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Déglingue “versus” mouflon…

Numéro 12 Décembre 2007 par Serge Garrous

janvier 2008

Le par­ler chic des para-uni­­ver­­si­­taires impose aujourd’­hui de ne plus uti­li­ser un concept sans l’as­sor­tir du vocable qui s’y oppose, pré­cé­dé du mot latin ver­sus (du genre : « amour ver­sus haine »). C’est du moins un des sens, pri­vi­lé­gié pour l’ins­tant, de cet usage. Comme si la clé de la com­pré­hen­sion d’une idée se logeait dans la […]

Le par­ler chic des para-uni­ver­si­taires impose aujourd’­hui de ne plus uti­li­ser un concept sans l’as­sor­tir du vocable qui s’y oppose, pré­cé­dé du mot latin ver­sus (du genre : « amour ver­sus haine »). C’est du moins un des sens, pri­vi­lé­gié pour l’ins­tant, de cet usage. Comme si la clé de la com­pré­hen­sion d’une idée se logeait dans la pro­duc­tion évo­ca­toire de son oppo­si­tion. L’im­puis­sance d’une époque sans dia­lec­tique et l’é­mer­gence d’un modèle de pen­sée duelle s’y reflètent et se sont donc immis­cées jusque dans le pid­gin des pédants… On peut en rigo­ler (ver­sus pleu­rer). Reste qu’ap­pli­quée aux décon­ve­nues et aux pro­diges des vacances, l’ap­pa­ri­tion de ce tic de phi­lo­sophe du moment n’est pas sans intérêt.

Illus­tra­tion : on avait donc pris option pour cette mai­son iso­lée, au bout d’une longue piste de pous­sière rouge comme un wes­tern mexi­cain. Un pro­prié­taire ori­gi­nal, appa­rem­ment un alter­na­tif du loi­sir. Séjour aven­tu­reux garan­ti. Les Mahu­zier l’a­vaient bien fait. Pour­quoi pas nous ? On aurait peut-être dû réflé­chir, consul­ter les oracles, faire un tes­ta­ment, emme­ner un confes­seur, médi­ter l’a­dage « Loca­tions, piège à cons ! » du regret­té Rei­ser qui des­si­nait, un autre été, ses feuille­tons vachards à la tron­çon­neuse, dans un maga­zine pour­tant com­plai­sant aux agences immo­bi­lières. Bref, il aurait fal­lu mieux pré­voir, être plus pru­dent. On ne se met pas n’im­porte où quand on a la garde de cinq petits enfants en bas âge. On aurait pu aus­si ne pas se lais­ser prendre à l’illu­sion d’al­ler habi­ter, quinze jours durant, le rêve mythique du mas Théo­time (mais on ne gué­rit, sans doute, jamais de la prose de l’im­mense rêveur qu’est Hen­ri Bos­co). Il se fait donc que l’a­ven­ture s’est tout de suite révé­lée plus « spor­tive » qu’an­non­cée. Les pan­neaux solaires — seules sources d’éner­gie avé­rées — ont vite avoué leur grand âge (contem­po­rains de — et peut-être même des­si­nés par Léo­nard de Vin­ci dont on sait qu’il a tout inven­té), appli­quant scru­pu­leu­se­ment le pré­cepte évan­gé­lique : « Ne rien accu­mu­ler en cette vie » et affi­chant, de jour, mal­gré le grand soleil, un vol­tage rachi­tique lors­qu’il s’a­gis­sait de faire tour­ner la pompe ali­men­tant le réser­voir d’eau, lui-même connec­té à un puits loin­tain. Consé­quence : rup­tures régu­lières de l’ad­duc­tion d’eau et appel tout aus­si fré­quent, pour secou­rir la pompe, à un groupe élec­tro­gène, grand consom­ma­teur de car­bu­rant (comme quoi : éco­lo ver­sus pollueur !).

Tout autour du bâti­ment, des col­lines para­di­siaques cou­vertes d’un maquis magni­fique, impé­né­trable four­naise d’où conver­geait pour­tant, vers nous, à l’heure des repas, une quin­zaine d’â­nesses et d’â­nons, jolie buco­lique vir­gi­lienne de loin, vague­ment mena­çante de près, quand on songe aux enfants et au risque de coups de sabot jamais à exclure. À la tête de la manade, Jero­boam, l’âne-maitre, buté comme un wagon, d’une effron­te­rie confon­dante (pas­sant la porte, s’il la trouve ouverte et capable, parait-il, d’al­ler explo­rer les étages en allant, tout benoi­te­ment, par le rus­tique esca­lier de pierre !).

