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Dématérialisation des services bancaires

Numéro 3 – 2022 - alphabétisation banques numérisation par Galván Castaño

avril 2022

Avec la déma­té­ria­li­sa­tion des banques, les per­sonnes en dif­fi­cul­té avec l’écrit ont de plus en plus de dif­fi­cul­tés à gérer leur compte de façon auto­nome et à béné­fi­cier des ser­vices ban­caires. Sans gui­chet auquel s’adresser, sans extraits de compte en papier, ni bornes auto­ma­tiques où réa­li­ser les opé­ra­tions, des mil­liers de nos conci­toyens et conci­toyennes sont aujourd’hui en exclu­sion financière.

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Un adulte sur dix en Wal­lo­nie et à Bruxelles a des dif­fi­cul­tés avec l’écrit. C’est l’estimation de l’asbl Lire et Écrire à par­tir des résul­tats des enquêtes réa­li­sées dans des régions ou des pays proches1, faute de son­dage dans la com­mu­nau­té fran­co­phone belge. Ces mil­liers de citoyens et citoyennes ont des dif­fi­cul­tés pour accé­der aux droits et aux ser­vices d’intérêt géné­ral, notam­ment quand les gui­chets ferment, les ser­vices télé­pho­niques sont défaillants et les repères maté­riels dis­pa­raissent (lettres, bornes, empla­ce­ments). Si la seule façon d’accéder à ces ser­vices est la voie numé­rique, les per­sonnes en dif­fi­cul­té avec l’écrit deviennent dépen­dantes de la bonne volon­té de leurs proches ou des tra­vailleurs et tra­vailleuses de pre­mière ligne pour les aider à y accéder.

Telles sont cer­taines des conclu­sions de l’étude que Lire et Écrire Bruxelles vient de publier : « Les per­sonnes anal­pha­bètes à l’épreuve de la déma­té­ria­li­sa­tion des ser­vices d’intérêt général ».

L’accès aux ser­vices ban­caires numé­ri­sés est une ques­tion par­ti­cu­liè­re­ment impor­tante et dif­fi­cile pour les per­sonnes anal­pha­bètes (et pour beau­coup d’autres per­sonnes en dif­fi­cul­té avec le numé­rique). Depuis des années, nous assis­tons à la déma­té­ria­li­sa­tion des ser­vices finan­ciers. Mais, la crise sani­taire a été l’opportunité pour accom­plir ce pro­ces­sus : les agences ban­caires ferment, les bornes auto­ma­tiques dis­pa­raissent, les lettres deviennent de plus en plus rares. Or, l’accès aux ser­vices finan­ciers est une ques­tion fon­da­men­tale pour s’intégrer dans notre socié­té. En effet, il est presque obli­ga­toire d’avoir un compte ban­caire pour per­ce­voir un salaire ou pour payer un loyer. Certes, les banques sont pour la plu­part des entre­prises pri­vées (Bel­fius reste la seule grande banque publique en Bel­gique). Mais, en tant que déten­trices du mono­pole des dépôts, elles ont (ou devraient avoir) des obli­ga­tions propres aux ser­vices publics2.

Moins de personnel, moins d’agences, moins de bornes automatiques : les banques se dématérialisent

Selon Febel­fin, porte-parole du sec­teur finan­cier en Bel­gique, 85 banques étaient éta­blies dans notre pays en 2019. Ces banques sont en train de réduire leurs agences, leurs bornes auto­ma­tiques et leurs dis­tri­bu­teurs de billets, ain­si que le per­son­nel qui y travaille.

En 2010, la Bel­gique comp­tait 3.973 agences ban­caires ; en 2020, il n’en res­tait plus que 2.430. En 2010, la Bel­gique comp­tait 8.312 bornes auto­ma­tiques avec fonc­tion de retrait d’argent ; en 2020, il n’y en avait plus que 6.411. Le nombre de per­sonnes qui tra­vaillaient dans le sec­teur ban­caire a aus­si dimi­nué. En 2010, le sec­teur ban­caire employait 61.297 per­sonnes ; neuf ans plus tard, le sec­teur ne comp­tait plus que 49.629 employés et employées.

