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Démocratie et consensus, vérité et sagesse

Numéro 10 Octobre 2013 par Paul Löwenthal

octobre 2013

La démo­cra­tie est cen­sée exé­cu­ter la volon­té du peuple : deux sin­gu­liers irréa­listes qui ont conduit à des dérives comme la par­ti­cra­tie, le com­mu­nau­ta­risme ou le lob­bying. En réac­tion, deux évo­lu­tions s’observent dans nos pays. D’une part, des diri­geants cherchent à s’accorder, en consen­sus plu­tôt que par un jeu de majo­ri­tés, sur des déci­sions pré­pa­rées par des experts — y com­pris ceux des par­ties pre­nantes. D’autre part, faute de « véri­té » repé­rable et accep­table, on escompte une « sagesse » dans un mélange prag­ma­tique, mais opaque de tech­no­cra­tie et de bureau­cra­tie. La quête du bien com­mun, au conte­nu lui-même dis­pu­té, ne s’en trouve pas ser­vie. La piste d’une démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive, fon­dée moins direc­te­ment sur la repré­sen­ta­ti­vi­té popu­laire et davan­tage sur les com­pé­tences et les enga­ge­ments de la socié­té civile orga­ni­sée, mérite d’être explorée.

Deux ten­dances lourdes, mais lentes, dès lors peu per­çues et moins encore dis­cu­tées en dehors des cercles de spé­cia­listes, semblent aujourd’hui inflé­chir les régimes poli­tiques de nos démo­cra­ties occi­den­tales. L’une porte sur les modes de déci­sion : les déli­bé­ra­tions et les votes démo­cra­tiques, directs ou indi­rects, montrent leurs impuis­sances et cède­raient pro­gres­si­ve­ment le pas à des consen­sus entre diri­geants, basés sur des dos­siers tech­niques. L’autre porte sur les cri­tères de déci­sion : nous ne nous réfè­re­rions plus à une véri­té qui est au mieux indé­mon­trable et de fac­to de plus en plus plu­rielle, mais davan­tage à une sagesse plus pragmatique.

Ensemble, les deux ten­dances abou­tissent à des com­pro­mis contin­gents qui arbitrent entre le prin­cipe de pré­cau­tion et les besoins urgents, ou entre un inté­rêt géné­ral incer­tain et des inté­rêts par­ti­cu­liers très pré­gnants. Cela, qui les ras­semble et même les appa­rente, per­met leur osmose gra­duelle sans qu’il y faille de déci­sion poli­tique : ce pro­ces­sus paraît infor­mel­le­ment en cours et affecte la pour­suite du bien com­mun1.

Des frustrations

Jean-Jacques Rous­seau don­nait mis­sion à la démo­cra­tie d’exécuter la volon­té du peuple. Sin­gu­liers sin­gu­liers que ce peuple et cette volon­té ! Si le peuple a pu exis­ter çà et là grâce à une iden­ti­té plus ou moins homo­gène, il n’existe de toute façon pas comme tel en Europe aujourd’hui. La volon­té du peuple, elle, n’a jamais exis­té, car il n’y a jamais eu d’unanimité, même avant nos diver­si­tés actuelles. À quoi deux réponses ont été pro­po­sées : une déci­sion majo­ri­taire, après un débat démo­cra­tique et dans la trans­pa­rence ; ou alors le consen­sus, fon­dé sur une concer­ta­tion dis­crète avec des experts et avec les par­ties concernées.

La démocratie manquée

Il n’est hélas pas inutile de rap­pe­ler de quoi l’on parle. À par­tir de ce qu’on en vit et de ce qu’on en attend, je dirai que la démo­cra­tie est le gou­ver­ne­ment des gens par eux-mêmes. Pas seule­ment le gou­ver­ne­ment du peuple par le peuple : la démo­cra­tie part des liber­tés indi­vi­duelles, elle s’étend à for­tio­ri aux groupes que forment les per­sonnes, donc aux mino­ri­tés que ces groupes consti­tuent au sein de la socié­té civile — et elle s’exerce enfin dans la socié­té glo­bale, par « le peuple ». La démo­cra­tie ne se ramène donc pas au jeu de votes majo­ri­taires. Son idéal est l’unanimité (« la » volon­té « du » peuple) et elle ne recourt à des majo­ri­tés que par rési­gna­tion, pour évi­ter l’immobilisme.

Dans nos pays répu­tés de démo­cra­tie avan­cée, nous dénon­çons une par­ti­cra­tie qui régit à la fois les gouverne­ments et les par­le­ments, et pha­go­cyte la démo­cra­tie. Ce régime de fait répond à trois fac­teurs cru­ciaux pour notre pro­pos. Pri­mo, l’absence de « la » volon­té « du » peuple déforce d’autant plus la quête d’un bien com­mun — dont le conte­nu devrait d’abord être défi­ni — qu’elle porte sou­vent sur la défense d’intérêts sec­to­riels plu­tôt que sur les meilleures voies d’une poli­tique d’intérêt géné­ral. Secun­do, la tech­ni­ci­té crois­sante des dos­siers empêche les citoyens ou leurs repré­sen­tants de dis­cer­ner la « véri­té » tech­nique ou le bien com­mun, et appelle une pro­fes­sion­na­li­sa­tion du poli­cy-making. Ter­tio, des puis­sances pri­vées pré­valent de plus en plus sur les pou­voirs publics. Les pro­cé­dures démo­cra­tiques tra­di­tion­nelles ont ain­si mon­tré leurs limites.

