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Précarité : là où l’insécurité se loge…

Numéro 2 Février 2011 par Backes Stephan

février 2011

Le sen­ti­ment d’in­sé­cu­ri­té que véhi­culent bien invo­lon­tai­re­ment et illé­gi­ti­me­ment cer­taines caté­go­ries de popu­la­tions a des consé­quences concrètes quant au res­pect de leurs droits éco­no­miques, sociaux et cultu­rels. Les gens du voyage se font expul­ser des com­munes où ils s’ins­tallent et leur cara­vane n’est tou­jours pas recon­nue comme un loge­ment. Les men­diants se voient stig­ma­ti­sés dans le métro… au même titre que les gestes de soli­da­ri­té envers eux. Les sans-abris, nui­sances visuelles dans un espace de plus en plus pri­va­ti­sé, tentent de sur­vivre dans leur uni­vers invi­sible et précaire.

De quoi l’expulsion des gens du voyage est-elle le nom ?

Julie Ringelheim

Le 30 sep­tembre 2010, la Fédé­ra­tion inter­na­tio­nale des droits de l’Homme (FIDH) a intro­duit une récla­ma­tion col­lec­tive contre la Bel­gique auprès du Comi­té euro­péen des droits sociaux, dénon­çant le sort fait aux gens du voyage dans notre pays. Depuis plu­sieurs années, en effet, les gens du voyage qui sou­haitent vivre en cara­vane selon leurs tra­di­tions éprouvent de plus en plus de dif­fi­cul­tés à trou­ver des lieux où on les auto­rise à habi­ter. Le pro­blème pre­mier n’est pas finan­cier : ces familles sont prêtes à payer la loca­tion d’un empla­ce­ment et, pour cer­taines d’entre elles, à ache­ter un ter­rain. Mais le per­mis d’urbanisme requis pour pla­cer une cara­vane sur un ter­rain pri­vé leur est presque sys­té­ma­ti­que­ment refu­sé. Or les auto­ri­tés res­tent en défaut de créer un nombre suf­fi­sant de sites cara­va­niers publics aux­quels elles pour­raient avoir accès. Beau­coup de gens du voyage sont donc accu­lés à un choix : occu­per un lieu sans auto­ri­sa­tion et vivre sous la menace constante d’une expul­sion ou renon­cer à un mode de vie auquel ils sont pro­fon­dé­ment attachés.

La Région fla­mande a pris des mesures, tenant compte de la diver­si­té des pra­tiques en matière de vie en cara­vane, pour inci­ter les com­munes à amé­na­ger des ter­rains cara­va­niers, en leur rem­bour­sant 90% des frais encou­rus. À l’heure actuelle, seule une mino­ri­té de gens du voyage vit en per­ma­nence de manière iti­né­rante. La plu­part d’entre eux sou­haitent habi­ter au même endroit la majeure par­tie de l’année, notam­ment pour assu­rer la sco­la­ri­té de leurs enfants ou trou­ver un emploi, tout en voya­geant quelques mois ou semaines par an. Les auto­ri­tés fla­mandes ont donc cher­ché à pro­mou­voir deux types de ter­rains cara­va­niers : des ter­rains rési­den­tiels, sur les­quels des familles peuvent habi­ter pour de longues durées, et des ter­rains de séjour tem­po­raire, où ceux qui voyagent peuvent s’arrêter pour deux ou trois semaines. Vingt-neuf sites rési­den­tiels ont été créés, per­met­tant, selon les asso­cia­tions de ter­rain, d’accueillir envi­ron la moi­tié des neuf-cents familles en recherche de ce type de ter­rains en Flandre. Par contre, seules quatre aires de séjour tem­po­raire ont été amé­na­gées, offrant moins de quatre-vingt empla­ce­ments, alors que les besoins seraient cinq fois supérieurs.