Un haut moment tech­nique fut aus­si la mise en ser­vice du ravis­sant petit fri­go à gaz butane, 80 cen­ti­mètres sur 80, for­mat « taber­nacle » pré­mé­ro­vin­gien, qui subit, sous mes yeux sa cin­quante-sep­tième répa­ra­tion et qui finit par sem­bler accep­ter de se mettre en marche. Las ! Vétus­té de son ser­pen­tin réfri­gé­rant, empa­thie natu­relle de ce méca­nisme, géné­ti­que­ment modi­fié, pour le niveau exté­rieur des tem­pé­ra­tures afri­caines en début de séjour ou, qui sait ? réti­vi­té régio­nale copiée sur celle des ânes, l’en­gin ne fit jamais son office et ser­vit essen­tiel­le­ment, grâce à la flamme de sa veilleuse, à… réchauf­fer encore davan­tage la pièce tenant lieu de cui­sine. L’ap­port inté­rieur et régu­lier de légumes sur­ge­lés que nous lui four­nîmes, rame­nés en hâte de quelque loin­tain Super‑U ou Inter­mar­ché, n’a pas peu comp­té dans les efforts qu’il finit par consen­tir… en vain, d’ailleurs, pour gar­der le rang et l’al­lure d’un réfri­gé­ra­teur ordi­naire, créa­teur et gar­dien du froid.

Pour cor­ser : jouant les haïs­sables hôtesses d’ac­cueil, des escadres de guêpes à plein nid, dont un, sus­pen­du à côté de la table des repas familiaux.

Une vraie pis­cine élé­gante, comme pro­mis dans le contrat mais, (oh ! pécaïre, où sont les pavés de chlore et de quand date le filtre ?) riva­li­sant d’al­lure, pen­dant une petite semaine, avec la plus appé­tis­sante 55 ita­lique Déglingue « ver­sus » mou­flon… Serge Gar­rous soupe aux poi­reaux de « ma tante de Saint Flour »…

Je ne joue pas au ten­nis. En consé­quence, les arbustes (euca­lyp­tus ou petits chênes ker­mès) ayant cre­vé le léger béton rouge du vrai « court » qui devait n’a­voir plus vu une balle depuis l’heure glo­rieuse de nos Washer et Bri­chant, ne m’af­fec­tèrent pas outre mesure.

Bref, les débuts furent malaisés.

Quoi qu’on puisse en pen­ser, il ne m’in­té­resse pour­tant guère de faire le roman — qu’il serait pour­tant pos­sible d’é­crire — sur le fief­fé gri­gou, très âgé, pas tota­le­ment anti­pa­thique, tou­jours défé­rent au télé­phone, qui nous avait ain­si loué son gite pour les vacances. Ni, non plus de trou­ver une satis­fac­tion ven­ge­resse dans la chro­nique iro­nique des mille et une décon­ve­nues que la cir­cons­tance nous a values ou des mille et une astuces de contour­ne­ment tech­nique que nous avons inven­tées pour dépas­ser, vaille que vaille, l’an­xié­té de vacances qui auraient pu être compromises.

Mais voi­là, on a beau faire, il faut une forte consti­tu­tion pour per­du­rer dans la déprime. La neu­ras­thé­nie, c’est tout un art. Et tout le monde ne peut pas être Scho­pen­hauer, cham­pion olym­pique du pes­si­misme actif. Sans rien perdre, d’a­bord, de l’in­quié­tude quo­ti­dienne qui sied aux grands-parents d’as­treinte, on ne peut pas pas­ser à côté de ce petit matin de galère où tout à coup, des­cen­dant la petite route qui ser­pente dans la gorge, nous avons aper­çu sur un rocher au soleil un mou­flon adulte, mira­cu­leux, impé­rial, hochant len­te­ment au soleil la volute de son chef encor­né. Des airs de Louis XIV, ver­sion ani­male. À redon­ner du cré­dit à la métempsycose.

