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De quoi « sans-papier » est-il le nom ?

Numéro 6/7 juin-juillet 2014 par Youri Lou Vertongen

juin 2014

La généa­lo­gie des termes employés pour qua­li­fier les migrants « en situa­tion irré­gu­lière » en Bel­gique, leurs dis­con­ti­nui­tés et leurs formes de réap­pro­pria­tions par les migrants en lutte, peut être mise en paral­lèle avec celle des mesures légales, tou­jours plus res­tric­tives, en matière d’immigration en Bel­gique. Celles-ci offi­cia­lisent en poin­tillé une cer­taine « figure de l’étranger », la plu­part du temps dis­cri­mi­nante ou excluante. À contra­rio, le nom « sans-papier », lorsqu’il est reven­di­qué par des migrants en lutte, affirme leur ten­ta­tive de poli­ti­ser le jeu « d’appartenance ou de non-appartenance ».

« Si nous devions reprendre la ter­mi­no­lo­gie bar­thienne du « mythe », nous dirions que le sans-papier est un signe. Son signi­fié est un uni­ver­sel, un « outil de l’idéologie » — croire que le sans-papier est à la fois par­tout et a tou­jours exis­té — et son signi­fiant peut être qua­si­ment n’importe quoi : une cou­leur de peau, un faciès, une natio­na­li­té, un squat, etc. Son signi­fiant peut être muet, silen­cieux ou n’avoir qu’une exis­tence d’entre les murs, mais il peut être aus­si bruyant, fait de paroles et de reven­di­ca­tions. D’ailleurs, bien sou­vent, nous pas­sons d’une figure à l’autre : de l’invisibilité au visible, de l’indicible au dicible, du pri­vé au public […]. Le sans-papier est un signe, c’est-à-dire un phé­no­mène signi­fi­ca­tif dont l’existence consti­tue un indice du degré de répé­ti­tion d’un évè­ne­ment qui a eu lieu ou aura lieu. »
Smaïn Laa­cher, Mytho­lo­gie du sans-papier, 2009.

L’usage d’une langue reste tou­jours rétif à sa mise en éty­mo­lo­gie. La généa­lo­gie, de son côté, ne recherche pas le fon­de­ment, l’origine, mais son dépla­ce­ment erra­tique dans l’historicité. L’histoire des migra­tions en Bel­gique, ain­si que celle consub­stan­tielle des luttes de migrants « sans-papiers », est empreinte de tout un vocable, mou­vant et variable, qua­li­fiant l’altérité migrante. 

Entre l’indépendance du pays (1831) et la Pre­mière Guerre mon­diale (1914 – 18), le jeune État belge est une terre d’asile pour plu­sieurs libé­raux dis­si­dents de pays voi­sins. Cela n’empêche pas la police spé­ciale de sur­veiller les nou­veaux arri­vants, d’en dres­ser des registres et par­fois d’expulser les étran­gers « poli­tiques ». L’État, à cette période, est mû par la crainte de « l’étranger-espion » envoyé par un pays limi­trophe pour sur­veiller le déve­lop­pe­ment du jeune État tampon.

Après la Seconde Guerre mon­diale, la relance de la pro­duc­tion s’accompagne du recru­te­ment d’ouvriers, polo­nais notam­ment, mais sur­tout ita­liens. L’effondrement de la mine du Bois du Cazier, en 1956, repousse les fron­tières de l’approvisionnement de main‑d’œuvre jusqu’au Maroc et en Tur­quie. La ges­tion de la main‑d’œuvre étran­gère est, à cette époque, essen­tiel­le­ment orches­trée par les ins­ti­tu­tions patro­nales selon la logique de la « double auto­ri­sa­tion 1 ». Cette période marque l’avènement de la figure de « tra­vailleur immi­gré », homme jeune et céli­ba­taire qui n’a pas voca­tion à s’installer en Bel­gique, mais seule­ment à y rem­plir la tâche pour laquelle il a reçu cette « double auto­ri­sa­tion 2 ».

