Défense des droits des femmes. La voix oubliée des hommes
Si des motivations intimes ont poussé plus d’un homme à se battre pour les droits des femmes, leur engagement intellectuel dans ce combat va bien au-delà du cadre des simples intérêts personnels. L’importance de la contribution de la pensée radicale et libérale aux XVIIIe et XIXe siècles à la naissance des mouvements d’émancipation féminine, et la part des élites masculines dans l’évolution de la condition féminine ne sont plus à démontrer[efn_note]On pourra lire utilement les ouvrages de S. Strauss (1982), K. Gleadle (1995), A. V. John et Cl. Eustance (1997) ou la série d’études plus récentes : A. Chernock (2010), L. Schwartz (2013), B. Griffin (2014) ou M. Monacelli (2017).[/efn_note]. Cet article propose de (re)découvrir quelques-unes des voix masculines qui ont joué un rôle indéniable dans l’architecture du féminisme. Bien que d’appartenances politiques, sociales, sexuelles ou religieuses très diverses, voire opposées, les hommes que nous allons évoquer ici étaient unis par un même désir de mettre fin à la non-existence juridique de la femme, de participer à la mise en place d’un nouvel ordre social progressiste et foncièrement égalitaire. De quoi conforter tous ceux qui, aujourd’hui, sans être femmes, se revendiquent « féministes ».
L’émancipation des femmes dans nos sociétés occidentales, processus qui s’est déroulé de manière sporadique et non linéaire, est le résultat d’un héritage idéologique qui prend sa source au XVIe siècle. Mais c’est en Angleterre, à partir du milieu du XIXe siècle, et à la faveur d’un faisceau de forces réformistes et progressistes qui s’incarnent, pendant plusieurs années, dans divers mouvements radicaux en pleine expansion, que les premières associations militantes de défense des droits des femmes voient le jour. Bien qu’ils ne fassent pas de l’égalité des sexes une fin en soi, les radicaux, avant-garde iconoclaste de démocrates en politique, de sceptiques en religion, de visionnaires ou de romantiques, vont fournir au mouvement d’émancipation féminin de puissantes munitions en en faisant l’élément constitutif indispensable à la régénération sociale qu’ils appellent de leurs vœux. Les grandes campagnes de réforme aboutissant à une amélioration fondamentale du statut de la femme après la Première Guerre mondiale, sont menées par des figures qui appartiennent presque toutes sans exception à la classe moyenne : les figures de proue de ces campagnes, les Josephine Butler, Emily Davies, Millicent Fawcett, Marion Reid, Christabel Pankhurst, etc., ont reçu une éducation privée, jouissent de l’appui éclairé et/ou financier de personnalités masculines influentes et fréquentent assidument les milieux radicaux. Ce qu’en 1894 l’on appelle désormais « féminisme » recouvre alors des aspirations aussi diverses que le droit à la représentation politique, les droits des femmes mariées, la tutelle des enfants, le droit à l’éducation, à l’égalité salariale, ou encore le droit à se syndiquer. En 1928, date à laquelle toutes les femmes sont enfin autorisées à voter au niveau national, le féminisme s’incarne alors dans l’agrégation de droits obtenus de haute lutte par les femmes, avec l’appui, voire sur les conseils de nombreux philosophes, essayistes, politiciens, activistes et même d’hommes d’Église.
Certains théoriciens de la cause féminine sont passés à la postérité depuis longtemps, beaucoup cependant restent encore méconnus voire inconnus. L’Appel à la moitié de l’humanité… (1835) de William Thompson, pionnier du socialisme, converti au « coopératisme mutuel » de Robert Owen, est considéré comme le premier manifeste socialiste féministe : il vient contrecarrer les idées conservatrices du théoricien politique écossais James Mill qui s’oppose vigoureusement à l’extension du droit de vote aux femmes lorsque le Parlement anglais en 1832 vient augmenter significativement l’électorat masculin. Thompson en profite pour exhorter les femmes à « se réveiller », à « se soulever », à « exiger leurs droits » : « Debout, affranchissez-vous de vos chaines ! Acquérez la force mentale de les voir, et elles seront à jamais détachées. Leur ensorcèlement ne tient qu’à votre ignorance ». Thompson veut convaincre les gouvernants de réformer la société en profondeur, notamment son « système barbare de lois et de principes moraux qui régissent l’éducation des filles », et dénonce l’iniquité de l’institution du mariage ; plus innovateur encore, il conjure les hommes à redéfinir leur masculinité, à regarder « l’égalité absolue… la bonne entente entre les sexes… le partage des connaissances » comme les plus nobles des plaisirs !
