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Décret inscriptions. Sans adhésion, peu d’effets

Numéro 1 Janvier 2008 par Bernard Delvaux

janvier 2008

Le décret ins­crip­tions, entré en vigueur en novembre pas­sé, vise à faire béné­fi­cier tout parent de l’é­ga­li­té des chances d’ins­crire son enfant dans une école de son choix. Mais il a éga­le­ment été conçu pour contri­buer à l’ob­jec­tif d’é­ga­li­té des résul­tats, tel que défi­ni par le Par­le­ment : faire acqué­rir à (presque) tous les jeunes le socle de compétences […]

Le décret ins­crip­tions1, entré en vigueur en novembre pas­sé, vise à faire béné­fi­cier tout parent de l’é­ga­li­té des chances d’ins­crire son enfant dans une école de son choix. Mais il a éga­le­ment été conçu pour contri­buer à l’ob­jec­tif d’é­ga­li­té des résul­tats, tel que défi­ni par le Par­le­ment : faire acqué­rir à (presque) tous les jeunes le socle de com­pé­tences déter­mi­né à la fin du pre­mier degré secondaire.

Pour­quoi une régu­la­tion des ins­crip­tions (ain­si que des chan­ge­ments d’é­cole) s’im­pose-t-elle pour atteindre un tel objec­tif ? D’a­bord parce qu’une plus grande mixi­té dans les classes peut être favo­rable à l’a­mé­lio­ra­tion des per­for­mances sco­laires des élèves les plus faibles sans com­pro­mettre la pro­gres­sion des plus forts. Mais aus­si parce que la concur­rence entre écoles pour atti­rer les élèves les plus « per­for­mants », et entre familles pour atteindre les écoles les plus « répu­tées », est le ferment d’un pro­ces­sus d’a­ban­don des élèves les plus faibles à leur sort. Sans être mal inten­tion­nés, les com­por­te­ments des acteurs domi­nants (que sont les familles dis­po­sant de larges res­sources cultu­relles et sociales, et les écoles du haut de la hié­rar­chie) contri­buent en effet struc­tu­rel­le­ment, dans un mar­ché peu régu­lé, à hié­rar­chi­ser les écoles, à homo­gé­néi­ser leur public et à faire subir aux plus faibles sélec­tion, relé­ga­tion et concen­tra­tion dans des écoles en dif­fi­cul­té. Il faut donc oser le dire : ce que vise en réa­li­té la régu­la­tion des ins­crip­tions, ce sont les com­por­te­ments des acteurs dominants.

Trois actions sont envi­sa­geables pour chan­ger ces com­por­te­ments. La pre­mière, radi­cale, a été écar­tée, puis­qu’il s’a­git d’af­fec­ter auto­ri­tai­re­ment chaque élève à une école déter­mi­née : impen­sable en Bel­gique à court ou moyen terme puis­qu’il fau­drait non seule­ment révi­ser la Consti­tu­tion, mais aus­si s’op­po­ser fron­ta­le­ment à un sys­tème de liber­té totale auquel les Belges sont pro­fon­dé­ment atta­chés. L’autre piste d’ac­tion, choi­sie par le gou­ver­ne­ment, consiste à ins­tau­rer une éga­li­té for­melle des chances d’ins­crip­tion en espé­rant que les plus faibles s’en sai­sissent et modi­fient ain­si la com­po­si­tion des écoles. La troi­sième voie ? Agir sur ce qui est au fon­de­ment des pra­tiques des acteurs dominants.

Changer les représentations

Il faut com­bi­ner les deux der­nières voies d’ac­tion en menant une poli­tique com­po­sée de deux volets. Le pre­mier volet ser­vi­rait à don­ner, dans la « course à l’ins­crip­tion », quelques atouts sup­plé­men­taires aux acteurs les plus faibles et à en ôter aux acteurs les plus forts. Mais comme aucune action de ce type n’est en mesure de dépos­sé­der tota­le­ment les acteurs domi­nants du sup­plé­ment d’a­touts dont ils dis­posent et dont ils seront tou­jours en mesure de tirer par­ti s’ils sont per­sua­dés de leur bon droit, il faut mettre en oeuvre un autre volet d’ac­tion, visant à faire chan­ger les repré­sen­ta­tions de ces acteurs dominants.

Le décret entré en appli­ca­tion est une manière de concré­ti­ser le pre­mier volet d’ac­tion. Il ne consti­tue cepen­dant pas la méthode la plus effi­cace. Le « trai­te­ment col­lec­tif des pré­fé­rences », un autre sys­tème de régu­la­tion des ins­crip­tions et des chan­ge­ments d’é­cole2, pour­rait mieux y contri­buer en pro­dui­sant moins d’ef­fets per­vers. Il dif­fère du décret sur deux points essentiels.