Ségrégation spatiale

La situa­tion est néan­moins net­te­ment meilleure qu’en Wal­lo­nie et à Bruxelles. Dans la capi­tale, on ne trouve qu’un seul petit ter­rain public rési­den­tiel, d’à peine six empla­ce­ments. La Région wal­lonne ne compte qu’un ter­rain public de séjour tem­po­raire, près de Bas­togne. Long­temps, les gens du voyage qui cir­cu­laient ont pu comp­ter sur une tolé­rance des com­munes, qui accep­taient de leur louer ou de mettre à leur dis­po­si­tion tem­po­rai­re­ment des ter­rains inuti­li­sés. Mais cette atti­tude devient rare. L’année écou­lée confirme cette ten­dance. En mai 2010, l’échevin aux espaces verts de la Ville de Bruxelles annon­çait fiè­re­ment son inten­tion de semer des plants de mou­tarde sur un ter­rain mili­taire de Neder-over-Heem­beek dans le but d’empêcher des gens du voyage qui avaient pris l’habitude d’y séjour­ner d’y reve­nir. Au cours de l’été, on a vu plu­sieurs bourg­mestres mon­ter au cré­neau pour deman­der l’expulsion de familles qui ten­taient de faire halte dans leur commune.

Que nous enseigne sur notre monde actuel cette inca­pa­ci­té à faire une place à un mode d’habitat tra­di­tion­nel, qui concerne à peine quelques mil­liers de per­sonnes sur une popu­la­tion de dix mil­lions d’habitants ? Com­ment com­prendre cet empres­se­ment des com­munes à expul­ser les gens du voyage de leur sol ? Certes, l’hostilité à l’encontre de cette com­mu­nau­té ne date pas d’hier. Leur mode de vie dif­fé­rent suf­fit à les rendre sus­pects aux yeux de beau­coup. Mais l’explication est peut-être aus­si à cher­cher du côté de ce qui fait la spé­ci­fi­ci­té de la vie en cara­vane : la mobi­li­té. Dans une socié­té où les inéga­li­tés socioé­co­no­miques sont de plus en plus ins­crites dans l’espace, où popu­la­tions défa­vo­ri­sées et mino­ri­tés eth­no-cultu­relles se retrouvent concen­trées dans des quar­tiers ou des zones bien déter­mi­nées, les gens du voyage échappent poten­tiel­le­ment aux lois non écrites de la ségré­ga­tion spa­tiale par la pos­si­bi­li­té qu’ils ont de se mou­voir hors des lieux aux­quels on vou­drait les assi­gner. Cette facul­té de fran­chir la fron­tière invi­sible qui sépare les zones des riches de celles des pauvres, bous­cu­lant l’ordre éta­bli et la ten­dance à l’entre soi, n’est sans doute pas étran­gère à l’inquiétude et au rejet que leur pré­sence suscite.

L’insécurité des invisibles

Ste­phan Backes 

Ni la presse ni les poli­tiques ne s’intéressent à nos cas, car nous sommes des cas com­plexes. Alors qu’ils ont besoin de cas et d’histoires simples.

Lors de la ren­contre avec Alain, Manu et Phi­lippe1, une idée reve­nait de façon per­ma­nente : le besoin de sécu­ri­té des uns est sou­vent source d’insécurité pour les autres. Les per­sonnes sans abris, notam­ment, paient les frais de la pous­sée sécu­ri­taire visant à pro­cu­rer un sen­ti­ment de sureté aux citoyens lambda.

En matière de trai­te­ment de la sécu­ri­té, les per­sonnes sans abris épinglent les « sanc­tions admi­nis­tra­tives com­mu­nales » (SAC). Intro­duites en 1999, les SAC visent l’exécution plus rapide des sanc­tions. Elles auto­risent éga­le­ment les com­munes à sanc­tion­ner, avec une cer­taine auto­no­mie, des infrac­tions et des nui­sances qui rele­vaient jusqu’alors du Code pénal. Cette liber­té accrue induit une grande dis­pa­ri­té, voire de l’arbitraire, dans la manière dont les « nui­sances » sont sanc­tion­nées par les com­munes, et il faut consta­ter que nous sommes bien loin d’une poli­tique de trai­te­ment égal pour tous.

