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Déglingue “versus” mouflon…
Le parler chic des para-universitaires impose aujourd’hui de ne plus utiliser un concept sans l’assortir du vocable qui s’y oppose, précédé du mot latin versus (du genre : « amour versus haine »). C’est du moins un des sens, privilégié pour l’instant, de cet usage. Comme si la clé de la compréhension d’une idée se logeait dans la […]
Le parler chic des para-universitaires impose aujourd’hui de ne plus utiliser un concept sans l’assortir du vocable qui s’y oppose, précédé du mot latin versus (du genre : « amour versus haine »). C’est du moins un des sens, privilégié pour l’instant, de cet usage. Comme si la clé de la compréhension d’une idée se logeait dans la production évocatoire de son opposition. L’impuissance d’une époque sans dialectique et l’émergence d’un modèle de pensée duelle s’y reflètent et se sont donc immiscées jusque dans le pidgin des pédants… On peut en rigoler (versus pleurer). Reste qu’appliquée aux déconvenues et aux prodiges des vacances, l’apparition de ce tic de philosophe du moment n’est pas sans intérêt.
Illustration : on avait donc pris option pour cette maison isolée, au bout d’une longue piste de poussière rouge comme un western mexicain. Un propriétaire original, apparemment un alternatif du loisir. Séjour aventureux garanti. Les Mahuzier l’avaient bien fait. Pourquoi pas nous ? On aurait peut-être dû réfléchir, consulter les oracles, faire un testament, emmener un confesseur, méditer l’adage « Locations, piège à cons ! » du regretté Reiser qui dessinait, un autre été, ses feuilletons vachards à la tronçonneuse, dans un magazine pourtant complaisant aux agences immobilières. Bref, il aurait fallu mieux prévoir, être plus prudent. On ne se met pas n’importe où quand on a la garde de cinq petits enfants en bas âge. On aurait pu aussi ne pas se laisser prendre à l’illusion d’aller habiter, quinze jours durant, le rêve mythique du mas Théotime (mais on ne guérit, sans doute, jamais de la prose de l’immense rêveur qu’est Henri Bosco). Il se fait donc que l’aventure s’est tout de suite révélée plus « sportive » qu’annoncée. Les panneaux solaires — seules sources d’énergie avérées — ont vite avoué leur grand âge (contemporains de — et peut-être même dessinés par Léonard de Vinci dont on sait qu’il a tout inventé), appliquant scrupuleusement le précepte évangélique : « Ne rien accumuler en cette vie » et affichant, de jour, malgré le grand soleil, un voltage rachitique lorsqu’il s’agissait de faire tourner la pompe alimentant le réservoir d’eau, lui-même connecté à un puits lointain. Conséquence : ruptures régulières de l’adduction d’eau et appel tout aussi fréquent, pour secourir la pompe, à un groupe électrogène, grand consommateur de carburant (comme quoi : écolo versus pollueur !).
Tout autour du bâtiment, des collines paradisiaques couvertes d’un maquis magnifique, impénétrable fournaise d’où convergeait pourtant, vers nous, à l’heure des repas, une quinzaine d’ânesses et d’ânons, jolie bucolique virgilienne de loin, vaguement menaçante de près, quand on songe aux enfants et au risque de coups de sabot jamais à exclure. À la tête de la manade, Jeroboam, l’âne-maitre, buté comme un wagon, d’une effronterie confondante (passant la porte, s’il la trouve ouverte et capable, parait-il, d’aller explorer les étages en allant, tout benoitement, par le rustique escalier de pierre !).
Un haut moment technique fut aussi la mise en service du ravissant petit frigo à gaz butane, 80 centimètres sur 80, format « tabernacle » prémérovingien, qui subit, sous mes yeux sa cinquante-septième réparation et qui finit par sembler accepter de se mettre en marche. Las ! Vétusté de son serpentin réfrigérant, empathie naturelle de ce mécanisme, génétiquement modifié, pour le niveau extérieur des températures africaines en début de séjour ou, qui sait ? rétivité régionale copiée sur celle des ânes, l’engin ne fit jamais son office et servit essentiellement, grâce à la flamme de sa veilleuse, à… réchauffer encore davantage la pièce tenant lieu de cuisine. L’apport intérieur et régulier de légumes surgelés que nous lui fournîmes, ramenés en hâte de quelque lointain Super‑U ou Intermarché, n’a pas peu compté dans les efforts qu’il finit par consentir… en vain, d’ailleurs, pour garder le rang et l’allure d’un réfrigérateur ordinaire, créateur et gardien du froid.
