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De très acides radicaux libres

Numéro 3 - 2018 - radicalisation Terrorisme Violences par Renaud Maes

mai 2018

Les dis­cours publics sur le ter­ro­risme ont recours, depuis 2001, à la notion de radi­ca­li­sa­tion. Cette notion qui a fait flo­rès demeure peu pré­cise et, pour com­prendre le bas­cu­le­ment dans la vio­lence dji­ha­diste, un retour au ter­rain s’impose. Il en res­sort que pour com­prendre « la radi­ca­li­sa­tion », sans doute faut-il ques­tion­ner avant tout les évo­lu­tions institutionnelles.

Dossier

Il est impos­sible aujourd’hui d’aborder la ques­tion de la vio­lence poli­tique sans évo­quer celle de la « radi­ca­li­sa­tion » ou du « radi­ca­lisme ». La radi­ca­li­sa­tion et le radi­ca­lisme, les moyens de leur pré­ven­tion ou de leur endi­gue­ment consti­tuent en effet les objets par excel­lence des débats contem­po­rains sur les nou­velles figures du « ter­ro­risme ». Asso­ciées à « la doc­trine de l’islam radi­cal » sup­po­sée être un objet uni­fié et fédé­ra­teur d’un ensemble de mou­ve­ments empreints d’une dose variable (mais dont on nous assure qu’elle est mas­sive) de reli­gio­si­té, ces figures se voient sou­mises à toute la pano­plie des com­pa­rai­sons his­to­riques, géo­po­li­tiques et socio­lo­giques cen­sées « per­mettre de com­prendre ». Ce sera donc le « ter­ro­risme isla­miste » comme l’anarchisme russe du XIXe siècle ou la secte des assas­sins Nizâ­rites du XIIe siècle1. Ce seront donc les « ter­ro­ristes isla­mistes » comme autant de « jeunes en décro­chage qui trainent dans les rues jusqu’à leur recru­te­ment par Daesh »2. Ce sera donc la « radi­ca­li­sa­tion » comme un phé­no­mène sur lequel poser des pro­to­coles de confi­ne­ment épi­dé­mio­lo­gique3 ou contre lequel déve­lop­per de véri­tables guides de « coa­ching per­son­nel »4. Les manuels ne manquent désor­mais plus pour pré­ve­nir la radi­ca­li­sa­tion de « nos enfants qui sont aus­si concer­nés »5, comme pour évi­ter la radi­ca­li­sa­tion (for­cé­ment isla­mique) sur le lieu de tra­vail, au moyen d’un « mana­ge­ment cultu­rel équi­li­bré et inno­vant »6.

Dans ce mael­ström de concepts et cette soupe d’expertises, cha­cun y va de son petit cou­plet, l’ensemble étant lar­ge­ment ali­men­té par des sub­sides publics octroyés en urgence, par des émis­sions télé­vi­sées « choc » et par des cam­pagnes pro­mo­tion­nelles d’éditeurs « tou­jours sur la balle ». L’inflation des publi­ca­tions est incroyable et l’on voit même fleu­rir des revues tout entières consa­crées aux « radi­ca­li­tés ». Mais que celles et ceux qui craignent d’être submergé.e.s par la tor­nade des nou­veau­tés édi­to­riales se ras­surent : en cas de crise, on peut tou­jours s’en remettre aux bons conseils d’un prêtre, « enga­gé depuis de longues années dans l’éducation des jeunes »7. Et voi­là donc l’Église éri­gée en rem­part de tem­pé­rance et d’ouverture à « nos valeurs uni­ver­selles » face là la mos­quée, dont nombre d’experts ne cessent de nous répé­ter qu’elle est le « hub » de la conta­mi­na­tion radi­cale, en dépit des conclu­sions contraires de toutes les enquêtes sérieuses.