Par ailleurs, la loi ne défi­nit pas clai­re­ment la « nui­sance » et les faits sont lais­sés à la bonne appré­cia­tion des contrô­leurs com­mu­naux ou de la police. Il y a des nui­sances phy­siques (impli­quant de la vio­lence, par exemple, et qui exigent une inter­ven­tion), les nui­sances sonores et… visuelles. Ce sont ces der­nières qui sont plus par­ti­cu­liè­re­ment dénon­cées par les sans-abris. Dans un espace public qui tend à se pri­va­ti­ser, la pré­sence de sans-abris est consi­dé­rée comme une nui­sance visuelle peu favo­rable aux com­merces adja­cents. La pré­sence ren­for­cée d’agents de police dans cer­tains quar­tiers, sous l’auspice de la pré­ven­tion sociale, vise indu­bi­ta­ble­ment cer­taines per­sonnes, des per­sonnes ayant un « com­por­te­ment de trai­ner2 » (sic). Pour échap­per aux mesures intro­duites par les poli­tiques de SAC (vidéo­sur­veillance, contrôle porte-à-porte…), il faut deve­nir invi­sible. Nous évi­tons les grands axes. Nous arri­vons à un point où nous ne par­lons à per­sonne. Et ensuite, nous ne pen­sons à per­sonne. C’est l’art de l’invisibilité.

Insécurité d’existence

On n’est sûr de rien quand on dort dans la rue. Le fait de dor­mir dans la rue est source d’énormes peurs et angoisses. Pour­rais-je dor­mir cette nuit ? On ne le sait jamais d’avance ! La peur d’être agres­sé, la peur d’être volé, la peur d’être vio­lée. Tu t’attaches à ton sac et tu dors avec tes chaus­sures. Même si dor­mir en groupe ou avec un chien est mieux, on ne sait jamais.

Man­ger n’est pas le pro­blème majeur. Boire de l’eau est, par contre, le début des pro­blèmes. On ne se lave plus, on ne lave plus nos habits et, sur­tout, on ne boit plus d’eau. On com­mence à accep­ter d’autres normes, et ça va vite. La pau­vre­té n’a pas de cou­leur, mais une odeur.

Nous sommes en dehors du cir­cuit. Et plus on est dans la rue, plus c’est dif­fi­cile de ren­trer dans le sys­tème. Un sys­tème qui est loin de garan­tir aux sans-abris la jouis­sance de leurs droits fon­da­men­taux, entre autres… en matière de sécu­ri­té. Des poli­tiques sécu­ri­taires telles que les SAC — qui se vou­draient pré­ven­tives alors qu’elles ne sont même pas répa­ra­trices — ne pour­ront résoudre la pro­blé­ma­tique du sans-abrisme. Sans chan­ge­ments fon­da­men­taux dans les poli­tiques struc­tu­relles qui génèrent l’exclusion et la pau­vre­té, le sen­ti­ment d’insécurité aura encore de beaux jours devant lui. 

« Cachez ce pauvre…»

Véro­nique van der Plancke 

En octobre 2009, une invi­ta­tion à ne pas « encou­ra­ger la men­di­ci­té » était scan­dée toutes les trente minutes par une voix sans âme dans les sta­tions de la socié­té des trans­ports inter­com­mu­naux de Bruxelles (Stib). Pour dis­sua­der les contre­ve­nants à l’interdiction de la men­di­ci­té dans ses enceintes, l’usager devait s’abstenir de la sou­te­nir. Der­rière cette annonce, poin­tait insi­dieu­se­ment un mes­sage : telles les mouettes, il ne faut pas les « nour­rir » au risque de les voir reve­nir en nombre. Le mes­sage pro­vo­qua une légi­time indignation.

Inter­pe­lée au Par­le­ment bruxel­lois au sujet de la dif­fu­sion de ces mes­sages, la ministre du Trans­port avait à l’époque répon­du que « l’interdiction de la men­di­ci­té à bord des rames et dans les ins­tal­la­tions exploi­tées par la Stib relève de l’ordonnance approu­vée le 13 décembre 2007 par le Par­le­ment de la Région de Bruxelles-Capi­tale. [Ces mes­sages] ne font rien d’autre que deman­der aux clients de ne pas encou­ra­ger ce que la légis­la­tion a éta­bli comme étant une inci­vi­li­té3 ». La répro­ba­tion fut tou­te­fois si mani­feste que la Stib renon­ça à la seconde phase de l’opération, consis­tant à faire sor­tir de force les men­diants de cer­taines sta­tions. Mme Grou­wels pré­ci­se­ra dans une cir­cu­laire du 30 sep­tembre 2010 que la men­di­ci­té, bien que demeu­rant inter­dite, est désor­mais « tolé­rée » dans les zones non payantes, tant que les voya­geurs ne sont pas « impor­tu­nés ». Elle prie­ra en outre les ser­vices de pré­ven­tion de la Stib de « diri­ger les men­diants vers les orga­ni­sa­tions sociales concernées ».