À par­tir des années 1960, en pleines Trente Glo­rieuses se met en place une sorte d’accord tacite entre patro­nat, syn­di­cat et police des étran­gers pour accé­lé­rer la venue de main‑d’œuvre étran­gère en se sous­trayant aux règles admi­nis­tra­tives de la « double auto­ri­sa­tion ». Celle-ci est rem­pla­cée par un visa tou­ris­tique attri­bué aux immi­grés qui seront régu­la­ri­sés à la suite d’un exa­men médi­cal. Cepen­dant, fin des années 1960, les ins­tances syn­di­cales crai­gnant la concur­rence des tra­vailleurs étran­gers en cette période de réces­sion éco­no­mique, contraignent l’État à reve­nir à l’application stricte de la « double auto­ri­sa­tion ». Les tra­vailleurs étran­gers conti­nuent néan­moins d’affluer via les visas « tou­ris­tiques », mais sans désor­mais être régu­la­ri­sés. Cette période marque ain­si l’apparition d’une nou­velle figure de l’étranger, celle du « tra­vailleur clan­des­tin », main‑d’œuvre ne béné­fi­ciant d’aucun droits sociaux ou politiques.

En mars 1974, une mani­fes­ta­tion de tra­vailleurs immi­grés sur le par­vis Saint-Jean-Bap­tiste à Molen­beek lour­de­ment répri­mée par les forces de l’ordre, pro­voque le début de l’occupation de l’église Saints-Jean-et-Nico­las à Schaer­beek et un appel à une grève de la faim 3 . L’appel débute par ces mots : « C’est nous les immi­grés, c’est nous les étran­gers, c’est nous les tra­vailleurs, c’est nous les hommes. C’est nous les esclaves des temps modernes. Nous sommes seize tra­vailleurs immi­grés (sept Tuni­siens et neuf Maro­cains) qui fai­sons la grève de la faim à l’Église Saints-Jean-et-Nico­las. » Le col­lec­tif cherche ain­si une séman­tique pour se qua­li­fier lui-même (« étran­gers », « esclaves, « tra­vailleurs immi­grés », « hommes »…), comme autant de ten­ta­tives de poli­ti­sa­tion de sa situa­tion. Pour la pre­mière fois, des tra­vailleurs étran­gers font valoir, par l’action col­lec­tive, leurs reven­di­ca­tions et se muent ain­si en sujet politique.

Au même moment, à la suite de la crise pétro­lière, le Conseil des ministres décide de « fer­mer les fron­tières ». L’arrêt offi­ciel de l’immigration réoriente la vision de l’immigration conver­tis­sant le « pro­blème des tra­vailleurs immi­grés » en « pro­blème des immigrés ».
Après 1974, la seule porte d’entrée pour une immi­gra­tion légale est celle du « deman­deur d’asile ». À la suite de soup­çons de fraude, la figure du « deman­deur d’asile » se mue, sous la para­noïa col­lec­tive, en figure du « faux-demandeur‑d’asile », et le domaine de l’immigration devient une pré­ro­ga­tive du minis­tère de l’Intérieur. Ces craintes incitent l’État à « gérer » la ques­tion de l’asile par des chiffres, des stocks, des flux, des quo­tas alors que jusque-là il s’agissait d’une ques­tion indi­vi­duelle et huma­ni­taire condi­tion­née par des droits fondamentaux.

À la fin des années 1980, une série de réformes ins­taurent une « phase de rece­va­bi­li­té » des dos­siers. Durant cette période qui sert à lever, ou non, les soup­çons de fraude, les deman­deurs sont tenus d’attendre dans la zone de tran­sit de l’aéroport. C’est dans ce contexte que murit l’idée des centres de réten­tion. On construit à cet effet, à titre pro­vi­soire d’abord, un contai­ner, le « 127 », pour « sto­cker » les migrants en atten­dant l’analyse de leur dos­sier. Une loi de 1993 géné­ra­li­se­ra ensuite les « centres fer­més » pour les deman­deurs d’asile débou­tés en attente d’expulsion.

Une moralisation généralisée

En 1996, les lois Vande Lanotte ins­crivent en droit belge les accords de Schen­gen. Ce nou­vel arse­nal juri­dique marque la nais­sance de la figure du « sans-papier », c’est-à-dire, selon les dis­po­si­tions légales, un « indi­vi­du qui n’est pas en pos­ses­sion de toutes pièces d’identité offi­cielle en cours de vali­di­té, source de droits et devoirs, qui per­met­tant de décli­ner en cas de besoin, non seule­ment son appar­te­nance natio­nale, mais aus­si son sta­tut par rap­port au ter­ri­toire sur lequel il se trouve 4 ». La notion de « sans-papier » tra­duit ce chan­ge­ment de sta­tut de l’immigration. En ce sens, « il ne s’agit donc plus de clan­des­tins qui échappent aux cir­cuits légaux, mais d’une immi­gra­tion deve­nue inévi­ta­ble­ment clan­des­tine, parce qu’elle se situe en dehors de toute recon­nais­sance légale 5 ». « Sans-papier » est donc le fruit de ce tra­vail de repré­sen­ta­tion sym­bo­lique visant à dési­gner les étran­gers en situa­tion « irré­gu­lière », qui résulte d’un dur­cis­se­ment des règles de ges­tion des flux migra­toires en Europe.

