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Demain l’individualisme

Numéro 2 - 2020 par La Revue nouvelle

mars 2020

Indi­­vi­­du-consom­­ma­­teur, indi­­vi­­du-tra­­vailleur, indi­­vi­­du-citoyen, indi­­vi­­du-pro­­fil, indi­­vi­­du-élève, indi­­vi­­du-patient, etc. Nous sommes une socié­té d’individus. Nous sommes reliés par des col­lec­tifs, des orga­ni­sa­tions, des ins­ti­tu­tions, des cultures, des éco­sys­tèmes, etc., mais nous serions deve­nus avant tout et fon­da­men­ta­le­ment une « socié­té d’individus ». Une socié­té dont le prin­cipe est l’individu : la sin­gu­la­ri­té inalié­nable de ses droits et de ses libertés, […]

Dossier

Indi­vi­du-consom­ma­teur, indi­vi­du-tra­vailleur, indi­vi­du-citoyen, indi­vi­du-pro­fil, indi­vi­du-élève, indi­vi­du-patient, etc. Nous sommes une socié­té d’individus. Nous sommes reliés par des col­lec­tifs, des orga­ni­sa­tions, des ins­ti­tu­tions, des cultures, des éco­sys­tèmes, etc., mais nous serions deve­nus avant tout et fon­da­men­ta­le­ment une « socié­té d’individus ». Une socié­té dont le prin­cipe est l’individu : la sin­gu­la­ri­té inalié­nable de ses droits et de ses liber­tés, sa sub­jec­ti­vi­té, ses iden­ti­tés et tout ce qui leur donne de l’existence sociale. Et tant mieux ! Deve­nir des indi­vi­dus est l’une des voies par les­quelles nous avons échap­pé à tant de sombres asser­vis­se­ments his­to­riques — au sou­ve­rain, aux aris­to­crates, aux Églises, aux États tota­li­taires. Et deve­nir des indi­vi­dus conti­nue et conti­nue­ra de nous extraire d’autres tyran­nies — le patriar­cat, les tech­no­lo­gies qui mani­pulent notre atten­tion — et de nous nous pré­mu­nir d’y retom­ber. De tels constats indi­vi­dua­listes ont été sou­te­nus et entre­te­nus par des idéo­lo­gies et des ins­ti­tu­tions : l’école pour tous, la pro­tec­tion sociale ou encore les mass media ont mode­lé qui nous sommes aujourd’hui. Mais tous ces pro­jets his­to­riques d’individuation ont-ils pro­duit exac­te­ment ce qu’ils enten­daient pro­duire ? La pos­si­bi­li­té de se poser la ques­tion est renou­ve­lée à chaque géné­ra­tion. Elle est atti­sée par l’une des plus vieilles inquié­tudes de la moder­ni­té : qu’est-ce qui va bien pou­voir faire tenir ensemble cette socié­té d’individus ? C’est dans un tel moment qu’entendent s’inscrire les hypo­thèses et les réflexions de ce dos­sier de La Revue nou­velle, avec un point d’attention par­ti­cu­lier : et si l’on se pen­chait sérieu­se­ment sur ces indi­vi­dus qu’il s’agit de faire tenir ensemble ? Et si nous avions besoin de regar­der de l’intérieur qui est cet indi­vi­du ? Et si nous décou­vrions que, deux siècles et demi après les Lumières, l’individu contem­po­rain n’a plus grand-chose à voir avec l’individu de Toc­que­ville, de Rous­seau ou de Smith, qui sont jus­te­ment les figures qui ont été ins­crites dans toutes ces forces qui nous lient ? Et si de tels déca­lages contri­buaient à expli­quer la crise d’obsolescence où se sentent enli­sés les familles, les écoles, l’État, les mou­ve­ments sociaux, les grandes entreprises ?

