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De quelques fictions arabes annonciatrices

Numéro 4 Avril 2011 par Xavier Luffin

avril 2011

Le mécon­ten­te­ment social et la répres­sion ont sou­vent été décrits dans la lit­té­ra­ture arabe. L’im­meuble Yacou­bian, d’A­laa al-Aswa­ny, fait par­tie de ces œuvres qui dépeignent pré­ci­sé­ment la ten­sion sociale et la ran­cœur popu­laire. Mal­gré la cen­sure, cer­tains auteurs semblent éga­le­ment avoir « pré­vu » ou en tout cas ima­gi­né les mani­fes­ta­tions de masse qui secouent le monde arabe actuel­le­ment. Dans Safa ou la sai­son des pluies, par exemple, le Sou­da­nais Ahmad Al-Malik écrit avec talent la vie d’un dic­ta­teur, la contes­ta­tion à Kar­thoum et la répres­sion comme seule réponse.

Depuis la chute du pré­sident Ben Ali à Tunis, en jan­vier 2011, puis celle de son homo­logue Hos­ni Mou­ba­rak au Caire, le mois sui­vant, de nom­breux écri­vains arabes ont pris la parole pour expri­mer leur joie de voir enfin tom­ber quelques-uns des régimes auto­ri­taires les plus anciens du monde arabe. Dans le cas par­ti­cu­lier de l’Égypte, Sonal­lah Ibra­him1 ou Ham­di Al-Gaz­zar2 par exemple se sont expri­més dans la presse, tan­dis que Kha­led Al-Kha­mis­si3, par­fait fran­co­phone, a même don­né une inter­view à la télé­vi­sion fran­çaise depuis la place Tah­rir, centre de la contes­ta­tion popu­laire au Caire, quelques jours avant l’annonce du départ du pré­sident égyptien.

D’autres auteurs ont pris la plume pour saluer l’évènement, notam­ment à tra­vers la rédac­tion de poèmes à la gloire du chan­ge­ment. C’est ce qu’a fait par exemple Hisham Al-Gokh le 7 février sur Abu Dha­bi TV, en réci­tant « Plan ver­ti­cal sur la place Tah­rir4 », et de nom­breux autres dans les revues lit­té­raires élec­tro­niques ara­bo­phones, comme les Maro­cains Hamid Raka­ta et Rami Yas­sin qui ont publié res­pec­ti­ve­ment, sur Ale­lec­tron, « Entre la fleur de jas­min et la fleur de Tunis » et « Comme le bleu du ciel5…».

Mais quelques auteurs avaient-ils pré­fi­gu­ré ces révoltes dans leurs écrits ? Certes, si beau­coup les avaient espé­rées, per­sonne n’avait pré­vu cette explo­sion popu­laire, ni sur place — qu’il s’agisse du gou­ver­ne­ment, de l’opposition ou du peuple lui-même — ni à l’extérieur — qu’il s’agisse des experts média­tiques en tous genres ou même des ser­vices de ren­sei­gne­ments occi­den­taux — tant l’engrenage s’est mis en marche à la suite d’un déra­page inattendu.

Pour autant, quelques auteurs arabes avaient déjà décrit des scènes simi­laires à celles de Tunis et du Caire, par­fois avec un réa­lisme impres­sion­nant, tan­tôt en s’inspirant de faits pré­cé­dents, mais de moindre enver­gure, tan­tôt en ima­gi­nant une révolte plus large dans leur pays.

Bien sûr, le mécon­ten­te­ment social et la répres­sion sont pré­sents dans la lit­té­ra­ture arabe depuis des décen­nies : en Égypte par exemple, plu­sieurs romans de Naguib Mah­fouz, plu­sieurs nou­velles de Yous­sef Idris — pour ne citer que les auteurs les plus connus — sous-tendent une cri­tique de l’ordre social éta­bli, allant par­fois jusqu’à cou­cher sur le papier un sur­saut de révolte popu­laire, quoique sou­vent rapi­de­ment maté par le pou­voir. Quant à la répres­sion éta­tique typique des régimes auto­ri­taires, plu­sieurs auteurs en ont par­fai­te­ment décrit les rouages, notam­ment Abde­rah­man Mou­nif, auteur du superbe roman Sharq al-muta­was­sat (À l’est de la Médi­ter­ra­née6).

