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Décrets inscriptions : échecs et réussites ?
Comment évaluer l’efficacité de ces décrets, en fonction des objectifs et des résultats constatés sur le terrain ? Beaucoup de prudence s’impose. D’une part, les objectifs sont multiples, voire contradictoires : il y a les objectifs affichés, mais il y en a bien d’autres, implicites ou cachés. D’autre part, les résultats peuvent s’analyser de façon globale et avec des statistiques abstraites, ou de façon plus fine notamment par l’observation des mouvements d’élèves sur le terrain, non seulement l’année de l’inscription en première secondaire, mais aussi les deux ou trois années qui suivent. L’analyse d’un directeur d’école.
Mixité sociale : un concept à préciser
Si l’on s’en tient à un des objectifs principaux affichés, à savoir l’amélioration de la mixité sociale dans nos écoles, qui en augmenterait l’efficacité, deux remarques importantes, parmi d’autres, doivent être soulignées. Premièrement, les études internationales auxquelles on se réfère ciblent non pas la mixité sociale, mais la mixité scolaire : un mélange adéquat de bons et de moins bons élèves est de nature à stimuler chacun des élèves, et à tirer l’ensemble vers le haut. Si, souvent, la mixité sociale se superpose à la mixité scolaire, ce n’est pas, loin de là, toujours le cas. Prendre des mesures qui privilégient la mixité sociale en croyant favoriser la mixité scolaire ne s’avère donc pas nécessairement exact. Deuxièmement, il est clair que l’absence de mixité sociale dans nos écoles dépasse de loin le cadre strict de nos écoles : des facteurs démographiques, sociaux, économiques, urbanistiques… y contribuent largement. Il paraît difficile de résoudre un problème qui s’explique par des causes multiples et complexes en ne jouant que sur une petite variable, à savoir le processus d’inscription en première secondaire. Comparaison n’est pas raison, mais cela éclaire… La question de l’engorgement du centre de Bruxelles est un problème complexe, aux multiples racines. Règlementer le parking, en imposant des prix élevés et des conditions très strictes, n’a pas changé fondamentalement la donne, parce que d’autres paramètres (transports en commun, parkings de dissuasion, conditions sécurisées de circulation pour les cyclistes…) n’ont pour l’instant pas beaucoup changé. Appliquer une mauvaise solution à de vrais problèmes provoque souvent deux effets complémentaires : les problèmes qu’on souhaite résoudre ne se résolvent pas, voire s’aggravent, et d’autres problèmes surgissent. Autre comparaison : donner un médicament qui soigne le cœur à quelqu’un qui souffre d’une bronchite ne soignera pas la bronchite, mais provoquera peut-être en plus un problème cardiaque !
Petit rappel historique
Pour mieux comprendre les effets des décrets inscription, il y a lieu de les situer dans leur contexte historique.
Pourquoi le pouvoir politique en est-il arrivé à décréter dans une matière où la législation imposait déjà des règles claires ? Quelques établissements scolaires ne respectaient1 pas ces règles, notamment par la pratique de listes d’attente : cela amenait à sélectionner dans cette liste les élèves correspondant au profil de l’école, par exemple en fonction des résultats scolaires (certaines écoles exigeaient 70%, voire 80% au bulletin de fin de sixième primaire). Ces mêmes écoles avaient l’habitude de « réorienter » les élèves qui ne correspondaient pas au profil attendu vers les écoles « plus faciles » et/ou vers les options de qualification. Plutôt que de les contrôler, voire les sanctionner si nécessaire, ce que la Communauté française pouvait légitimement faire au vu de la législation existante (notamment le décret mission), le législateur a préféré légiférer pour tous les établissements scolaires et leur imposer à tous des contraintes supplémentaires. Ce faisant, la Communauté française s’est rendue responsable de la création de problèmes d’inscriptions (files et listes d’attente…) dans des écoles et dans des régions où il n’y avait jamais eu de difficultés et où l’évolution démographique ne justifiait en rien une pression si soudaine. C’est un premier effet pervers de ces décrets inscription. Par ailleurs, imposer des règles identiques à tous, alors qu’elles sont calibrées sur un type d’école parmi bien d’autres et sur ses pratiques spécifiques, ne peut qu’entrainer des conséquences inattendues.
Un peu de géographie des écoles secondaires
En ce qui concerne la géographie des écoles secondaires, il existait et existe toujours une grande diversité d’établissements, sur plusieurs plans.
Un premier plan est celui de la mixité sociale : les décrets inscription ont focalisé l’attention sur deux types d’école, aux extrêmes : les écoles « sanctuaires », scolarisant majoritairement les élèves issus de milieux socioculturels favorisés, considérées comme les établissements d’élite, et les écoles « ghettos », scolarisant majoritairement les élèves issus de milieux socioculturels défavorisés, considérées comme les établissements de relégation. Entre ces deux extrêmes, il y avait des écoles qui ont su construire une vraie mixité sociale, sans sélection et par l’adhésion des parents et des élèves à des projets pédagogiques d’ouverture. Nous les appellerons les écoles intermédiaires. Nous montrerons que, pour ces écoles, les décrets inscription ont provoqué une perte de diversité sociale, se traduisant par une augmentation sensible du pourcentage d’élèves issus de quartiers défavorisés. Étonnant pour des législateurs dont l’objectif est d’augmenter, non de diminuer la mixité sociale !