Dres­ser à nou­veaux frais un por­trait de l’individu contem­po­rain est bien ce chan­tier auquel nous vou­lons contri­buer. Quand, dans les crèches ou les hôpi­taux, on se retrouve dému­ni face à des sta­giaires qui ne veulent en aucun cas ôter leurs pier­cings ou leurs bijoux qui pré­sentent des risques pour les enfants et les patients, quels indi­vi­dus sont ces sta­giaires ? Quand, en tant que parent, nous nous trou­vons face à des ado­les­cents qui renâclent à se mettre à leurs devoirs parce que le prof’ en ques­tion est « trop nul » (sous-enten­du « pas digne de mes efforts ») parce qu’il ne leur a pas don­né la note qu’ils « méri­taient », quels indi­vi­dus sont ces ados ? Et nous face à eux, peut-être tiraillés entre notre bien­veillance incon­di­tion­nelle éven­tuel­le­ment un peu pares­seuse et notre envie que l’avenir leur réserve le meilleur, quels indi­vi­dus sommes-nous ? Quand un maga­zine d’écologie pra­tique lance un article avec un titre comme « Je m’assume jusqu’au trai­te­ment de mes excré­ments1 », quel indi­vi­du suis-je som­mé d’être ?

L’occasion de nous atta­quer à ce por­trait nous a été don­née par un petit opus­cule de Vincent de Coore­by­ter qui fait conver­ger des ana­lyses des socio­logues David Ries­man et Paul Yon­net pour dis­tin­guer dif­fé­rentes « figures de l’individu ». L’article intro­duc­tif de Tho­mas Lemaigre revient sur ce bas­cu­le­ment. On serait sor­ti d’un indi­vi­du pro­duit par l’avènement des bour­geoi­sies depuis la Renais­sance, por­té par une réus­site sociale consis­tant à atteindre une posi­tion don­née une fois pour toutes, à coups d’efforts et de mérite, dans des socié­tés tenues ensemble par toute une archi­tec­ture de sta­tuts. Le glis­se­ment se serait fait vers un indi­vi­du qui trouve les prin­cipes de ce qu’il veut être en lui-même, et non dans ces sché­mas sociaux héri­tés et figés. Ses choix ne seraient plus tant auto­nomes au sens de l’exercice de son libre arbitre qu’au sens de posés indé­pen­dam­ment de l’ordre fami­lial et de l’ordre social, voire contre eux. Ce qui pro­cède de soi-même l’emporte sur ce qui est pré­écrit par les autres, par les ins­ti­tu­tions, par la socié­té, et est éven­tuel­le­ment valo­ri­sé comme tel par la famille, par les groupes de pairs, par cer­taines ins­ti­tu­tions… Mais une fois décrit ce ren­ver­se­ment, en insis­tant sur la figure dont nous sor­tons, l’idée de l’auteur est de pro­lon­ger ce tra­vail pour poin­ter le fait que ces dif­fé­rentes figures, loin d’être exclu­sives, coha­bitent dans une bonne par­tie de la socié­té belge fran­co­phone contem­po­raine. Son hypo­thèse est que cette dyna­mique de coha­bi­ta­tion peut dépla­cer la manière de poser nombre de pro­blèmes col­lec­tifs. Si l’individu contem­po­rain se dis­tingue de figures anté­rieures, c’est que l’«individualisme » ne peut être vu comme une ten­dance his­to­rique gra­duelle et linéaire : il a aus­si chan­gé de « nature ». C’est bien de muta­tion qu’il s’agit dès lors que l’on com­prend l’individualisme comme une vision de l’individu en tant que prin­cipe d’organisation des rela­tions sociales et non comme une concep­tion morale don­nant à l’individuel plus de valeur qu’au collectif.

Il est donc cru­cial de démê­ler les forces his­to­riques qui ont pro­duit une telle muta­tion. Comme insiste Vincent de Coore­by­ter dans sa contri­bu­tion au pré­sent dos­sier, avant de s’interroger sur l’action col­lec­tive des indi­vi­dus contem­po­rains, c’est dans la socio­lo­gie de la famille qu’il convient de cher­cher les res­sorts de cette tran­si­tion. D’après le socio­logue Paul Yon­net, elle est essen­tiel­le­ment induite par les pro­grès en matière d’hygiène, en par­ti­cu­lier péri­na­tale, qui font en sorte que la mor­ta­li­té infan­tile recule de façon spec­ta­cu­laire au cours du XXe siècle, pour deve­nir anec­do­tique en Occi­dent dès les années 1950. Pour Yon­net, dès le moment où les parents sont mis en situa­tion, par ces pro­grès, d’investir de manière sin­gu­lière la rela­tion avec cha­cun de leurs enfants, cette rela­tion devient beau­coup plus indi­vi­dua­li­sante qu’avec des grandes fra­tries ou avec des nou­veau-nés dont les chances de sur­vie sont très contin­gentes. Or, c’est la rela­tion parent-enfant qui éla­bo­re­rait les sou­bas­se­ments de l’inscription de l’individu dans le social et ceux de son rap­port à lui-même. Un enfant aimé « pour lui-même », en tant qu’être sin­gu­lier plu­tôt qu’en tant qu’incarnation d’un rôle social, se consti­tue­ra plus comme un indi­vi­du auteur auto­nome de ses choix existentiels.