D’y repen­ser me force à consi­dé­rer que, mal­gré le « mésaise » de ce temps, il me fal­lait reve­nir à un plus juste état des lieux. Un mou­flon jupi­té­rien, condes­cen­du sur mes petites misères, venait me dire : « As-tu vrai­ment bien vu ? » Et com­men­çaient à pas­ser dans mon sou­ve­nir tous ces esprits ani­maux, aper­çus en quelques jours et dont, pour un peu, j’au­rais bien failli ne pas com­prendre la sau­va­ge­rie favo­rable et l’ir­rup­tion pro­di­gieuse au regard de mes habi­tudes de cita­din : renard, mar­cas­sin croi­sé à l’en­trée du domaine, déli­cieux et tou­chant ânon prêt à reprendre du ser­vice avec Bres­son ou Wia­zem­ski, che­vaux blancs venant par deux, les jours où l’eau cou­lait, boire au baquet de la façade (conduits sans doute par le fan­tôme de Super­vielle dont me reve­naient les vers abys­saux : « Quand les che­vaux du Temps s’ar­rêtent à ma porte / J’hé­site un peu tou­jours à les regar­der boire ») ; et je n’ou­blie pas l’ap­pel réper­cu­té des guê­piers, tôt pré­oc­cu­pés de l’au­tomne, déjà secrè­te­ment en marche.

Et du coup, j’en venais à me dire que dans le dépit et la décon­ve­nue de ce temps, d’autres visites gra­cieuses avaient pu m’être offertes sans que j’aie mesu­ré tout à fait leur prix et la conver­gence bien­heu­reuse de leur survenue.

En évo­quer l’une ou l’autre, qui passent, tour à tour dans mon sou­ve­nir, d’une sim­pli­ci­té biblique ou d’une por­tée plus construite ?

Ain­si : la menthe cris­pée, dont le nom suf­fi­rait déjà au rêveur. Depuis plus de trente ans que je cours et par­cours ces pays et mal­gré l’ap­pau­vris­se­ment visible de la gar­rigue ou l’i­nex­pli­cable lai­deur, un peu par­tout, des lotis­se­ments intem­pes­tifs, la per­sis­tance du par­fum âpre de la menthe cris­pée sur la pier­raille ou dans la pous­sière des talus les plus rui­nés, est, dès l’ar­ri­vée, la cer­ti­tude d’être « au pays », celui de la pre­mière fois où l’en­fant des villes que je suis, décou­vrait cet éden ouvert à lui et dont il n’é­tait pas.

Ain­si : les étoiles au zénith des nuits d’é­té : Véga de la Lyre, Deneb du Cygne et Altaïr de l’Aigle. Cepen­dant qu’au nord, à mesure que la nuit s’ap­pro­fon­dit, monte Cas­sio­pée et qu’un peu au sud, Jupi­ter (tiens, encore lui !) flambe par-des­sus Anta­rès et ses éclats rou­geâtres. Plus tard encore, cou­chés sur les murets, chan­ceux, au fond, d’être pri­vés de tout éclai­rage, nous pou­vions presque tirer à nous l’é­charpe pou­dreuse de la Voie lactée…

Ain­si aus­si : les jour­naux. Très banal lien au monde. Je me figure mieux depuis la modeste mai­son de la presse où j’es­sayais de me rendre quo­ti­dien­ne­ment (pre­mier vil­lage à quinze kilo­mètres), com­bien l’ac­cès aux nou­velles et à la vie de là-bas, loin, au-dehors, peut consti­tuer d’é­va­sion et de sor­tie de la rumi­na­tion morose qui me tente par­fois. Sans com­pa­rer mon sen­ti­ment à ce que peut, bien plus sérieu­se­ment, res­sen­tir un pri­son­nier que l’on auto­rise à cet accès, je repense à ce que, mal­gré sa mai­greur et sa légè­re­té, mon lien soli­daire à la vie du monde a pu, pour moi, ne per­pé­tuer un temps sa forme que par ces fichus jour­naux. J’ai presque honte de la bana­li­té du constat et de la médio­cri­té de la constance morale que cela dénonce chez moi. Com­ment fait le char­treux ? Quo­ti­diens frois­sés, tôt réduits à voir peler sur eux les oignons doux ou grat­ter les carottes, vous n’au­rez pas peu contri­bué, je l’a­voue, par vos nou­velles d’ailleurs, à repla­cer à leurs justes dimen­sions mes petits incon­forts domes­tiques, lors­qu’on envi­sage leur por­tée en regard d’un repor­tage sur les femmes muti­lées au Kivu par une sol­da­tesque abjecte ou sur ces familles ira­kiennes fau­chées en plein marché.