Ces der­nières années, le suc­cès de L’immeuble Yacou­bian7, d’Alaa al-Aswa­ny, et de Taxi, de Kha­led Al-Kha­mis­si, montre bien le degré de mécon­ten­te­ment de la popu­la­tion, y com­pris de la « classe moyenne », celle qui peut à peu près se per­mettre d’acheter un livre mal­gré le prix exor­bi­tant de la vie quo­ti­dienne. En effet, ces deux romans, cha­cun à leur manière, décrivent par­fai­te­ment la mau­vaise gou­ver­nance, le déli­te­ment de la socié­té à tra­vers le temps et le mécon­ten­te­ment popu­laire grandissant.

Par­fois, les auteurs s’attachent à décrire un sou­lè­ve­ment popu­laire loca­li­sé — sou­vent des vil­la­geois qui se révoltent contre un grand pro­prié­taire ter­rien — comme dans « Al-Haj­jâ­na », l’une des pre­mières nou­velles de l’Égyptien Yous­sef Idris8, où l’auteur met l’accent sur la bru­ta­li­té des mili­taires, ou encore dans le court roman du Tuni­sien Habib Sel­mi, Jabal al-‘anz, paru en 19889, qui décrit notam­ment la brève révolte de quelques vil­la­geois contre un poten­tat local. Dans des cas comme ceux-ci, on peut bien sûr élar­gir la lec­ture de ces inci­dents et les per­ce­voir comme une cri­tique des abus du pou­voir en géné­ral, et du gou­ver­ne­ment en particulier…

Prévoir le soulèvement

Mais au-delà de cela, cer­tains ont-ils « ima­gi­né » la pos­si­bi­li­té d’une mani­fes­ta­tion de masse ? En cher­chant bien, plu­sieurs auteurs égyp­tiens semblent avoir décrit des scènes assez simi­laires aux ras­sem­ble­ments de la place Tah­rir, dans des livres sor­tis par­fois seule­ment quelques mois plus tôt. L’un des cas les plus sai­sis­sants est celui de Moha­med Sal­ma­wi, connu comme jour­na­liste — il est le rédac­teur en chef du jour­nal fran­co­phone Al-Ahram Heb­do —, mais aus­si comme nou­vel­liste et dra­ma­turge, dont la presse arabe a abon­dam­ment par­lé depuis quelques semaines10 : dans son der­nier roman, Ajni­hat al-far­râ­sha (« Les ailes du papillon ») paru il y a quelques mois, l’auteur décrit appa­rem­ment la nais­sance d’une révolte popu­laire dans tout le pays à la suite de la « dis­pa­ri­tion » de Doha al-Kana­ni, qui a osé cri­ti­quer le pou­voir : l’opposition mani­feste son mécon­ten­te­ment, les diverses couches sociales s’unissent au sein des mani­fes­ta­tions, une révolte « civile » voit le jour, le pays est para­ly­sé, le pou­voir dénonce un com­plot fomen­té depuis l’extérieur… et l’armée se range du côté du peuple. Dans une inter­view don­née au jour­nal Al-Akh­bâr, l’auteur dit n’avoir fait « qu’observer l’activité poli­tique que vivait l’Égypte. Il était évident que cette somme impres­sion­nante de mani­fes­ta­tions et de pro­tes­ta­tions abou­tisse à une révo­lu­tion popu­laire, c’est ce dont j’ai ren­du compte dans mon roman. Le plus éton­nant est que je suis moi-même res­té bouche bée en décou­vrant com­bien mon roman pré­di­sait fidè­le­ment ce qui s’est passé. »

