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Démocratie en Turquie, paix au Moyen-Orient

Numéro 07/8 Juillet-Août 2010 - Proche et Moyen-orient par Pierre Vanrie

juillet 2010

L’attaque vio­lente et meur­trière des com­man­dos israé­liens le 31 mai der­nier contre le Mavi Mar­ma­ra, l’un des six bateaux de la « flot­tille de la liber­té » qui enten­dait for­cer le blo­cus israé­lien sur Gaza, et les réac­tions qu’elle a pro­vo­quées ont illus­tré à la fois la sen­si­bi­li­té crois­sante de l’opinion turque vis-à-vis de la ques­tion pales­ti­nienne et l’influence […]

L’attaque vio­lente et meur­trière des com­man­dos israé­liens le 31 mai der­nier contre le Mavi Mar­ma­ra, l’un des six bateaux de la « flot­tille de la liber­té » qui enten­dait for­cer le blo­cus israé­lien sur Gaza, et les réac­tions qu’elle a pro­vo­quées ont illus­tré à la fois la sen­si­bi­li­té crois­sante de l’opinion turque vis-à-vis de la ques­tion pales­ti­nienne et l’influence gran­dis­sante de la nou­velle diplo­ma­tie turque.

Cette nou­velle diplo­ma­tie s’inscrit dans une évo­lu­tion qui est propre à la Tur­quie. En effet, la Tur­quie connait des bou­le­ver­se­ments poli­tiques internes qui voient l’appareil d’État kéma­liste, qui depuis les débuts de la Répu­blique dans les années vingt détient les leviers les plus impor­tants du pou­voir, être de plus en plus concur­ren­cé par l’émergence d’une classe poli­tique civile qui n’est plus issue de l’establishment et qui incarne les aspi­ra­tions de la péri­phé­rie ana­to­lienne de plus en plus entre­pre­nante. Cette mon­tée en puis­sance d’une classe sociale hété­ro­gène et vague­ment conser­va­trice, tout en aspi­rant à la moder­ni­té et ayant inté­gré le carac­tère laïque de l’État, est le fruit de la libé­ra­li­sa­tion enta­mée dès le milieu des années quatre-vingt par le Pre­mier ministre, et ensuite pré­sident de la Répu­blique, Tur­gut Özal (décé­dé en 1993).

Cette évo­lu­tion s’est tra­duite par l’émergence d’une force poli­tique issue d’un isla­misme modé­ré et qui a évo­lué, tant par prag­ma­tisme que par une conver­sion à un cer­tain libé­ra­lisme, vers une forme de conser­va­tisme démo­cra­tique. Le par­ti au pou­voir depuis 2002, l’AKP (le par­ti de la Jus­tice et du Déve­lop­pe­ment), qui est l’incarnation de cette évo­lu­tion, aime d’ailleurs se défi­nir en tant que « conser­va­teur et démo­crate ». Cette évo­lu­tion est tou­te­fois indis­so­ciable du déve­lop­pe­ment de l’économie, en par­ti­cu­lier en Ana­to­lie où de nou­veaux entre­pre­neurs qui ne sont pas liés aux grandes dynas­ties d’industriels issus de la Répu­blique kéma­liste ins­tal­lés sur­tout à Istan­bul, ont réus­si à dyna­mi­ser l’économie locale en concur­ren­çant le grand patro­nat stam­bou­liote et sur­tout en déve­lop­pant une acti­vi­té d’exportation notam­ment tour­née vers le Moyen-Orient.

C’est dans ce contexte de trans­for­ma­tion poli­tique et socioé­co­no­mique du pays que la nou­velle poli­tique étran­gère turque tra­duit les ambi­tions diplo­ma­tiques régio­nales et mon­diales d’une Tur­quie qui est désor­mais une puis­sance émer­gente (dix-sep­tième éco­no­mie mon­diale et membre du G20). La ten­ta­tive de récon­ci­lia­tion, encore bal­bu­tiante, avec l’Arménie, les désor­mais excel­lentes rela­tions avec la Syrie, l’Irak (en ce y com­pris la région kurde auto­nome), la sup­pres­sion de visas avec la Rus­sie, le rap­pro­che­ment avec la Ser­bie (enne­mie au moment de la guerre en Bos­nie), les visites inédites d’officiels turcs en Afrique sub­sa­ha­rienne… sont autant d’illustrations concrètes de cette nou­velle diplo­ma­tie qua­li­fiée par le par­ti au pou­voir de « zéro pro­blème avec les voisins ».