Tout d’a­bord, les familles n’ex­pri­me­raient plus leurs pré­fé­rences en se dépla­çant dans chaque école, mais bien en adres­sant, par écrit, des choix clas­sés par ordre de pré­fé­rence à une ins­tance supra-éta­blis­se­ment char­gée de rece­voir les demandes de toute une région. Trois effets per­vers seraient ain­si évi­tés. L’in­con­fort des files, tout d’a­bord. Ensuite, la for­ma­tion d’un hit-parade sans fon­de­ment objec­tif, offrant une publi­ci­té gra­tuite aux écoles devant les­quelles les files s’al­longent3 et démo­ti­vant celles devant les­quelles aucune file ne se forme. Enfin, les ins­crip­tions mul­tiples, qui insé­cu­risent les écoles, et que des direc­tions tentent aujourd’­hui de gérer vaille que vaille en com­pa­rant leurs listes d’inscrits.

Deuxième dif­fé­rence essen­tielle : les demandes ne seraient plus dépar­ta­gées en fonc­tion de l’ordre d’ins­crip­tion, mais de cri­tères com­bi­nés. Ceux-ci pour­raient être conçus pour intro­duire (un peu) plus de mixi­té que l’ac­tuel décret qui, selon le témoi­gnage des direc­tions d’é­coles, ne modi­fie­ra guère leur com­po­si­tion sociale et sco­laire. Ces cri­tères seraient d’ap­pli­ca­tion dans les écoles très deman­dées. Les élèves ne seraient plus dépar­ta­gés sur la base de leur place dans la file, mais en com­bi­nant des cri­tères de com­mo­di­té (proxi­mi­té du domi­cile, pré­sence de la fra­trie…) et des cri­tères favo­ri­sant une dose de mixi­té, par exemple en fai­sant en sorte que la com­po­si­tion finale du public d’une école cor­res­ponde à celle du public des deman­deurs, ces der­niers étant carac­té­ri­sés par leurs résul­tats à l’é­preuve com­mune en fin de pri­maire, les diplômes de leurs parents ou les carac­té­ris­tiques socioé­co­no­miques de leur quar­tier de résidence.

Sou­li­gnons-le encore : même redé­fi­ni, ce volet d’in­ter­ven­tion por­tant direc­te­ment sur l’ins­crip­tion ne per­met­trait pas de modi­fier radi­ca­le­ment la com­po­si­tion sociale des éta­blis­se­ments, et encore moins de garan­tir davan­tage d’é­ga­li­té des résul­tats. Pour espé­rer aller plus loin, il faut mettre en place le second volet de l’in­ter­ven­tion. Déve­lop­per l’adhé­sion des acteurs domi­nants ou, au mini­mum, désa­mor­cer leurs réti­cences, est en effet un com­po­sant indis­pen­sable de toute poli­tique éga­li­taire. Ce l’est encore plus dans un sys­tème qui, comme le belge, a tra­di­tion­nel­le­ment lais­sé beau­coup d’au­to­no­mie aux familles et aux écoles.

Comment faire classe ?

D’a­bord, il faut veiller que la petite dose de mixi­té intro­duite au pre­mier degré du fait du pre­mier volet d’ac­tion ne débouche pas rapi­de­ment sur l’ex­clu­sion des élèves les plus faibles qui se seraient intro­duits là où on ne les atten­dait pas. Pour cela, il faut don­ner aux ensei­gnants les outils qui leur per­mettent de faire face à l’hé­té­ro­gé­néi­té : for­ma­tions pra­tiques en péda­go­gie dif­fé­ren­ciée, remé­dia­tions immé­diates, ensei­gnants « volants » per­met­tant des cours à plu­sieurs en classe, etc. Ne pas s’en sou­cier serait igno­rer les dif­fi­cul­tés que la mixi­té génère déjà au pre­mier degré du secon­daire et la condam­ner ins­tan­ta­né­ment aux yeux des ensei­gnants qui, comme l’ont bien mon­tré les consul­ta­tions d’en­sei­gnants réa­li­sées par les facul­tés uni­ver­si­taires Saint-Louis en 20054, doivent répondre au jour le jour à une ques­tion pra­tique : « Com­ment 2 Ce sys­tème, en appli­ca­tion en Espagne et en Angle­terre par faire classe ? »

Mais il faut viser plus loin encore en ne limi­tant pas la ques­tion à des ques­tions de tech­niques péda­go­giques. Il faut com­prendre les déclen­cheurs des pra­tiques ségré­ga­tives des acteurs domi­nants, et agir sur eux non pas en culpa­bi­li­sant, mais en neu­tra­li­sant les peurs qui en sont le fon­de­ment. On peut en effet faire l’hy­po­thèse que les com­por­te­ments des familles domi­nantes sont moti­vés par la peur de voir leurs enfants confron­tés à des jeunes dif­fé­rents non pas tant par leurs ori­gines sociales ou eth­niques que par le niveau de leurs acquis ou leur rap­port aux normes sco­laires. Quant aux écoles occu­pant une posi­tion domi­nante, leurs com­por­te­ments sélec­tifs ou excluant s’ancrent notam­ment dans la peur de ne pas être à même d’as­su­rer aux plus forts des acquis répon­dant aux exi­gences des familles et des ensei­gnants des deuxième et troi­sième degrés de l’en­sei­gne­ment de tran­si­tion, si elles doivent en même temps assu­mer réel­le­ment la pro­gres­sion des plus faibles.