Deux hypothèses de travail

Mais si l’on se sou­cie quelque peu de déve­lop­per une « science des faits » dans la tra­di­tion dur­khei­mienne ou, bien plus sim­ple­ment, de ne pas dire ou écrire n’importe quoi, il faut néces­sai­re­ment admettre deux hypo­thèses de tra­vail : qu’il y a peut-être une part « d’inexplicable » dans toute tra­jec­toire menant à la « vio­lence dji­ha­diste » et que les élé­ments de com­pré­hen­sion dont nous dis­po­sons à prio­ri sur la « vio­lence dji­ha­diste » sont extrê­me­ment faibles et, pour une large part, peu fiables car pol­lués par la voca­tion opé­ra­toire des « modèles explicatifs ».

La pre­mière hypo­thèse est sans doute dif­fi­cile à consi­dé­rer comme légi­time vu notre obses­sion crois­sante pour les modèles pré­dic­tifs simples. La plu­part des tra­vaux menés sur la radi­ca­li­sa­tion uti­lisent des récits bio­gra­phiques d’inspiration eth­no­gra­phique, ce qui per­met de mettre en évi­dence une forme de série cau­sale : une série d’évènements dans « l’histoire de vie », de réac­tions à ces évè­ne­ments, sont orga­ni­sés dans une longue suc­ces­sion d’étapes, un « pro­ces­sus ». Ce fai­sant, on peut faci­le­ment tom­ber dans ce tra­vers consis­tant à réduire à un fil de causes et consé­quences une his­toire tis­sée de rap­ports com­plexes et d’influences croi­sées, tra­vers que Pierre Bour­dieu nomme « l’illusion bio­gra­phique ». Il ne s’agit pas ici d’invalider l’approche bio­gra­phique, mais d’en sou­li­gner une carac­té­ris­tique essen­tielle, qui est d’être for­cé­ment fon­dée sur un point de vue situé.

À contra­rio, dès lors que l’on consi­dère le « bas­cu­le­ment dans la vio­lence » comme s’inscrivant dans cette matrice extrê­me­ment com­plexe, il y a for­cé­ment des aspects dont « on perd la mai­trise » : tout au plus peut-on défi­nir de grandes carac­té­ris­tiques, de grands traits com­muns, mais dont la valeur expli­ca­tive doit tou­jours être consi­dé­rée à l’aune des biais fon­da­men­taux de la « créa­tion d’un col­lec­tif », d’une « caté­go­rie » dans laquelle on « classe » une série d’individus. Si le biais de caté­go­ri­sa­tion est bien connu des socio­logues8 et fait l’objet des dis­cus­sions épis­té­mo­lo­giques de la dis­ci­pline depuis Max Weber au moins, il faut noter que ce biais est d’autant plus impor­tant dans le cas d’espèce : l’apposition d’une « éti­quette caté­go­rielle » (radi­ca­li­sés, dji­ha­distes, ter­ro­ristes…) est d’autant moins appro­priée que le recru­te­ment de ceux qu’elle entend dési­gner s’opère via un réseau de petites cel­lules où les groupes locaux sont déter­mi­nants… Sou­li­gner qu’une logique réti­cu­laire implique de déve­lop­per d’autres approches que celles que l’on adopte pour étu­dier une armée (clas­sique ou de gué­rilla) ou un groupe social dont la fonc­tion est ins­ti­tu­tion­na­li­sée (les mili­taires, les poli­ciers, les ensei­gnants) est une évi­dence métho­do­lo­gique et, pour­tant, peu de cher­cheurs ayant publié des tra­vaux modé­li­sant la « radi­ca­li­sa­tion » opèrent cette dis­tinc­tion pour­tant essen­tielle9.