Cette muta­tion de l’individu contem­po­rain n’est sans doute pas réduc­tible à une telle com­bi­nai­son de logiques tech­niques et démo­gra­phiques. Elle s’inscrit dans des temps plus longs comme ceux des muta­tions cultu­relles2 : sécu­la­ri­sa­tion de la socié­té, démo­cra­ti­sa­tion de l’enseignement, Mai 68, ou encore cet aspect du pro­jet néo­li­bé­ral qui a vou­lu démo­cra­ti­ser, bana­li­ser et légi­ti­mer la figure de l’entrepreneur pour saper la gauche poli­tique. Des muta­tions éco­no­miques et poli­tiques sont aus­si en jeu, on pense notam­ment au suf­frage uni­ver­sel, à l’explosion du consu­mé­risme, à l’émancipation fémi­nine et à la pro­tec­tion sociale uni­ver­selle. Sans oublier, plus récem­ment, la bataille des indus­tries numé­riques et cultu­relles pour notre temps de cer­veau. Nous n’avons mal­heu­reu­se­ment pas la place ici d’entrer dans cette dis­cus­sion pour­tant indis­pen­sable. Si les visions cri­tiques insistent sur les formes de domi­na­tion et d’aliénation qu’affronte cet indi­vi­du contem­po­rain, cette imbri­ca­tion des fac­teurs qui la portent indique que c’est d’abord un mou­ve­ment his­to­rique de libé­ra­tion dont il s’agit. C’est d’ailleurs ce qui appa­rait dans la contri­bu­tion de Mali­ka Es-Saï­di. Dans un pre­mier temps, elle inter­roge des artistes contem­po­rains issus d’autres cultures et sou­ligne le carac­tère loca­li­sé dans le temps et l’espace de notre indi­vi­dua­lisme. Ensuite, par­tant du lieu com­mun selon lequel l’artiste contem­po­rain serait le per­son­nage à l’avant-poste de la muta­tion indi­vi­dua­liste, elle ouvre une dis­cus­sion qui fait écho à l’hypothèse de coha­bi­ta­tion de figures dif­fé­rentes, issues d’histoires suc­ces­sives, entre l’artiste pro­duc­teur d’objets mon­nayables sur les mar­chés de l’art et l’artiste auteur d’un pro­pos sin­gu­lier sur le monde.

Mais si l’individualisme contem­po­rain peut s’avérer libé­ra­teur, ce n’est pas à n’importe quelle condi­tion, pas dans n’importe quelle socié­té. La dis­cus­sion d’actualité sur les méca­nismes pro­duc­teurs de bur­nout le montre de manière lim­pide. Dès lors que, comme le pro­pose Tho­mas Lemaigre, nombre de bur­nouts pour­raient être lus comme des clashs entre d’un côté des orga­ni­sa­tions à la fois bureau­cra­ti­sées et mani­pu­la­trices des consen­te­ments et de l’autre des indi­vi­dus aux aspi­ra­tions iden­ti­taires à la fois labiles et inson­dables, c’est bien le tra­vail qu’il nous revient de réinventer.