La sagesse perdue

À la fin de l’Antiquité et au Haut Moyen-Âge, la phi­lo­so­phie euro­péenne était tri­bu­taire de la pen­sée grecque, néo­pla­to­ni­cienne. Si on la com­pare aux pen­sées de l’Orient ou d’Égypte, on est ten­té d’opposer la rigueur de sa pen­sée phi­lo­so­phique à la flui­di­té des mythes orien­taux. Et pour­tant, les Grecs ne visaient pas, ou pas ulti­me­ment, une pen­sée abs­traite et qui grâce à cela serait immuable ; ils visaient une sagesse : comme les Orien­taux donc, y com­pris les Juifs. Leurs héri­tiers euro­péens médié­vaux auraient pu suivre le même pen­chant. Au lieu de quoi l’on vit pros­pé­rer une pen­sée phi­lo­so­phique pétrie d’abstrac­tion, qu’illustre la sco­las­tique des XIIe et XIIIe siècles, sin­gu­liè­re­ment saint Tho­mas d’Aquin à qui aujourd’hui encore la théo­lo­gie catho­lique romaine se réfère de façon pré­fé­ren­tielle. Ce n’est qu’au xxe siècle que, comme Marx déjà, des pen­seurs ont aper­çu qu’« on ne prouve la phi­lo­so­phie qu’en la réa­li­sant ». Et que les théo­lo­giens chré­tiens ont redé­cou­vert la logique nar­ra­tive des Écri­tures. Il faut prendre dis­tance des abs­trac­tions, donc : « On ne peut défi­nir que ce qui n’a pas d’histoire », disait Nietzsche, et les cultures ont une histoire.

Démarches politiques : démocratie ou consensus

De la démocratie au consensus ?

Avant de deve­nir un idéal, la démo­cra­tie a été ima­gi­née comme moyen poli­tique de sur­mon­ter les désac­cords. Les pra­tiques évo­luant sous l’empire des néces­si­tés, les pays occi­den­taux se laissent désor­mais glis­ser vers un régime de consen­sus. En sim­pli­fiant, on pas­se­rait d’un régime à base de débats trans­pa­rents et de majo­ri­tés, vers un régime où les déci­deurs sont tenus de s’accorder, dis­crè­te­ment le cas échéant, à par­tir de rap­ports d’experts et du plai­doyer des sec­teurs concer­nés. On pour­rait par­ler de moda­li­tés dif­fé­rentes dans ce qui res­te­rait une démo­cra­tie : on pas­se­rait d’assemblées repré­sen­ta­tives à un autre mode de par­ti­ci­pa­tion et de col­lé­gia­li­té. Mais l’opinion publique, la socié­té civile des poli­ti­co­logues (l’ensemble des citoyens qui ne font pas par­tie de la sphère poli­tique), n’y appa­rait plus vraiment.

Dans nos démo­cra­ties, des majo­ri­tés poli­tiques par­fois peu com­pé­tentes sont sou­mises à des opi­nions publiques ver­sa­tiles et sur­dé­ter­mi­nées par des appar­te­nances com­mu­nau­taires. Et elles ne font une poli­tique défen­dable que si elles passent par des concer­ta­tions avec les sec­teurs inté­res­sés : « la » volon­té « du » peuple n’existant pas, on ne fait plus mine de l’identifier. Dans les démarches plus tech­no­cra­tiques qui s’installent sans qu’aucune volon­té démo­cra­tique n’en ait déci­dé, les poli­tiques résultent de bras de fer de déci­deurs confron­tés à des rap­ports dis­cor­dants et à des pres­sions inté­res­sées (lob­bying). Confron­tons briè­ve­ment les régimes théo­riques de référence.

Le régime démo­cra­tique que nous connais­sons est fon­dé sur la repré­sen­ta­ti­vi­té des deci­sion-takers, les déci­deurs. Cette repré­sen­ta­ti­vi­té poli­tique vou­lue, et qui est cen­sée recen­ser les opi­nions sur le bien com­mun, est lar­ge­ment condi­tion­née par la socio­lo­gie de l’électorat. Elle fait la part belle aux majo­ri­tés de fait, socioé­co­no­miques (pauvres et riches, sala­riés et indé­pen­dants, per­sonnes plus ou moins édu­quées…), mais aus­si com­mu­nau­taires. Là où une région, eth­nie, langue ou reli­gion est majo­ri­taire, les autres sont néces­sai­re­ment mino­ri­sées. Et ce sera au nom d’intérêts par­ti­cu­liers ou de tra­di­tions dif­fé­rentes, et non de visions dif­fé­rentes du bien com­mun. Cette obser­va­tion est d’actualité dans une Europe où se conjuguent les cli­vages socioé­co­no­miques, le plu­ra­lisme reli­gieux et les replis nationalistes.