Le site de l’Union des écri­vains égyp­tiens11 a publié récem­ment un article par­lant du roman pré­ci­té de Sal­ma­wi — ce der­nier étant en fait le pré­sident de l’institution —, mais aus­si d’autres textes de fic­tion d’auteurs égyp­tiens pré­fi­gu­rant en quelque sorte les évè­ne­ments de jan­vier : Muham­mad Jibril, Hamid Abu Ahmad et Ahmad Madi. Le pre­mier, Muham­mad Jibril, a publié il y a quelques mois un recueil de nou­velles inti­tu­lé Fi-l-layl tata‘addad al-zilâl (« Les ombres se mul­ti­plient la nuit »), qui contient notam­ment la nou­velle sui­vante : « Fî itti­jâh al-sarây » (« En direc­tion du palais »), dans laquelle le nar­ra­teur décrit com­ment, sur la « place » du centre-ville, une foule de mani­fes­tants gros­sit avant de prendre la direc­tion du palais de Ras Al-Tîn (palais pré­si­den­tiel à Alexan­drie). L’auteur n’en était pas à son coup d’essai, ayant déjà publié dans la presse des nou­velles pleines d’amertume où il cri­ti­quait notam­ment le tru­cage des élections.

Quant à Hamid Abu Ahmad, il aurait ache­vé d’écrire un roman inti­tu­lé Al-shi­hâb (« La comète ») un mois envi­ron avant le début des « évè­ne­ments » du Caire, dans lequel il accuse le pré­sident Mou­ba­rak d’avoir tru­qué les élec­tions afin de favo­ri­ser l’avènement de son fils, Gamal Mou­ba­rak, en appe­lant pra­ti­que­ment le peuple égyp­tien à se sou­le­ver pour « sor­tir du Moyen-Âge ».

Enfin, dans Al-bilâd wa-ash­lâ’ al-‘ibâd (« Le pays et les hommes démem­brés »), Ahmad Madi retrace l’histoire de l’Égypte depuis l’arrivée au pou­voir de Nas­ser jusqu’à l’époque actuelle, appa­rem­ment sans épar­gner les res­pon­sables de la cor­rup­tion du régime de Moubarak.

Un autre écri­vain égyp­tien, Sami Kama­led­din, a éga­le­ment écrit un roman pré­mo­ni­toire dont l’Union des écri­vains égyp­tiens ne parle pas, inti­tu­lé Hil­ton et publié par Dar Shams en 2010. Le livre narre le par­cours d’un Égyp­tien dans une atmo­sphère où la cor­rup­tion est par­ti­cu­liè­re­ment pesante, avec de nom­breuses allu­sions à des per­son­na­li­tés poli­tiques et hommes d’affaires égyp­tiens. Le roman s’achève sur une scène étrange où le pré­sident voit de son bal­con de la fumée s’élevant d’une des places du centre-ville, annon­çant une révolte popu­laire12.

écrire l’histoire

Au Sou­dan voi­sin, plu­sieurs écri­vains en exil ont eux aus­si ima­gi­né des mani­fes­ta­tions et autres scènes de révolte, comme pour accé­lé­rer le cours de l’Histoire. Yagoub Adam Saed Al-Nour, ori­gi­naire du Dar­four, dénonce dans Naz­rat ish­ti­hâ’13 les ravages de la dic­ta­ture au Sou­dan et en par­ti­cu­lier la guerre civile qui ravage le Dar­four — bien qu’il ne nomme jamais le pays. Il men­tionne, par­mi les nom­breuses exac­tions de son Excel­lence, la répres­sion pour le moins radi­cale d’une mani­fes­ta­tion aus­si légi­time que pacifique :

« Son Excel­lence avait annu­lé la célé­bra­tion de la fête d’Indépendance de la grande nation, de même que toutes les fêtes révo­lu­tion­naires popu­laires. Il avait aus­si sup­pri­mé le congé de la Jour­née inter­na­tio­nale des tra­vailleurs, la fête des mères, Noël et Nou­vel An. Paral­lè­le­ment, il avait attri­bué un bud­get annuel de cent mil­lions de dol­lars pour que l’on puisse fêter chaque année durant un mois la Fête de la révo­lu­tion uni­ver­selle qu’il avait lui-même menée.

