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Décret Onkelinx. Caricaturer les enseignants, dénaturer le décret

Numéro 05/6 Mai-Juin 1998 par Jean-Paul Laurent

juillet 2008

Le cabi­net de la ministre de l’É­du­ca­tion dif­fuse, depuis quelques mois, un fas­ci­cule des­ti­né aux élèves. L’ob­jec­tif est de pré­sen­ter le conte­nu du récent décret consa­cré aux mis­sions de l’é­cole. Curieu­se­ment, ce texte vul­ga­ri­sé déve­loppe un effet de com­mu­ni­ca­tion impli­cite qui contre­dit, au long des pages, ses affir­ma­tions expli­cites. Celles-ci défendent la gran­deur de l’œuvre édu­ca­tive. Celle-là engendre une image déva­lo­ri­sante de l’é­du­ca­teur. Le pro­fes­seur, d’ailleurs, est absent du texte. À peine épingle-t-on l’un ou l’autre de ses devoirs. Mais, de cha­pitre en cha­pitre, il est lar­ge­ment cari­ca­tu­ré. Et il est loin d’en sor­tir à son avan­tage. Au point que l’i­dée qui en res­sort est qu’il n’y a pire adver­saire de l’é­lève que le pro­fes­seur lui-même… C’est l’im­pact anti­édu­ca­tif d’une bro­chure qua­si offi­cielle qui est ici dénon­cé. Faire un bon décret, c’est bien. Mais pour­quoi en déna­tu­rer l’en­jeu en se lais­sant aller à cari­ca­tu­rer — une fois de plus — le corps enseignant ?

Pro­mul­gué en juillet der­nier, le décret défi­nis­sant les mis­sions prio­ri­taires de l’é­cole fait actuel­le­ment l’ob­jet d’une cam­pagne de pré­sen­ta­tion et d’ex­pli­ca­tion. Outre le texte inté­gral du décret, divers sup­ports de vul­ga­ri­sa­tion — des livrets, des dépliants et une vidéo­cas­sette — sont actuel­le­ment lar­ge­ment dif­fu­sés. Ces docu­ments édi­tés par le minis­tère s’in­ti­tulent « Mon école comme je la veux. Ses mis­sions. Mes droits et mes devoirs ».

Un fas­ci­cule de vingt-quatre pages, riche­ment colo­rié et illus­tré et dis­po­nible sur simple demande au cabi­net de la ministre de l’É­du­ca­tion, prend clai­re­ment l’é­lève comme des­ti­na­taire principal.

On per­çoit bien l’im­pact édu­ca­tif pos­sible de pareils textes. Ils peuvent effec­ti­ve­ment aider chaque élève à mieux per­ce­voir l’é­cole et à s’y enga­ger avec davan­tage de sérieux et de res­pon­sa­bi­li­té. Et pour­tant, ce but n’est pas vrai­ment atteint. Pour­quoi ? Pour une rai­son toute simple : il n’y a pas d’é­cole sans édu­ca­teurs. Il n’y a pas d’é­cole effi­cace sans res­pect des édu­ca­teurs. Or ceux-ci sont étran­ge­ment absents au long de ces pages de pré­sen­ta­tion du décret. Pour­quoi l’in­sis­tance légi­time sur la place cen­trale de l’é­lève au sein de l’é­cole ne per­me­telle pas, aus­si, la mise en évi­dence du rôle des pro­fes­seurs, dont la rela­tion à l’é­lève est pri­mor­diale pour éveiller celui-ci à la res­pon­sa­bi­li­té ? Tout, dans le texte en ques­tion, se passe entre l’é­cole (qui, main­te­nant, depuis le décret « sait ce que la socié­té attend d’elle ») et l’é­lève qui, main­te­nant, depuis le décret « sait ce qu’il peut exi­ger de son école ». On y trouve quelques allu­sions seule­ment à l’exis­tence des « maitres », par exemple lors de la men­tion d’é­preuves d’é­va­lua­tion dif­fu­sées auprès des éta­blis­se­ments et « assor­ties de l’obli­ga­tion, pour l’en­sei­gnant, d’é­va­luer équi­ta­ble­ment ses élèves ».

