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Déchiré, déchiqueté

Numéro 6 - 2019 par Elisabeth Harkot de la Taille

septembre 2019

Plu­sieurs pays dans le monde vivent de nou­velles expé­riences atter­rantes. La pré­sence d’un océan ne doit pas faire oublier aux Euro­péens celle que subit le Bré­sil. Cri d’alarme et témoi­gnage dou­lou­reux, le petit texte qui suit est dû à Eli­za­beth Har­kot de la Taille, pro­fes­seure de langue anglaise et de lin­guis­tique à l’université de São Paulo.
Pour le com­prendre, il faut savoir que le pré­sident bré­si­lien est appe­lé « Mythe » par ses par­ti­sans. Quant à la ministre de l’Agriculture, la rue l’appelle « musa do vene­no » (lit­té­ra­le­ment « muse du poi­son ») parce qu’elle est res­pon­sable de l’acceptation d’environ deux-cents pes­ti­cides, la plu­part inter­dits en Europe, et du relè­ve­ment de leur niveau d’acceptabilité (la quan­ti­té de pes­ti­cides tolé­rée en Europe est le dixième de ce que connait à pré­sent l’agriculture brésilienne).
NdT

Italique

Tra­duit du por­tu­gais (bré­si­lien) par Jean-Marie Klinkenberg

Ne lisez pas. Vous êtes pré­ve­nus : ne lisez pas.

Voyez-vous, je ne vais pas vous faire rire, ni vous rendre riches ni vous faire sen­tir meilleurs que les autres ou supé­rieur à eux. Je ne vais pas non plus vous aider à résoudre vos pro­blèmes ou ceux des autres. Et si ce que vous vou­lez c’est ren­con­trer Dieu, je ne suis pas celle que votre âme inquiète attend.

Pour dire la véri­té, depuis des mois, je me sens bizarre ; et toute sen­sa­tion m’est bizarre.

Par exemple, je me suis mise à avoir hor­reur de cer­taines lettres majus­cules. Je ne com­prends pas bien ce qui s’est pas­sé. Et même, bien que j’en aie un peu honte, je ne par­viens plus à écrire que « bré­sil ». L’écrire autre­ment ne m’est tout bon­ne­ment pas pos­sible. Et ce n’est pas le seul exemple. Il arrive sans cesse que je ne puisse pas faire ce que la gram­maire vou­drait que je fasse. Des mots me sont à pré­sent interdits.

Je crois que cela a com­men­cé avec ces attaques répé­tées contre la séman­tique. Si je me sou­viens bien, elles ont com­men­cé quand les jour­naux et à la télé­vi­sion ont mas­si­ve­ment uti­li­sé le mot « contro­verse » pour dési­gner l’abominable. Une contro­verse, selon le dic­tion­naire, c’est « une dis­cus­sion, un débat, une polé­mique, sur une action, une pro­po­si­tion ou une ques­tion qui ne fait pas l’unanimité ». Une contro­verse, une polé­mique, cela ren­voie à des diver­gences, à des désac­cords. Rien à voir avec « l’abominable ». Cou­sin du haïs­sable et de l’exécrable, « l’abominable » se réfère à ce qui ne peut être accep­té, à ce qui ne peut qu’être vomi. Bien loin des diver­gences d’opinion, l’abominable porte atteinte aux valeurs qui nous gouvernent.

Eh bien, mal­gré les kilo­mètres qui séparent ces deux mots, les médias ont déci­dé d’appeler « contro­verse » des faits et des actions abo­mi­nables. Faire l’éloge de la tor­ture, tour­ner le viol en ridi­cule, mépri­ser les per­sonnes âgées, les malades et les pauvres, encen­ser l’injustice, célé­brer les bar­bares…: tout cela ne serait qu’opinion.

Peut-être sont-ce ces atteintes à la langue et au pays qui ont abou­ti à la mise en place d’une gou­ver­nance qui suit la logique de la nov­langue orwel­lienne : l’agriculture est aujourd’hui entre les mains d’une glo­ri­fi­ca­trice des poi­sons ; c’est un iso­la­tion­niste qui a la charge des rela­tions inter­na­tio­nales ; le res­pon­sable de l’environnement est une per­sonne condam­née pour crimes contre l’environnement ; c’est un ban­quier qui règne sur l’économie ; un ignare qui pré­side à l’éducation ; quant à la jus­tice et la sécu­ri­té… La liste est loin d’être close. Dans le même temps, la démo­li­tion, la dévas­ta­tion et la des­truc­tion sont deve­nues des « réformes ». Tout comme Assad pour­suit tran­quille­ment la réforme de la Syrie, le « bré­sil » s’est enga­gé dans la réforme des retraites.

La nov­langue bré­si­lienne est plus gour­mande que l’originale. Elle est si empres­sée qu’elle s’est récem­ment empa­rée des mathé­ma­tiques. Naguère orga­ni­sée en trois pou­voirs, la répu­blique fédé­ra­tive du « bré­sil » contri­bue aujourd’hui à faire adve­nir une réforme de l’algèbre dans laquelle x = 1, lorsque 1 (le pou­voir exé­cu­tif) + 1 (le pou­voir légis­la­tif) + 1 (le pou­voir judi­ciaire) = x. Cela res­semble à de la confu­sion, et ça l’est. Con+fusion : soit, approxi­ma­ti­ve­ment, fusion conjointe. Les trois pou­voirs ne font plus qu’un, en une ver­sion bouf­fonne de la Sainte Tri­ni­té. Mais sans doute vau­drait-il mieux évo­quer ici le mythe de l’Ouroboros, ce ser­pent qui se mord la queue. Dans les milieux éso­té­riques, ce mythe ren­voie à l’évolution ou à la fer­ti­li­té. Mais ici, sur la pla­nète Terre, pour un ser­pent, dévo­rer sa queue, c’est se sui­ci­der. Cer­tains disent que l’ère du Mythe a enfin com­men­cé : l’avenir du pays-ser­pent sera-t-il celui de la confu­sion suicidaire ?

Bizarre, tout cela. Et je me sens bizarre. Les matins, à pré­sent, sont pénibles. Ren­con­trer des gens que j’ai naguère aimés devient dou­lou­reux. Mes jour­nées ne sont plus que de longues et lourdes séquences de tâches, jusqu’à ce que la nuit vienne, et le som­meil avec elle.

Par­fois, je rêve. Une mer de plas­tique ondule. E la nave va !

Mais en dépit de ce que je vois quand je suis réveillée, un pres­sen­ti­ment me gagne : notre séman­tique va se réta­blir. La langue est vivante ; et elle trouve tou­jours les res­sources pour dire ce qu’elle veut, et pour faire plier ceux qui la trahissent.

« Saviez-vous que les rhi­no­cé­ros femelles donnent un excellent lait ? »

Elisabeth Harkot de la Taille


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