Des anciens com­bat­tants, des étu­diants et quelques intel­lec­tuels par­ti­ci­pèrent à une mani­fes­ta­tion paci­fique des­ti­née à s’opposer à la déci­sion de Son Excel­lence le juge, lequel avait déci­dé de modi­fier les cou­leurs du dra­peau natio­nal, sous pré­texte qu’elles n’étaient pas civi­li­sées, mais aus­si l’hymne natio­nal et la mon­naie. Tous furent mas­sa­crés14. »

Mais c’est cer­tai­ne­ment son com­pa­triote Ahmad Al-Malik qui, dans Al-kha­rîf ya’tî ma‘a Safâ15 — un roman retra­çant la longue car­rière d’un dic­ta­teur san­gui­naire — décrit avec le plus de brio et de façon récur­rente à tra­vers tout le roman l’éclosion de mani­fes­ta­tions à Khar­toum et la répres­sion qui s’ensuit à chaque fois :

« Une énorme mani­fes­ta­tion tra­ver­sait le centre-ville et arra­chait tout signe de vie sur son pas­sage, comme un cyclone. Ten­du, il écou­ta le pre­mier rap­port à ce sujet :

“Mon­sieur le Pré­sident, c’est un groupe de jeunes qui se sont ras­sem­blés depuis l’université de Khar­toum”. Il frap­pa si vio­lem­ment du poing sur la table qu’elle tom­ba en miettes, puis il assé­na un coup de poing à son inter­lo­cu­teur, qui tom­ba à terre : “Que veulent-ils ? On leur a don­né du pain et du sucre, alors qu’avant mon arri­vée au pou­voir ils étaient presque réduits à la men­di­ci­té. On a lan­cé des pro­jets de déve­lop­pe­ment, on a créé des dizaines de postes, construit des théâtres et res­tau­ré le ciné­ma. Quant à ceux qui n’avaient jamais vu de viande de leur vie, si ce n’est celle qui pend dans les bou­che­ries, ils en mangent main­te­nant trois fois par jour, nous leur avons four­ni la pos­si­bi­li­té de vivre heu­reux, grâce à l’organisation d’une lote­rie nous avons même enri­chi des dizaines d’entre eux qui en étaient réduits aupa­ra­vant à men­dier une bou­chée de pain pour ne pas mou­rir de faim […].” À l’occasion de son com­mu­ni­qué men­suel, il annon­ça avec fran­chise que la révo­lu­tion puni­rait avec une poigne de fer qui­conque mena­ce­rait les acquis de la nation. Son dis­cours appa­rut comme la pre­mière page d’un nou­veau tes­ta­ment de l’oppression, et le len­de­main des dizaines de gens mou­rurent, car il avait auto­ri­sé que l’on uti­lise les armes à feu pour répri­mer ces “mani­fes­ta­tions déma­go­giques”, comme les décri­vait un com­mu­ni­qué présidentiel.

Comme ils exi­geaient la liber­té, il pro­mul­gua un décret met­tant sur pied une com­mis­sion cen­sée rédi­ger un pro­jet de Consti­tu­tion per­ma­nente pour le pays, et un autre décret consti­tuant le “Par­ti de la nation”, le seul par­ti auto­ri­sé dans le pays, ras­sem­blant tous les enfants de la nation, toutes sen­si­bi­li­tés poli­tiques confon­dues, à la place du mul­ti­par­tisme qui avait ins­tal­lé les dis­sen­sions des citoyens16. »

On a l’impression que tout se trouve concen­tré dans ce pas­sage : le point de départ de la révolte, en l’occurrence l’université — en jan­vier 2011, un début de mani­fes­ta­tion a été lan­cé par des étu­diants en méde­cine de l’université de Khar­toum —, les mesures cen­sées adou­cir les reven­di­ca­tions et enfin la répres­sion bru­tale per­met­tant d’aller encore plus loin dans l’instauration d’une dictature.