Le régime dit du consen­sus, lui, est fon­dé sur les com­pé­tences des deci­sion-makers que sont les experts — fonc­tion­naires, uni­ver­si­taires et lob­byistes — qui pré­parent les déci­sions. Il est plus en phase avec la tech­ni­ci­té crois­sante des dos­siers et avec l’impuissance du droit inter­na­tio­nal, et il légi­time le jeu des rap­ports de force dans un monde où la puis­sance des puis­sants impose la real­po­li­tik aux États : c’est un art du pos­sible, au moins aus­si tech­nique que poli­tique et émi­nem­ment prag­ma­tique. Par­mi les pou­voirs qui s’affrontent, je vise d’abord ceux d’instances publiques : des ins­tances inter­na­tio­nales comme l’Organisation mon­diale du com­merce ou la Banque cen­trale euro­péenne appliquent démocrati­quement (?) le prin­cipe un pays, une voix, indé­pen­dam­ment de leur poids — ce qui n’empêche évi­dem­ment pas ce poids de peser ! Je vise aus­si les pou­voirs pri­vés par­fois gigan­tesques que des pou­voirs publics « dégrais­sés » sont deve­nus impuis­sants à enca­drer. Les déci­deurs ou leurs man­dants ont beau avoir été élus, ce régime souffre d’un défi­cit. Le régime de consen­sus est une démo­cra­tie nuan­cée par l’élitisme…

Si le « sens de l’histoire » est d’un glis­se­ment vers le régime de consen­sus — le nez sur l’évènement, nous appré­cions mal sa por­tée —, c’est aus­si une doc­trine de phi­lo­so­phie poli­tique, qui a son ins­pi­ra­teur majeur en Jür­gen Haber­mas, son agir com­mu­ni­ca­tion­nel et son éthique de la dis­cus­sion. Et par là, nous retrou­ve­rons l’idéal démo­cra­tique, mais par des moda­li­tés très dif­fé­rentes. Celles-ci méri­te­raient mieux que de se voir mises en marge d’une léga­li­té repré­sen­ta­tive qui n’est plus que for­melle. Mais cela sug­gère que le choix est ailleurs qu’entre démo­cra­tie et consensus.

Un faux choix ?

Quelques exemples per­met­tront de relier les concepts à des réa­li­tés vécues, tou­jours plus ambi­gües. Je ne conclu­rai pas que ce sont seule­ment des moda­li­tés dif­fé­rentes d’un même modèle démo­cra­tique, mais il est vrai que cer­tains traits des deux modèles se mêlent.

Les chan­ge­ments qui sont inter­ve­nus dans nos régimes ont répon­du à des causes dif­fé­rentes. Ce furent par­fois des rup­tures, comme lorsqu’on fai­sait affron­ter des situa­tions de crise aigüe — guerre ou crise de régime — par un gou­ver­ne­ment de tech­ni­ciens ou par un cabi­net d’union natio­nale qui « inter­na­lise » les conflits par­ti­sans. Il ne s’agissait pas alors de rem­pla­cer la déli­bé­ra­tion démo­cra­tique par une pri­mau­té de la rai­son, tech­nique ou d’État, mais de doter un exé­cu­tif de pou­voirs ren­for­cés qui leur don­nât l’efficacité immé­diate qu’appelle l’urgence. C’était une solu­tion de crise par une réforme structurelle.

À côté de ces rup­tures de crise, des inflexions de régime ont pu se faire gra­duel­le­ment et se révé­ler durables. C’est le cas de la par­ti­cra­tie qui fait dépendre à la fois les ini­tia­tives gou­ver­ne­men­tales et les majo­ri­tés par­le­men­taires (« majo­ri­té contre oppo­si­tion ») de négo­cia­tions qui, en cas d’impasse, remontent aux pré­si­dents des par­tis consti­tuant l’alliance. Ceux-ci sont alors, de fac­to, les déci­deurs en der­nier res­sort. « Poli­tique poli­ti­cienne » ? Dérive sans autre moti­va­tion que le pou­voir ? Il faut voir, der­rière ces fac­teurs cir­cons­tan­ciels la tech­ni­ci­té crois­sante des dos­siers, qui appelle l’intervention d’experts. Et cha­cun pré­fère ses propres experts à des per­son­na­li­tés indé­pen­dantes, qu’on écoute volon­tiers — les audi­tions de spé­cia­listes par les com­mis­sions par­le­men­taires et par les groupes de tra­vail minis­té­riels sont deve­nues sys­té­ma­tiques —, mais à qui on ne confie pas la négo­cia­tion. Les appa­reils de par­tis se sont donc pro­fes­sion­na­li­sés (ver­tu à la mode, aus­si dans la socié­té civile) et sont mis à contri­bu­tion par leurs res­pon­sables politiques.