Robert Owen, gallois établi à New Lanark en Écosse, est le leadeur du tout premier mouvement socialiste : il s’est fait l’apôtre de l’égalité des sexes qu’il a mise en pratique dans ses deux-cent-cinquante « colonies coopératives » depuis 1821. Il rêve d’une « société rationnelle » dans laquelle les liens du mariage seront solubles à loisir et inspire des générations de « converties », comme la prédicatrice Emma Martin, l’essayiste Harriet Taylor ou l’actrice Eliza Macauley.
L’organisation Chartiste, grand rassemblement révolutionnaire ouvrier qui voit le jour en 1838 en raison d’une situation économique désastreuse dans les villes industrielles, réclame à grands cris, voire par la violence, le droit de suffrage universel. Reginald Richardson, l’un de ses agitateurs, est en prison pour sédition. Dans un pamphlet éponyme sur les droits des femmes (The Rights of Woman, 1840), il les incite à « se regrouper et se battre contre le despotisme masculin… auquel elles ont trop longtemps cédé ». Il affirme haut et fort que la femme « n’est pas l’esclave de l’homme…, mais son égale ». Plus de cent-cinquante associations chartistes féminines se créent au début des années 1840.
C’est sous l’influence persuasive du libre penseur George Jacob Holyoake, très influencé par la religion de l’humanité d’Auguste Comte, et soutien des militantes féminines de la première heure, que Bessie Rayner Parkes et Barbara Bodichon lancent le premier journal féminin en 1858 qui va favoriser entre elles la formation d’«un esprit de corps ».
De l’assujettissement des femmes (1869) du philosophe John Stuart Mill est l’un des textes fondateurs du féminisme anglais au XIXe siècle. Son retentissement est d’autant plus grand qu’il paraît deux ans après que Mill a accepté de présenter au Parlement une pétition demandant que le droit de voter soit étendu aux femmes qui remplissent les critères définis pour les hommes par le deuxième projet de réforme électorale en 1867. La pétition échoue, mais Mill, qui est déjà un vétéran du militantisme et plaide depuis plusieurs années pour l’égalité des sexes dans la très radicale Westminster Review, s’attache dans son essai à analyser les causes de l’oppression des femmes. Il les adjure de rejeter le joug masculin qui les dégrade : « on leur [aux femmes] apprend à renoncer à leur volonté et à leur responsabilité pour se soumettre à la volonté d’autrui ».
Mill distribue aussi sous le manteau les tracts anonymes de Francis Place en faveur de la contraception, principe qui a fait ses débuts dans l’Essai sur la population de Malthus (1798) afin de tenter de freiner la multiplication des naissances chez les pauvres, mais que Place, en utilitariste convaincu, veut comme Bentham, fondateur du mouvement du même nom qui promeut le « bonheur du plus grand nombre », rendre accessible aux jeunes gens de la classe paysanne.
C’est son ami Richard Carlile qui va faire de ce moyen de limiter les naissances « la plus importante découverte de l’humanité » dans un pamphlet qui fera sensation : Every Woman’s Book (1826) est destiné à toutes les femmes, dès la puberté ! Carlile y affirme ouvertement les désirs sexuels des femmes et leur droit au plaisir, il désacralise les liens du mariage : « le commerce du sexe lorsqu’il est utile et désiré, doit devenir un plaisir, sans crainte pour la femme d’une conception qui ruinerait ses perspectives de bonheur ».
L’opus de G. Robert Drysdale, Physical, Sexual, and Natural Religion (1854), publié sous un faux nom, fait l’effet d’une bombe : désigné par la presse comme « la Bible du bordel », le livre est, en effet, non seulement une mine d’informations sur la contraception et le désir féminin, mais une défense de la prostitution « choisie » ! Les femmes qui osent les suivre sur le terrain de la contraception, comme Julia Dawson ou Ada Slack, sont peu nombreuses ; beaucoup, adhérant pleinement à la séparation des sphères et à l’idéal de « la mère ange du foyer », s’y opposent par souci de respectabilité, craignant que la contraception encourage la promiscuité sexuelle ; c’est donc aux hommes et en particulier aux ligues malthusiennes, aux eugénistes comme Karl Pearson (The Woman Question, 1885) ou aux darwinistes comme l’avocat Montague Cookson, que revient le mérite d’avoir porté ce combat en public… à leurs risques et périls.