Comprendre les exigences du peuple

Ailleurs, l’auteur met bien en évi­dence l’évolution des reven­di­ca­tions des mani­fes­tants, mais aus­si la manière dont le pré­sident et ses hommes se montrent inca­pables de voir la réa­li­té ou du moins de l’admettre :

« Le pré­sident fut réveillé par le gron­de­ment d’une mani­fes­ta­tion hou­leuse qui tra­ver­sait le pays. Il se réveilla, per­tur­bé, et débar­ras­sa ses oreilles de ses illu­sions, avant de les tendre vers la mani­fes­ta­tion pour ne plus se lais­ser ber­cer par les men­songes des agents de la Sureté. Il était sur­pris car les mani­fes­tants n’exigeaient pas du pain, mais sa démis­sion, ils n’exigeaient pas du sucre, bien que son prix avait aug­men­té, mais sa tête à lui. Leur dis­cours était très clair, si bien qu’il dut tâter sa grosse tête sur ses oreilles pour s’assurer qu’elle était encore là.

Ils exi­geaient la liber­té, et bien qu’il ne vit pas direc­te­ment la mani­fes­ta­tion, il en enten­dit le gron­de­ment qui ébran­lait la nation tout entière. Mal­gré cela, les rap­ports de la Sureté disaient tout autre chose : “C’était une mani­fes­ta­tion minus­cule, Mon­sieur le Pré­sident, diri­gée par quelques étu­diants qui seront bien­tôt arrê­tés, ils ont enrô­lé quelques bougres sans abri. Mais la mani­fes­ta­tion n’a pas réus­si à atti­rer un seul citoyen, Mon­sieur le Pré­sident, les citoyens ne lui ont appor­té aucun sou­tien, au contraire ils leur lais­saient le pas­sage et fuyaient avec leurs voi­tures de peur qu’ils ne leur lancent des pierres17”.»

Sur­tout, il sou­ligne le chan­ge­ment des moti­va­tions des mani­fes­tants, qui ne des­cendent plus dans la rue pour exi­ger du pain, mais sa démis­sion. Mais le comble est atteint avec la des­crip­tion sur­réa­liste de la manière dont s’achève le cor­tège des mani­fes­tants, allé­go­rie du contrôle total, qua­si hyp­no­tique du dic­ta­teur — ou alors du déses­poir de son peuple :

« Il apprit qu’une impo­sante mani­fes­ta­tion avait par­cou­ru la rue de la Répu­blique le dimanche 17 sep­tembre pour exi­ger le retour des liber­tés de base et la fin de la tyran­nie des socié­tés com­mer­ciales. Bien que la mani­fes­ta­tion ait com­men­cé à midi, il était évident qu’elle ne ren­con­trait aucune oppo­si­tion depuis qu’elle était par­tie de l’université de Khar­toum et qu’elle avait englo­bé de nom­breux citoyens sur son pas­sage. Bien que ses rangs avaient rapi­de­ment gros­si — à tel point que l’on aurait dit que tout le pays y était — elle ne ren­con­tra aucune oppo­si­tion, pour­tant elle res­sem­blait main­te­nant à un cyclone et elle détrui­sait sur son pas­sage les Land crui­sers ruti­lantes des membres du conseil d’administration de la socié­té ano­nyme natio­nale mul­ti­fonc­tion­nelle des transactions.

Per­sonne ne s’y oppo­sa donc, au contraire les rues se vidaient sur son pas­sage et les feux de signa­li­sa­tion pas­saient au vert, mais lorsque la nuit com­men­çait à tom­ber la foule com­men­ça à se dis­lo­quer, comme si une force incon­nue avait le pou­voir de la contrô­ler à distance.