La seconde hypo­thèse est tout aus­si impor­tante, en ce qu’elle est une inci­ta­tion à l’humilité et à un retour « au ter­rain ». Les approches de ter­rain sont, en réa­li­té, une por­tion congrue du conti­nent lit­té­raire dévo­lu à « la radi­ca­li­sa­tion ». Nombre d’ouvrages se fondent, avec peu de pré­cau­tions métho­do­lo­giques, sur des articles de presse, des témoi­gnages publiés hors de tout cadre métho­do­lo­gique, sous forme de récits (auto)biographiques, par­fois même à compte d’auteur. L’importance du ter­rain est d’autant plus grande que, for­cé­ment, tout cher­cheur qui aborde cette ques­tion est pol­lué par un très grand nombre de pré­no­tions qui se sont d’autant mieux ancrées que les « atten­tats » de Bruxelles, de Paris ou d’ailleurs l’ont direc­te­ment tou­ché. Mais il ne suf­fit pas de retour­ner au ter­rain, encore faut-il évi­ter de le for­ma­ter en le met­tant en scène à l’aune de nos pré­con­cep­tions. Cer­tains tra­vaux (notam­ment ceux de Dou­nia Bou­zar) s’avèrent une véri­table mise en spec­tacle des bribes recueillies sur le ter­rain pour confor­ter des modèles pré­exis­tants. Reve­nir au ter­rain impose en réa­li­té de renon­cer aux méthodes trop diri­gées, d’aller vers des approches plus com­pré­hen­sives. C’est ce que j’ai ten­té de faire à l’occasion d’un tra­vail récent à Molen­beek, qui a uti­li­sé une variante libre de la « méthode d’analyse en groupe »10.

Le corps du djihadiste

Les dix jeunes qui sont par­tis en Syrie (3) ou ont été arrê­tés durant leur voyage (7) que j’ai ren­con­trés à inter­valles régu­liers entre sep­tembre 2016 et mars 2017 étaient tous volon­taires pour par­ti­ci­per à la dis­cus­sion. Et d’emblée, ils ont tenu à expli­ci­ter leurs moti­va­tions. Ce qui est frap­pant à ce niveau, c’est qu’ils pointent une série de contra­dic­tions pro­fondes qui marquent les ins­ti­tu­tions avec les­quelles ils ont eu un contact, de l’école au CPAS, et insistent sur les pro­messes non tenues de l’État social. Ils sug­gèrent ain­si que l’école ne peut pas leur don­ner un emploi, alors qu’elle le leur pro­met, que le CPAS ne leur laisse pas l’autonomie annon­cée et ne faci­lite pas réel­le­ment leur inté­gra­tion, mais favo­rise leur déqualification.

En fait, ils prennent au mot les ins­ti­tu­tions et c’est pré­ci­sé­ment par cette atti­tude qu’ils se « désen­chantent ». Dans le cas du CPAS, par exemple, lors de la cin­quième séance, un échange s’est enga­gé autour de « l’article 60 », du nom de la mesure per­met­tant une « mise au tra­vail » le temps néces­saire pour ouvrir le droit au chô­mage. Un témoin indi­quait ain­si : « On te pro­met un tra­vail et en fait tu fais un […] article 60, ce n’est pas un vrai tra­vail, mais tout le monde fait sem­blant “mais oui oui mer­ci pour le tra­vail”. Mais tu vas au syn­di­cat et on te dit “ah, mais vous êtes pas un vrai tra­vailleur”. Ou si tu es étran­ger on peut t’expulser parce que ce n’est pas un tra­vail, c’est une “aide” […]. Donc en fait tout le monde ment. L’assistante sociale, les autres “articles 60”, les patrons. Mais on doit dire “mer­ci pour le travail”.»

Ce désen­chan­te­ment se couple avec une croyance bien ancrée dans le mythe de l’autoentreprise. Ain­si, tous nos témoins ont poin­té plu­sieurs modèles de réus­site, de Boo­ba à Zucker­berg, iden­ti­fiés par eux comme des self made-men. Ils sug­gèrent que les ins­ti­tu­tions ne valo­risent pas suf­fi­sam­ment le talent et l’effort, qu’elles ne sont pas assez méri­to­cra­tiques. Leur remise en cause n’est en réa­li­té pas tel­le­ment « idéo­lo­gique », mais au contraire, elle est presque naïve en ce qu’elle inter­roge la réa­li­té des mes­sages idéo­lo­giques por­tés par les institutions.