Voi­là qui sem­ble­rait faire écho au sou­hait de nos phi­lo­sophes poli­tiques des XVIIIe et XIXe siècles, sou­cieux de faire pré­va­loir la « rai­son » sur les pas­sions et les inté­rêts — sauf si l’on conteste au contraire qu’une emprise ration­nelle, ou pré­ten­due telle, puisse pré­va­loir sur les choix des citoyens. Une com­mis­sion faite d’experts proches des par­tis sera for­cé­ment et sciem­ment poli­ti­sée, mais elle le sera légi­ti­me­ment pour être quand même « signi­fi­ca­tive » des cou­rants qui tra­versent la socié­té ou sa majo­ri­té gou­ver­ne­men­tale. Du moins le choix des per­sonnes per­met­trait-il une démarche plus technicienne.

Si les his­toires poli­tiques natio­nales montrent des dérives ou muta­tions du régime démo­cra­tique, la scène inter­na­tio­nale, théâtre des real­po­li­tike et qui n’a jamais été démo­cra­tique, offre à l’inverse des exemples de pro­cé­dures tech­no­cra­tiques influen­cées par des consi­dé­ra­tions de repré­sen­ta­ti­vi­té. Par exemple, l’Union euro­péenne, qui recon­nait elle-même son « défi­cit démo­cra­tique » par éloi­gne­ment des citoyens, est poli­ti­sée au som­met avec ses Conseils inter­éta­tiques et sa Com­mis­sion dési­gnée par les États. Mais la Com­mis­sion est assié­gée par des lob­byistes (elle en accré­dite offi­ciel­le­ment 15 000, dont les trois quarts d’entreprises) et son admi­nis­tra­tion, très auto­nome dans les domaines de com­pé­tence com­mu­nau­taire, appa­rait sou­vent comme une bureau­cra­tie médio­cre­ment tech­no­cra­tique. Ces ins­ti­tu­tions sont-elles tel­le­ment plus effi­caces que les ins­tances d’une démo­cra­tie représentative ?

Pour bâtards qu’ils soient dans la pra­tique, ces régimes se réclament cepen­dant de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive et ils lui font tou­jours une place, ou alors ils se trouvent confron­tés à des contes­ta­tions même internes. Le Par­le­ment euro­péen l’illustre : ses com­pé­tences se sont vues pro­gres­si­ve­ment élar­gies, en dépit d’un sta­tut prin­ci­pa­le­ment inter­éta­tique de l’Union. Et les ins­ti­tu­tions tech­no­cra­tiques dépendent des volon­tés poli­tiques natio­nales ; ce sont donc celles-ci qu’il faut cri­ti­quer si le poli­tique ne perce pas.

Une démocratie participative ou délibérative

Sommes-nous devant des moda­li­tés dif­fé­rentes de démo­cra­tie ? Il semble que ce soit plu­tôt une muta­tion. Les puis­sances éco­no­miques étant aux aguets des oppor­tu­ni­tés, poussent depuis près de qua­rante ans à ame­nui­ser la taille et donc le pou­voir des États, ain­si que l’influence des citoyens en dehors des élec­tions. Elles voient donc d’un bon œil glis­ser le pou­voir de fait du débat public vers des cau­cus plus dis­crets, et moins tenus à des consi­dé­ra­tions socio­po­li­tiques ou morales. Le « consen­sus » tel que décrit et qui est plus ou moins pra­ti­qué dans l’Union euro­péenne, n’est pas vrai­ment démo­cra­tique et il n’est plus per­sonne pour plai­der ouver­te­ment le contraire. Ques­tion : une démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive (consul­ta­tion) ou déli­bé­ra­tive (concer­ta­tion) qui marie­rait ce qu’apporte cha­cun des régimes aujourd’hui oppo­sés, pour­rait-elle four­nir une solution ?

Cela condui­rait à ins­tau­rer, à l’intervention de la socié­té civile orga­ni­sée — défen­seurs des droits humains, com­mu­nau­tés de convic­tion, mou­ve­ments sociaux, syn­di­cats sec­to­riels… — une démo­cra­tie qui se dis­tin­gue­rait à la fois de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive avec ses impuis­sances, et du régime de consen­sus avec son iso­le­ment des citoyens : il marie­rait démo­cra­ti­que­ment (cela res­te­rait le mot-clé) les poten­tiels des deux régimes.

La démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive se dis­tin­gue­rait de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive en requé­rant des citoyens plus qu’un assen­ti­ment : une par­ti­ci­pa­tion au débat, directe ou par asso­cia­tions inter­po­sées (Chan­tal Del­sol). Et elle résis­te­rait à la ten­ta­tion d’un pré­ten­du consen­sus où les enjeux de choix sont enca­drés, pour ne pas dire coif­fés, par les experts des admi­nis­tra­tions et de l’université (une tech­no­cra­tie) ou par les experts des par­ties pre­nantes (une négo­cia­tion entre inté­rêts). Une démo­cra­tie déli­bé­ra­tive inclu­rait en revanche ces struc­tures inter­mé­diaires dans le poli­cy-making. Les lois et les ins­tances poli­tiques arti­cu­le­raient, bali­se­raient et enca­dre­raient tous ces groupes de pres­sion et tous ces mou­ve­ments, dans la trans­pa­rence. Ce serait une sys­té­ma­ti­sa­tion et exten­sion du régime de concer­ta­tion qui a été expé­ri­men­té, non sans peine, mais non sans résul­tats posi­tifs, en Europe depuis la fin de la Deuxième Guerre mon­diale (Autriche, Bel­gique, pays scan­di­naves), et cela per­met­trait au moins d’encadrer le lob­bying. Sans trop d’illusions, mais « l’égoïsme, tout comme l’altruisme, est meilleur quand il est éclai­ré que lorsqu’il ne l’est pas » (Ber­trand Russel).