En même temps, l’accès aux ser­vices ban­caires via les nou­velles tech­no­lo­gies est en train de se géné­ra­li­ser en Bel­gique. Selon les don­nées de la Febel­fin, le nombre d’abonnements à la banque digi­tale n’a ces­sé d’augmenter depuis des années. Les paie­ments par vire­ment montrent une évo­lu­tion très forte vers la numé­ri­sa­tion des opé­ra­tions ban­caires. En 2019, 95 % des vire­ments étaient faits de façon digi­tale (46 % via la banque en ligne, 49 % via la banque mobile). Seule­ment 5 % des vire­ments ont été faits via les bornes auto­ma­tiques. L’option papier n’est presque plus uti­li­sée et est, de plus en plus, une option payante.

La crise sani­taire due à la Covid-19 a induit une accé­lé­ra­tion de la déma­té­ria­li­sa­tion des ser­vices ban­caires. Les agences ban­caires ont été fer­mées pen­dant des mois. Aujourd’hui, seules cer­taines sont rou­vertes. Mais elles sont acces­sibles pour la plu­part exclu­si­ve­ment par ren­dez-vous. Les agences ont fer­mé leurs gui­chets, mais aus­si beau­coup d’espaces où il y avait des ter­mi­naux non cash. Ces bornes auto­ma­tiques per­mettent de réa­li­ser des vire­ments et d’imprimer les extraits de compte sans pas­ser par la voie numé­rique. L’utilisation des ser­vices télé­pho­niques et les visio­con­fé­rences comme canaux de com­mu­ni­ca­tion a explo­sé. La crise du coro­na­vi­rus a clai­re­ment été un déclen­cheur des paie­ments sans contact par carte, et ce, pour toutes les tranches d’âge.

Pen­dant cette période, les citoyens et citoyennes ont pri­vi­lé­gié les paie­ments par carte ain­si que les paie­ments élec­tro­niques. Le nombre de paie­ments en espèces a très for­te­ment diminué.

Le Réseau Finan­ci­té (asbl belge) dénonce le fait que les indi­vi­dus ne sont pas égaux face à ces chan­ge­ments puisque les com­munes les plus pauvres sont plus dépour­vues d’agences ban­caires et de dis­tri­bu­teurs de billets que les com­munes plus aisées (voir son Rap­port sur l’inclusion finan­cière en Bel­gique 2021). Or, les habi­tants de ces quar­tiers sont jus­te­ment les citoyens et citoyennes les moins formé·es et les plus pauvres et donc qui éprouvent plus sou­vent des dif­fi­cul­tés avec l’écrit et le numérique.

Ain­si et selon le Baro­mètre de l’inclusion numé­rique 2020 réa­li­sé par Périne Brot­corne et Ilse Mariën, seule­ment 67 % des adultes bruxel­lois et 77 % des adultes wal­lons uti­lisent la banque en ligne. Tou­te­fois, les groupes socioé­co­no­mi­que­ment et cultu­rel­le­ment moins favo­ri­sés, ain­si que les per­sonnes de plus de sep­tante ans, uti­lisent encore moins que la moyenne les ser­vices finan­ciers numérisés.

Dématérialisation des services bancaires et personnes analphabètes

Entre 2018 et 2019, nous avons réa­li­sé un son­dage auprès de cent-neuf per­sonnes en for­ma­tion en alpha­bé­ti­sa­tion à Lire et Écrire Bruxelles à pro­pos de leur accès aux tech­no­lo­gies numé­riques et de l’usage qu’elles en font. Les résul­tats montrent que 66 % d’entre elles ne savent pas réa­li­ser de vire­ments élec­tro­niques et 21 % ne savent pas reti­rer de l’argent au distributeur.

Entre 2020 et 2021, nous avons inter­viewé en pro­fon­deur qua­torze habi­tants et habi­tantes de Bruxelles en dif­fi­cul­té avec l’écrit. Huit per­sonnes ne savaient pas faire un vire­ment ban­caire en ligne et deux per­sonnes ne savaient pas non plus reti­rer de l’argent via une borne auto­ma­tique. Nous avons par­lé avec elles de la manière dont elles se débrouillent au quo­ti­dien et des consé­quences de ces dif­fi­cul­tés sur leurs vies.