Même adou­cie, cette poli­tique ne manque pas d’étonner à plus d’un titre. For­mel­le­ment d’abord, cette inter­dic­tion est contraire au « droit de men­dier », consa­cré depuis l’abrogation, par la loi du 12 jan­vier 1993 conte­nant un pro­gramme d’urgence pour une socié­té plus soli­daire, des dis­po­si­tions répres­sives rela­tives à la men­di­ci­té au pro­fit de mesures d’aide sociale au sens large. Infli­ger une amende admi­nis­tra­tive à des per­sonnes que la pau­vre­té contraint à men­dier est par­ti­cu­liè­re­ment absurde et inéquitable.

Ce sys­tème sanc­tion­nant conduit à un sin­gu­lier ren­ver­se­ment de pers­pec­tive : le men­diant — vic­time d’une pau­vre­té dont il ne par­vient à s’émanciper — est sus­pec­té de trom­per, de cher­cher le pro­fit et la faci­li­té. Une telle sus­pi­cion mécon­nait gra­ve­ment la dou­leur du mépris des regards fuyants et l’inconfort du froid aux­quels sont expo­sés les men­diants. Elle révèle l’émergence d’une socié­té géné­ra­trice de dur­cis­se­ment des rap­ports sociaux et d’exclusion, prompte à lut­ter contre les consé­quences d’un phé­no­mène plu­tôt que de s’attaquer à ses causes. C’est un tro­pisme de tous temps : impuis­sant à éra­di­quer la pau­vre­té, le pou­voir s’efforce, plus ou moins dis­crè­te­ment selon les époques, de rendre les pauvres invi­sibles et muets. Car la pré­sence pal­pable de l’extrême pau­vre­té est une « accu­sa­tion vivante » de l’échec des poli­tiques publiques.

La stig­ma­ti­sa­tion de la men­di­ci­té par son inter­dic­tion déplace dan­ge­reu­se­ment une autre fron­tière : le dona­teur, ani­mé d’une soli­da­ri­té de base qui devrait être per­çue comme l’expression mini­male de la « bana­li­té du bien », devient com­plice de l’attitude jugée délé­tère et répré­hen­sible du mendiant.

Plu­tôt que sa citoyen­ne­té, c’est l’aptitude de l’individu à consom­mer qui semble valo­ri­sée, et ce d’autant plus lorsque les lieux de ser­vices publics deviennent, via le déve­lop­pe­ment d’espaces com­mer­ciaux en leur sein, des antres de consom­ma­tion pri­vée. Le bruit, les odeurs et le spec­tacle des canettes vides aux­quels on asso­cie les men­diants s’accommodent mal d’un cer­tain sou­ci de la Stib de tra­vailler l’harmonie esthé­ti­sée de ses sta­tions pour que le « voya­geur stan­dard » soit ten­té de s’arrêter et d’acheter. Quelle est cette socié­té plus atten­tive à l’inconfort, super­fi­ciel et pas­sa­ger, des usa­gers qu’à la détresse, durable et ancrée, des plus précarisés ?

Le poli­tique doit lever l’ambigüité fon­da­men­tale qui consiste à vou­loir à la fois sou­te­nir les pauvres et punir du fait de leur condi­tion. Il importe d’abolir toute inter­dic­tion de men­dier dans les infra­struc­tures de la Stib et de s’engager sans conces­sion dans la lutte contre la pauvreté.

  1. Alain, Manu et Phi­lippe ont une connais­sance et expé­rience — per­son­nelles et/ou pro­fes­sion­nelles — appro­fon­dies du sans-abrisme. Le conte­nu du pré­sent article se base sur une longue ren­contre avec eux. Les phrases en ita­liques sont des citations.
  2. Ce concept vient des Pays-Bas (hang­ge­drag) et a trou­vé un accueil dans les com­munes flamandes.
  3. PRB — Compte ren­du de la séance plé­nière du 21 octobre 2009.

Backes Stephan


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