Cette évo­lu­tion s’inscrit donc dans un contexte de démo­cra­ti­sa­tion de la socié­té turque. Celle-ci voit ain­si l’émergence d’une « socié­té civile » très pro­lixe et hété­ro­gène qui se dis­tingue notam­ment par sa com­po­sante isla­mique où la soli­da­ri­té à l’égard de la cause pales­ti­nienne est mani­feste même si elle a long­temps été occul­tée par les grands médias turcs cen­trés sur Istan­bul, et par consé­quent sou­vent en déca­lage avec l’Anatolie, et majo­ri­tai­re­ment aux mains d’une caté­go­rie sociale peu au fait des dyna­miques sociales à l’œuvre dans la « péri­phé­rie ». Dans ces condi­tions, la poli­tique étran­gère du pays n’est plus le mono­pole d’un esta­blish­ment qui jusque-là n’a jamais eu à rendre de compte aux citoyens. Dans le bras de fer qui se joue actuel­le­ment entre le pou­voir poli­tique issu des urnes et la haute bureau­cra­tie d’État civile et mili­taire, tra­di­tion­nel­le­ment très influente au sein des ins­ti­tu­tions diplo­ma­tiques turques, l’approche de la ques­tion pales­ti­nienne et des rela­tions avec Israël s’inscrit donc désor­mais dans un tout autre contexte. Ces rela­tions par­ti­cu­lières entre l’État hébreu et un pays majo­ri­tai­re­ment musul­man ne peuvent plus se limi­ter à la rou­tine sans his­toire qui pré­va­lait jusqu’à maintenant.

Ihsan Dagi, édi­to­ria­liste de Zaman, quo­ti­dien plu­tôt proche de l’AKP, expri­mait cette réa­li­té en ces termes quelques mois avant les évè­ne­ments du 31 mai : « On ne peut attendre de la Tur­quie qu’elle entre­tienne “comme si de rien n’était” des rela­tions avec un État comme Israël dont la poli­tique dans la région est basée sur la vio­lence. Le niveau démo­cra­tique atteint par la Tur­quie ne le per­met de toute façon pas car désor­mais l’élaboration de la poli­tique étran­gère de notre pays dépasse la volon­té d’une petite poi­gnée de fonc­tion­naires d’État. La diplo­ma­tie turque doit doré­na­vant tenir compte des sen­si­bi­li­tés et des reven­di­ca­tions de son opi­nion publique. Les méca­nismes de repré­sen­ta­tion démo­cra­tique sont main­te­nant aus­si à l’œuvre au sein de l’appareil diplo­ma­tique turc, ce qui oblige les gou­ver­ne­ments à être en phase avec leurs opi­nions. C’est pré­ci­sé­ment ce que n’a pas com­pris Israël. Tant qu’il n’aura pas gagné l’opinion turque, l’État hébreu sera dans l’impossibilité de main­te­nir ses rela­tions avec Anka­ra au “niveau stra­té­gique” qu’il sou­haite. Les Israé­liens conti­nuent en effet de croire que leurs seuls inter­lo­cu­teurs côté turc se trouvent au sein de l’appareil d’État sécu­ri­taire et mili­taire. Ils n’ont pas remar­qué qu’il y avait un glis­se­ment de pou­voir dans un pays qui connait une démo­cra­ti­sa­tion certes encore bal­bu­tiante1. »

Erdogan, sauveur d’Israël ?

Les détails révé­lés par les médias sur le carac­tère isla­miste des mili­tants turcs qui se trou­vaient sur le Mavi Mar­ma­ra et qui ont été tués par les sol­dats israé­liens ont sus­ci­té la polé­mique en Tur­quie entre ceux qui ne veulent voir dans ces vic­times que des « paci­fistes » et d’autres qui les réduisent à leurs carac­té­ris­tiques de « mili­tants isla­mistes ». Dans ce cli­mat, le cli­vage très mar­qué entre pro et anti-AKP s’est à nou­veau illus­tré avec toutes les nuances de bonne et de mau­vaise foi que cela sup­pose à l’intérieur de chaque camp. La ques­tion qui est posée est ain­si de savoir si la Tur­quie fait encore par­tie du « camp occi­den­tal » a for­tio­ri dans la pers­pec­tive où l’adhésion de la Tur­quie à l’UE semble, dans le contexte de fri­lo­si­té euro­péenne actuelle, de plus en plus hypo­thé­tique. Si les ténors de l’AKP soufflent par­fois le chaud et le froid sur ce sujet, le pro­jet euro­péen n’en reste pas moins un objec­tif du gou­ver­ne­ment AKP dès lors qu’il va dans le sens de réformes vou­lues par ce par­ti et des­ti­nées à mettre un terme à la tutelle exer­cée dans le pays par une cer­taine élite sur la société.