Par exemple, Fari­za est une appre­nante d’une asso­cia­tion d’alphabétisation du quar­tier de Cure­ghem, à Ander­lecht. Elle est mariée et elle a des enfants en bas âge. Fari­za et son mari ne savent pas uti­li­ser l’application de la banque, ils ne peuvent pas réa­li­ser de vire­ments ban­caires en ligne ni consul­ter leur solde. Leur compte ban­caire est géré par un membre de leur famille.

Abde­la­li et sa com­pagne sont des réfu­giés syriens. Ils ont deux enfants en bas âge. Nous avons inter­viewé Abde­la­li lors d’une for­ma­tion en banque digi­tale qui se tenait dans un centre d’alphabétisation de Lire et Écrire Bruxelles. Il sait regar­der ses extraits de compte sur l’application de son télé­phone. Mais il ne sait pas faire de vire­ments ban­caires. Le frère d’Abdelali, qui habite à Char­le­roi, gère leur compte à leur place.

Pou­voir contrô­ler et gérer son argent est fon­da­men­tal pour l’autonomie de tous les citoyens et citoyennes. Mais c’est encore plus vrai pour les per­sonnes qui ont des reve­nus très modestes et qui ont des res­pon­sa­bi­li­tés vis-à-vis d’autres per­sonnes (des enfants, par exemple). Comme le socio­logue Richard Hog­gart le remarque dans son ouvrage La culture du pauvre (1957): Si les per­sonnes en situa­tion de pau­vre­té veulent ne pas cou­ler, elles doivent gérer leur argent comme des comp­tables. Rien n’a le droit de débor­der, d’être des­ser­ré. Alors, quand les per­sonnes ne sont pas capables de savoir com­bien d’argent il reste sur leur compte, quand elles ne peuvent pas faire elles-mêmes les paie­ments, com­ment gérer la situa­tion ? Com­ment faire face aux res­pon­sa­bi­li­tés et ne pas cou­ler dans le sur­en­det­te­ment ou le dénument ?

Un autre exemple, Nour est appre­nante de Lire et Écrire Bruxelles à Saint-Gilles. Elle habite seule, elle est veuve et elle n’a pas d’enfants. Elle sait consul­ter sur l’application mobile ses extraits de compte, mais elle ne sait pas faire de vire­ments en ligne. Dès que c’est pos­sible, elle domi­ci­lie les paie­ments. Quand elle reçoit une fac­ture qui n’est pas domi­ci­liée, elle rem­plit le for­mu­laire papier du vire­ment, le signe et elle le dépose à la banque pour que la fac­ture soit payée. Les vire­ments papier deviennent payants dans de plus en plus de banques. Nour paie ce ser­vice puisqu’elle n’a pas d’autres options.

Guy, agent d’accueil dans une asso­cia­tion d’alphabétisation, nous explique les pro­blèmes qu’a une appre­nante à cause des erreurs com­mises en fai­sant les paie­ments de ses fac­tures en ligne : « J’ai une per­sonne qui vient fré­quem­ment ici. […] Son pro­blème est qu’elle ne met­tait jamais les bonnes infor­ma­tions pour la com­mu­ni­ca­tion du vire­ment. Du coup, ses vire­ments étaient per­dus dans la masse de vire­ments. Si déjà c’est dif­fi­cile à com­prendre sur le papier, on ima­gine bien que sur le smart­phone ou sur l’ordinateur, cela peut être une dif­fi­cul­té sup­plé­men­taire pour eux. »

Cette dame a par­fois des pro­blèmes de non-paie­ment (et donc risque des cou­pures du ser­vice), par­fois des pro­blèmes de double paie­ment. De plus, elle doit résoudre ces embar­ras par télé­phone avec les ser­vices en ques­tion parce que les bureaux sont fer­més. Avant d’appeler un ser­vice, elle doit trou­ver la fac­ture en ques­tion et repé­rer les don­nées prin­ci­pales (numé­ro de client, numé­ro de fac­ture). Ces actions ne sont pas faciles pour une per­sonne analphabète.

