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Démocratie en Turquie, paix au Moyen-Orient
L’attaque violente et meurtrière des commandos israéliens le 31 mai dernier contre le Mavi Marmara, l’un des six bateaux de la « flottille de la liberté » qui entendait forcer le blocus israélien sur Gaza, et les réactions qu’elle a provoquées ont illustré à la fois la sensibilité croissante de l’opinion turque vis-à-vis de la question palestinienne et l’influence […]
L’attaque violente et meurtrière des commandos israéliens le 31 mai dernier contre le Mavi Marmara, l’un des six bateaux de la « flottille de la liberté » qui entendait forcer le blocus israélien sur Gaza, et les réactions qu’elle a provoquées ont illustré à la fois la sensibilité croissante de l’opinion turque vis-à-vis de la question palestinienne et l’influence grandissante de la nouvelle diplomatie turque.
Cette nouvelle diplomatie s’inscrit dans une évolution qui est propre à la Turquie. En effet, la Turquie connait des bouleversements politiques internes qui voient l’appareil d’État kémaliste, qui depuis les débuts de la République dans les années vingt détient les leviers les plus importants du pouvoir, être de plus en plus concurrencé par l’émergence d’une classe politique civile qui n’est plus issue de l’establishment et qui incarne les aspirations de la périphérie anatolienne de plus en plus entreprenante. Cette montée en puissance d’une classe sociale hétérogène et vaguement conservatrice, tout en aspirant à la modernité et ayant intégré le caractère laïque de l’État, est le fruit de la libéralisation entamée dès le milieu des années quatre-vingt par le Premier ministre, et ensuite président de la République, Turgut Özal (décédé en 1993).
Cette évolution s’est traduite par l’émergence d’une force politique issue d’un islamisme modéré et qui a évolué, tant par pragmatisme que par une conversion à un certain libéralisme, vers une forme de conservatisme démocratique. Le parti au pouvoir depuis 2002, l’AKP (le parti de la Justice et du Développement), qui est l’incarnation de cette évolution, aime d’ailleurs se définir en tant que « conservateur et démocrate ». Cette évolution est toutefois indissociable du développement de l’économie, en particulier en Anatolie où de nouveaux entrepreneurs qui ne sont pas liés aux grandes dynasties d’industriels issus de la République kémaliste installés surtout à Istanbul, ont réussi à dynamiser l’économie locale en concurrençant le grand patronat stambouliote et surtout en développant une activité d’exportation notamment tournée vers le Moyen-Orient.
C’est dans ce contexte de transformation politique et socioéconomique du pays que la nouvelle politique étrangère turque traduit les ambitions diplomatiques régionales et mondiales d’une Turquie qui est désormais une puissance émergente (dix-septième économie mondiale et membre du G20). La tentative de réconciliation, encore balbutiante, avec l’Arménie, les désormais excellentes relations avec la Syrie, l’Irak (en ce y compris la région kurde autonome), la suppression de visas avec la Russie, le rapprochement avec la Serbie (ennemie au moment de la guerre en Bosnie), les visites inédites d’officiels turcs en Afrique subsaharienne… sont autant d’illustrations concrètes de cette nouvelle diplomatie qualifiée par le parti au pouvoir de « zéro problème avec les voisins ».
Cette évolution s’inscrit donc dans un contexte de démocratisation de la société turque. Celle-ci voit ainsi l’émergence d’une « société civile » très prolixe et hétérogène qui se distingue notamment par sa composante islamique où la solidarité à l’égard de la cause palestinienne est manifeste même si elle a longtemps été occultée par les grands médias turcs centrés sur Istanbul, et par conséquent souvent en décalage avec l’Anatolie, et majoritairement aux mains d’une catégorie sociale peu au fait des dynamiques sociales à l’œuvre dans la « périphérie ». Dans ces conditions, la politique étrangère du pays n’est plus le monopole d’un establishment qui jusque-là n’a jamais eu à rendre de compte aux citoyens. Dans le bras de fer qui se joue actuellement entre le pouvoir politique issu des urnes et la haute bureaucratie d’État civile et militaire, traditionnellement très influente au sein des institutions diplomatiques turques, l’approche de la question palestinienne et des relations avec Israël s’inscrit donc désormais dans un tout autre contexte. Ces relations particulières entre l’État hébreu et un pays majoritairement musulman ne peuvent plus se limiter à la routine sans histoire qui prévalait jusqu’à maintenant.