Sur le plan régio­nal, les décla­ra­tions enflam­mées du Pre­mier ministre turc Erdo­gan à l’encontre d’Israël ne doivent pas mas­quer la réa­li­té selon laquelle la Tur­quie main­tient encore pour le moment des rela­tions avec Israël. Compte tenu de la popu­la­ri­té crois­sante d’Erdogan dans le monde arabe et musul­man, ces rela­tions par­ti­cu­lières cou­plées à l’affirmation d’un lea­deur­ship régio­nal mar­gi­na­li­sant les expres­sions les plus radi­cales de l’opposition à Israël, notam­ment isla­mistes, pour­raient consti­tuer une chance pour Israël. En effet, pour peu que ce pays sorte de son autisme para­noïaque, cette situa­tion pla­ce­rait l’actuel Pre­mier ministre turc en posi­tion de garant de la sécu­ri­té d’Israël.

Cette thèse opti­miste a été déve­lop­pée par R. O. Küta­hya­li, l’un des édi­to­ria­listes vedettes de l’influent quo­ti­dien Taraf dans un article inti­tu­lé « Erdo­gan sau­veur d’Israël » : « Aujourd’hui, la meilleure assu­rance de sécu­ri­té et de tran­quilli­té pour le peuple israé­lien s’appelle Recep Tayyip Erdo­gan. […] Erdo­gan est en effet sans aucun doute le seul homme poli­tique en mesure d’absorber toute l’hostilité qui s’exprime envers Israël dans le monde musul­man, et notoi­re­ment au sein du Hamas, il n’y a que lui qui soit capable d’orienter ce res­sen­ti­ment sur une voie juste et éthique. La démarche menée par Erdo­gan tant vis-à-vis de l’Iran (ndlr : allu­sion au pro­jet tur­co-bré­si­lien de troc nucléaire) qu’en direc­tion du Hamas (ndlr : le gou­ver­ne­ment turc mène des négo­cia­tions pour récon­ci­lier le Hamas et le Fatah) est la meilleure action qui ait été faite jusqu’à main­te­nant pour inté­grer ces deux acteurs dans le sys­tème inter­na­tio­nal. […] Erdo­gan est actuel­le­ment le seul lea­deur poli­tique sus­cep­tible d’empêcher que toute l’agressivité qui s’exprime vis-à-vis d’Israël n’évolue vers l’antisémitisme2. »

Néan­moins, un tel scé­na­rio dépen­dra de la façon dont le gou­ver­ne­ment turc pour­ra déjouer les pièges d’une ques­tion kurde qui l’empêche de don­ner des leçons de morale aux autres et qui connait actuel­le­ment un regain de vio­lence. De même, dans la mesure où la capa­ci­té de la Tur­quie à jouer un rôle au Proche-Orient en faveur de ses inté­rêts, et donc de la paix, est inti­me­ment liée au pro­ces­sus de démo­cra­ti­sa­tion du pays, l’issue de la révi­sion consti­tu­tion­nelle qui devrait être sanc­tion­née par un réfé­ren­dum en sep­tembre pro­chain sera déter­mi­nante. En effet, celle-ci pré­voit, si la Cour consti­tu­tion­nelle ne remet pas en cause son prin­cipe, de limi­ter les pou­voirs exor­bi­tants d’une haute magis­tra­ture dont le fonc­tion­ne­ment poli­tique et cor­po­ra­tiste actuel3 consti­tue un frein au déve­lop­pe­ment de la démo­cra­tie. Dans ces condi­tions, la devise d’Atatürk « Paix dans le pays, paix dans le monde » pour­rait être aujourd’hui refor­mu­lée de cette façon : « Démo­cra­tie en Tur­quie, paix au Moyen-Orient ».

(23 juin 2010)

  1. Ihsan Dagi, Zaman, 15 jan­vier 2010.
  2. Rasim Ozan Küta­hya­li, Taraf, 2 juin 2010.
  3. À ce sujet, lire Pierre Van­rie, La Revue nou­velle, « Tur­quie : le gou­ver­ne­ment contre les mili­taires et le monde judi­ciaire », avril 2010.

Pierre Vanrie


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