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De très acides radicaux libres
Les discours publics sur le terrorisme ont recours, depuis 2001, à la notion de radicalisation. Cette notion qui a fait florès demeure peu précise et, pour comprendre le basculement dans la violence djihadiste, un retour au terrain s’impose. Il en ressort que pour comprendre « la radicalisation », sans doute faut-il questionner avant tout les évolutions institutionnelles.
Il est impossible aujourd’hui d’aborder la question de la violence politique sans évoquer celle de la « radicalisation » ou du « radicalisme ». La radicalisation et le radicalisme, les moyens de leur prévention ou de leur endiguement constituent en effet les objets par excellence des débats contemporains sur les nouvelles figures du « terrorisme ». Associées à « la doctrine de l’islam radical » supposée être un objet unifié et fédérateur d’un ensemble de mouvements empreints d’une dose variable (mais dont on nous assure qu’elle est massive) de religiosité, ces figures se voient soumises à toute la panoplie des comparaisons historiques, géopolitiques et sociologiques censées « permettre de comprendre ». Ce sera donc le « terrorisme islamiste » comme l’anarchisme russe du XIXe siècle ou la secte des assassins Nizârites du XIIe siècle1. Ce seront donc les « terroristes islamistes » comme autant de « jeunes en décrochage qui trainent dans les rues jusqu’à leur recrutement par Daesh »2. Ce sera donc la « radicalisation » comme un phénomène sur lequel poser des protocoles de confinement épidémiologique3 ou contre lequel développer de véritables guides de « coaching personnel »4. Les manuels ne manquent désormais plus pour prévenir la radicalisation de « nos enfants qui sont aussi concernés »5, comme pour éviter la radicalisation (forcément islamique) sur le lieu de travail, au moyen d’un « management culturel équilibré et innovant »6.
Dans ce maelström de concepts et cette soupe d’expertises, chacun y va de son petit couplet, l’ensemble étant largement alimenté par des subsides publics octroyés en urgence, par des émissions télévisées « choc » et par des campagnes promotionnelles d’éditeurs « toujours sur la balle ». L’inflation des publications est incroyable et l’on voit même fleurir des revues tout entières consacrées aux « radicalités ». Mais que celles et ceux qui craignent d’être submergé.e.s par la tornade des nouveautés éditoriales se rassurent : en cas de crise, on peut toujours s’en remettre aux bons conseils d’un prêtre, « engagé depuis de longues années dans l’éducation des jeunes »7. Et voilà donc l’Église érigée en rempart de tempérance et d’ouverture à « nos valeurs universelles » face là la mosquée, dont nombre d’experts ne cessent de nous répéter qu’elle est le « hub » de la contamination radicale, en dépit des conclusions contraires de toutes les enquêtes sérieuses.
Deux hypothèses de travail
Mais si l’on se soucie quelque peu de développer une « science des faits » dans la tradition durkheimienne ou, bien plus simplement, de ne pas dire ou écrire n’importe quoi, il faut nécessairement admettre deux hypothèses de travail : qu’il y a peut-être une part « d’inexplicable » dans toute trajectoire menant à la « violence djihadiste » et que les éléments de compréhension dont nous disposons à priori sur la « violence djihadiste » sont extrêmement faibles et, pour une large part, peu fiables car pollués par la vocation opératoire des « modèles explicatifs ».
La première hypothèse est sans doute difficile à considérer comme légitime vu notre obsession croissante pour les modèles prédictifs simples. La plupart des travaux menés sur la radicalisation utilisent des récits biographiques d’inspiration ethnographique, ce qui permet de mettre en évidence une forme de série causale : une série d’évènements dans « l’histoire de vie », de réactions à ces évènements, sont organisés dans une longue succession d’étapes, un « processus ». Ce faisant, on peut facilement tomber dans ce travers consistant à réduire à un fil de causes et conséquences une histoire tissée de rapports complexes et d’influences croisées, travers que Pierre Bourdieu nomme « l’illusion biographique ». Il ne s’agit pas ici d’invalider l’approche biographique, mais d’en souligner une caractéristique essentielle, qui est d’être forcément fondée sur un point de vue situé.