Les pro­blèmes pour gérer les ser­vices ban­caires en ligne sont divers et variés. Bien évi­dem­ment, ne pas savoir lire et écrire pro­voque des dif­fi­cul­tés et des mal­en­ten­dus. Les per­sonnes anal­pha­bètes ont besoin d’un gui­chet où pou­voir poser des ques­tions, ame­ner un docu­ment finan­cier qu’elles ne com­prennent pas ou faire un vire­ment ban­caire. Bref, les citoyens en dif­fi­cul­té avec l’écrit ont besoin d’un espace sécu­ri­sé et calme et d’une per­sonne de confiance prête à les aider.

Les ser­vices télé­pho­niques ne pour­ront jamais rem­pla­cer les accueils phy­siques, le contact humain. Ceci s’explique par le fait que les per­sonnes anal­pha­bètes (comme beau­coup d’autres citoyens) ont sou­vent des dif­fi­cul­tés pour s’exprimer ora­le­ment sur une ques­tion admi­nis­tra­tive ou finan­cière. D’abord, le voca­bu­laire uti­li­sé par les ser­vices finan­ciers est com­plexe. Ensuite, ces adultes ont sou­vent inté­rio­ri­sé (à force de subir le dédain de la socié­té) qu’ils ne sont pas auto­ri­sés à ques­tion­ner une per­sonne qui est cen­sée savoir plus qu’eux. De ce fait, pour beau­coup de citoyens confron­tés à une ins­ti­tu­tion ban­caire, il est mal­ai­sé de poser une ques­tion, de com­prendre la réponse de l’interlocuteur ou d’exprimer un désac­cord. Ces actions sont dif­fi­ciles à réa­li­ser au gui­chet, mais beau­coup plus par téléphone.

Encore plus quand les banques ins­tallent des sys­tèmes de répon­deurs inter­ac­tifs sur leurs numé­ros de télé­phone. Ces sys­tèmes obligent les appe­lants à sélec­tion­ner des options d’acheminement à l’aide du pavé numé­rique. À par­tir de nos entre­tiens, nous avons consta­té que les sys­tèmes de réponse vocale inter­ac­tive effraient ou frus­trent beau­coup d’usagers.

La déma­té­ria­li­sa­tion des ser­vices ban­caires rend incom­pé­tentes des per­sonnes qui avant étaient capables de réa­li­ser une par­tie — ou la tota­li­té — des opé­ra­tions finan­cières. En effet, cer­taines per­sonnes anal­pha­bètes étaient auto­nomes (ou par­tiel­le­ment auto­nomes): elles savaient débrous­sailler l’information des extraits ban­caires en for­mat papier, elles savaient faire un vire­ment sur papier, elles reti­raient de l’argent au gui­chet. Aujourd’hui, elles ne sont plus auto­nomes. Ces per­sonnes sont « mises en inca­pa­ci­té » par la dématérialisation.

Par exemple, Fade­la ne sait pas reti­rer de l’argent à un auto­mate ni gérer son compte de façon numé­rique. Ses enfants le font pour elle. Mais avant, au moins, elle savait impri­mer les extraits de compte sur les bornes et ain­si connaitre et contrô­ler sa situa­tion finan­cière. Main­te­nant, il faut payer pour impri­mer les extraits et elle ne le fait plus.

Nel­ly est une des appre­nantes qui sait faire un vire­ment ban­caire en ligne et reti­rer de l’argent au dis­tri­bu­teur auto­ma­tique. Pour prendre un ren­dez-vous avec la banque, elle doit envoyer un cour­riel. Mais cela, elle ne sait pas le faire. Elle n’a pas de cour­riel. Il est donc impos­sible pour elle de prendre un ren­dez-vous à la banque.

Toutes ces per­sonnes doivent donc faire appel à un proche (enfant, frère, conjoint, tra­vailleur d’une asso­cia­tion) pour les aider à gérer leur compte ban­caire. Ce rap­port de dépen­dance n’est pas tou­jours bien vécu par les deux par­ties. La per­sonne dépen­dante doit faire confiance à la bonne volon­té et à la pro­bi­té d’une autre per­sonne ; elle doit aus­si s’adapter à ses dis­po­ni­bi­li­tés. Pour la per­sonne qui aide, il s’agit d’une grande res­pon­sa­bi­li­té et d’une tâche sup­plé­men­taire dans sa vie.