Les étu­diants et les citoyens, exté­nués, mar­chaient machi­na­le­ment, comme s’ils avaient été hyp­no­ti­sés, per­sonne ne souf­flait un mot et l’on n’entendait plus que les pleurs des enfants qui avaient per­du leurs parents. Il était deve­nu évident que la marche avait per­du son carac­tère impro­vi­sé ini­tial et qu’elle était désor­mais enca­drée par les ins­truc­tions des feux de signa­li­sa­tion qui déter­mi­naient son parcours.

Sou­dain, le der­nier feu de signa­li­sa­tion de la rue du Nil pas­sa au vert, et tous enten­dirent le gron­de­ment du Nil Bleu, très agi­té et même sur le point d’emporter ses deux rives, car c’était la sai­son de la crue.

Sans la moindre hési­ta­tion, le cor­tège exté­nué se diri­gea sou­dain vers le Nil Bleu et s’y pré­ci­pi­ta, on enten­dit un bref ins­tant les cris des enfants empor­tés par les eaux déchai­nées, puis un silence macabre enve­lop­pa les lieux18. »

Le tyran fini­ra par se reti­rer dans son vil­lage natal, han­té par les images des atro­ci­tés de son règne, empor­té par un tour­billon d’images surréalistes.

Les mani­fes­ta­tions appa­raissent ailleurs dans l’œuvre d’Ahmad Al-Malik, par­fois de manière assez cocasse, notam­ment dans sa nou­velle « Sabiyyun min aqsâ al-janûb » (« Un jeune homme de l’extrême Sud »), dans laquelle un deman­deur d’asile sou­da­nais frai­che­ment arri­vé aux Pays-Bas décrit la vie dans son pays d’origine à Tania, une jeune Néer­lan­daise. Il évoque notam­ment les mani­fes­ta­tions qui ont sui­vi la chute du régime de Nimei­ri, en 1985, quatre jours avant le coup d’État d’Omar Al-Bashir, le pré­sident actuel du Soudan :

« Lorsque le gou­ver­ne­ment est tom­bé, à la suite d’une révolte popu­laire, les gens se sont mis à sor­tir tous les jours dans la rue pour mani­fes­ter, comme pour se libé­rer d’une longue frus­tra­tion. Les mani­fes­tants exi­geaient des hausses de salaire, d’autres que l’on pour­suive les sym­boles du pou­voir déchu, d’autres encore vou­laient juste s’amuser, des éco­liers sor­taient au moment de la pause du déjeu­ner pour aller boire du thé et l’un d’entre eux s’écriait subi­te­ment : “Je n’ai pas envie de retour­ner en classe aujourd’hui, je pré­fère aller voir ma copine au jar­din public.” Alors il éle­vait la voix : “À bas le gou­ver­ne­ment!”, puis il sor­tait dans la rue, sui­vi de quelques étu­diants, ensuite la foule gros­sis­sait et cela deve­nait une véri­table mani­fes­ta­tion, tan­dis que l’étudiant qui en était à l’origine était déjà au parc, en train de savou­rer des jujubes secs avec sa copine.

Pour ma part, je res­tais sou­vent assis à m’ennuyer devant l’école, espé­rant que l’une ou l’autre mani­fes­ta­tion passe par là19. »

Même si le nar­ra­teur explique ensuite com­ment la mani­fes­ta­tion qu’il avait ral­liée fut rapi­de­ment répri­mée par les forces de l’ordre, il sou­ligne tout de même les courts épi­sodes démo­cra­tiques qu’a connus ça et là le monde arabe, et le bon­heur de jouir sim­ple­ment du droit de mani­fes­ter, fût-ce pour des motifs futiles…