À contrario, dès lors que l’on considère le « basculement dans la violence » comme s’inscrivant dans cette matrice extrêmement complexe, il y a forcément des aspects dont « on perd la maitrise » : tout au plus peut-on définir de grandes caractéristiques, de grands traits communs, mais dont la valeur explicative doit toujours être considérée à l’aune des biais fondamentaux de la « création d’un collectif », d’une « catégorie » dans laquelle on « classe » une série d’individus. Si le biais de catégorisation est bien connu des sociologues8 et fait l’objet des discussions épistémologiques de la discipline depuis Max Weber au moins, il faut noter que ce biais est d’autant plus important dans le cas d’espèce : l’apposition d’une « étiquette catégorielle » (radicalisés, djihadistes, terroristes…) est d’autant moins appropriée que le recrutement de ceux qu’elle entend désigner s’opère via un réseau de petites cellules où les groupes locaux sont déterminants… Souligner qu’une logique réticulaire implique de développer d’autres approches que celles que l’on adopte pour étudier une armée (classique ou de guérilla) ou un groupe social dont la fonction est institutionnalisée (les militaires, les policiers, les enseignants) est une évidence méthodologique et, pourtant, peu de chercheurs ayant publié des travaux modélisant la « radicalisation » opèrent cette distinction pourtant essentielle9.
La seconde hypothèse est tout aussi importante, en ce qu’elle est une incitation à l’humilité et à un retour « au terrain ». Les approches de terrain sont, en réalité, une portion congrue du continent littéraire dévolu à « la radicalisation ». Nombre d’ouvrages se fondent, avec peu de précautions méthodologiques, sur des articles de presse, des témoignages publiés hors de tout cadre méthodologique, sous forme de récits (auto)biographiques, parfois même à compte d’auteur. L’importance du terrain est d’autant plus grande que, forcément, tout chercheur qui aborde cette question est pollué par un très grand nombre de prénotions qui se sont d’autant mieux ancrées que les « attentats » de Bruxelles, de Paris ou d’ailleurs l’ont directement touché. Mais il ne suffit pas de retourner au terrain, encore faut-il éviter de le formater en le mettant en scène à l’aune de nos préconceptions. Certains travaux (notamment ceux de Dounia Bouzar) s’avèrent une véritable mise en spectacle des bribes recueillies sur le terrain pour conforter des modèles préexistants. Revenir au terrain impose en réalité de renoncer aux méthodes trop dirigées, d’aller vers des approches plus compréhensives. C’est ce que j’ai tenté de faire à l’occasion d’un travail récent à Molenbeek, qui a utilisé une variante libre de la « méthode d’analyse en groupe »10.
Le corps du djihadiste
Les dix jeunes qui sont partis en Syrie (3) ou ont été arrêtés durant leur voyage (7) que j’ai rencontrés à intervalles réguliers entre septembre 2016 et mars 2017 étaient tous volontaires pour participer à la discussion. Et d’emblée, ils ont tenu à expliciter leurs motivations. Ce qui est frappant à ce niveau, c’est qu’ils pointent une série de contradictions profondes qui marquent les institutions avec lesquelles ils ont eu un contact, de l’école au CPAS, et insistent sur les promesses non tenues de l’État social. Ils suggèrent ainsi que l’école ne peut pas leur donner un emploi, alors qu’elle le leur promet, que le CPAS ne leur laisse pas l’autonomie annoncée et ne facilite pas réellement leur intégration, mais favorise leur déqualification.
En fait, ils prennent au mot les institutions et c’est précisément par cette attitude qu’ils se « désenchantent ». Dans le cas du CPAS, par exemple, lors de la cinquième séance, un échange s’est engagé autour de « l’article 60 », du nom de la mesure permettant une « mise au travail » le temps nécessaire pour ouvrir le droit au chômage. Un témoin indiquait ainsi : « On te promet un travail et en fait tu fais un […] article 60, ce n’est pas un vrai travail, mais tout le monde fait semblant “mais oui oui merci pour le travail”. Mais tu vas au syndicat et on te dit “ah, mais vous êtes pas un vrai travailleur”. Ou si tu es étranger on peut t’expulser parce que ce n’est pas un travail, c’est une “aide” […]. Donc en fait tout le monde ment. L’assistante sociale, les autres “articles 60”, les patrons. Mais on doit dire “merci pour le travail”.»