Dès la deuxième séance, les témoins ont insis­té sur leur volon­té de « prendre leur des­tin en main », de « faire quelque chose de leur vie ». Et, de fait, le recru­te­ment dans le « groupe de base » (groupe local) s’opère au tra­vers d’une forme de quête exis­ten­tielle11, qui n’est pas immé­dia­te­ment col­lec­tive. Dans un pre­mier temps, ce qu’offre le groupe de base, c’est expli­ci­te­ment l’engagement à ce que cha­cun puisse « tra­vailler son deve­nir ». Et ce « tra­vail » n’est pas abs­trait, il s’ancre au contraire dans une expé­rience sen­so­rielle, dans les acti­vi­tés communes.

Deux témoins ont ain­si rap­por­té qu’ils ont été contac­tés lors de séances de sport au Basic Fit (et donc, bien loin des groupes d’études des mos­quées). Ces deux récits ont pro­vo­qué des dis­cus­sions autour de l’importance de prendre soin de soi, de culti­ver son corps et de res­ter en forme, des dis­cours qui témoignent à l’envi d’un « syn­drome du bie­nêtre », pour reprendre l’expression de Ceders­tröm et Spi­cer12. Par­fai­te­ment endoc­tri­nés dans une concep­tion entre­pre­neu­riale de l’existence, ils forgent leur corps pour être à même de repous­ser leurs limites, de « res­ter dans la course », mais aus­si de se réap­pro­prier leur exis­tence13 dans un contexte où elle semble leur échap­per vu le déli­te­ment appa­rent des ins­ti­tu­tions qui auraient pu ser­vir de support.

« Quand tu te mets sur une machine avec des poids, tu as un objec­tif, tu sais que tu vas souf­frir, mais tu vas y arri­ver. Quand tu fais un CV pour un job, tu as un objec­tif, tu sais que tu vas souf­frir, mais pour quoi ? À quoi ça sert ? Au moins, avec les poids, tes muscles gonflent, tu sens que ça tra­vaille (rire). Et plus t’es fort, plus t’es mus­clé, plus tu imposes, tu vois ? […] Les gens ne t’ennuient pas. Mais quand tu dois aller faire le beau à un entre­tien, là com­ment on t’humilie… Et si tu as un tra­vail, à quoi il sert ? […] Tu ne vas de toute façon pas réus­sir, parce que pour réus­sir, faut un tra­vail de chef, de lea­deur, tra­deur ou quoi. Mais nous on ne peut pas avoir ça, alors on fait du sport parce que ça on peut avoir, on peut le prendre, c’est à nous. »

On voit bien dans cet extrait appa­raitre la dimen­sion col­lec­tive, qui ne se construit que pro­gres­si­ve­ment au sein d’un groupe local. Cette dimen­sion appa­rait au tra­vers de la consti­tu­tion d’un enne­mi ima­gi­naire qui passe du « on » (on nous empêche de réus­sir) au « eux » (ils nous empêchent) en oppo­si­tion à un groupe de « je » qui devient par la lutte contre cet enne­mi un « nous », même si le sché­ma peut varier d’un groupe à un autre, l’ennemi ima­gi­naire étant propre au groupe considéré.

La dimen­sion col­lec­tive se marque éga­le­ment dans la mul­ti­pli­ca­tion d’actions cari­ta­tives et jusque dans des entrai­ne­ments spor­tifs : « Nous fai­sions plein d’exercices ensemble, on se com­pa­rait, on allait à la salle pour chaque fois repous­ser les limites. Je n’ai jamais pris autant de masse, je te jure (rires). On s’est entrai­dés là aus­si à deve­nir meilleurs, des vrais champions. »

Dans le soin du corps comme dans les acti­vi­tés cari­ta­tives, ces jeunes se sont entrai­nés à deve­nir de « meilleures ver­sions d’eux-mêmes », sui­vant une logique de per­for­mance et de mise en concur­rence per­ma­nente. Cette logique du dépas­se­ment per­pé­tuel, si elle est carac­té­ris­tique de phé­no­mènes sec­taires, prend ici un sens par­ti­cu­lier, car les repères de ces jeunes sont en réa­li­té ceux propres à la concep­tion de l’individu dont est por­teuse la doxa néolibérale.