Les droits des élèves

On ne sait si les ensei­gnants ont atten­du le décret pour pra­ti­quer leur devoir et res­pec­ter les droits des appre­nants — spé­cia­le­ment ce droit à l’é­qui­té -, mais il est clair que, comme le dit la bro­chure minis­té­rielle, les élèves n’ont, doré­na­vant, grâce au décret « pas de devoirs sans droits » (p. 2.).

Para­doxa­le­ment, si le pro­fes­seur est qua­si absent du texte, il est lon­gue­ment pré­sent dans une série de cari­ca­tures qui enjo­livent la bro­chure. À tra­vers elles se façonne insi­dieu­se­ment une image déva­lo­ri­sante de l’en­sei­gnant. En incri­mi­nant ces cari­ca­tures, ce n’est pas le des­si­na­teur que nous vou­lons mettre en cause. Au contraire, char­gé d’illus­trer un texte, il en a com­pris les diverses signi­fi­ca­tions. Et il n’a fait que mettre au jour telle ou telle d’entre elles, explicitement.

Ces des­sins sont au nombre de sept à mettre en scène élèves et ensei­gnants. Exa­mi­nons rapi­de­ment cha­cune de ces caricatures.

La pre­mière illustre la page d’in­tro­duc­tion de la bro­chure pré­sen­tée comme un « guide » pour décou­vrir le sys­tème édu­ca­tif tel qu’il émerge du décret. On y voit un pro­fes­seur sui­vi de trois élèves et d’un petit singe. Celui-ci parait sor­tir de la tri­lo­gie de ceux qui ne veulent « rien voir, rien dire, rien entendre », c’est l’a­vant-décret. Les trois élèves, d’âges dif­fé­rents, sont pré­sen­tés à leur avan­tage ; l’air intel­li­gent et éveillé, ils béné­fi­cient mani­fes­te­ment des avan­cées du décret. En oppo­si­tion à cette vision moderne, le pro­fes­seur a les traits d’un per­son­nage âgé, à la che­ve­lure ébou­rif­fée et, l’air dis­trait et hagard, il ânonne « E = MC2 ». D’en­trée de jeu, les pro­ta­go­nistes sont cam­pés dans leurs rôles respectifs.

Le des­sin sui­vant accom­pagne le texte sur les objec­tifs prio­ri­taires de l’é­cole. C’est-à-dire sur ce que « cha­cun peut exi­ger de son école ». On y voit une galère. Des adultes rament péni­ble­ment, la sueur coule de leur front. Les com­man­de­ments sont don­nés par un élève habillé en cor­saire : curieuse illus­tra­tion de l’école.

Pour illus­trer le pas­sage de la sixième pri­maire au secon­daire, la bro­chure pro­pose le des­sin de quelques élèves en train de gra­vir une mon­tagne. Ils sont « en cor­dée ». Mais un élève tombe, il est le der­nier du groupe, il tient en main un bul­le­tin men­tion­nant 0/10. Le pro­fes­seur est là, en tête, sou­cieux de grim­per et d’a­van­cer. Il est à l’op­po­sé de l’é­lève faible dont il n’a cure. Seuls les autres élèves ont un regard pour le mal­heu­reux qui échoue : un pro­fes­seur, cha­cun le sait, ça ne s’oc­cupe pas des élèves en difficulté…

En rela­tion avec la pré­sen­ta­tion des stages en milieu de tra­vail, la bro­chure pré­sente encore un des­sin signi­fi­ca­tif : l’é­lève est une balle de ten­nis qu’un pro­fes­seur muni d’une raquette envoie à un entre­pre­neur prêt à le ren­voyer à son tour. Comme si l’é­lève n’é­tait qu’un jouet.

La par­tie du texte consa­crée au droit à l’ins­crip­tion vaut au lec­teur un des­sin au mes­sage très clair : l’é­cole y est repré­sen­tée par un per­son­nage à la car­rure impres­sion­nante et à la tête féline vêtu d’un T‑shirt com­por­tant un immense signal « sens inter­dit ». Ce per­son­nage (pro­fes­seur ou chef d’é­ta­blis­se­ment) écarte bras et jambes pour bien indi­quer sa volon­té de ne lais­ser entrer per­sonne. L’é­cole est ain­si défi­nie par une sorte de volon­té de refus et de rejet. Mais le des­sin montre éga­le­ment des élèves qui filent entre les jambes du méchant per­son­nage ou qui lui sautent par­des­sus la tête. C’est, là encore, un effet béné­fique du décret : aider l’é­lève à accé­der là où les vilains ensei­gnants n’en veulent pas.