Ce désenchantement se couple avec une croyance bien ancrée dans le mythe de l’autoentreprise. Ainsi, tous nos témoins ont pointé plusieurs modèles de réussite, de Booba à Zuckerberg, identifiés par eux comme des self made-men. Ils suggèrent que les institutions ne valorisent pas suffisamment le talent et l’effort, qu’elles ne sont pas assez méritocratiques. Leur remise en cause n’est en réalité pas tellement « idéologique », mais au contraire, elle est presque naïve en ce qu’elle interroge la réalité des messages idéologiques portés par les institutions.
Dès la deuxième séance, les témoins ont insisté sur leur volonté de « prendre leur destin en main », de « faire quelque chose de leur vie ». Et, de fait, le recrutement dans le « groupe de base » (groupe local) s’opère au travers d’une forme de quête existentielle11, qui n’est pas immédiatement collective. Dans un premier temps, ce qu’offre le groupe de base, c’est explicitement l’engagement à ce que chacun puisse « travailler son devenir ». Et ce « travail » n’est pas abstrait, il s’ancre au contraire dans une expérience sensorielle, dans les activités communes.
Deux témoins ont ainsi rapporté qu’ils ont été contactés lors de séances de sport au Basic Fit (et donc, bien loin des groupes d’études des mosquées). Ces deux récits ont provoqué des discussions autour de l’importance de prendre soin de soi, de cultiver son corps et de rester en forme, des discours qui témoignent à l’envi d’un « syndrome du bienêtre », pour reprendre l’expression de Cederström et Spicer12. Parfaitement endoctrinés dans une conception entrepreneuriale de l’existence, ils forgent leur corps pour être à même de repousser leurs limites, de « rester dans la course », mais aussi de se réapproprier leur existence13 dans un contexte où elle semble leur échapper vu le délitement apparent des institutions qui auraient pu servir de support.
« Quand tu te mets sur une machine avec des poids, tu as un objectif, tu sais que tu vas souffrir, mais tu vas y arriver. Quand tu fais un CV pour un job, tu as un objectif, tu sais que tu vas souffrir, mais pour quoi ? À quoi ça sert ? Au moins, avec les poids, tes muscles gonflent, tu sens que ça travaille (rire). Et plus t’es fort, plus t’es musclé, plus tu imposes, tu vois ? […] Les gens ne t’ennuient pas. Mais quand tu dois aller faire le beau à un entretien, là comment on t’humilie… Et si tu as un travail, à quoi il sert ? […] Tu ne vas de toute façon pas réussir, parce que pour réussir, faut un travail de chef, de leadeur, tradeur ou quoi. Mais nous on ne peut pas avoir ça, alors on fait du sport parce que ça on peut avoir, on peut le prendre, c’est à nous. »
On voit bien dans cet extrait apparaitre la dimension collective, qui ne se construit que progressivement au sein d’un groupe local. Cette dimension apparait au travers de la constitution d’un ennemi imaginaire qui passe du « on » (on nous empêche de réussir) au « eux » (ils nous empêchent) en opposition à un groupe de « je » qui devient par la lutte contre cet ennemi un « nous », même si le schéma peut varier d’un groupe à un autre, l’ennemi imaginaire étant propre au groupe considéré.
La dimension collective se marque également dans la multiplication d’actions caritatives et jusque dans des entrainements sportifs : « Nous faisions plein d’exercices ensemble, on se comparait, on allait à la salle pour chaque fois repousser les limites. Je n’ai jamais pris autant de masse, je te jure (rires). On s’est entraidés là aussi à devenir meilleurs, des vrais champions. »
Dans le soin du corps comme dans les activités caritatives, ces jeunes se sont entrainés à devenir de « meilleures versions d’eux-mêmes », suivant une logique de performance et de mise en concurrence permanente. Cette logique du dépassement perpétuel, si elle est caractéristique de phénomènes sectaires, prend ici un sens particulier, car les repères de ces jeunes sont en réalité ceux propres à la conception de l’individu dont est porteuse la doxa néolibérale.