C’est aus­si aux mêmes quo­ti­diens que je dois d’a­voir salué dans l’es­prit, à leur décès conjoint, les deux pro­fes­seurs de sen­si­bi­li­té que furent pour mon ado­les­cence, Miche­lan­ge­lo Anto­nio­ni et Ing­mar Berg­man. Paix à leurs ombres. Leur mort m’au­ra plus tou­ché que celle d’autres. Jour­naux, source indé­fi­nie de médi­ta­tion… Michel Ser­rault meurt. Triste nou­velle assu­ré­ment. Et la presse de faire mon­ter une nécro sans faille sur ses années de sémi­naire, sur sa sen­si­bi­li­té chré­tienne, sur l’at­ta­chante insa­tis­fac­tion et les doutes d’une sen­si­bi­li­té bles­sée, tou­jours en quête de per­fec­tion, clown lucide, âme intègre, écor­chée, presque assoif­fée d’ab­so­lu. Pen­dant cinq jours, l’i­cône se construit d’un homme atta­chant, voué au plai­sir d’au­trui, pre­nant place dans nos mémoires comme un exemple humain.

Mais l’ar­che­vêque de Paris décède : chan­ge­ment d’i­cône. On parle d’ad­mi­rable intran­si­geance. On parle du « bull­do­zer Lus­ti­ger » (Hen­ri Tincq). Et nous voi­là 57 ita­lique Déglingue « ver­sus » mou­flon… Serge Gar­rous par­tis dans l’autre sens. On évoque un chris­tia­nisme d’af­fir­ma­tion, de conver­sion et d’i­den­ti­té. Un phi­lo­sophe en vue ne lésine pas qui va jus­qu’à dire du car­di­nal qu’« il vivait d’a­bord dans un face-àface per­ma­nent, anté­rieur et irré­fra­gable avec Dieu, avec une évi­dence abso­lue de sa pré­sence » (Jean-Luc Marion). Pas moins ! Je me disais, un peu incré­dule, qu’il en est qui ont de la chance. Moi, je n’ai aper­çu qu’un mou­flon. Et encore, une seule fois. Et qui ne me fai­sait que signe d’autre chose. Mais j’au­rais bien vu Ser­rault, arche­vêque de Paris.

Et ain­si, je pour­rais encore par­ler de Simone Weil, d’un petit héris­son, de la pri­va­tion de musique, de la tra­mon­tane, d’un écu­reuil d’une autre année. Je crois que toutes ces choses qui mar­quèrent étran­ge­ment ces semaines et aux­quelles je rêvais dans le silence abso­lu des nuits m’ont en tout cas redit qu’on peut aus­si naitre un peu du manque et de tout ce que le désir aiguise mieux que la satié­té. La pen­sée de Simone Weil m’ac­com­pagne depuis plus long­temps encore que le par­fum de la menthe cris­pée. Sa vision de la beau­té du monde comme forme impli­cite de l’a­mour de Dieu me touche, infi­ni­ment émou­vante dans son stoï­cisme, fai­sant du manque ou de l’in­sen­si­bi­li­té des hommes à la jus­tice, un pan de la pesan­teur des choses, sans dis­tinc­tion fon­da­men­tale d’a­vec la com­pa­ci­té de la matière phy­sique, par­ti­ci­pant de l’ordre du monde. Une fois de plus, le petit volume de son Attente de Dieu chez Fayard, dont je me sépare rare­ment, m’au­ra aidé dans ces vacances rudes, incen­diées de lumière et d’un très mys­té­rieux effort, obs­cu­ré­ment sou­cieux. De quoi et vers quoi ? Je ne sais pas. En revanche, je sais que, reve­nu, comme beau­coup, à la lumière élec­trique, aux demi-nuits des villes, à la frai­cheur du rosé que mon vrai fri­go qui, lui fonc­tionne, me pré­serve par­fai­te­ment, je n’ai guère plus d’as­su­rance de joindre cet écho de beau­té qui s’approchait…

Serge Garrous


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