Lors du son­dage que nous avons fait en 2018 – 2019, une dame nous a expli­qué que sa fille de dix ans connais­sait le code PIN de sa carte et que c’était sa fille qui reti­rait l’argent au dis­tri­bu­teur pour elle. Une autre dame nous a racon­té que son fils, déjà adulte et qui ne vit plus avec elle, gère son argent. Il s’occupe de lui don­ner de l’argent en liquide pour ses frais. Quand il part en vacances, il lui laisse un mon­tant plus impor­tant et elle doit se débrouiller. Dif­fi­cile donc pour elle de faire face à un impré­vu pen­dant les absences de son fils.

Ces per­sonnes sont en train de vivre des situa­tions de perte d’autonomie, de dépos­ses­sion, de prise de risque (quand les per­sonnes donnent le code de leur carte à un proche), de res­pon­sa­bi­li­tés mal assi­gnées (quand les enfants doivent gérer le compte ban­caire de leurs parents). Ces tra­cas quo­ti­diens autour de la ges­tion de l’argent induisent des sen­ti­ments d’insécurité, d’humiliation et d’impuissance pour ces adultes.

Dans son Rap­port sur l’inclusion finan­cier en Bel­gique 2019, le Réseau Finan­ci­té cri­tique le fait que les exi­gences pour accé­der aux ser­vices ban­caires et pour les uti­li­ser sont tou­jours plus strictes, notam­ment d’un point de vue géo­gra­phique, tech­nique, cultu­rel et édu­ca­tion­nel. Nous ne pou­vons que leur don­ner rai­son. La banque digi­tale exige des dis­po­si­tifs numé­riques et des com­pé­tences que beau­coup de per­sonnes anal­pha­bètes n’ont pas. Les per­sonnes anal­pha­bètes, comme tant d’autres citoyens et citoyennes, subissent une « mise en inca­pa­ci­té » à cause de la déma­té­ria­li­sa­tion des ser­vices ban­caires. Ceci engendre, dans les faits, leur exclu­sion financière.

Les droits des citoyens et citoyennes remis en question

Selon le rap­port Offre de ser­vices finan­ciers et pré­ven­tion de l’exclusion finan­cière com­man­di­té par la Com­mis­sion euro­péenne en 2008 : « L’exclusion finan­cière fait réfé­rence à un pro­ces­sus par lequel une per­sonne ren­contre des dif­fi­cul­tés pour accé­der à et/ou uti­li­ser des ser­vices et pro­duits finan­ciers pro­po­sés par les pres­ta­taires “clas­siques”, adap­tés à ses besoins et lui per­met­tant de mener une vie sociale nor­male dans la socié­té à laquelle elle appartient ».

Pour évi­ter cette situa­tion, en 2003, le Code de droit éco­no­mique belge impose aux banques un ser­vice ban­caire de base. Ce ser­vice per­met d’avoir un compte ban­caire à un cout limi­té à des per­sonnes qui autre­ment ne seraient pas accep­tées dans une banque. Le ser­vice ban­caire de base per­met un nombre d’opérations manuelles par année. En 2018, il y avait moins de 9500 ser­vices ban­caires de base ouverts en Bel­gique selon le Réseau Finan­ci­té. Cette asbl dénonce dans son Rap­port de 2019 le fait que les banques ne rem­plissent pas leurs obli­ga­tions légales de pro­mo­tion de ce service.

En 2021, le gou­ver­ne­ment fédé­ral et une par­tie du sec­teur ban­caire se sont accor­dés sur l’introduction d’un ser­vice ban­caire uni­ver­sel pour lut­ter contre l’exclusion finan­cière pro­duite par la déma­té­ria­li­sa­tion des ser­vices financiers.

Dans ce tableau, nous com­pa­rons ces deux services :

Ser­vice ban­caire de base Ser­vice ban­caire universel
Sta­tut Loi Accord avec 13 banques (trois ans de durée)
Nbre d’op. manuelles 36 (tran­sac­tions et retraits d’espèces inclus) 60 tran­sac­tions manuelles/an
et 24 retraits d’espèces/an
Cartes Pas pos­sible d’avoir une carte visa
Extraits
de compte
À dis­po­si­tion manuel­le­ment 2 fois/mois dans l’agence de domi­ci­lia­tion ou en agence Impres­sion 1 fois/mois dans l’agence bancaire
Envoi non inclus dans le for­fait et un « tarif rai­son­nable » sera fac­tu­ré pour leur envoi
Couts 16,26 euros/an Max. 60 euros/an + éven­tuel­le­ment un cout men­suel de l’envoi des extraits de compte