Cette particularité se marque également dans les raisons présidant au départ pour la Syrie… Le départ est entendu comme permettant un accomplissement symbolique et… financier. Chaque témoin a, à sa manière, insisté sur le fait que rejoindre la Syrie est une manière de « valoriser les compétences » et de « finalement trouver un job à la hauteur de celles-ci ». Il faut noter qu’apparemment le discours des recruteurs, en la matière, consiste à promettre des fonctions à responsabilité, pas forcément au cœur des zones de conflit, aux candidats potentiels au départ.
L’impensé de l’État
Si la plupart des travaux sur la radicalisation se sont lourdement posé la question du rôle de l’Islam, et s’il semble relativement entendu aujourd’hui que, pour une large part des jeunes candidats au départ ou partis vers la Syrie, cette référence tient lieu de « grand récit » dans lequel s’articulent toute une série de mythes plus ou moins folkloriques (diverses théories du complot, lutte contre les djinns et autres mauvais esprits, dignité perdue de la Oumma, insertion dans une histoire millénaire, etc.), la question du « rôle de l’État » a finalement connu un intérêt moindre. Deux facteurs au moins permettent de comprendre cette relative lacune des discussions : le risque de l’accusation de « chercher des excuses aux terroristes » et le fait que, pour un certain nombre de chercheurs, la perspective d’une transformation sociale est vue comme un horizon en lui-même insupportablement radical. Or, pour peu que l’on considère que l’individu n’est pas un pur acteur rationnel, on peut sans doute formuler l’hypothèse que si radicalisation il y a, elle est forcément dialectique, c’est-à-dire qu’elle s’inscrit dans une forme de « dialogue » entre individu et institutions, au fur et à mesure de multiples interactions14. Comme mentionné plus haut, la critique qui est faite aux institutions par nos témoins tient dans l’incapacité de celles-ci à « fournir ce à quoi elles se sont engagées ». Mais ils ne trouvent nulle part de lieu pour exprimer cette critique en amont de l’entrée dans le groupe local. Le succès du processus d’affiliation au groupe local et, par après, à « l’organisation » Daesh (qui est plus proche, d’après les témoignages, d’un réseau mafieux que d’une secte religieuse, bien que des recouvrements existent entre ces deux modèles), repose précisément sur le sentiment de libération de trouver enfin un « lieu » où « dire les choses » et, mieux encore, « vraiment agir ». Le groupe de base va ainsi apporter de l’aide à des réfugiés et des sans-abris « sans poser la question “pourquoi”: on le fait parce que c’est ce qu’il faut faire ».
Bien sûr, les espaces associatifs ne manquent pas où une critique de ce type pourrait être tenue. Or, ces espaces sont vus comme illégitimes : « la dépendance aux subsides » et la suspicion que « les éducateurs, ce sont des gens qui sont là pour nous calmer, pour “éviter les troubles” comme on dit » constituent des facteurs de décrédibilisation. Nos témoins considèrent les travailleurs associatifs, au même rang que les travailleurs sociaux, comme des « agents de l’État », incapables de rencontrer leurs attentes. Ils utilisent pour les désigner le terme de « fonctionnaires », comme s’il s’agissait d’une insulte. Cette insulte renvoie explicitement à deux dimensions : l’incompétence et le contrôle.
Dès lors, pour réussir à porter leur critique, il faut nécessairement qu’ils trouvent un espace qui se structure hors et contre les institutions, et donc hors et contre l’État. La critique qui se développe au sein du groupe local repose sur l’assimilation de toute institution à une contrainte intolérable et, donc, aboutit en une réelle incapacité de structuration de revendications collectives (au sens d’un projet de société, fût-il utopique). Elle peut alors verser dans l’hypothèse « religieuse » que l’organisation de la société est contraire à un ordre naturel ou plus exactement divin, immuable et garant de l’accomplissement individuel. D’une certaine manière, le discours religieux et le cortège mythique qui l’accompagne (notamment la guerre contre les djinns) vient combler une forme d’impasse conceptuelle provenant de l’incapacité à structurer un besoin de reconnaissance en une lutte pour la reconnaissance, c’est-à-dire à construire un programme politique.
