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De quelle révolution sexuelle parle-t-on ?

Numéro 07/8 Juillet-Août 2011 par Sophie Pereira

juillet 2011

Les néo­fé­mi­nistes des années sep­tante étaient radi­cales et vou­laient recons­truire le monde sur la base d’une éga­li­té des sexes qui devait per­mettre à cha­cun et à cha­cune de se libé­rer. Certes, les femmes se sont en par­tie déga­gées de leur subor­di­na­tion, mais elles res­tent mar­quées par un condi­tion­ne­ment à la sou­mis­sion, leur sexua­li­té reste un « conti­nent noir » selon l’ex­pres­sion de Freud et de nou­velles formes d’op­pres­sion ont vu le jour. Les droits sexuels et repro­duc­tifs des femmes por­tés par les asso­cia­tions fémi­nistes res­tent au cœur des enjeux liés à la sexualité.

Tout por­te­rait à cla­mer que la révo­lu­tion sexuelle est accomplie.

Sur cette ques­tion, les écrits (nom­breux) des fémi­nistes sont rare­ment consul­tés, encore moins mis en évi­dence. Pour­tant, ils sont pro­li­fiques sur les ques­tions liées à la sexua­li­té et à la libé­ra­tion sexuelle, et dis­cutent tou­jours lar­ge­ment les béné­fices sup­po­sés ou réels de cette révo­lu­tion pour les femmes. « Libé­ra­tion de tous et de toutes, ou réa­li­sa­tion du rêve mas­cu­lin de libre accès à toutes les femmes ? » (Del­phy, 2003).

En effet, rare­ment la pres­sion aura été aus­si forte sur les femmes et les jeunes filles. Comme l’écrit encore Chris­tine Del­phy, « la recherche de prince char­mant, autre­fois menée chas­te­ment, ne s’imagine plus sans moments tor­rides. Les publi­ci­tés, au ciné­ma, ne pré­sentent qu’une image du bon­heur, du bien-être, de la nor­ma­li­té : un couple jeune en maillot de bain, en train de dan­ser sur une plage tro­pi­cale, les yeux dans les yeux ». Les argu­ments de vente sont tou­jours les mêmes : « beau­té, jeu­nesse et sexua­li­té, voi­là ce qu’on nous vend » (Del­phy, 2003).

Que serait une véritable libération sexuelle ? Ou ce dont rêvent les féministes

Hed­wige Pee­mans-Poul­let se livrait déjà à un essai d’analyse cri­tique de la théo­rie de la libé­ra­tion sexuelle en 1974, dans un numé­ro spé­cial de La Revue nou­velle, « Nais­sance de la femme », consa­cré au nou­veau féminisme.

« Pour les femmes, écri­vait-elle, la libé­ra­tion sexuelle sup­pose au préa­lable une réap­pro­pria­tion non seule­ment de leur propre corps, mais de tout leur être : La fina­li­té de toute libé­ra­tion sexuelle est, bien sûr, le plai­sir. Pas n’importe quel plai­sir. Nous ne vou­lons pas seule­ment ce plai­sir modeste et limi­té qu’est l’orgasme, mais le plai­sir enva­his­sant et glo­bal d’un corps récon­ci­lié d’abord avec notre moi, puis avec l’autre et la nature. Nous vou­lons un bien être moral et phy­sique, psy­cho­lo­gique et sen­suel, un plai­sir où se trouve impli­quée la tota­li­té de notre être. Nous vou­lons ce bien-être, ce plai­sir joyeux, main­te­nant, tout de suite, pour nous-mêmes et pour le plus grand nombre possible ».

Vaste pro­gramme. Cepen­dant, une « libé­ra­tion véri­table, qui par défi­ni­tion est totale, est radi­ca­le­ment impos­sible dans une socié­té fon­dée sur l’inégalité sociale et la hié­rar­chie des pou­voirs ». Au contraire, cette fausse inter­pré­ta­tion de la libé­ra­tion sexuelle, en défi­ni­tive, ne change en rien les rap­ports sociaux entre les sexes, mais ren­force les écarts. Dans une socié­té d’inégalités en effet, toute liber­té se tra­dui­ra for­cé­ment par un avan­tage inégal pour les par­ties en présence.

Il en va de la liber­té sexuelle comme des autres liber­tés (liber­té de tra­vail, liber­té d’expression). Elle béné­fi­cie plus au domi­nant qu’au domi­né, et donc, davan­tage aux hommes qu’aux femmes (Coe­nen, 2007).

La liber­té sexuelle ne peut se com­prendre que dans le cadre d’une socié­té pro­fon­dé­ment transformée.

Car « si nous arri­vons à sup­pri­mer l’inégalité, des liens de soli­da­ri­té pour­ront s’établir entre les hommes et les femmes qui se sen­ti­ront pour la pre­mière fois éga­le­ment concer­nés par le pro­grès socioé­co­no­mique, par les res­pon­sa­bi­li­tés fami­liales et domes­tiques. Alors les formes que pren­draient les rela­tions sexuelles auraient peu d’importance et se diver­si­fie­raient tan­dis que la rela­tion elle-même devien­drait fon­da­men­tale parce que pour la pre­mière fois l’amour ne serait pas dés­in­té­gré par la contra­dic­tion intime entre la pul­sion éro­tique et l’hostilité née de l’inégalité » (Pee­mans-Pou­let, 1974).