Ihsan Dagi, éditorialiste de Zaman, quotidien plutôt proche de l’AKP, exprimait cette réalité en ces termes quelques mois avant les évènements du 31 mai : « On ne peut attendre de la Turquie qu’elle entretienne “comme si de rien n’était” des relations avec un État comme Israël dont la politique dans la région est basée sur la violence. Le niveau démocratique atteint par la Turquie ne le permet de toute façon pas car désormais l’élaboration de la politique étrangère de notre pays dépasse la volonté d’une petite poignée de fonctionnaires d’État. La diplomatie turque doit dorénavant tenir compte des sensibilités et des revendications de son opinion publique. Les mécanismes de représentation démocratique sont maintenant aussi à l’œuvre au sein de l’appareil diplomatique turc, ce qui oblige les gouvernements à être en phase avec leurs opinions. C’est précisément ce que n’a pas compris Israël. Tant qu’il n’aura pas gagné l’opinion turque, l’État hébreu sera dans l’impossibilité de maintenir ses relations avec Ankara au “niveau stratégique” qu’il souhaite. Les Israéliens continuent en effet de croire que leurs seuls interlocuteurs côté turc se trouvent au sein de l’appareil d’État sécuritaire et militaire. Ils n’ont pas remarqué qu’il y avait un glissement de pouvoir dans un pays qui connait une démocratisation certes encore balbutiante1. »
Erdogan, sauveur d’Israël ?
Les détails révélés par les médias sur le caractère islamiste des militants turcs qui se trouvaient sur le Mavi Marmara et qui ont été tués par les soldats israéliens ont suscité la polémique en Turquie entre ceux qui ne veulent voir dans ces victimes que des « pacifistes » et d’autres qui les réduisent à leurs caractéristiques de « militants islamistes ». Dans ce climat, le clivage très marqué entre pro et anti-AKP s’est à nouveau illustré avec toutes les nuances de bonne et de mauvaise foi que cela suppose à l’intérieur de chaque camp. La question qui est posée est ainsi de savoir si la Turquie fait encore partie du « camp occidental » a fortiori dans la perspective où l’adhésion de la Turquie à l’UE semble, dans le contexte de frilosité européenne actuelle, de plus en plus hypothétique. Si les ténors de l’AKP soufflent parfois le chaud et le froid sur ce sujet, le projet européen n’en reste pas moins un objectif du gouvernement AKP dès lors qu’il va dans le sens de réformes voulues par ce parti et destinées à mettre un terme à la tutelle exercée dans le pays par une certaine élite sur la société.
Sur le plan régional, les déclarations enflammées du Premier ministre turc Erdogan à l’encontre d’Israël ne doivent pas masquer la réalité selon laquelle la Turquie maintient encore pour le moment des relations avec Israël. Compte tenu de la popularité croissante d’Erdogan dans le monde arabe et musulman, ces relations particulières couplées à l’affirmation d’un leadeurship régional marginalisant les expressions les plus radicales de l’opposition à Israël, notamment islamistes, pourraient constituer une chance pour Israël. En effet, pour peu que ce pays sorte de son autisme paranoïaque, cette situation placerait l’actuel Premier ministre turc en position de garant de la sécurité d’Israël.
Cette thèse optimiste a été développée par R. O. Kütahyali, l’un des éditorialistes vedettes de l’influent quotidien Taraf dans un article intitulé « Erdogan sauveur d’Israël » : « Aujourd’hui, la meilleure assurance de sécurité et de tranquillité pour le peuple israélien s’appelle Recep Tayyip Erdogan. […] Erdogan est en effet sans aucun doute le seul homme politique en mesure d’absorber toute l’hostilité qui s’exprime envers Israël dans le monde musulman, et notoirement au sein du Hamas, il n’y a que lui qui soit capable d’orienter ce ressentiment sur une voie juste et éthique. La démarche menée par Erdogan tant vis-à-vis de l’Iran (ndlr : allusion au projet turco-brésilien de troc nucléaire) qu’en direction du Hamas (ndlr : le gouvernement turc mène des négociations pour réconcilier le Hamas et le Fatah) est la meilleure action qui ait été faite jusqu’à maintenant pour intégrer ces deux acteurs dans le système international. […] Erdogan est actuellement le seul leadeur politique susceptible d’empêcher que toute l’agressivité qui s’exprime vis-à-vis d’Israël n’évolue vers l’antisémitisme2. »
Néanmoins, un tel scénario dépendra de la façon dont le gouvernement turc pourra déjouer les pièges d’une question kurde qui l’empêche de donner des leçons de morale aux autres et qui connait actuellement un regain de violence. De même, dans la mesure où la capacité de la Turquie à jouer un rôle au Proche-Orient en faveur de ses intérêts, et donc de la paix, est intimement liée au processus de démocratisation du pays, l’issue de la révision constitutionnelle qui devrait être sanctionnée par un référendum en septembre prochain sera déterminante. En effet, celle-ci prévoit, si la Cour constitutionnelle ne remet pas en cause son principe, de limiter les pouvoirs exorbitants d’une haute magistrature dont le fonctionnement politique et corporatiste actuel3 constitue un frein au développement de la démocratie. Dans ces conditions, la devise d’Atatürk « Paix dans le pays, paix dans le monde » pourrait être aujourd’hui reformulée de cette façon : « Démocratie en Turquie, paix au Moyen-Orient ».
(23 juin 2010)
- Ihsan Dagi, Zaman, 15 janvier 2010.
- Rasim Ozan Kütahyali, Taraf, 2 juin 2010.
- À ce sujet, lire Pierre Vanrie, La Revue nouvelle, « Turquie : le gouvernement contre les militaires et le monde judiciaire », avril 2010.