Sur un deuxième plan, à côté des écoles d’enseignement de transition2, existaient des établissements où les élèves du premier degré3 avaient accès à diverses filières, dont des filières qualifiantes4 de qualité. Dans la plupart de ces écoles, un vrai travail d’orientation s’effectuait, permettant aux élèves de découvrir progressivement leur voie et de la tester au travers d’activités complémentaires diversifiées. Dans la plupart de ces écoles coexistaient des options d’enseignement de transition et de qualification. Les décrets inscription ont eu pour effet pervers d’amener les parents à se focaliser sur les écoles d’«élite », considérées comme seules capables de mener leurs enfants sur la voie royale des études supérieures. Cette focalisation, combinée à une série de réformes du premier degré, a abouti à diminuer sérieusement le nombre d’élèves au premier degré de ces écoles organisant partiellement ou exclusivement de l’enseignement qualifiant, voire à vider complètement ces établissements de leurs premiers degrés. Quatre effets dommageables en découlent : le beau travail d’orientation effectué dans ces premiers degrés ne concerne plus qu’un petit nombre d’élèves, les options d’enseignement de transition de ces écoles se vident et tendent à disparaitre, les écarts entre écoles considérées comme écoles d’«élite » et écoles considérées comme de « relégation » s’accentuent, et on perd de belles opportunités de voir se côtoyer dans les mêmes bâtiments et les mêmes cours de récréation des élèves d’orientations et de profils différents.
Sur un troisième plan, les parents étaient sensibles à la diversité des écoles et cherchaient la meilleure école, en fonction de l’adéquation du profil de l’école et du profil de l’enfant. Ce qui, à leurs yeux, faisait la diversité, ce n’était pas seulement le niveau (pour autant qu’on puisse le mesurer objectivement…), mais aussi la façon dont l’enfant était accueilli, pris en charge, soutenu, les méthodes pédagogiques spécifiques… Les décrets inscription ont eu pour effet pervers de focaliser uniquement sur le niveau perçu, induisant l’idée d’un classement linéaire allant de la meilleure à la plus mauvaise, et poussant chacun a à viser le plus haut. Mais le niveau perçu subjectivement correspond-il à la réalité, et l’école considérée comme d’élite est-elle bien appropriée pour mon enfant ? Voilà deux questions qui ont été malheureusement largement écartées dans les critères de choix des parents.
Pour le choix des écoles, les parents se trouvaient face à une carte géographique en couleur et en relief où les écoles se différenciaient et se positionnaient selon plusieurs critères pertinents ; ils se trouvent plutôt à présent face à une échelle verticale où les écoles se classent de haut en bas selon le seul critère du prétendu niveau.
Comment le décret actuel est-il vécu sur le terrain ?
Qu’observe-t-on à présent sur le terrain, dans les différentes phases du processus d’inscription mis en place par le décret actuel ? Il y a d’abord l’élaboration du choix des parents. Au processus habituel (information préalable, visite d’écoles lors de journées portes ouvertes…) se superpose un second processus : en fonction des critères du décret, les parents tentent de calculer quelles sont dans l’ordre les écoles où leurs enfants ont le plus de chances d’arriver en ordre utile. C’est ainsi que le choix du cœur peut être éliminé par le choix de la raison. Il faut donc prendre avec prudence les statistiques émises par la Communauté française, sur le pourcentage des premiers choix satisfaits : il s’agit des choix émis, soit les choix de la raison, mais rien ne garantit que ces choix auraient été les mêmes sans le décret.
Vient ensuite le dépôt du formulaire dans l’école mentionnée en premier choix. Là encore, certains filtres subtils se mettent en place : les exigences manifestées par le récipiendaire du formulaire provoquent parfois craintes, appréhensions, doutes, et… changements dans l’ordre initialement mentionné. Ces processus subtils de dissuasion de dépôt de formulaires ne sont pas quantifiables et sont difficiles à dénoncer, mais ils existent. Quel parent va prendre le risque de s’obstiner à vouloir imposer à un établissement scolaire l’inscription d’un enfant pour lequel on fait comprendre qu’il sera malheureux et non désiré ?
En simplifiant, quels sont les résultats du processus quant aux inscriptions effectives dans les différents types d’établissement scolaire ?
Pour les écoles « sanctuaires », il y a effectivement une augmentation du pourcentage d’élèves issus de milieux défavorisés, et une liste d’attente interminable. Mais que deviendront ces élèves un an, voire deux ou trois ans plus tard ?
À l’autre extrême, dans les écoles « ghettos », des demandes d’inscription, oui, plus tôt que lorsqu’il n’y avait pas de décret, mais en nombre nettement moindre que les places disponibles. Les meilleurs élèves se sont envolés, et, parmi les quelques demandes d’inscription enregistrées en février-mars, certains élèves partiront dès que des places se libèreront dans les écoles mieux cotées. La mixité sociale, et, au-delà, la mixité scolaire s’y sont appauvries, et le nombre total d’élèves effectivement présents au 1erseptembre n’y a pas nécessairement augmenté.