Le mou­ve­ment néo­fé­mi­niste, en met­tant au cœur de sa révolte et de son débat le pri­vé et le public, mar­quait une rup­ture radi­cale avec les cou­rants fémi­nistes qui le pré­cèdent que l’on pour­rait qua­li­fier de réfor­mistes. Là où il s’agissait pour ceux-ci d’aménager la place des femmes au sein de la socié­té, le fémi­nisme des années sep­tante est d’une autre essence.

Il conteste désor­mais les fon­de­ments mêmes de la socié­té patriar­cale et capi­ta­liste. Il est révo­lu­tion­naire, radi­cal, auto­ges­tion­naire, et veut non seule­ment pen­ser le monde autre­ment, mais le construire sur la base d’un prin­cipe d’égalité des sexes. À par­tir de là, il lui faut inter­ro­ger toutes les struc­tures sociales, poli­tiques et économiques.

L’émancipation sexuelle per­met­trait l’égalité dans le couple et était la condi­tion de toutes les autres éman­ci­pa­tions. Ce ne serait pas simple… et ce ne l’est tou­jours pas.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Il est indé­niable que le grand cham­bar­de­ment des années soixante et sep­tante a déga­gé nombre de femmes d’une par­tie de leur antique subor­di­na­tion, pros­cri­vant les frus­tra­tions et contraintes qu’elles avaient si long­temps endu­rées. Ces quelque quinze années d’euphorie ont en tout cas per­mis des espoirs sans limite. Mais qu’en reste-t-il ?

Aus­si incroyable que cela puisse paraitre, le plai­sir fémi­nin reste, aujourd’hui encore et pour une large part, un « conti­nent noir ».

Phi­lippe Bre­not, méde­cin sexo­logue, consta­tait encore en 2003 (!) que le cli­to­ris reste « l’organe le plus secret des organes externes du corps humain », regret­tant que « les méde­cins ne reçoivent aucun ensei­gne­ment en matière de sexua­li­té au cours de leurs études1 ». Pis, « La haine du cli­to­ris est qua­si uni­ver­selle ». De nou­veau, ce n’est pas une femme qui l’a écrit, mais un homme, un méde­cin de sur­croit qui dénonce cette haine (Zwang, 2002). Qu’elle s’appelle exci­sion, exclu­sion, igno­rance, sa détes­ta­tion pour­suit le même but : abo­lir, anni­hi­ler cet organe des­ti­né seule­ment au plai­sir (de la femme). Il n’a aucune place utile dans cette vulve consa­crée au tra­vail du vagin pour la sur­vie de l’espèce. Et peut-être a‑t-il le grand tort de demeu­rer sans lieu d’être, aus­si, pour le plai­sir de l’homme (Pujol, 2007)? Symp­to­ma­ti­que­ment, sur le mar­ché des sex toys, si flo­ris­sant à l’heure actuelle, on trouve tout pour le vagin, et presque rien pour le cli­to­ris. Un hasard ?

Plus grave, la mytho­lo­gie de la « révo­lu­tion sexuelle » empêche les femmes de dire non, mais ne leur donne pas les moyens de dire oui. La défi­ni­tion de la sexua­li­té n’a pas chan­gé : « La sexua­li­té c’est l’acte sexuel, et l’acte sexuel, c’est le coït hété­ro­sexuel avec éja­cu­la­tion de l’homme dans la femme, c’est-à-dire, de toutes les pos­tures, la plus fécon­dante » (Del­phy, 2003). Il n’existe pas de véri­table choix quant à la sexua­li­té que l’on peut avoir. La contra­cep­tion et l’ivg sont tou­jours taboues ou contes­tées, il n’y a tou­jours pas d’éducation sexuelle sys­té­ma­ti­sée par un cadre légal à l’école, et sou­vent guère à la maison.

Le condi­tion­ne­ment à la sou­mis­sion marque pro­fon­dé­ment nombre de femmes et ce pour des géné­ra­tions encore : « la » femme est faite pour don­ner, pour « se don­ner » à lui, dans l’espoir de « gagner » son amour.

Pour quelques-unes qui arrivent à déve­lop­per une rela­tion d’autonomie et d’indépendance, com­bien conti­nuent de céder de peur de le « perdre » ou de res­ter seules ? Quant aux hommes, ils ont par­fois du mal à accep­ter cette nou­velle liber­té fémi­nine toute rela­tive, et ceux qui cherchent à inven­ter de nou­velles rela­tions, grâce à une sexua­li­té libre et non pos­ses­sive, ne sont certes pas à l’abri de leur propre jalou­sie et de leur volon­té de contrôle.