Cette par­ti­cu­la­ri­té se marque éga­le­ment dans les rai­sons pré­si­dant au départ pour la Syrie… Le départ est enten­du comme per­met­tant un accom­plis­se­ment sym­bo­lique et… finan­cier. Chaque témoin a, à sa manière, insis­té sur le fait que rejoindre la Syrie est une manière de « valo­ri­ser les com­pé­tences » et de « fina­le­ment trou­ver un job à la hau­teur de celles-ci ». Il faut noter qu’apparemment le dis­cours des recru­teurs, en la matière, consiste à pro­mettre des fonc­tions à res­pon­sa­bi­li­té, pas for­cé­ment au cœur des zones de conflit, aux can­di­dats poten­tiels au départ.

L’impensé de l’État

Si la plu­part des tra­vaux sur la radi­ca­li­sa­tion se sont lour­de­ment posé la ques­tion du rôle de l’Islam, et s’il semble rela­ti­ve­ment enten­du aujourd’hui que, pour une large part des jeunes can­di­dats au départ ou par­tis vers la Syrie, cette réfé­rence tient lieu de « grand récit » dans lequel s’articulent toute une série de mythes plus ou moins folk­lo­riques (diverses théo­ries du com­plot, lutte contre les djinns et autres mau­vais esprits, digni­té per­due de la Oum­ma, inser­tion dans une his­toire mil­lé­naire, etc.), la ques­tion du « rôle de l’État » a fina­le­ment connu un inté­rêt moindre. Deux fac­teurs au moins per­mettent de com­prendre cette rela­tive lacune des dis­cus­sions : le risque de l’accusation de « cher­cher des excuses aux ter­ro­ristes » et le fait que, pour un cer­tain nombre de cher­cheurs, la pers­pec­tive d’une trans­for­ma­tion sociale est vue comme un hori­zon en lui-même insup­por­ta­ble­ment radi­cal. Or, pour peu que l’on consi­dère que l’individu n’est pas un pur acteur ration­nel, on peut sans doute for­mu­ler l’hypothèse que si radi­ca­li­sa­tion il y a, elle est for­cé­ment dia­lec­tique, c’est-à-dire qu’elle s’inscrit dans une forme de « dia­logue » entre indi­vi­du et ins­ti­tu­tions, au fur et à mesure de mul­tiples inter­ac­tions14. Comme men­tion­né plus haut, la cri­tique qui est faite aux ins­ti­tu­tions par nos témoins tient dans l’incapacité de celles-ci à « four­nir ce à quoi elles se sont enga­gées ». Mais ils ne trouvent nulle part de lieu pour expri­mer cette cri­tique en amont de l’entrée dans le groupe local. Le suc­cès du pro­ces­sus d’affiliation au groupe local et, par après, à « l’organisation » Daesh (qui est plus proche, d’après les témoi­gnages, d’un réseau mafieux que d’une secte reli­gieuse, bien que des recou­vre­ments existent entre ces deux modèles), repose pré­ci­sé­ment sur le sen­ti­ment de libé­ra­tion de trou­ver enfin un « lieu » où « dire les choses » et, mieux encore, « vrai­ment agir ». Le groupe de base va ain­si appor­ter de l’aide à des réfu­giés et des sans-abris « sans poser la ques­tion “pour­quoi”: on le fait parce que c’est ce qu’il faut faire ».

Bien sûr, les espaces asso­cia­tifs ne manquent pas où une cri­tique de ce type pour­rait être tenue. Or, ces espaces sont vus comme illé­gi­times : « la dépen­dance aux sub­sides » et la sus­pi­cion que « les édu­ca­teurs, ce sont des gens qui sont là pour nous cal­mer, pour “évi­ter les troubles” comme on dit » consti­tuent des fac­teurs de décré­di­bi­li­sa­tion. Nos témoins consi­dèrent les tra­vailleurs asso­cia­tifs, au même rang que les tra­vailleurs sociaux, comme des « agents de l’État », inca­pables de ren­con­trer leurs attentes. Ils uti­lisent pour les dési­gner le terme de « fonc­tion­naires », comme s’il s’agissait d’une insulte. Cette insulte ren­voie expli­ci­te­ment à deux dimen­sions : l’incompétence et le contrôle.