Ain­si, mal­gré les pro­blèmes de cen­sure, une ins­ti­tu­tion bien ancrée dans le monde arabe, plu­sieurs auteurs sont donc par­ve­nus ces der­nières années à cri­ti­quer la situa­tion poli­tique dans leurs pays res­pec­tifs, en Égypte, en Tuni­sie, mais aus­si ailleurs, au Sou­dan par exemple, notam­ment en envi­sa­geant des mani­fes­ta­tions de masse et même la chute du pou­voir en place. Cer­tains scé­na­rios décrivent un sur­saut de révolte du peuple vite répri­mé, tan­dis que d’autres, en par­ti­cu­lier les textes les plus récents, offrent au lec­teur une fin ouverte : la suite de l’histoire doit encore être écrite. Cer­tains d’entre eux, en exil, ont publié leurs textes dans un pays tiers, une manière cou­rante de contour­ner le pro­blème de la cen­sure. Curieu­se­ment, quelques auteurs égyp­tiens sont par­ve­nus à publier leurs textes au Caire, mal­gré le réa­lisme de leurs cri­tiques. Gageons que dans les mois et les années à venir, bien d’autres auteurs se pen­che­ront sur les « évè­ne­ments » comme on les appelle sou­vent dans la presse arabe, et que les œuvres de cer­tains d’entre eux devien­dront, pour­quoi pas, de nou­veaux repères dans l’histoire de la lit­té­ra­ture arabe contemporaine.

Le 17 mars 2011

  1. Auteur pro­lixe et enga­gé, dont une petite dizaine de romans ont été tra­duits en fran­çais, le der­nier étant Tur­bans et cha­peaux, Actes sud, 2011.
  2. Roman­cier d’une qua­ran­taine d’années, auteur notam­ment de Sihr aswad (« Magie noire »), Le Caire, 2005, non tra­duit en français.
  3. Auteur de deux romans, dont le pre­mier fut un véri­table suc­cès : Taxi, Actes sud, 2009.
  4. Pour la réci­ta­tion et sa tra­duc­tion, voir http://arabpress.typepad.com/arab_press/.
  5. Voir www.alelectron.com.
  6. Paru en fran­çais : À l’est de la Médi­ter­ra­née, Sind­bad, 1999.
  7. L’immeuble Yacou­bian, Actes sud, 2006.
  8. Dans le recueil Arkhas layâ­lî (« La nuit la moins chère »), Le Caire, Dar Misr, 1954, non tra­duit en français.
  9. Paru en fran­çais : Le mont des chèvres, Actes Sud, 1999.
  10. Voir notam­ment l’article d’Abderahman Al-Rashed dans le quo­ti­dien Asharq al-awsat du 31 jan­vier 2011. Un extrait du livre a éga­le­ment été tra­duit dans le jour­nal fran­co­phone égyp­tien Al-Ahram Heb­do : http://hebdo.ahram.org.eg/arab/ahram/2011/2/2/litt0.htm.
  11. www.egwriters.com.
  12. Pour un compte ren­du de ce livre, voir notam­ment le site du jour­nal Al-Dous­tour : http://dostor.org/culture/news/11/february/17/36440.
  13. Le texte arabe et sa tra­duc­tion fran­çaise, Un regard plein de désir, ont été publiés par Key Publi­shers, à Toron­to, res­pec­ti­ve­ment en 2008 et en 2009.
  14. Yagoub Adam Saed AL-Nour, Un regard plein de désir, Toron­to, p. 26.
  15. Paru à Bey­routh en 2003. Le roman a été publié en fran­çais en 2007 sous le titre de Safa ou la sai­son des pluies, chez Actes Sud.
  16. Ahmad Al-Malik, Safa ou la sai­son des pluies, Actes sud, 2007, p. 52.
  17. Ahmad Al-Malik, Safa ou la sai­son des pluies, Actes sud, 2007, p. 162.
  18. Ahmad Al-Malik, Safa ou la sai­son des pluies, p. 273.
  19. Ahmad Al-Malik, « Sabiyyun min aqsâ al-janûb », nou­velle tirée du recueil Nûra dhât al-dafâ’ir (« Nora aux che­veux tres­sés »), Le Caire, Dâr ‘Azza, 2006, p. 153.

Xavier Luffin


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