Presque au même moment, à Paris, trois-cents migrants occupent l’église Saint-Ber­nard pour exi­ger leur régu­la­ri­sa­tion. Quelques semaines avant l’évacuation de l’église par les forces de l’ordre, les occu­pants lancent un appel à des­ti­na­tion de per­son­na­li­tés de la socié­té civile : « Purs pro­duits des textes en vigueur depuis une dizaine d’années, qui, réforme après réforme, ont tous en com­mun d’empêcher de plus en plus d’étrangers d’obtenir des papiers […]. Nous, étran­gers en lutte, ne sommes pas des clan­des­tins. Nous sommes des sans-papiers qui, par tous les moyens légaux, avons essayé un nombre incal­cu­lable de fois d’obtenir la carte de séjour et l’autorisation de tra­vail aux­quelles nous avons humai­ne­ment droit 6 . »

Nous voyons dans cet appel que la déno­mi­na­tion « sans-papier » n’est pas uni­que­ment une réfé­rence admi­nis­tra­tive, ni un terme qui désigne la caté­go­rie des étran­gers en situa­tion irré­gu­lière. Les « Saint-Ber­nard » se la réap­pro­prient et même s’en reven­diquent. Ce geste « d’auto-nomination » tra­duit, à notre sens, une « prise de posi­tion » dans le champ poli­tique majo­ri­taire contre les ten­ta­tives éta­tiques de dis­qua­li­fi­ca­tion des migrants et déclenche des affron­te­ments dis­cur­sifs envers les déno­mi­na­tions attri­buées par l’État 7 . « Clan­des­tin » vient du latin « clam » qui signi­fie « en cachette » et ren­voie à un carac­tère « illi­cite ». Le terme « contient donc deux dimen­sions néga­tives : d’une part, il désigne le carac­tère illé­gal d’une action, d’autre part il évoque quelque chose de presque inquié­tant étant don­né que ces acti­vi­tés sont “cachées” 8 . » À l’inverse, l’auto-revendication de « sans-papiers » dans le chef des occu­pants de Saint-Ber­nard est une ten­ta­tive de poli­ti­ser leur pré­sence et leurs actions sur le sol fran­çais. Ils font ain­si « effrac­tion 9 » dans le champ poli­tique domi­nant et sortent de la clan­des­ti­ni­té ! (au sens propre comme figu­ré) en s’assumant en tant que « sujet poli­tique ». En ce sens, « sans-papiers » n’est pas le nom de l’« étran­ger en situa­tion irré­gu­lière », mais bien de per­sonnes migrantes aux prises avec une lutte poli­tique de recon­nais­sance de leurs droits.

Cela ne signi­fie pas qu’il s’agisse d’une « iden­ti­té » reven­di­quée comme telle. L’identité confé­rée par la par­ti­cule « sans » n’existe qu’en néga­tif de la com­mu­nau­té d’oppression. C’est une iden­ti­té de rup­ture par rap­port aux trai­te­ments réser­vés aux migrants. « Sans-papiers » est l’explicitation et l’opposition à ces trai­te­ments-là, décli­nés en une hété­ro­gé­néi­té de sta­tuts juri­diques, d’histoires, de récits, de pers­pec­tives (deman­deur d’asile, réfu­gié, migrant éco­no­mique, « explo­ra­teur »…) que « sans-papier » englobe. Le nom « sans-papier » est en ce sens une « réap­pro­pria­tion contes­ta­taire » col­lec­tive visant à reven­di­quer une exis­tence qui est niée, dis­si­mu­lée, clan­des­ti­ni­sée par les méca­nismes des poli­tiques antimigratoires.