Le ser­vice ban­caire uni­ver­sel pose plu­sieurs ques­tions. D’abord, le fait qu’il s’agisse d’un accord entre cer­taines banques et le gou­ver­ne­ment, et ce, seule­ment pour une durée de trois ans, alors que le ser­vice ban­caire de base est une obli­ga­tion légale. Ensuite, nous nous deman­dons pour­quoi l’envoi des rele­vés de compte par la poste n’a pas été inclus dans le pack (et donc dans le prix maxi­mum), puisqu’il y a de moins en moins de bornes dis­po­nibles pour les impri­mer. Fina­le­ment, nous pen­sons que la ques­tion prin­ci­pale est de savoir si les banques vont lais­ser des agences et des dis­tri­bu­teurs auto­ma­tiques en fonc­tion­ne­ment pour que les clients et clientes puissent effec­tuer les opé­ra­tions manuelles que ces ser­vices pro­posent. Cette ques­tion n’a pas été trai­tée dans l’accord sur le ser­vice ban­caire uni­ver­sel, alors que sans agences et sans dis­tri­bu­teurs auto­ma­tiques dis­po­nibles pour les usa­gers en dif­fi­cul­té avec le numé­rique, cet accord res­te­ra lettre morte.

Actuel­le­ment, deux pro­jets éma­nant direc­te­ment des banques visent à modi­fier l’offre de dis­tri­bu­teurs de billets en Bel­gique. Il s’agit du pro­jet Bato­pin et de l’entreprise Jofi­co. Bato­pin est le nom don­né à l’accord conclu entre Bel­fius, BNP Pari­bas, ING et KBC pour ins­tal­ler un réseau de nou­veaux dis­tri­bu­teurs auto­ma­tiques de billets neutres. Ce réseau sup­po­se­ra une dimi­nu­tion sub­stan­tielle du nombre de dis­tri­bu­teurs. Mais, selon ces banques, les dis­tri­bu­teurs seront mieux repar­tis sur le ter­ri­toire belge. En effet, Bato­pin assure que 95 % de la popu­la­tion belge dis­po­se­ra d’un dis­tri­bu­teur dans un rayon de cinq kilo­mètres alors que pour l’instant, 82 % de la popu­la­tion belge a accès à un dis­tri­bu­teur à moins de deux kilomètres.

Jofi­co est une entre­prise belge com­po­sée des banques Cre­lan, AXA Banque, Argen­ta, VDK et de Bpost. Cette entre­prise a pour but de pres­ter des ser­vices d’installation, d’exploitation et de main­te­nance des dis­tri­bu­teurs auto­ma­tiques de billets. Chaque membre de Jofi­co reste pour­tant libre de pro­po­ser des dis­tri­bu­teurs sous son enseigne. La réduc­tion du nombre de dis­tri­bu­teurs de billets n’est pas un objec­tif en soi de cette entre­prise. Néan­moins, le Réseau Finan­ci­té a déjà consta­té une dimi­nu­tion de qua­rante-quatre appa­reils du parc depuis la créa­tion de Jofi­co en 20193.

En même temps, Bpost a, dans le cadre de son sep­tième contrat de ges­tion avec l’État, l’obligation de mettre à dis­po­si­tion des citoyens et citoyennes au moins trois-cent-cin­quante dis­tri­bu­teurs de billets et au moins un dis­tri­bu­teur dans les com­munes où aucun dis­po­si­tif n’est dis­po­nible. Les opé­ra­tions finan­cières de base, telles que les vire­ments, devraient aus­si être dis­po­nibles dans les bureaux de poste et les points poste. Les banques auront la pos­si­bi­li­té de pro­po­ser leurs ser­vices dans les bureaux de poste. Il est néces­saire de poin­ter que cette solu­tion pour accé­der aux ser­vices finan­ciers (pour la plu­part pri­vés) est payée par les contribuables.