Dès lors, pour réus­sir à por­ter leur cri­tique, il faut néces­sai­re­ment qu’ils trouvent un espace qui se struc­ture hors et contre les ins­ti­tu­tions, et donc hors et contre l’État. La cri­tique qui se déve­loppe au sein du groupe local repose sur l’assimilation de toute ins­ti­tu­tion à une contrainte into­lé­rable et, donc, abou­tit en une réelle inca­pa­ci­té de struc­tu­ra­tion de reven­di­ca­tions col­lec­tives (au sens d’un pro­jet de socié­té, fût-il uto­pique). Elle peut alors ver­ser dans l’hypothèse « reli­gieuse » que l’organisation de la socié­té est contraire à un ordre natu­rel ou plus exac­te­ment divin, immuable et garant de l’accomplissement indi­vi­duel. D’une cer­taine manière, le dis­cours reli­gieux et le cor­tège mythique qui l’accompagne (notam­ment la guerre contre les djinns) vient com­bler une forme d’impasse concep­tuelle pro­ve­nant de l’incapacité à struc­tu­rer un besoin de recon­nais­sance en une lutte pour la recon­nais­sance, c’est-à-dire à construire un pro­gramme politique.

Mais on aurait tort de limi­ter cette défiance face au col­lec­tif à une dimen­sion onto­lo­gique de toute quête spi­ri­tuelle, car elle s’inscrit expli­ci­te­ment dans une concep­tion d’une lutte per­ma­nente des inté­rêts indi­vi­duels. L’absence de pos­si­bi­li­té d’alliance avec des pro­fes­seurs, des tra­vailleurs sociaux, des édu­ca­teurs asso­cia­tifs vient de ce que, for­cé­ment, ils ne peuvent qu’être des obs­tacles à l’accomplissement du génie individuel.

« Fina­le­ment, les profs ou les édu­ca­teurs, ils ne sont là que pour te rete­nir. Pour te dire com­ment tu dois faire pour res­ter comme les autres. Mais ceux qui arrivent vrai­ment, ce sont ceux qui prennent les risques. C’est comme cela que tu deviens quelqu’un, que les gens t’admirent, que tu peux t’accomplir. Faut oser se lan­cer, sinon on est juste condam­né à s’effacer. »

Évi­dem­ment, cette per­cep­tion peut se voir ren­for­cée par la volon­té gou­ver­ne­men­tale récente de trans­for­mer les tra­vailleurs sociaux en « détec­teurs de radi­ca­li­sés »15 : toute évo­lu­tion qui accroit encore la fonc­tion de contrôle des « agents de l’État » risque d’intensifier ces dyna­miques polarisantes.

La violence comme accomplissement

Pour ame­ner des élé­ments de com­pré­hen­sion du « bas­cu­le­ment dans la vio­lence dji­ha­diste » de jeunes euro­péens socia­li­sés en Europe, je vou­drais sug­gé­rer qu’elle a ceci de spé­ci­fique qu’elle n’est pas for­cé­ment le pro­duit d’une reli­gio­si­té isla­miste, mais bien d’une crise pro­fonde de légi­ti­mi­té des ins­ti­tu­tions pro­duite par les ins­ti­tu­tions elles-mêmes. La recon­fi­gu­ra­tion pro­gres­sive de l’école au nom du rap­pro­che­ment indis­pen­sable avec le mar­ché n’a fait qu’augmenter encore le hia­tus entre pro­messes d’insertion par la qua­li­fi­ca­tion et réa­li­té du mar­ché du tra­vail, la trans­for­ma­tion des CPAS au nom de l’État social actif n’a ces­sé de ren­for­cer les contraintes pesant sur les indi­vi­dus qu’il s’agirait pour­tant « d’autonomiser en les res­pon­sa­bi­li­sant », etc. En d’autres termes, les trans­for­ma­tions que nous qua­li­fie­rons ici, bre­vi­ta­tis cau­sa, de « néo­li­bé­rales » de l’État ont incul­qué une forme de mala­die auto-immune aux ins­ti­tu­tions. Cela n’a rien d’étonnant : repo­sant sur la malé­dic­tion de Pop­per qui fait de toute réfé­rence à un « esprit du col­lec­tif » le pré­lude d’un tota­li­ta­risme, les grands théo­ri­ciens du néo­li­bé­ra­lisme ont tous insis­té sur la néces­si­té de ren­for­cer les méca­nismes d’individuation au moyen de l’inculcation d’une sub­jec­ti­vi­té entre­pre­neu­riale par les ins­ti­tu­tions, tout en insis­tant sur le fait que cette démarche ne sera jamais cor­rec­te­ment menée par elles. Cette sub­jec­ti­vi­té repose sur une logique de concur­rence per­ma­nente de tous contre tous, et ren­voie donc le col­lec­tif à la fonc­tion de menace constante de déclassement.