Dans cette démarche, dont nous avons la pra­tique chez nous, nous ne ver­sons pas dans le non-lieu de l’utopie. Mais nous nous écar­tons des chaus­se­trappes de pro­cé­dures démo­cra­tiques qui ne cor­res­pondent plus à notre réa­li­té sociale, quoiqu’elles servent tou­jours de réfé­rence poli­tique obli­gée. L’ambition d’une par­ti­ci­pa­tion de la socié­té civile dans le poli­cy-making d’une démo­cra­tie déli­bé­ra­tive ne relève pas de seules mesures ins­ti­tu­tion­nelles. Comme la démo­cra­tie, mais de façon ici obli­gée, elle appelle une miti­ga­tion des égoïsmes, donc une remise en ques­tion de l’individualisme hédo­niste actuel. Ce qui ne se décide pas, mais peut être contraint par le jeu des négo­cia­tions. Elle demande aus­si que les citoyens se donnent l’information et la for­ma­tion per­ti­nentes2. Elle demande enfin que les pro­phètes d’absolus soient ren­voyés aux limites humaines de leur com­pré­hen­sion. Il ne s’agit pas de déva­luer la Véri­té en laquelle on croit le cas échéant, mais de rela­ti­vi­ser la mai­trise qu’on en a. Et cela met en cause le sta­tut humain, donc poli­tique, de cette vérité.

Démarches philosophiques : vérité et sagesse

Qu’est-ce que la véri­té et que nous apprend-elle poli­ti­que­ment ? La science se défi­nit comme la recherche d’une adé­qua­tion entre notre esprit et la réa­li­té qu’il étu­die. À l’ère de l’essor scien­ti­fique, au XIXe siècle et cor­ré­la­ti­ve­ment au posi­ti­visme, une com­pré­hen­sion cor­recte de la réa­li­té humaine s’est impo­sée comme approxi­ma­tion d’une véri­té « objec­tive ». Mais elle a été pro­po­sée comme para­digme phi­lo­so­phique, même en morale ou en poli­tique, alors qu’on sait depuis l’Antiquité que de pré­misses posi­tives on ne peut tirer de conclu­sion normative.

Quelle vérité ?

En poli­tique comme en reli­gion, la ques­tion de la véri­té est posée, mais ne reçoit pas de réponse uni­voque. L’histoire des véri­tés et de leurs chocs est faite de larmes, de feu et de sang. L’éventuelle véri­té étant incon­nue ou dis­pu­tée, elle ne sau­rait pour­tant fon­der une phi­lo­so­phie poli­tique ; sa quête n’offre aucune recette poli­tique. Il n’empêche que les déci­sions poli­tiques sont bel et bien prises, direc­te­ment ou après com­pro­mis, en réfé­rence à des normes géné­rales. Si elles sont com­munes, les com­pro­mis peuvent être rai­son­na­ble­ment cohé­rents : rai­son­na­ble­ment effi­caces et, sinon rai­son­na­ble­ment proches d’un consen­sus, du moins sus­cep­tibles d’amendements au gré des « alter­nances démo­cra­tiques » qui rythment sou­vent nos vies poli­tiques. Ces normes glo­bales tra­duisent une véri­té pré­su­mée et assu­mée : une vision de l’humanité ou une fina­li­té de la socié­té. Long­temps, elles étaient hété­ro­nomes, dic­tées par une tra­di­tion le plus sou­vent reli­gieuse, ce qui leur confé­rait auto­ri­té et sta­bi­li­té. Aujourd’hui, dans nos pays, il n’y a plus de reli­gion com­mune, cepen­dant que les hommes et leur socié­té se sont sécu­la­ri­sés. On repren­dra donc en chœur la ques­tion de Ponce Pilate : « Qu’est-ce que la véri­té ? » (Jn 18, 38). Une bonne ques­tion, à laquelle Jésus n’a pas répondu !

Il n’y a plus de consen­sus sur des normes géné­rales, et la démo­cra­tie ou la concer­ta­tion sont dans l’impasse ; seul un régime auto­ri­taire, donc au moins par­tial, pour­rait s’en sor­tir… Depuis la fin de la Deuxième Guerre mon­diale, dans nos pays, les par­tis non démo­cra­tiques sont res­tés assez mino­ri­taires pour ne pas trou­bler exces­si­ve­ment notre fonc­tion­ne­ment, mais les tota­li­ta­rismes et dic­ta­tures du XXe siècle sont trop récents pour être jugés inac­tuels. En outre, l’obsession sécu­ri­taire et les replis natio­na­listes pro­voquent depuis quelques décen­nies une efflo­res­cence de poli­tiques et de par­tis qui refusent leurs droits humains à cer­tains seg­ments de la popu­la­tion et qui mettent donc à mal nos valeurs fon­da­men­tales cen­sé­ment communes.