Transformer l’école

On ne peut faire fi de ces appré­hen­sions, bien qu’elles soient dom­ma­geables pour les plus faibles. Il faut recon­naître que, vu la réduc­tion par quatre du nombre d’é­coles entre pri­maire et pre­mier degré et la trop grande hété­ro­gé­néi­té des acquis en fin de pri­maire, le risque existe d’at­teindre dans cer­taines classes ou écoles un niveau d’hé­té­ro­gé­néi­té ingé­rable. Il faut donc aus­si viser la réduc­tion des inéga­li­tés d’ac­quis en amont du pre­mier degré, de manière à « cou­per l’herbe sous le pied de la peur ». On dira : de telles actions ont déjà été entre­prises. C’est indé­niable. Mais il faut redou­bler d’ef­fort. Frap­per les esprits par une action plus ambi­tieuse et ciblée que ne l’a fait le Contrat pour l’é­cole. Et rem­por­ter rapi­de­ment des vic­toires tangibles.

On le sait : sans inter­ven­tion au point de départ du cur­sus, les inéga­li­tés s’emballent. Il faut donc viser le cycle 5 – 8, à che­val sur le mater­nel et le pri­maire. Mobi­li­ser un maxi­mum de res­sources. Com­bi­ner for­ma­tion conti­nuée des ensei­gnants, affec­ta­tion d’en­sei­gnants che­vron­nés, enca­dre­ment pri­vi­lé­gié pour la remé­dia­tion et les écoles ayant des publics défa­vo­ri­sés, audit de sou­tien aux écoles désor­ga­ni­sées… Il faut ame­ner les PMS, les ins­pec­teurs, les accom­pa­gna­teurs péda­go­giques, les cher­cheurs à pri­vi­lé­gier ce niveau. Orga­ni­ser une col­lecte sys­té­ma­tique de don­nées per­met­tant de com­prendre, de gérer et d’é­va­luer les flux d’é­lèves, les acquis sco­laires, les ségré­ga­tions… Ins­tau­rer à l’é­chelle locale une coor­di­na­tion com­mune aux dif­fé­rents réseaux et à l’en­sei­gne­ment ordi­naire et spé­cia­li­sé, per­met­tant de mener des actions concer­tées, d’as­su­mer col­lec­ti­ve­ment le pro­blème des écoles fuies et d’im­pli­quer des acteurs exté­rieurs : écoles de devoir, ser­vices sociaux, asso­cia­tions cultu­relles, acteurs en charge des trans­ports ou de l’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire… Et, à ce niveau d’en­sei­gne­ment comme au pre­mier degré, ins­tau­rer des règles d’ins­crip­tion telles que décrites ci-dessus.

Tout cela dans un seul but : réus­sir col­lec­ti­ve­ment, dans un délai court, à faire pro­gres­ser signi­fi­ca­ti­ve­ment les acquis. C’est grâce à un tel pari gagné et à l’adhé­sion suf­fi­sam­ment large qu’il aura sus­ci­tée (tant auprès des acteurs domi­nants que domi­nés), que l’on pour­ra contri­buer à chan­ger les repré­sen­ta­tions et les com­por­te­ments pour débou­cher sur des trans­for­ma­tions réelles de l’é­cole belge francophone.

  1. Voir Donat Car­lier, « Le décret ins­crip­tions, les bra­con­niers et la garde-chasse », dans La Revue nou­velle, mars 2007, n° 3.
  2. Ce sys­tème, en appli­ca­tion en Espagne et en Angle­terre par faire classe ? » exemple, est celui que pré­co­nise le Rap­port inter­uni­ver­si­taire sur les bas­sins sco­laires. À lire sur : http://www. uclouvain.be/39987.html.
  3. Voir Chris­tian Maroy, « Les files devant les écoles : un remède à la mala­die chro­nique de notre sys­tème sco­laire ? », dans Le Soir du 12 décembre 2007.
  4. bra­ham Frans­sen, Gaëlle Hubert, Alice Lejeune, Alexis Van Espen, Luc Van Cam­pen­houdt, « Le contrat(ste) entre les mondes vécus des ensei­gnants et le sys­tème sco­laire », dans La Revue nou­velle, août 2005, n° 8.

Bernard Delvaux


Auteur

Bernard Delvaux est sociologue et chercheur [Girsef->http://www.uclouvain.be/girsef.html] (Groupe interdisciplinaire de Recherche sur la Socialisation, l'Education et la Formation) à l'Université catholique de Louvain.