Pour corser : jouant les haïssables hôtesses d’accueil, des escadres de guêpes à plein nid, dont un, suspendu à côté de la table des repas familiaux.
Une vraie piscine élégante, comme promis dans le contrat mais, (oh ! pécaïre, où sont les pavés de chlore et de quand date le filtre ?) rivalisant d’allure, pendant une petite semaine, avec la plus appétissante 55 italique Déglingue « versus » mouflon… Serge Garrous soupe aux poireaux de « ma tante de Saint Flour »…
Je ne joue pas au tennis. En conséquence, les arbustes (eucalyptus ou petits chênes kermès) ayant crevé le léger béton rouge du vrai « court » qui devait n’avoir plus vu une balle depuis l’heure glorieuse de nos Washer et Brichant, ne m’affectèrent pas outre mesure.
Bref, les débuts furent malaisés.
Quoi qu’on puisse en penser, il ne m’intéresse pourtant guère de faire le roman — qu’il serait pourtant possible d’écrire — sur le fieffé grigou, très âgé, pas totalement antipathique, toujours déférent au téléphone, qui nous avait ainsi loué son gite pour les vacances. Ni, non plus de trouver une satisfaction vengeresse dans la chronique ironique des mille et une déconvenues que la circonstance nous a values ou des mille et une astuces de contournement technique que nous avons inventées pour dépasser, vaille que vaille, l’anxiété de vacances qui auraient pu être compromises.
Mais voilà, on a beau faire, il faut une forte constitution pour perdurer dans la déprime. La neurasthénie, c’est tout un art. Et tout le monde ne peut pas être Schopenhauer, champion olympique du pessimisme actif. Sans rien perdre, d’abord, de l’inquiétude quotidienne qui sied aux grands-parents d’astreinte, on ne peut pas passer à côté de ce petit matin de galère où tout à coup, descendant la petite route qui serpente dans la gorge, nous avons aperçu sur un rocher au soleil un mouflon adulte, miraculeux, impérial, hochant lentement au soleil la volute de son chef encorné. Des airs de Louis XIV, version animale. À redonner du crédit à la métempsycose.
D’y repenser me force à considérer que, malgré le « mésaise » de ce temps, il me fallait revenir à un plus juste état des lieux. Un mouflon jupitérien, condescendu sur mes petites misères, venait me dire : « As-tu vraiment bien vu ? » Et commençaient à passer dans mon souvenir tous ces esprits animaux, aperçus en quelques jours et dont, pour un peu, j’aurais bien failli ne pas comprendre la sauvagerie favorable et l’irruption prodigieuse au regard de mes habitudes de citadin : renard, marcassin croisé à l’entrée du domaine, délicieux et touchant ânon prêt à reprendre du service avec Bresson ou Wiazemski, chevaux blancs venant par deux, les jours où l’eau coulait, boire au baquet de la façade (conduits sans doute par le fantôme de Supervielle dont me revenaient les vers abyssaux : « Quand les chevaux du Temps s’arrêtent à ma porte / J’hésite un peu toujours à les regarder boire ») ; et je n’oublie pas l’appel répercuté des guêpiers, tôt préoccupés de l’automne, déjà secrètement en marche.
Et du coup, j’en venais à me dire que dans le dépit et la déconvenue de ce temps, d’autres visites gracieuses avaient pu m’être offertes sans que j’aie mesuré tout à fait leur prix et la convergence bienheureuse de leur survenue.
En évoquer l’une ou l’autre, qui passent, tour à tour dans mon souvenir, d’une simplicité biblique ou d’une portée plus construite ?
Ainsi : la menthe crispée, dont le nom suffirait déjà au rêveur. Depuis plus de trente ans que je cours et parcours ces pays et malgré l’appauvrissement visible de la garrigue ou l’inexplicable laideur, un peu partout, des lotissements intempestifs, la persistance du parfum âpre de la menthe crispée sur la pierraille ou dans la poussière des talus les plus ruinés, est, dès l’arrivée, la certitude d’être « au pays », celui de la première fois où l’enfant des villes que je suis, découvrait cet éden ouvert à lui et dont il n’était pas.