Dans bon nombre d’écoles à orientation qualifiante (technique et professionnelle), même si elles conservent des filières de transition (général ou technique), le nombre de demandes d’inscription est généralement nettement en dessous du nombre de places disponibles : les classes de premières de ces écoles se vident, menaçant la qualité, voire l’existence même des premiers degrés. La mixité sociale n’y a rien gagné, et y a plutôt régressé.
Dans les écoles que nous avons qualifiées d’intermédiaires, présentant elles-mêmes au départ une grande diversité, notamment sur le plan social et scolaire, la situation se dégrade également. Pour plusieurs raisons, et, notamment, à cause de l’addition des trois facteurs que sont la priorité à la proximité géographique, les priorités fratrie et l’imposition prioritaire de 20% d’élèves issus d’écoles primaires à indice socioéconomique faible (appelés élèves ISEF), la part d’élèves issus de milieux défavorisés augmente ; on impose en effet d’abord 20% d’élèves ISEF, puis on y ajoute les autres prioritaires, frères et sœurs surtout, eux-mêmes très majoritairement ISEF également. À peu de chose près, il n’y a plus que des élèves ISEF, les autres, venant notamment de quartiers plus éloignés, sont rejetés loin dans la liste d’attente.
On observe ainsi qu’imposer via le décret un quota d’élèves issu d’écoles primaires à indice socioéconomique faible peut se justifier pour les écoles « sanctuaires », mais n’a aucun effet positif pour les écoles ghettos, mais tend au contraire à les priver de leurs bons élèves, et dans les écoles intermédiaires, où, au contraire, la proportion d’élèves défavorisés tend à augmenter. Si le décret avait voulu prendre en compte toutes les situations, il aurait aussi imposé un quota d’élèves issus d’écoles primaires à indice socioéconomique élevé pour tous les établissements secondaires !
Un, deux, trois ans plus tard…
Mais le processus ne s’arrête pas là. Un an plus tard, que constate-t-on ? Un grand nombre d’échecs en fin de première secondaire, et autant d’élèves qui doivent donc refaire une première, appelée première S. En principe, ces élèves doivent rester dans la même école. La réalité est tout autre : les écoles qui, un an plus tôt, se voyaient vidées, sont assaillies de demandes d’élèves en échec, et se voient confrontées à une grosse difficulté : devoir organiser des classes avec une part importante, parfois même majoritaire, d’élèves en échec, mais aussi en souffrance parce qu’on a entretenu ou développé chez eux une image négative d’eux-mêmes. Comment installer dans ces classes une dynamique qui « tire vers le haut » ? Via ces migrations d’élèves, la faible augmentation de la mixité sociale constatée un an plus tôt est réduite, car les élèves en échec sont, pour un bon nombre, des élèves ISEF ayant obtenu une place dans une école sanctuaire. Deux ans plus tard, le même phénomène s’observe au niveau d’élèves en échec en deuxième. Et trois ans plus tard, à l’entrée du deuxième degré, où les changements d’écoles ne sont plus règlementés, une nouvelle migration s’observe. Un certain nombre d’élèves se retrouvent enfin dans l’école qu’ils auraient dû intégrer dès la première, mais, entretemps, que de frustrations, de blessures, d’échecs…
Nous pouvons donc observer que l’évaluation globale des effets des décrets inscription nécessite bien plus que l’analyse de données statistiques générales, et implique des études fines des effets concrets sur le terrain, sur plusieurs années. À court terme, et en limitant nos observations aux constats effectués localement, il nous apparait que de nombreux effets pervers en découlent, ce qui rend la gestion des classes de première secondaire et des premiers degrés encore plus difficile qu’elle ne l’était. Certes, d’autres facteurs, comme les réformes successives des premiers degrés, ajoutent aux problèmes, mais il nous apparait que les décrets inscription, sous couvert d’objectifs tout à fait légitimes et louables, n’ont pas simplifié la tâche sur le terrain, bien au contraire !
Les équipes pédagogiques s’attèlent à trouver des solutions pour permettre à plus d’élèves de retrouver le chemin de l’école avec bonheur, mais elles aimeraient que les responsables politiques prennent des mesures qui diminuent le nombre d’obstacles à franchir, alors qu’elles ont l’impression pour l’instant qu’elles les multiplient, même si ce n’est pas la volonté affichée.
- Dans cette partie, l’imparfait est utilisé, parce que les situations évoquées, si elles existent encore, ont été fortement modifiées par les décrets inscriptions.
- L’enseignement de transition organise des options d’enseignement général ou technique de transition, et a comme objectif de préparer le jeune de dix-huit ans à poursuivre des études supérieures.
- L’enseignement secondaire est organisé en trois degrés. Le premier degré comprend les deux premières années et est appelé premier degré commun, car tous les élèves y suivent les mêmes grilles horaires.
- L’enseignement qualifiant organise des options d’enseignement technique de qualification ou professionnel de qualification, et a comme objectif de former le jeune de dix-huit ans à un métier.