Un grand nombre de pamphlets tout aussi sulfureux, dont celui du docteur Henry Arthur Allbutt, paraissent à leur tour : Allbutt est poursuivi en justice… On se souviendra du procès retentissant de Charles Bradlaugh et Annie Besant condamnés pour obscénité pour avoir diffusé en Angleterre le livre de Charles Knowlton, The Fruits of Philosophy (1832). Edward Carpenter (L’avènement de l’amour, 1896) et Henry Havelock Ellis (The Task of Social Hygiene, 1912), deux écrivains qui osèrent dresser un portrait positif de l’homosexualité, se font les théoriciens d’une nouvelle culturelle sexuelle proclamant l’un l’existence d’un « sexe intermédiaire », l’autre réclamant le droit pour les femmes de contrôler leur corps. Leurs travaux sont de véritables hymnes à la liberté de la femme « moderne », liberté totale d’être et d’agir : « Que toute femme dont le cœur saigne à la pensée des souffrances de son sexe, se hâte de se déclarer et de s’affirmer, autant qu’elle le peut, une femme libre », réclame Carpenter.
Les femmes vont aussi trouver des alliés inattendus pour défendre leur cause au sein de l’Église d’Angleterre, tout comme dans ses nombreuses Églises périphériques. Même les Evangelicals, en grande partie responsables de la sanctuarisation du foyer à l’époque victorienne, poussent leurs adeptes féminines à prendre des responsabilités sociales et politiques (lutte contre l’alcoolisme, pour l’amélioration des conditions d’enfermement dans les prisons, lutte en faveur de l’abolition de l’esclavage, etc.) qui les propulsent dans la vie publique.
Les anglicans dits « libéraux », qui ont une foi plus latitudinaire, fondée sur la révision des Écritures, veulent eux favoriser le rayonnement de l’anglicanisme en perte de vitesse face au développement du socialisme et à la montée en puissance des non-anglicans : ils recrutent une véritable armée de femmes. Investies dans des associations charitables, elles en prennent rapidement la tête et réclament l’égalité de vote dans les conseils cléricaux. Leur nombre grandissant sous l’effet du socialisme et du chartisme, ces missionnaires sociales font peu à peu reconnaitre leurs droits politiques. L’une d’elles, Lady Bowring, active philanthrope, avouait clairement que son but était « l’obtention de l’égalité politique absolue avec l’autre sexe ».
Le révérend Claude Hinscliff partisan de ce droit fondamental, souhaite qu’il soit étendu au niveau national et fonde la ligue prosuffragiste Church League for Woman Suffrage en 1909 qui vient appuyer le mouvement des suffragettes mené par Christabel Pankhurst ; le Dr William Moore Ede, chef du chapitre de la cathédrale de Worcester en 1912 incarne ces ecclésiastiques (y compris catholiques et juifs) qui, récusant la subordination des femmes comme une volonté divine, prennent fait et cause pour leurs droits politiques. Dans leurs sermons, ils invitent notamment à une relecture de la parole biblique, à une interprétation moins littérale des Épitres de St Paul.
Les hommes qui apportent leur soutien à l’obtention du droit de vote des femmes sont souvent des personnages très en vue, prêts si nécessaire à faire de la prison pour trouble à l’ordre public (ce fut le cas pour une cinquantaine d’entre eux, dont Victor Duval); ce sont des écrivains comme H.G. Wells, des membres du Parlement comme George Lansbury, des juges comme Cecil Chapman, des philosophes comme T.H. Green. Leurs positions transcendent largement leurs appartenances politiques ou religieuses ; ils sont partisans d’une réforme de la condition de la femme en Angleterre et engagés dans un processus de transformation sociale à grande échelle, « une nouvelle aube culturelle et éducationnelle ». W. H. Dickinson, l’un des nombreux députés qui pilotèrent les divers projets de loi au Parlement en faveur du suffrage féminin, ne s’en cachait pas : « Notre seul but doit être l’humanité, la femme doit revendiquer le vote, pas nécessairement parce qu’elle est une femme, mais parce qu’elle est un être humain ».
Comme ses congénères, fidèles à la pensée du fondateur du mouvement méthodiste John Wesley qui autorise les adeptes féminines à prêcher et à faire campagne en public pour les réformes sociales, Robert Percival Downes affirme dans Woman, Her Charm and Power (1900) que « la vocation de la femme n’est pas exclusivement de devenir mère ou épouse pas plus que celle de l’homme ne l’est de devenir mari et père ». L’institution du mariage déjà malmenée depuis les premiers pamphlets de John Milton sur le divorce (1643) vacille véritablement sous les coups de butoir d’Owen, ou de William Bridges Adams qui propose également de la remplacer par un simple contrat civil annulable (On the Condition of Women in England, 1833). Adams regarde d’ailleurs le mariage comme une forme de prostitution, sujet dont s’emparent les Victoriennes avec Ellis Hopkins, ou Josephine Butler qui s’oppose aux contrôles médicaux obligatoires pour les prostituées, et parvient à les faire abroger en 1886.
