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Démarrage laborieux pour la Banque du Sud

Numéro 07/8 Juillet-Août 2010 - Amérique latine par François Reman

juillet 2010

À la fin des années nonante et surtout à partir des années deux-mille, l’Amérique latine a connu ce que l’on a appelé un virage à gauche. De nombreux pays ont en effet élu des hommes politiques qui, de manière parfois différente, ont enclenché des processus de transformation sociale au sein de sociétés minées par plusieurs années de politiques économiques […]

À la fin des années nonante et surtout à partir des années deux-mille, l’Amérique latine a connu ce que l’on a appelé un virage à gauche. De nombreux pays ont en effet élu des hommes politiques qui, de manière parfois différente, ont enclenché des processus de transformation sociale au sein de sociétés minées par plusieurs années de politiques économiques ultra-orthodoxes qui s’inscrivaient dans l’esprit du fameux consensus de Washington. Ces nouveaux chefs d’État de gauche ont tous tenté — avec des succès parfois mitigés — de réaffirmer le rôle de l’État comme acteur de premier plan dans la mise en place de politiques sociales. Selon eux, il fallait que la puissance publique réintègre certains secteurs de l’économie pour pouvoir mettre en œuvre de véritables politiques sociales audacieuses et rompre avec la doctrine de dérégulation chère aux économistes néolibéraux. Chaque gouvernement a donc entrepris de vastes chantiers réformateurs en matière sociale que ce soit à travers la récupération par l’État des ressources naturelles, la (re)nationalisation du régime des retraites, l’établissement de filets de protection sociale à destination des plus pauvres ou encore la reconnaissance de droits sociaux, économiques et culturels pour les minorités ethniques.

Dès 2005, une conjoncture économique favorable liée notamment à la hausse des matières premières a permis à ces pays de solder une partie de leurs comptes vis-à-vis du Fonds monétaire international et de retrouver une marge de manœuvre importante en termes de politique fiscale et sociale.

Au plan régional, on a vu la mise en place de structures politiques visant à se distancier de l’ancienne configuration régionaliste qui se caractérisait par une ingérence américaine passablement étouffante dans les domaines économiques, diplomatiques ou bien concernant l’offre médiatique. Ainsi d’un point de vue politique, on a assisté à la création du Mercosur, sorte de marché économique commun créé en 1991, de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (Alba), qui est plutôt un projet politique se basant sur le principe de la coopération institué par le Venezuela, et de l’Union des nations sud-américaines (Unasur) qui préfigure une future et hypothétique communauté sud-américaine des nations à l’image de l’Union européenne. Au plan culturel, une nouvelle télévision appelée Télé Sur a fait son apparition. Enfin dans le domaine financier plusieurs pays ont décidé de mettre en place la Banque du Sud (Banco del Sur).

Financer le développement

Cette dernière institution a bien vu le jour, mais peine à prendre concrètement son envol. L’idée de créer cet organisme financier régional a été évoquée dès 1998 lors de la campagne présidentielle d’Hugo Chávez, le président vénézuélien. En 2006, le même Chávez accompagné de Nestor Kirchner, et Luiz Inácio Lula da Silva lançaient officiellement le concept. En mai 2007 ces trois pays rejoints entre-temps par la Bolivie, l’Équateur et le Paraguay établissaient les structures de cette nouvelle institution et signaient son acte fondateur. À partir de cette date, la machine s’est enrayée eu égard aux poids économiques respectifs des pays membres et au processus de décision. En effet, le Brésil et l’Argentine, pas tout à fait prêts à rompre avec la logique des institutions de Bretton Woods (Fonds monétaire international et Banque mondiale) qui octroient un nombre de voix en fonction de la participation financière, souhaitaient que les réunions courantes se fassent à la proportionnelle. Les autres États plus faibles économiquement exigeaient, quant à eux, de conserver le principe « un pays, une voix ». Finalement le 26 septembre 2009, les sept pays membres rejoints par l’Uruguay signaient le traité constitutif qui institutionnalisait la banque et qui la dotait d’un capital initial de sept milliards de dollars.

L’objectif de la banque comme indiqué dans son traité constitutif est de « financer le développement économique et environnemental des pays membres de manière équilibrée et stable en utilisant de l’épargne intra et extrarégionale pour renforcer l’intégration régionale, réduire les asymétries et promouvoir une distribution des investissements équitable entre les différents pays membres ». En résumé, octroyer des crédits aux États sans soumettre ces derniers aux conditions drastiques imposées par les organisations internationales comme la Banque mondiale ou la Banque interaméricaine pour le développement. La procédure de vote du directoire sera d’une voix par pays pour les projets ne dépassant pas les 70 millions de dollars. Au-delà le vote sera proportionnel au montant de départ souscrit par chaque pays. La Banque du Sud serait aussi mandatée par l’Unasur pour émettre une nouvelle monnaie commune. Cette dernière idée n’est toutefois qu’un projet dont l’opportunité divise les économistes latino-américains.