Mais on aurait tort de limiter cette défiance face au collectif à une dimension ontologique de toute quête spirituelle, car elle s’inscrit explicitement dans une conception d’une lutte permanente des intérêts individuels. L’absence de possibilité d’alliance avec des professeurs, des travailleurs sociaux, des éducateurs associatifs vient de ce que, forcément, ils ne peuvent qu’être des obstacles à l’accomplissement du génie individuel.
« Finalement, les profs ou les éducateurs, ils ne sont là que pour te retenir. Pour te dire comment tu dois faire pour rester comme les autres. Mais ceux qui arrivent vraiment, ce sont ceux qui prennent les risques. C’est comme cela que tu deviens quelqu’un, que les gens t’admirent, que tu peux t’accomplir. Faut oser se lancer, sinon on est juste condamné à s’effacer. »
Évidemment, cette perception peut se voir renforcée par la volonté gouvernementale récente de transformer les travailleurs sociaux en « détecteurs de radicalisés »15 : toute évolution qui accroit encore la fonction de contrôle des « agents de l’État » risque d’intensifier ces dynamiques polarisantes.
La violence comme accomplissement
Pour amener des éléments de compréhension du « basculement dans la violence djihadiste » de jeunes européens socialisés en Europe, je voudrais suggérer qu’elle a ceci de spécifique qu’elle n’est pas forcément le produit d’une religiosité islamiste, mais bien d’une crise profonde de légitimité des institutions produite par les institutions elles-mêmes. La reconfiguration progressive de l’école au nom du rapprochement indispensable avec le marché n’a fait qu’augmenter encore le hiatus entre promesses d’insertion par la qualification et réalité du marché du travail, la transformation des CPAS au nom de l’État social actif n’a cessé de renforcer les contraintes pesant sur les individus qu’il s’agirait pourtant « d’autonomiser en les responsabilisant », etc. En d’autres termes, les transformations que nous qualifierons ici, brevitatis causa, de « néolibérales » de l’État ont inculqué une forme de maladie auto-immune aux institutions. Cela n’a rien d’étonnant : reposant sur la malédiction de Popper qui fait de toute référence à un « esprit du collectif » le prélude d’un totalitarisme, les grands théoriciens du néolibéralisme ont tous insisté sur la nécessité de renforcer les mécanismes d’individuation au moyen de l’inculcation d’une subjectivité entrepreneuriale par les institutions, tout en insistant sur le fait que cette démarche ne sera jamais correctement menée par elles. Cette subjectivité repose sur une logique de concurrence permanente de tous contre tous, et renvoie donc le collectif à la fonction de menace constante de déclassement.
Les jeunes que j’ai rencontrés ont d’une certaine manière en commun de souscrire à cette conception : ils sont tous persuadés que les institutions agissent comme des freins au développement de leur talent, qu’ils doivent assurer eux-mêmes leur « survie » et leur « reconnaissance » à l’intérieur d’un marché au sein duquel les institutions sont, au mieux, dépassées. Et leur défiance par rapport au collectif les amène à participer à l’action collective sans réellement lui donner de substrat « idéologique », préférant dès lors la légitimer par le recours à un discours mythologique. Notons toutefois que le récit d’une indispensable lutte contre les djinns n’est pas forcément beaucoup moins rationnel que l’idée que nous serions tous des self made-men en puissance, pour peu que nous « découvrions » notre talent secret. La violence apparait dans ce cadre comme le prolongement inéluctable d’une quête d’accomplissement de soi-même, permettant d’atteindre un degré de performance supérieur et une forme de reconnaissance spectaculaire. « Être quelqu’un », « faire quelque chose de sa vie ». Certains, pour décrire ce basculement violent, ont évoqué une forme de nihilisme, mais il me semble à contrario, qu’il s’agit d’une forme très profonde de croyance dans la nécessité de surclassement permanent au sein d’une société en cours de dissolution, où chacun se pense en tant que seul acteur de sa propre destinée.