Le journaliste d’investigation W.T. Stead qui périra dans le naufrage du Titanic mène, lui, sa propre croisade contre l’exploitation sexuelle des filles ; il réprouve le sort réservé aux « filles déchues ». Bien qu’impliqué dans un scandale pour avoir falsifié des preuves contre les proxénètes qu’il veut absolument envoyer en prison, il fait du journalisme un instrument puissant de réforme sociale : en 1886 l’âge du consentement sexuel passe à seize ans au lieu de treize.
Un autre grand journaliste pacifiste Walter Lionel George, défenseur du droit au divorce, s’est attaché dans un roman (rapidement interdit) à présenter les prostituées sous un jour moins réprobateur (A Bed of Roses); il publie en 1912 une série d’essais provocateurs (dont Woman and To-morrow) qui vulgarise les aspirations du mouvement féministe pour le grand public, et appelle de ses vœux un monde non genré : « L’action féministe combat des attitudes plus que des situations ; son désir est d’abolir en l’homme un état d’esprit qu’elle considère comme délétère, suicidaire et cruel. En bref, elle vise à un ajustement mental plus que matériel des relations entre les sexes. Elle est essentiellement philosophique. »
Aucune évolution de cette condition n’aurait évidemment été possible sans une amélioration de l’éducation donnée aux jeunes filles, et c’est significativement dans les milieux unitariens, dont l’originalité théologique est de récuser la notion de péché originel, que gravitent ses nombreux partisans.
Les traités éducatifs de John Aitkin, John Morell, les articles de William John Fox, mais aussi des anglicans libéraux comme les révérends Sydney Smith ou John Llewelyn Davies, proclament l’égalité des cerveaux, corroborée par le darwiniste D.G. Ritchie dans Darwinism and Politics (1889), contrairement à l’idée reçue à l’époque que l’exercice des capacités mentales induit l’infertilité chez la femme. Ils réclament la création de programmes d’étude communs aux deux sexes. Le révérend Sydney Smith, cofondateur de la prestigieuse Edinburgh Review réfute, en effet, toute différence d’intelligence entre les sexes et démasque l’imposture des arguments médicaux : « Connait-on chose plus absurde que de considérer que l’amour et la sollicitude dont une mère fait preuve pour ses enfants dépendent de son ignorance du grec ou des mathématiques ? » (Female Education, 1839).
Les socialistes chrétiens, tels Charles Kingsley ou F.D. Maurice, leur chef de file, pensent couper l’herbe sous le pied aux mouvements socialistes en soulageant la misère dans les milieux ouvriers ; ils recommandent un christianisme « pratique », aboutissant à des réformes politiques profondes, et s’attachent en particulier à protéger les femmes mariées contre les maris abusifs, améliorer les conditions de travail des ouvrières dans les usines, et à promouvoir l’éducation supérieure des filles.
C’est à Maurice que l’on doit le Queen’s College de Londres, première faculté pour jeunes filles, à l’obstination du professeur Sidgwick que le Newnham College voit le jour à Cambridge, et à T.H. Green, entre autres, la création de bourses d’excellence pour jeunes filles sur ses propres fonds et l’établissement de Somerville Hall à Oxford.
À une époque où le mariage est la seule carrière possible pour une femme honorable, Kingsley fait figure de révolutionnaire en saluant les « vieilles filles » qui refusent de se marier à tout prix, comme la « véritable élite de la nation ».
Enfin, et peut-être surtout, la création de la Social Science Association, à laquelle appartiennent Maurice et Kingsley, groupe réformiste puissant, fondé en 1857, par vingt-huit hommes (dont dix membres du Parlement) et quinze femmes, et la première association à accepter les femmes comme membres à part entière, va s’avérer une tribune unique et précieuse pour les militantes de l’émancipation régulièrement appelées à y prendre la parole. L’association tient des assemblées annuelles réunissant tout ce que l’Angleterre compte en experts et spécialistes des questions médicales, politiques, socioéconomiques et éducatives. Très influente dans les milieux libéraux au Parlement, elle est en majorité constituée de non-anglicans et de libres penseurs qui soutiennent les revendications des femmes tout particulièrement leur droit à une éducation supérieure. Définie comme la « conscience sociale des victoriens », car n’éludant aucun sujet brulant, l’association inspire toutes les grandes réformes du siècle de Victoria.
Le féminisme au XIXe siècle s’affirme donc comme le résultat d’une collaboration entre les sexes bien plus grande que l’on veut bien l’imaginer, elle-même héritière d’une tradition bien établie. Une (re)lecture par des historiens permettrait de prendre la pleine mesure de l’engagement des hommes dans les divers mouvements d’émancipation féminine. Beaucoup manquent à l’appel ici, mais ces quelques exemples devraient mettre l’eau à la bouche des lecteurs curieux de (re) découvrir ces hommes courageux qui, au XIXe siècle, refusant la guerre des sexes, ont œuvré par l’écriture, l’exemple et l’action, pour la cause des femmes.