Le déve­lop­pe­ment des indi­vi­dus contem­po­rains a ain­si pour condi­tion et pour consé­quence la réin­ven­tion de la plu­part de nos ins­ti­tu­tions, de nos poli­tiques publiques, de nos manières de faire col­lec­tives. C’est une exi­gence très radi­cale qui est là por­tée, aus­si radi­cale que celle née des dés­équi­libres irré­ver­sibles que l’humanité impose à son éco­sys­tème Terre. Il y aurait même lieu de se deman­der si la figure de l’individu contem­po­rain n’a pas une por­tée encore plus radi­ca­le­ment éga­li­ta­riste que celle des Lumières, à la racine de nos démo­cra­ties… modernes et enrayées. C’est l’image de l’automobile et du bou­chon chère à Yves Cit­ton3 : la voi­ture, qui pré­tend nous indi­vi­dua­li­ser, ne nous libère que si sont choi­sies en ce sens les règles col­lec­tives à son sujet.

Pour ter­mi­ner, Guiller­mo Koz­lows­ki s’interroge (et nous inter­roge) de la même manière sur ce qui nous fabrique en tant qu’individus et ce qui nous rend libre tout en occul­tant ce qui nous déter­mine. Il voit l’individu contem­po­rain comme une enti­té qui, au moins sur le plan ima­gi­naire, n’est plus la plus petite com­po­sante du social, décom­po­sé qu’il est en pro­fils, en com­pé­tences, en tags. Sa conscience de soi, et de sa liber­té en par­ti­cu­lier, est à réin­ter­ro­ger en per­ma­nence, à par­tir en par­ti­cu­lier de son his­toire, de sa posi­tion sociale et de son corps singuliers. 

Depuis des années, La Revue nou­velle s’est posé la ques­tion de ce qui arrive à nos sub­jec­ti­vi­tés contem­po­raines, que ce soit à pro­pos des neu­ros­ciences, du consen­te­ment sexuel, de la mino­ri­té légale, des pho­bies col­lec­tives, du déve­lop­pe­ment per­son­nel ou, tout récem­ment, à pro­pos de l’exercice de l’autorité vis-à-vis des enfants, des pra­tiques reli­gieuses des musul­mans de Bel­gique, des gilets jaunes, etc.4

La ques­tion de l’autonomie indi­vi­duelle, et donc celle de son arti­cu­la­tion au col­lec­tif, se confirme dans les pages qui suivent comme à la fois cen­trale et déli­cate à poser. Déli­cate parce que nous man­quons for­cé­ment de dis­tance (à la croi­sée entre sciences humaines et intros­pec­tion), parce que les ten­ta­tions mora­li­sa­trices et conser­va­trices sont tou­jours embus­quées (nous sommes de mieux en mieux outillés pour com­prendre notre pas­sé tan­dis que notre ave­nir s’avère chaque jour plus incer­tain), et parce qu’il faut être prêt·e à réexa­mi­ner convic­tions et pro­jets poli­tiques à la lumière de ce que révè­le­ra l’enquête (au lieu de geler une réponse spé­cu­la­tive au risque de laquelle entre­prendre de chan­ger l’humanité).

  1. Le Ména­hèze G., La Mai­son éco­lo­gique, « Cap sur l’autonomie. Tome 2 », hors-série n° 12, octobre 2019.
  2. Nous pour­rions faire ici appel aux éclai­rages de quelqu’un comme Mar­cel Gau­chet. D’autant plus que le texte où il aborde le plus direc­te­ment ces ques­tions (l’article « Un nou­vel âge de la per­son­na­li­té ») a fait en 1995 l’objet d’une digres­sion sous forme d’interview dans La Revue nou­velle (d’où nous avons tiré notre exergue). Mais à relire ce texte, on peut se per­mettre de pen­ser que, mal­en­con­treu­se­ment, Gau­chet n’ait peut-être pas com­pris Ries­man à par­tir d’une lec­ture dans sa ver­sion originale.
  3. Contre­cou­rants poli­tiques, coll. « Rai­son de plus », Fayard, 2018, p. 19 et ss.
  4. Voir res­pec­ti­ve­ment dans La Revue nou­velle : De Vos B., « Édu­ca­tion, auto­ri­té et auto­no­mie : à deux vitesses », n° 11 – 12, 2014 ; Tor­re­kens C. et Adam I., « Pra­tiques reli­gieuses des Belges de confes­sion musul­mane », n° 6, 2019, https://bit.ly/2t3CvP0 ; Cam­pion B., « Ce mou­ve­ment qui n’en finit pas de ne pas avoir d’avenir », blog e‑Mois, 22 novembre 2019.

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