Les jeunes que j’ai ren­con­trés ont d’une cer­taine manière en com­mun de sous­crire à cette concep­tion : ils sont tous per­sua­dés que les ins­ti­tu­tions agissent comme des freins au déve­lop­pe­ment de leur talent, qu’ils doivent assu­rer eux-mêmes leur « sur­vie » et leur « recon­nais­sance » à l’intérieur d’un mar­ché au sein duquel les ins­ti­tu­tions sont, au mieux, dépas­sées. Et leur défiance par rap­port au col­lec­tif les amène à par­ti­ci­per à l’action col­lec­tive sans réel­le­ment lui don­ner de sub­strat « idéo­lo­gique », pré­fé­rant dès lors la légi­ti­mer par le recours à un dis­cours mytho­lo­gique. Notons tou­te­fois que le récit d’une indis­pen­sable lutte contre les djinns n’est pas for­cé­ment beau­coup moins ration­nel que l’idée que nous serions tous des self made-men en puis­sance, pour peu que nous « décou­vrions » notre talent secret. La vio­lence appa­rait dans ce cadre comme le pro­lon­ge­ment iné­luc­table d’une quête d’accomplissement de soi-même, per­met­tant d’atteindre un degré de per­for­mance supé­rieur et une forme de recon­nais­sance spec­ta­cu­laire. « Être quelqu’un », « faire quelque chose de sa vie ». Cer­tains, pour décrire ce bas­cu­le­ment violent, ont évo­qué une forme de nihi­lisme, mais il me semble à contra­rio, qu’il s’agit d’une forme très pro­fonde de croyance dans la néces­si­té de sur­clas­se­ment per­ma­nent au sein d’une socié­té en cours de dis­so­lu­tion, où cha­cun se pense en tant que seul acteur de sa propre destinée.

On peut se deman­der si le fait que l’on désigne ces jeunes par une série de qua­li­fi­ca­tifs, de « bar­bares » à « radi­ca­li­sés », qui laissent tous entendre une forme de bas­cu­le­ment apo­li­tique puisqu’inconscient, ne tient pas, jus­te­ment, dans notre inca­pa­ci­té à recon­naitre la dimen­sion pro­pre­ment poli­tique de ce bas­cu­le­ment. Ils ne défendent pas réel­le­ment un pro­gramme poli­tique, comme nous l’avons évo­qué, cepen­dant on peut voir dans leur logique de l’accomplissement, l’aboutissement du même régime de ratio­na­li­té poli­tique qui pré­side aux trans­for­ma­tions ins­ti­tu­tion­nelles en cours. Pour l’écrire de manière un peu pro­vo­cante : ces jeunes ne seraient-ils pas des sortes de golems du néo­li­bé­ra­lisme, façon­nés dans la vio­lence dont sont por­teuses les mesures qu’il ins­pire, de la stig­ma­ti­sa­tion des popu­la­tions « inca­pables de se prendre en charge » au recours crois­sant à la contrainte poli­cière contre les pro­tes­ta­tions, en pas­sant par la dégra­da­tion impo­sée aux condi­tions de vie et de tra­vail des tra­vailleurs et des allo­ca­taires sociaux ?