Bref, à ce jour, le Réseau Finan­ci­té estime dans son Rap­port sur l’inclusion finan­cière en Bel­gique 2021 que la Bel­gique comp­te­ra pro­ba­ble­ment un tiers de dis­tri­bu­teurs en moins d’ici 2024. Aucune ini­tia­tive n’est pré­vue par rap­port au main­tien d’un accueil humain dans les agences ban­caires. Or, nous savons que beau­coup de per­sonnes en dif­fi­cul­té avec l’écrit et/ou le numé­rique ont besoin de l’aide d’une per­sonne pour réa­li­ser leurs tran­sac­tions ban­caires et pour poser des ques­tions. Les bornes auto­ma­tiques ne suf­fisent pas pour don­ner réponse aux besoins et aux com­pé­tences de beau­coup de citoyens et citoyennes.

Dif­fé­rentes asso­cia­tions et ins­ti­tu­tions ont dénon­cé les consé­quences de la déma­té­ria­li­sa­tion des ser­vices finan­ciers sur une par­tie de la popu­la­tion depuis des années ; par­mi elles, des asso­cia­tions de consom­ma­teurs, des asso­cia­tions de défense des per­sonnes en situa­tion de han­di­cap, des grou­pe­ments de per­sonnes âgées…

Les consé­quences de la déma­té­ria­li­sa­tion des ser­vices ban­caires ont fait l’objet de plu­sieurs audi­tions au sein de dif­fé­rentes ins­tances publiques. En 2019, une audi­tion à la « Com­mis­sion de l’Économie, de la pro­tec­tion des consom­ma­teurs et de l’agenda numé­rique » de la Chambre des repré­sen­tants de Bel­gique a eu lieu4. Lors de cette audi­tion, les repré­sen­tants de l’association de consom­ma­teurs Test-Achats et de l’asbl Finan­ci­té ont dénon­cé les consé­quences néfastes de la déma­té­ria­li­sa­tion des ser­vices ban­caires sur les citoyennes et citoyens les plus fra­gi­li­sés de la socié­té. Voi­là un extrait de l’intervention du repré­sen­tant de Test-Achat :

[(« Tout citoyen doit pou­voir dis­po­ser d’un compte à vue et être en mesure de le gérer de manière auto­nome : c’est un élé­ment essen­tiel à l’intégration dans notre socié­té et tout sim­ple­ment à la digni­té humaine. […] Il est cepen­dant évident qu’un nombre consi­dé­rable de per­sonnes n’est pas en mesure ou ne sou­haite pas fonc­tion­ner de la sorte. Il est de notre res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive de veiller à ce qu’elles ne soient pas exclues de la vie éco­no­mique et sociale. »)]

Trois ans plus tard, la déma­té­ria­li­sa­tion conti­nue et une par­tie impor­tante de la popu­la­tion belge pour­suit sa galère pour gérer de manière auto­nome son compte ban­caire. Les pro­jets Bato­pin et Jofi­co ont été pré­sen­tés au Par­le­ment wal­lon et au Par­le­ment fédé­ral. Dif­fé­rentes per­son­na­li­tés poli­tiques ont expri­mé leur pré­oc­cu­pa­tion par rap­port à la dimi­nu­tion des dis­tri­bu­teurs de billets pen­dant ces audi­tions. Tou­te­fois, pour le moment, aucune ini­tia­tive légis­la­tive (soit une obli­ga­tion ou une recom­man­da­tion légale) n’a été prise pour obli­ger les banques à main­te­nir une offre phy­sique suf­fi­sante pour que toutes les citoyennes et tous les citoyens aient accès aux ser­vices financiers.

Les compétences en lecture et écriture (et numériques) comme source de discrimination

Dans son rap­port de 2020 sur l’inclusion finan­cière, le Réseau Finan­ci­té cite comme causes d’exclusion finan­cière l’analphabétisme, la non-connais­sance de la langue ou les dif­fi­cul­tés avec les nou­velles technologies.

Comme le montre l’étude, « les per­sonnes anal­pha­bètes à l’épreuve de la déma­té­ria­li­sa­tion des ser­vices d’intérêt géné­ral », les per­sonnes anal­pha­bètes ne jouissent pas des mêmes droits et des mêmes oppor­tu­ni­tés de par­ti­ci­per à la socié­té que le reste de la popu­la­tion à cause de leur manque de com­pé­tences en lec­ture et en écri­ture, ain­si qu’en tech­no­lo­gies numériques.