Un retour aux sagesses ?

Et si « notre » véri­té de vie, par­mi les hommes, était ailleurs ? Les illu­sions se perdent et notre moder­ni­té accom­plie assume désor­mais une rai­son cri­tique d’elle-même. Des mora­listes, phi­lo­sophes ou his­to­riens (Pierre Hadot, Pierre Manent, Rémi Brague, Chan­tal Del­sol) se demandent donc si notre salut ici-bas ne serait pas de redé­cou­vrir la ver­tu de sagesse qui pré­si­dait aux quêtes phi­lo­so­phiques des Anciens, ceux-là mêmes qui nous ini­tièrent à la réflexion philosophique.

« La rai­son ne peut qu’alléguer des rai­sons », notait Hen­ri Berg­son. La sagesse peut-elle pra­ti­que­ment aider une démo­cra­tie à fonc­tion­ner ? Il semble qu’une sagesse, prag­ma­tique et enra­ci­née dans une expé­rience qui aurait été bien éva­luée, ren­con­tre­rait uti­le­ment les besoins d’une démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive. La rai­son et les com­pé­tences n’en seraient pas absentes ; adap­tées aux publics impli­qués (comi­tés d’experts, opi­nion publique ou déci­deurs poli­tiques), elles nour­ri­raient leurs éva­lua­tions d’expériences et leur dis­cer­ne­ment des impli­ca­tions de déci­sions alternatives.

La ques­tion pra­tique est de savoir si la socié­té de consen­sus est réa­liste, si elle n’exige pas encore davan­tage d’esprit civique et de sou­ci du bien com­mun que la démo­cra­tie tra­di­tion­nelle, où elle manque dra­ma­ti­que­ment. Je tente la réponse en demi-teinte : elle exige en effet davan­tage, mais de per­sonnes mieux infor­mées. Elles seraient en tout cas mieux infor­mées des dos­siers, ce qui ne veut pas dire qu’elles le seraient des règles d’un bon dis­cer­ne­ment poli­tique : notre ensei­gne­ment, sur­tout supé­rieur et sur­tout dans les dis­ci­plines à fina­li­té pro­fes­sion­nelle, forme plus de têtes bien pleines que de têtes bien faites… Il fau­drait pro­mou­voir une édu­ca­tion, ou en tout cas une for­ma­tion, plu­tôt qu’un seul ensei­gne­ment. Je ne pré­tends pas que ce soit aisé : il fau­dra, comme tou­jours, se pré­oc­cu­per d’abord de for­mer les formateurs…

Reste à fixer les pro­cé­dures et les cadres d’intervention des uns et des autres aux stades suc­ces­sifs du deci­sion-making : je l’envisagerai briè­ve­ment à pro­pos du cas contro­ver­sé des com­mu­nau­tés cultu­relles et de conviction.

Au carrefour des deux démarches : les communautés de conviction

La sépa­ra­tion entre reli­gion et poli­tique repose sur le fait que les convic­tions reli­gieuses défendent et pro­pagent ce qu’elles consi­dèrent comme la véri­té, et qu’elles tendent à abso­lu­ti­ser celle-ci en réfé­rence à des textes fon­da­teurs qu’elles attri­buent à une ins­pi­ra­tion divine. Alors que nous ne pou­vons plus croire à une véri­té unique, et donc aus­si poli­tique, dans nos socié­tés plu­rielles. Or, il se fait que nous pou­vons rela­ti­vi­ser, non pas nos véri­tés reli­gieuses mêmes, mais la science que nous en avons, en consi­dé­ra­tion de leur part recon­nue de mys­tère ou des contin­gences de leur révé­la­tion et trans­mis­sion. Si nous accep­tons dès lors, comme la plu­part des reli­gions ins­ti­tuées ont appris à le faire, la légi­ti­mi­té humaine de croyances dif­fé­rentes ou d’impli­cations éthiques dif­fé­rentes, alors nous sommes ame­nés à prendre en compte des témoi­gnages de vie, des nar­ra­tions, et nous pas­sons tout natu­rel­le­ment d’une Véri­té abso­lue (même si nous la croyons exis­ter) à des sagesses plon­gées dans l’histoire. Nous pas­sons d’une démarche déduc­tive dog­ma­tique à une démarche au moins par­tiel­le­ment induc­tive et prag­ma­tique. Pour le meilleur ou pour le pire, les idées pèse­ront moins que les hommes.

Un droit, des morales

Jusqu’ici, j’ai par­lé de démo­cra­tie sans pro­non­cer le mot loi. C’est qu’en trans­pa­rence de ma réflexion, je pos­tu­lais que, d’une manière ou d’une autre, les hommes eux-mêmes appré­hendent leur sort et que la loi tra­duit le résul­tat pro­vi­soire de cette quête. Je n’ai pas davan­tage par­lé d’égalité, ce cri­tère pre­mier des juristes. Celle qu’ils posent en prin­cipe est logi­que­ment une éga­li­té en droit, à prio­ri et donc for­melle : une non-dis­cri­mi­na­tion, un égal accès à la jus­tice et un égal trai­te­ment par les admi­nis­tra­tions et les tri­bu­naux. Cela ne signi­fie pas néces­sai­re­ment une éga­li­té de fait, à pos­te­rio­ri, soit que des situa­tions dif­fé­rentes jus­ti­fient des trai­te­ments dif­fé­ren­ciés (une dis­cri­mi­na­tion posi­tive, dira-t-on), soit que des situa­tions (de for­tune, d’information) ou des com­por­te­ments pri­vés per­mettent de tirer davan­tage de pro­fit des règles en vigueur, comme dans la concur­rence com­mer­ciale ou fiscale.