Consolider l’intégration régionale

À côté de la volonté de se distancier de l’orbite des organisations financières internationales, la banque s’est aussi fixé un agenda plus politique qui vise à consolider un processus d’intégration régionale dont l’origine remonte quasiment à l’époque de l’indépendance des États latino-américains. Les pays qui soutiennent la Banque du Sud se retrouvent d’ailleurs à la manœuvre dans d’autres formes de structures institutionnelles. Ainsi sans trop caricaturer, le Venezuela se présente comme chef de file de l’Alba tandis que le Brésil et l’Argentine pilotent le Mercosur. En fonction de leurs intérêts respectifs, les nations plus faibles économiquement viennent rejoindre ces différents projets. Ainsi l’Uruguay et le Paraguay sont membres du Mercosur tandis que l’Équateur et la Bolivie pour des raisons diplomatiques et économiques ont rejoint l’Alba.

La dynamique engendrée par la création de la Banque du Sud s’inscrit donc dans un processus d’intégration régionale souvent présenté comme tiraillé entre deux tendances de gauche antagonistes. L’une « antiimpérialiste » défendue par le Venezuela et Hugo Chávez, et l’autre plus « raisonnable » à l’image de l’Union européenne soutenue par le Brésil et Lula

On caricature souvent cette divergence en l’interprétant comme une lutte de leadeurship entre deux pays. Il est vrai que le style diplomatique des chefs d’État brésilien et vénézuélien varie. Cependant, François Polet explique bien « qu’il faut moins considérer chacune de ces dynamiques comme des “blocs” aux contours définis que comme des coalitions à géométrie variable qui se recouvrent largement, se décomposent et se recomposent avec une facilité déconcertante en fonction des enjeux : tantôt en concurrence pour la représentation légitime du “Sud”, tantôt en articulation pour protéger leurs intérêts communs face aux puissances industrialisées1 ».

Diplomatiquement, Lula a laissé à Chávez l’initiative de réaliser la promotion de cette nouvelle institution tout en pesant de tout son poids pour en fixer les modalités de fonctionnement. Certains analystes estiment que, pour des raisons politiques et de leadeurship régional, le Brésil ne pouvait être absent de la Banque du Sud, mais la véritable question serait plutôt de savoir si la banque pouvait se passer du Brésil.

Les hypothèques

Trois pays d’envergure ont décidé toutefois de ne pas être membres de cette nouvelle organisation. Le Chili tout d’abord qui a opté pour le statut d’observateur au sein du Mercosur. Avec une économie complètement ouverte vers l’extérieur, des finances extrêmement saines, et considéré comme le « bon élève de l’Amérique latine » par les organisations financières internationales, il ne veut pas être directement associé à une institution qui revêt une dimension idéologique évidente et privilégie la signature d’accords avec les États-Unis et les pays de l’océan Pacifique. La Colombie ensuite, qui, après avoir accepté de rejoindre l’institution, a fait volte-face et a retiré sa candidature sans doute pour ne pas contrarier Washington dont il est l’allié fidèle dans la région. Enfin, le Pérou n’a jamais souhaité faire partie de la Banque du Sud. Cela s’explique par l’absence d’une dimension institutionnelle dans sa politique étrangère — le Pérou est loin d’être un membre actif de l’Unasur —, et par l’antipathie que porte Alan García à Hugo Chávez qu’il considère comme le maitre à penser de cette institution.

Concernant les projets susceptibles de bénéficier d’un financement, il existe un manque de clarté apparent. Ainsi comme le remarque Marc Saint-Upéry, « on peut craindre la tentation de financer des projets pilotes emblématiques, mais plus ou moins artificiels ou dispendieux — des “éléphants blancs” en quelque sorte — en lieu et place de l’élaboration de lignes stratégiques de développement bien définies, et définies d’un commun accord ».

On le voit, cette nouvelle banque revêt une dimension politique non négligeable. Dimension qui est aussi étroitement liée à la personnalité de dirigeants qui s’estiment porteurs d’un nouveau projet politique pour leurs pays, mais aussi, dans une certaine mesure, pour l’ensemble du continent. Or, la fragilité politique des régimes en place et le risque d’un retour de la droite au pouvoir — c’est déjà le cas au Chili — fait peser une incertitude sur le bon fonctionnement de la Banque du Sud. À cet égard, le résultat des prochaines élections présidentielles au Brésil sera lourd de sens.

  1. « Sud-Sud, une nouvelle géographie commerciale », Démocratie, janvier 2008.

François Reman


Auteur

François Reman est licencié en journalisme et diplômé en relations internationales. Il entame sa carrière professionnelle en 2003 en tant que chargé de communication à la FUCID, l’ONG de coopération au développement de l’Université de Namur. Il y assumera rapidement le rôle de responsable des activités d’éducation au développement. En 2010, il s’envole pour le Chili où il travaillera comme journaliste correspondant pour La Libre Belgique et le Courrier. De retour en Belgique en 2013, il est engagé au MOC comme attaché de presse et journaliste pour la revue Démocratie. En 2014, il devient attaché de presse de la CSC. En dehors de ses articles pour la presse syndicale, la plupart de ses publications abordent la situation politique en Amérique latine.