En effet, on observe que les per­sonnes anal­pha­bètes sont issues des milieux socioé­co­no­miques les plus défa­vo­ri­sés. Et que, mal­heu­reu­se­ment, elles res­tent sou­vent dans des sta­tuts socio­pro­fes­sion­nels pré­caires, voire très pré­caires. Aujourd’hui, beau­coup de ces per­sonnes fra­gi­li­sées doivent se confron­ter à une dif­fi­cul­té nou­velle et pas mineure : leur exclu­sion finan­cière. Trop sou­vent, les per­sonnes anal­pha­bètes n’ont pas accès à des ser­vices finan­ciers adap­tés à leurs besoins et leur per­met­tant de mener une vie sociale nor­male dans la socié­té à laquelle elles appar­tiennent. Nous sommes face à un public qui se retrouve fré­quem­ment en exclu­sion finan­cière alors que dans la socié­té actuelle, accé­der à et uti­li­ser les ser­vices finan­ciers est une ques­tion cru­ciale pour s’y intégrer.

Dans ce contexte, les auto­ri­tés publiques et les banques pro­meuvent la for­ma­tion des citoyens et citoyennes comme prin­ci­pale solu­tion pour leur faci­li­ter l’accès aux ser­vices ban­caires. Or, cette solu­tion est pro­blé­ma­tique par plu­sieurs rai­sons. D’abord, les adultes en dif­fi­cul­té avec l’écrit et/ou le numé­rique ont besoin de temps pour se for­mer. Le temps néces­saire est dif­fi­cile à esti­mer ; pre­miè­re­ment, parce que les points de départ sont dif­fé­rents selon les per­sonnes et, deuxiè­me­ment, parce que les tech­no­lo­gies numé­riques évo­luent très rapi­de­ment, par­fois plus rapi­de­ment que le rythme d’apprentissage des adultes. Le temps néces­saire pour se for­mer peut être très long, voire occu­per le reste de la vie de cer­taines per­sonnes. Pen­dant ce temps, tous les citoyens et citoyennes doivent pou­voir accé­der aux ser­vices ban­caires. Ensuite, il ne faut pas oublier que la for­ma­tion tout au long de la vie est un droit, pas une obli­ga­tion. Les adultes peuvent ne pas être dis­po­nibles ou inté­res­sées de se for­mer au numérique.

En résu­mé, les citoyens et les citoyennes doivent pou­voir accé­der aux ser­vices finan­ciers indé­pen­dam­ment de leur niveau de for­ma­tion. Garan­tir cet accès est une obli­ga­tion de l’État et non une res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle des indi­vi­dus ni une faveur pro­di­guée par les banques. Il est temps d’enjoindre aux banques de main­te­nir une offre phy­sique suf­fi­sante (agences et dis­tri­bu­teurs) pour per­mettre un accès de qua­li­té à tous les usa­gers. C’est de l’ordre de la res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive, et donc de la res­pon­sa­bi­li­té poli­tique, de veiller à ce que les per­sonnes en dif­fi­cul­té avec l’écrit ou avec le numé­rique ne soient pas exclues de la vie éco­no­mique et sociale. La vie et l’autonomie d’un pour­cen­tage non négli­geable de la popu­la­tion belge sont actuel­le­ment remises en ques­tion, une popu­la­tion que les trans­for­ma­tions numé­riques laissent sur le carreau.

  1. Par exemple l’enquête PIAAC de l’OCDE en Flandre ou l’étude fran­çaise « Infor­ma­tion et Vie quotidienne ».
  2. Réseau Finan­ci­té, 2021, Rap­port sur l’état de l’inclusion finan­cière en Bel­gique en 2021, p. 7.
  3. Réseau Finan­ci­té, 2021, op cit., p. 31 – 32.
  4. Com­mis­sion de l’Économie, de la pro­tec­tion des consom­ma­teurs et de l’agenda numé­rique, 9 décembre 2019. L’impact de la digi­ta­li­sa­tion dans le sec­teur ban­caire, notam­ment sur les consom­ma­teurs et les entre­prises, DOC 55 0861/001, Chambre des repré­sen­tants de Belgique.

Galván Castaño


Auteur

responsable de projets de recherche à Lire et Ecrire Bruxelles