Cette exi­gence fon­da­men­tale d’égalité est mise à mal par la ten­sion que nous vivons entre cette tra­di­tion et le res­pect que nous sou­hai­tons réser­ver aux diverses cultures et reli­gions qui tissent désor­mais nos socié­tés deve­nues plu­rielles. Là où coexistent des com­mu­nau­tés en conflit, de simples dis­pa­ri­tés numé­riques suf­fisent par­fois à faire la dif­fé­rence : la majo­ri­té l’emporte d’office sur la mino­ri­té, dans les élec­tions comme dans les rap­ports sociaux. La démo­cra­tie ayant pour pierre de touche la pro­tec­tion des mino­ri­tés, on peut voir dans le plu­ra­lisme cultu­rel et des convic­tions une pierre de touche de nos consi­dé­ra­tions pré­cé­dentes, et en tout cas une occa­sion de les confron­ter à un vécu concret.

Du point de vue de la socié­té glo­bale et des États qui les régissent aujourd’hui, les reli­gions les plus struc­tu­rées appa­raissent comme des com­mu­nau­tés par­mi d’autres, avec les mêmes droits et devoirs que des orga­ni­sa­tions huma­ni­taires, des par­tis poli­tiques, ou d’autres convic­tions. Et elles sont légi­ti­me­ment sou­mises à l’arbitrage de la puis­sance publique en tant qu’elle se pose en garante du bien com­mun (Paul Löwen­thal 2008). Les reli­gions ne peuvent reven­di­quer un autre sta­tut, même là où elles sont pré­pon­dé­rantes : il faut tou­jours pro­té­ger au moins les droits et liber­tés des incroyants. Cela dit, les reli­gions ne peuvent se satis­faire de moins, quoique veuillent cer­tains cou­rants athées qui se méfient du carac­tère volon­tiers into­lé­rant de cer­tains groupes reli­gieux. Des conflits appa­raissent donc.

Il est dif­fi­cile aux res­pon­sables reli­gieux de se plier à la loi com­mune, sans égard pour le carac­tère trans­cen­dan­tal de ce qu’ils enseignent. À prio­ri, il devait être moins dif­fi­cile aux mou­ve­ments laïques de consen­tir toute leur place aux reli­gions au sein de la socié­té civile, et même de leur recon­naitre un rôle posi­tif dans des débats moraux que l’État laïque, parce qu’il doit res­ter neutre, ne peut tran­cher en l’absence de consen­sus social. Il faut, bien sûr, que les cultes acceptent de leur côté l’autorité de l’État dans l’ordre civil, et donc res­pectent des normes telles que les droits humains. En Europe occidenta­le, en Bel­gique notam­ment, c’est du côté laïque que s’observent aujourd’hui les plus grandes réti­cences, en rai­son du pas­sé hégé­mo­nique de reli­gions dominantes.

Un enjeu concret qui pola­rise ces oppo­si­tions est celui des « accom­mo­de­ments rai­son­nables » par les­quels des pays tentent pragma­tiquement de gérer les ten­sions entre com­mu­nau­tés, ou avec l’État de droit (Paul Löwen­thal 2011). Ces amé­na­ge­ments se situent entre les lois géné­rales et les juris­pru­dences par­ti­cu­lières. C’est par là que les reli­gions « tota­li­santes » (Haber­mas) se voient réduites par l’État laïque au sta­tut de grou­pe­ments cultu­rels – mais aus­si que l’État reste maître du jeu : car c’est lui qui accorde les accom­mo­de­ments, c’est lui qui en super­vise l’application et c’est lui qui en gère les conflits. Ils donnent de la sou­plesse au modèle de laï­ci­té et ils per­mettent de vivre un plu­ra­lisme sous l’égide de l’État, tout en res­pec­tant autant que pos­sible, donc de façon subor­don­née, les liber­tés indi­vi­duelles ou com­mu­nau­taires (régio­nales, reli­gieuses, eth­niques) qui s’expriment dans des normes cultu®elles. Le carac­tère col­lec­tif des accom­mo­de­ments raisonna­bles inter­pelle tou­te­fois ceux qui, dans le cou­rant laïque, veulent limi­ter l’expression poli­tique de la liber­té reli­gieuse aux posi­tions d’individus, seuls citoyens admis aux déli­bé­ra­tions démocra­tiques tout comme ils ont seuls droit de vote : c’est la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive rous­seauiste, au risque du jaco­bi­nisme. Alors qu’accorder des pri­vi­lèges aux cultes consti­tue­rait appa­rem­ment un pas vers le com­mu­nau­ta­risme : Cha­rybde et Scyl­la. Mais ni les droits humains, ni les normes euro­péennes ne per­mettent de consen­tir moins de droits aux cultes qu’aux asso­cia­tions de la socié­té civile : ce serait dis­cri­mi­na­toire. C’est donc la par­ti­ci­pa­tion de la socié­té civile qui est mise en cause si on dis­pute aux cultes le droit d’y par­ti­ci­per dans le domaine de leur com­pé­tence qui, au-delà de leurs adeptes, est essen­tiel­le­ment une auto­ri­té morale à laquelle seuls leurs adeptes pour­raient être tenus.