Ainsi : les étoiles au zénith des nuits d’été : Véga de la Lyre, Deneb du Cygne et Altaïr de l’Aigle. Cependant qu’au nord, à mesure que la nuit s’approfondit, monte Cassiopée et qu’un peu au sud, Jupiter (tiens, encore lui !) flambe par-dessus Antarès et ses éclats rougeâtres. Plus tard encore, couchés sur les murets, chanceux, au fond, d’être privés de tout éclairage, nous pouvions presque tirer à nous l’écharpe poudreuse de la Voie lactée…
Ainsi aussi : les journaux. Très banal lien au monde. Je me figure mieux depuis la modeste maison de la presse où j’essayais de me rendre quotidiennement (premier village à quinze kilomètres), combien l’accès aux nouvelles et à la vie de là-bas, loin, au-dehors, peut constituer d’évasion et de sortie de la rumination morose qui me tente parfois. Sans comparer mon sentiment à ce que peut, bien plus sérieusement, ressentir un prisonnier que l’on autorise à cet accès, je repense à ce que, malgré sa maigreur et sa légèreté, mon lien solidaire à la vie du monde a pu, pour moi, ne perpétuer un temps sa forme que par ces fichus journaux. J’ai presque honte de la banalité du constat et de la médiocrité de la constance morale que cela dénonce chez moi. Comment fait le chartreux ? Quotidiens froissés, tôt réduits à voir peler sur eux les oignons doux ou gratter les carottes, vous n’aurez pas peu contribué, je l’avoue, par vos nouvelles d’ailleurs, à replacer à leurs justes dimensions mes petits inconforts domestiques, lorsqu’on envisage leur portée en regard d’un reportage sur les femmes mutilées au Kivu par une soldatesque abjecte ou sur ces familles irakiennes fauchées en plein marché.
C’est aussi aux mêmes quotidiens que je dois d’avoir salué dans l’esprit, à leur décès conjoint, les deux professeurs de sensibilité que furent pour mon adolescence, Michelangelo Antonioni et Ingmar Bergman. Paix à leurs ombres. Leur mort m’aura plus touché que celle d’autres. Journaux, source indéfinie de méditation… Michel Serrault meurt. Triste nouvelle assurément. Et la presse de faire monter une nécro sans faille sur ses années de séminaire, sur sa sensibilité chrétienne, sur l’attachante insatisfaction et les doutes d’une sensibilité blessée, toujours en quête de perfection, clown lucide, âme intègre, écorchée, presque assoiffée d’absolu. Pendant cinq jours, l’icône se construit d’un homme attachant, voué au plaisir d’autrui, prenant place dans nos mémoires comme un exemple humain.
Mais l’archevêque de Paris décède : changement d’icône. On parle d’admirable intransigeance. On parle du « bulldozer Lustiger » (Henri Tincq). Et nous voilà 57 italique Déglingue « versus » mouflon… Serge Garrous partis dans l’autre sens. On évoque un christianisme d’affirmation, de conversion et d’identité. Un philosophe en vue ne lésine pas qui va jusqu’à dire du cardinal qu’« il vivait d’abord dans un face-àface permanent, antérieur et irréfragable avec Dieu, avec une évidence absolue de sa présence » (Jean-Luc Marion). Pas moins ! Je me disais, un peu incrédule, qu’il en est qui ont de la chance. Moi, je n’ai aperçu qu’un mouflon. Et encore, une seule fois. Et qui ne me faisait que signe d’autre chose. Mais j’aurais bien vu Serrault, archevêque de Paris.
Et ainsi, je pourrais encore parler de Simone Weil, d’un petit hérisson, de la privation de musique, de la tramontane, d’un écureuil d’une autre année. Je crois que toutes ces choses qui marquèrent étrangement ces semaines et auxquelles je rêvais dans le silence absolu des nuits m’ont en tout cas redit qu’on peut aussi naitre un peu du manque et de tout ce que le désir aiguise mieux que la satiété. La pensée de Simone Weil m’accompagne depuis plus longtemps encore que le parfum de la menthe crispée. Sa vision de la beauté du monde comme forme implicite de l’amour de Dieu me touche, infiniment émouvante dans son stoïcisme, faisant du manque ou de l’insensibilité des hommes à la justice, un pan de la pesanteur des choses, sans distinction fondamentale d’avec la compacité de la matière physique, participant de l’ordre du monde. Une fois de plus, le petit volume de son Attente de Dieu chez Fayard, dont je me sépare rarement, m’aura aidé dans ces vacances rudes, incendiées de lumière et d’un très mystérieux effort, obscurément soucieux. De quoi et vers quoi ? Je ne sais pas. En revanche, je sais que, revenu, comme beaucoup, à la lumière électrique, aux demi-nuits des villes, à la fraicheur du rosé que mon vrai frigo qui, lui fonctionne, me préserve parfaitement, je n’ai guère plus d’assurance de joindre cet écho de beauté qui s’approchait…