Malheur aux vaincus

Vient alors le déli­cat cha­pitre du droit de recours contre une déci­sion du conseil de classe. L’illus­tra­tion cor­res­pon­dante dis­pose, en son centre, un ensei­gnant. Revê­tu d’une toge, il a le même air per­plexe que le pro­fes­seur du pre­mier des­sin. La tête dans la main, il est l’i­mage même de l’hé­si­tant, voire de l’i­gno­rant. Mais, de part et d’autre, des parents pointent le bras vers lui, le pouce tour­né vers le bas dans le geste bien connu des cirques romains. Comme si cela ne suf­fi­sait pas, au pre­mier plan du des­sin, à gauche et à droite, appa­raissent deux grandes mains (avec man­chette et bou­tons de man­chette) et deux grands pouces magni­fiant cette condam­na­tion : vae vic­tis.

La sec­tion réser­vée à la gra­tui­té de l’en­sei­gne­ment est édi­fiante elle aus­si. Elle clô­ture le fas­ci­cule. On y voit un des­sin com­pre­nant deux par­ties. D’un côté, un élève et sa tire­lire. L’é­lève mani­feste tous les signes de la peur et de l’é­mo­tion. Il se pro­tège, fai­sant de son corps un rem­part pour sa cas­sette. De l’autre côté, un adulte (à nou­veau un pro­fes­seur ou un chef d’é­ta­blis­se­ment) menace, de toute sa hau­teur, le jeune gar­çon et sur­tout ses biens. Il a le geste agres­sif et bran­dit un mar­teau, c’est à la tire­lire qu’il en veut ! Mal­heu­reux enfant exploi­té ain­si par les ensei­gnants et enfin déli­vré par le décret tant attendu !

La relation maitre-élèves

Certes, on nous dira qu’il faut avoir le sens de l’hu­mour. Mais l’hu­mour, à la véri­té, a pour effet de démys­ti­fier, de rela­ti­vi­ser, d’empêcher des acteurs trop entre­pre­nants de se prendre au sérieux.

Ce n’est pas le cas ici. L’ef­fet de com­mu­ni­ca­tion des des­sins humo­ris­tiques converge avec une ten­dance du texte à éla­bo­rer une image néga­tive de l’en­sei­gnant. Et ce n’est pas neuf. Cela devient presque une habi­tude. On a cru pou­voir dire, jadis, que le pro­fes­seur uti­li­sait indu­ment les pos­si­bi­li­tés de congés de mala­die. On a cru bon, aus­si, de le trai­ter de tri­cheur. Voi­là main­te­nant qu’on le pré­sente comme un adver­saire de l’élève.

Or ce dis­cours s’a­dresse à l’é­lève lui-même ! C’est de son pro­fes­seur qu’on parle, de celui dont il aura tant à apprendre. Est-ce vrai­ment un acte éducatif ?

Mais peut-être aus­si se trompe-ton d’é­lève : « L’é­cole comme je la veux ! ». Ce je est-il vrai­ment celui de l’é­lève ? Celui-ci n’a guère été consul­té — pas plus que ses pro­fes­seurs — pour dire ce qu’il attend de l’é­cole. L’au­rait-il été qu’il aurait sans doute, lui, com­men­cé par par­ler de ceux dont il per­çoit tous les jours l’at­ten­tion, le dévoue­ment et l’ingéniosité.

C’est à pré­ser­ver la rela­tion maitre- élève, au nom même du décret, que doivent s’employer tous les res­pon­sables de l’é­du­ca­tion. L’é­du­ca­teur a aus­si ses droits et sa mis­sion. Celle-ci est plus qu’­ho­no­rable et elle est irrem­pla­çable. En cari­ca­tu­rant les ensei­gnants, c’est le décret lui-même que l’on dénature.

Jean-Paul Laurent


Auteur

Jean-Paul Laurent est directeur du collège Saint-Michel de Bruxelles.