, on finit par en douter et on se prend à souhaiter qu’on « en finisse ».
À défaut de projet commun, un langage commun ?
Alors que faire ? Qu’inventer pour remettre de la clarté et de la passion collective sur une scène publique plongée dans la confusion et l’ennui ? Organiser un référendum ? Si le monde politique flamand veut plus d’autonomie, s’il veut continuer à se montrer tolérant envers l’extrême droite, s’il veut mettre un terme aux transferts financiers en sécurité sociale… pourquoi n’allons-nous pas jusqu’au bout de cette logique et ne proposons-nous pas à l’« électeur belge » de dire clairement s’il souhaite poursuivre l’aventure commune ? À priori, l’idée séduit. Mais à y regarder de plus près, on voit bien qu’elle est plus un symptôme de la version belge de la crise de la représentation démocratique qu’une réelle solution. Car vouloir « tester » en direct la volonté « belge » des citoyens ne reviendrait-il pas à creuser davantage la légitimité des représentants déjà élus et donc leur capacité à règler les tensions intercommunautaires et interrégionales ? Les électeurs n’ont-ils pas déjà été consultés abondamment ces dernières années sur leurs choix pour des programmes politiques qui ne font pas mystère de leurs visions institutionnelles ? Et en Flandre, le Vlaams Blok n’a-t-il pas fait un résultat supérieur à celui de B.U.B. (le Parti centriste pour l’union nationale) ? Positives, les réponses à ces questions montrent qu’en définitive le remède pourrait bien amplifier le mal, en sapant un peu plus les bases de la représentation.
Il ne reste donc guère d’autre possibilité que de poursuivre le laborieux travail quotidien de la démocratie : ses conflits, ses négociations, ses compromis. Mais en n’excluant pas à l’avance les réformes qui pourraient améliorer le cadre qui les produit. À cet égard, la mise en place d’une représentation fédérale partielle (avec une circonscription nationale unique) pourrait constituer une piste susceptible de créer, à défaut d’un projet commun à tous les Belges, au moins « un langage politique commun » capable de nommer les conflits et de tenter de les surmonter. En élisant, par exemple, une partie de leurs sénateurs dans une circonscription unique, ne contribuerait-on pas à créer une sensibilité politique pour comprendre mieux ce que vivent et perçoivent chacune des communautés ? Mais, même pour cela, est-il encore temps ?