On peut se demander si le fait que l’on désigne ces jeunes par une série de qualificatifs, de « barbares » à « radicalisés », qui laissent tous entendre une forme de basculement apolitique puisqu’inconscient, ne tient pas, justement, dans notre incapacité à reconnaitre la dimension proprement politique de ce basculement. Ils ne défendent pas réellement un programme politique, comme nous l’avons évoqué, cependant on peut voir dans leur logique de l’accomplissement, l’aboutissement du même régime de rationalité politique qui préside aux transformations institutionnelles en cours. Pour l’écrire de manière un peu provocante : ces jeunes ne seraient-ils pas des sortes de golems du néolibéralisme, façonnés dans la violence dont sont porteuses les mesures qu’il inspire, de la stigmatisation des populations « incapables de se prendre en charge » au recours croissant à la contrainte policière contre les protestations, en passant par la dégradation imposée aux conditions de vie et de travail des travailleurs et des allocataires sociaux ?
Évidemment, en suggérant qu’il n’y aurait rien à tenter de comprendre dans la radicalisation, comme le fit notamment Emmanuel Valls, parce que celle-ci serait « par essence » irrationnelle, l’optique défendue par nombre de gouvernements européens a été de limiter encore les possibilités d’expression de la critique sociale. Au nom du « refus de la culture de l’excuse », ils ont mené une véritable entreprise d’enfouissement de ce qu’une violence spectaculaire révèle des failles de la société et ce faisant, un bannissement des critiques très politiques qu’un véritable diagnostic collectif impliquerait. Comment, dès lors, peut-on valablement exiger de ces jeunes dits « radicalisés » de réintégrer leur critique dans un cadre politique, puisque d’ores et déjà, il semble évident qu’aucun espace de débat ne pourra exister.
- Khosrokhavar F., Radicalisation, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2014.
- Fize M., Radicalisation de la jeunesse : la montée des extrêmes, Paris, Eyrolles, 2016.
- Selon un schéma déjà ancien. Voir R. Maes, « Lire cet article expose à un risque de radicalisation », La Revue nouvelle, en ligne, 27 mars 2015.
- Bouvatier Th., Petit manuel de contre-radicalisations, Paris, PUF, 2017.
- La quintessence de ce type d’ouvrages se trouve dans celui du titulaire d’un master II « défense et dynamiques industrielles » qu’est Jean-Christophe Damaisin d’Arès : Terrorisme Islamiste, recrutement et radicalisation. Nos enfants sont concernés, JP d’Otelli Éditeur, 2016.
- Hanne O. et Pouchol Th., Islam et radicalisation dans le monde du travail, Paris, Bernard Giovanangeli Éditeur, 2016.
- Petitclerc J.-M., Prévenir la radicalisation des jeunes, Paris, Salvator, 2017.
- On reverra le lecteur aux cours de « Sociologie générale » de Pierre Bourdieu, récemment édités.
- Van Campenhoudt L., Comment en sont-ils arrivés là ? Les clés pour comprendre le parcours des djihadistes, Paris, Armand Collin, 2017. Voir en particulier les « clés » 1 et 3.
- Maes R., « Fanatiques désenchantés », Cahiers de psychologie clinique, 2017/2 (n° 49), p. 83 – 104.
- Corinne Torrekens me signale : « l’idéologie de Daesh est avant tout une idéologie individualiste : c’est l’individu qui est élu par Dieu, lui aux dépens de millions d’autres, qui va devenir quelqu’un (un caïd, un tyran, un émir, une épouse) ou sauver le monde. C’est ce qui différencie très fortement sa propagande d’Al Qaeda par exemple où la survie du groupe prime sur les individus. On est dans la mise en scène et la surenchère de soi jusque dans la dernière photo ou vidéo pré-mortem. »
- Cederström C. & Spicer A., Le syndrome du bien-être, Montreuil, l’Échappée, 2016.
- Maes R., « Ces cyborgs si sexy », La Revue nouvelle, n°5, 2017.
- Maes R. et Sylin M., Radicalisation : que peut l’intervention sociale ?, communication au colloque de l’AIFRIS, Montréal, juillet 2017.
- Voir le billet d’humeur de ce numéro.