Si l’on n’accepte des accom­mo­de­ments rai­son­nables que pour cor­ri­ger des dis­cri­mi­na­tions indi­rectes, non sou­hai­tées, et s’ils res­tent sou­mis à l’autorité de l’État de droit, sans aban­don de compéten­ce légis­la­tive ou juri­dic­tion­nelle, ils ne consti­tuent pas une dérive vers le communita­risme. Leur pos­si­bi­li­té légale per­met seule­ment que les com­mu­nau­tés cultu®elles par­ti­cipent à l’élaboration des règles qui leur seront appli­cables dans une socié­té régie par un État laïque qui se veut à la fois neutre et tolé­rant. Une fois admis qu’il n’y a pas une véri­té com­mune, reli­gieuse ni sécu­lière, l’État plu­ra­liste ne peut rem­plir son rôle sans se concer­ter avec les com­mu­nau­tés concer­nées. Cette sagesse recon­nait les contin­gences et elle peut s’exprimer dans une démo­cra­tie participative.

Envoi

La pre­mière leçon que je reti­re­rais de ma réflexion, est qu’on ne peut oppo­ser « la » démo­cra­tie à un autre régime qui en accep­te­rait les objec­tifs et les prin­cipes de base : digni­té humaine, droits humains, État de droit. Il s’agit plu­tôt de confron­ter des modèles dif­fé­rents de démo­cra­tie, répon­dant à des contextes cultu­rels ou his­to­riques dif­fé­rents. L’absence de « la » volon­té « du » peuple est l’élé­ment cru­cial, valable par­tout à prio­ri, mais qui l’est sin­gu­liè­re­ment là où coexistent des com­mu­nau­tés dif­fé­rentes. Elles vont sou­vent de pair avec des dif­fé­rences reli­gieuses (Ser­bie et Croa­tie dans l’ancienne You­go­sla­vie, ouest et est de l’Ukraine…) mais pas tou­jours. Et le bras­sage de popu­la­tions d’origines géo­gra­phiques diverses a intro­duit la dif­fi­cul­té au sein de pays jusque-là plus ou moins homo­gènes — enten­dez que les mino­ri­tés y res­taient très mino­ri­taires… Chez nous, les dif­fé­rences natio­nales se mani­festent, en notre propre sein (Wal­lons-Fla­mands en Bel­gique) ou à l’égard de popu­la­tions immi­grées. L’islam, cultu­rel­le­ment exo­tique, pose pro­blème, et on note­ra qu’il fait moins dif­fi­cul­té aux autres cultes qu’à l’État : le rap­port au droit est donc ici cru­cial — et le recours à des accom­mo­de­ments rai­son­nable appa­rait… rai­son­nable ! La quête d’une sagesse aus­si, dont le suc­cès n’est pas garan­ti, mais qui per­met­trait, dans la démarche, de ne plus se récla­mer d’une Véri­té qu’on sait n’être ni mai­tri­sée ni partagée.

Dans nos pays et en dépit d’entorses de plus en plus nom­breuses et graves à cer­tains droits humains ou à la jus­tice sociale, l’État est encore res­pec­table comme garant du bien com­mun, et donc comme arbitre des conflits qui sur­gissent. Mais ce n’est vrai que dans la mesure où pré­vaut la ver­tu démo­cra­tique de trans­pa­rence. Elle dis­pa­rai­trait dans un régime de consen­sus — qui ne serait au demeu­rant pas consen­suel pour tous. C’est donc bien au nom de la démo­cra­tie, et en res­pec­tant ses prin­cipes, que cer­taines moda­li­tés clas­siques de notre démo­cra­tie pour­ront évo­luer. En ouvrant l’éventail de concer­ta­tions avec la socié­té civile, sen­su lato, et en nuan­çant le poids de majo­ri­tés hélas peu por­tées sur la tolérance.

  1. Au-delà du bien-être maté­riel ou de l’intérêt géné­ral, nous dirons, dans la ligne catho­lique, qu’il couvre l’ensemble des condi­tions sociales per­met­tant aux per­sonnes et aux groupes dans la socié­té de pour­suivre leur épanouissement.
  2. Le G1000, forum citoyen enca­dré par des experts d’orientation diverse, a rele­vé ce défi en Bel­gique en 2011 – 2012. Il se veut de « démo­cra­tie déli­bé­ra­tive », mais relève plu­tôt de la démo­cra­tie « par­ti­ci­pa­tive », www.g1000.org.

Paul Löwenthal


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