La révo­lu­tion sexuelle est un pro­ces­sus, tou­jours en cours, qui a for­te­ment secoué la socié­té ; en libé­rant la parole, celle des femmes en par­ti­cu­lier, elle a mis en évi­dence les rap­ports entre la sexua­li­té et le pou­voir, révé­lant un phé­no­mène tu et caché : la vio­lence sexuelle, la vio­lence intra­con­ju­gale, et intra­fa­mi­liale (Mon­trey­naud, 1997).

Yvonne Kni­biel­her, dans La sexua­li­té et l’histoire, montre com­bien cette uto­pie libé­ra­trice a mar­qué des géné­ra­tions de femmes, com­bien elle a ouvert le champ des pos­sibles. Mais elle constate aus­si que le dan­ger qui mena­çait la libé­ra­li­sa­tion sexuelle, s’est effec­ti­ve­ment concré­ti­sé dans de nou­velles formes d’oppression, ins­pi­rant des vio­lences trans­for­mées : viol col­lec­tif, tour­nante, pros­ti­tu­tion for­cée, por­no­gra­phie de plus en plus sadique. Ces pra­tiques obtiennent une publi­ci­té inima­gi­nable grâce à inter­net. L’instrumentalisation du corps des femmes par les hommes à des fins sexuelles est bana­li­sée à tra­vers un sexisme quo­ti­dien « de bon aloi » qui, en dehors des asso­cia­tions fémi­nistes, ne semble plus cho­quer grand monde.

Il est vrai que le pro­jet fémi­niste des années sep­tante visait une socié­té idéale, et que nous n’en sommes certes pas là. Pour ce qui est des femmes, à qui l’on demande de réflé­chir, et en même temps de se « lais­ser aller », elles en sont tou­jours « à sau­ver leurs vies mena­cées par des injonc­tions contra­dic­toires » (Del­phy, 2003).

Comme l’écrit Chris­tine Del­phy, « Les contra­dic­tions pré­sentes dans l’ancienne socié­té sont aujourd’hui exa­cer­bées, et ce sont tou­jours les femmes qui paient le cout de cette exacerbation ».

C’est l’écume qui a été prise, pas la lame de fond

« C’est l’écume qui a été prise », constate Hed­wige Pee­mans-Poul­let, « pas la vague de fond. Notre socié­té est res­tée patriar­cale, domi­née par un capi­ta­lisme sau­vage mon­dia­li­sé, pro­fon­dé­ment sexiste. Nous sommes loin, mal­gré les appa­rences, de l’idéal éga­li­taire où hommes et femmes seraient par­te­naires en tout, dans la sphère pri­vée et publique, dans la sphère de la pro­duc­tion et de la repro­duc­tion, et dans l’intimité des rela­tions, qui touche au plus près de la vie. Pour cette révo­lu­tion-là, le poli­tique garde tout son sens. »

Cer­tains dénoncent à rai­son l’individualisme, quand il se défi­nit comme un repli sur soi, une ten­dance à l’égoïsme, un choix cynique de l’intérêt per­son­nel et immé­diat au mépris de l’intérêt géné­ral. Et pour­tant, croyons-nous, c’est sur l’individu qu’il faut miser, à condi­tion de le trai­ter comme « sujet res­pon­sable », et aus­si et sur­tout, comme sujet de droits, capable de reven­di­quer de manière auto­nome (et res­pon­sable) d’autres droits, ou l’extension de ces droits à d’autres individus.

Les droits sexuels et repro­duc­tifs ont été et sont encore por­tés par les mou­ve­ments fémi­nistes (reven­di­quant la liber­té sexuelle, la contra­cep­tion et l’avortement), qui les rat­tachent clai­re­ment aux droits humains (Per­ei­ra, 2008).

Ils ont pour but à la fois de garan­tir le res­pect du corps des femmes, et le droit pour celles-ci d’en dis­po­ser libre­ment, là où leur vie sexuelle (et repro­duc­tive) reste encore lar­ge­ment déter­mi­née par des codes cultu­rels et reli­gieux qui nient leur épa­nouis­se­ment (comme en témoignent les pra­tiques de recons­truc­tion de l’hymen qui connaissent un nou­vel essor), ou mena­cée par une exploi­ta­tion et une mar­chan­di­sa­tion qui en font des objets sexuels (encore accen­tuées à tra­vers des phé­no­mènes récents comme l’hypersexualisation de toutes les jeunes filles notamment).

Car de toute évi­dence, la ques­tion des droits des femmes reste plus que jamais au cœur des enjeux liés à la sexualité.

  1. Odile Buis­son, gyné­co­logue-obs­té­tri­cienne à l’hôpital de Saint-Ger­main-en-Laye, a réa­li­sé en mai 2009 une pre­mière fran­çaise : une sono­gra­phie com­plète en 3D d’un cli­to­ris. Elle est l’auteure, avec Pierre Fol­dès, de Qui a peur du point G ?, un ouvrage qui dénonce le retard en matière de méde­cine sexuelle féminine.

Sophie Pereira


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