Entre vocable média­tique et poli­tique, entre auto­cons­ti­tu­tion iden­ti­taire et iden­ti­té défi­nie par la néga­tive, l’expression de « sans-papier » peut donc revê­tir au moins deux signi­fi­ca­tions : « Au plan social, il s’agit de regrou­per der­rière ce vocable un ensemble d’individus qui ont en com­mun de vivre une situa­tion admi­nis­tra­tive des plus pré­caires, en marge de la léga­li­té, avec des impli­ca­tions en termes d’exclusion dans qua­si tous les domaines de la vie en socié­té. Dans le domaine poli­tique, ce vocable joue le rôle d’élément uni­fi­ca­teur et glo­ba­li­sant, en diluant notam­ment la mul­ti­pli­ci­té des tra­jec­toires indi­vi­duelles, des modes d’entrée sur le ter­ri­toire et des situa­tions admi­nis­tra­tives par­ti­cu­lières des per­sonnes qui se pré­sentent comme sans-papiers. » Sur le plan poli­tique, le terme per­met éga­le­ment les (dis)continuités d’avec les mou­ve­ments de migrants qui suivent l’occupation de Saint-Ber­nard en France et en Bel­gique. C’est-à-dire qu’à par­tir de la poli­ti­sa­tion de la figure du migrant au tra­vers du nom « sans-papier », se des­sine une poten­tielle « culture de lutte » par­mi les migrants eux-mêmes sur laquelle les mou­ve­ments sui­vants et ailleurs pour­ront s’appuyer en termes de référent.

  1. La « double auto­ri­sa­tion » cor­res­pond à un arrê­té royal de 1930, exi­geant des étran­gers immi­grant en Bel­gique d’être accré­di­tés par deux auto­ri­sa­tions : une pre­mière du minis­tère du Tra­vail concer­nant le « per­mis de tra­vail » et une seconde cor­res­pon­dant à la pro­messe d’embauche par un employeur don­né, pour un métier et une période défi­nis d’avance.
  2. Petit à petit, consta­tant le vieillis­se­ment de la popu­la­tion « autoch­tone », le regrou­pe­ment fami­lial s’impose comme la base du peu­ple­ment étran­ger en Bel­gique. On attend doré­na­vant des migrants qu’ils viennent avec leur famille et débutent un pro­ces­sus d’« inté­gra­tion », voire d’« assi­mi­la­tion », dans le pays d’immigration.
  3. La grève de la faim s’étend du 22 mars au 1er avril. Le matin du 1er avril, la police fait irrup­tion dans l’église, arrête les seize migrants en grève, les emmène à l’aéroport, où les attend sur le tar­mac un avion prêt à décol­ler. Ils seront tous expul­sés vers leur pays d’origine deux heures après l’évacuation de l’église. Ain­si s’achève le pre­mier mou­ve­ment d’occupation (d’église) par des migrants en Belgique.
  4. Bona­ven­ture Kagme, « Sans-papiers en Bel­gique. Élé­ments d’analyse d’une caté­go­rie sociale à facettes mul­tiples », À la lumière des sans-papiers, éd. Antoine Pickels, Revue de l’université de Bruxelles, 2000, p. 45.
  5. Matéo Ala­luf, « Des clan­des­tins aux sans-papiers », À la lumière des sans-papiers, éd. Antoine Pickels, Revue de l’université de Bruxelles, 2000, p. 91.
  6. « Com­mu­ni­qué : Sans-papiers mais nul­le­ment clan­des­tins », com­mu­ni­qué des occu­pants de Saint-Ber­nard, 30 juin 1996.
  7. « La bataille sur les mots est indis­so­ciable de la bataille sur les choses », nous rap­pelle Jacques Ran­cière dans La haine de la démo­cra­tie, La Fabrique, 2005.
  8. Colon­na d’Istria R., Les enjeux de la déno­mi­na­tion des popu­la­tions immi­grées : « sans-papiers » et « clan­des­tins », de Saint-Ber­nard à Cachan, mémoire à l’Institut d’études poli­tiques de Lyon, uni­ver­si­té Lyon 2, 2007.
  9. « Entre­tien avec Alain Bros­sat. Dis­cus­sion autour d’“Autochtone ima­gi­naire, étran­ger ima­gi­né” » (février 2014), Mar­tin Van­der Elst et You­ri Lou Ver­ton­gen, dans Dis­sen­sus, en cours de publication.

Youri Lou Vertongen


Auteur

Youri Lou Vertongen est politologue au Centre de recherche en science politique (Crespo) à l’université Saint-Louis-Bruxelles. Ses recherches portent sur les mobilisations collectives autour des questions migratoires en Belgique et en Europe. Il a soutenu sa thèse de doctorat sous mandat d’aspirant-FNRS en 2022 à l’USL-B sous la direction du prof. Denis Duez (USL-B). La thèse est intitulée « Pratiques collectives au sein de la mobilisation en faveur de la régularisation des sans-papiers en Belgique (2014-2020). Tactiques, autonomie et tensions entre acteurs “avec” et “sans papiers” ».