Évi­dem­ment, en sug­gé­rant qu’il n’y aurait rien à ten­ter de com­prendre dans la radi­ca­li­sa­tion, comme le fit notam­ment Emma­nuel Valls, parce que celle-ci serait « par essence » irra­tion­nelle, l’optique défen­due par nombre de gou­ver­ne­ments euro­péens a été de limi­ter encore les pos­si­bi­li­tés d’expression de la cri­tique sociale. Au nom du « refus de la culture de l’excuse », ils ont mené une véri­table entre­prise d’enfouissement de ce qu’une vio­lence spec­ta­cu­laire révèle des failles de la socié­té et ce fai­sant, un ban­nis­se­ment des cri­tiques très poli­tiques qu’un véri­table diag­nos­tic col­lec­tif impli­que­rait. Com­ment, dès lors, peut-on vala­ble­ment exi­ger de ces jeunes dits « radi­ca­li­sés » de réin­té­grer leur cri­tique dans un cadre poli­tique, puisque d’ores et déjà, il semble évident qu’aucun espace de débat ne pour­ra exister.

  1. Khos­ro­kha­var F., Radi­ca­li­sa­tion, Paris, Mai­son des Sciences de l’Homme, 2014.
  2. Fize M., Radi­ca­li­sa­tion de la jeu­nesse : la mon­tée des extrêmes, Paris, Eyrolles, 2016.
  3. Selon un sché­ma déjà ancien. Voir R. Maes, « Lire cet article expose à un risque de radi­ca­li­sa­tion », La Revue nou­velle, en ligne, 27 mars 2015.
  4. Bou­va­tier Th., Petit manuel de contre-radi­ca­li­sa­tions, Paris, PUF, 2017.
  5. La quin­tes­sence de ce type d’ouvrages se trouve dans celui du titu­laire d’un mas­ter II « défense et dyna­miques indus­trielles » qu’est Jean-Chris­tophe Damai­sin d’Arès : Ter­ro­risme Isla­miste, recru­te­ment et radi­ca­li­sa­tion. Nos enfants sont concer­nés, JP d’Otelli Édi­teur, 2016.
  6. Hanne O. et Pou­chol Th., Islam et radi­ca­li­sa­tion dans le monde du tra­vail, Paris, Ber­nard Gio­va­nan­ge­li Édi­teur, 2016.
  7. Petit­clerc J.-M., Préve­nir la radi­ca­li­sa­tion des jeunes, Paris, Sal­va­tor, 2017.
  8. On rever­ra le lec­teur aux cours de « Socio­lo­gie géné­rale » de Pierre Bour­dieu, récem­ment édités.
  9. Van Cam­pen­houdt L., Com­ment en sont-ils arri­vés là ? Les clés pour com­prendre le par­cours des dji­ha­distes, Paris, Armand Col­lin, 2017. Voir en par­ti­cu­lier les « clés » 1 et 3.
  10. Maes R., « Fana­tiques désen­chan­tés », Cahiers de psy­cho­lo­gie cli­nique, 2017/2 (n° 49), p. 83 – 104.
  11. Corinne Tor­re­kens me signale : « l’idéologie de Daesh est avant tout une idéo­lo­gie indi­vi­dua­liste : c’est l’individu qui est élu par Dieu, lui aux dépens de mil­lions d’autres, qui va deve­nir quelqu’un (un caïd, un tyran, un émir, une épouse) ou sau­ver le monde. C’est ce qui dif­fé­ren­cie très for­te­ment sa pro­pa­gande d’Al Qae­da par exemple où la sur­vie du groupe prime sur les indi­vi­dus. On est dans la mise en scène et la sur­en­chère de soi jusque dans la der­nière pho­to ou vidéo pré-mortem. »
  12. Ceders­tröm C. & Spi­cer A., Le syn­drome du bien-être, Mon­treuil, l’Échappée, 2016.
  13. Maes R., « Ces cyborgs si sexy », La Revue nou­velle, n°5, 2017.
  14. Maes R. et Sylin M., Radi­ca­li­sa­tion : que peut l’intervention sociale ?, com­mu­ni­ca­tion au col­loque de l’AIFRIS, Mont­réal, juillet 2017.
  15. Voir le billet d’humeur de ce numéro.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).