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De la nécessité de discrétion à l’État évaluateur
Certaines spécificités belges, notamment le partage du pouvoir, permettent d’expliquer la place relativement modeste que les connaissances ont occupée dans la construction des politiques publiques, ainsi que le développement tardif et limité de la culture de l’évaluation. Le modèle de gouvernance « à la belge », avec ses « acteurs organisés », a en effet nécessité le respect d’une certaine forme de « discrétion ». Celle-ci a joué un rôle important dans l’histoire du pays en contribuant à rendre possibles deux logiques fondamentales et complémentaires dans un contexte sociologique segmenté : d’une part, la reconnaissance et l’octroi d’une certaine autonomie aux communautés sociologiques et, d’autre part, la recherche du compromis intersegmentaire. Aujourd’hui, différents processus, qui dépassent le contexte belge, rendent de plus en plus difficile le maintien de la discrétion propre au modèle consociatif.
Le rôle que les connaissances jouent dans le processus de construction des politiques publiques doit nécessairement être contextualisé. Il ne s’agit ni d’une question technique ni d’une question purement philosophique. Les choses ne se déroulent pas de la même manière selon que l’on se situe dans un contexte ou un autre : il est nécessaire de comprendre ce que chaque situation doit à son histoire. Nous allons donc d’abord rappeler les spécificités du contexte et de la culture politique belges, pour ensuite en inférer certains enseignements relatifs à la place des connaissances dans la construction des politiques publiques, en distinguant les héritages issus d’une histoire longue et certaines transformations récentes.
Connaissances et politiques dans le contexte belge
On le répète souvent, l’organisation politique de la Belgique présente des particularités fort complexes. Nous n’allons pas procéder ici à une description systématique des institutions politiques du paysage belge, mais plutôt tenter de faire sentir quelle est la culture politique, c’est-à-dire quelles sont les manières de faire, les habitudes, voire les habitus politiques qui s’y développent : comment construit-on, traditionnellement, des politiques publiques en Belgique ?
Pour répondre à cette question, il est nécessaire de remonter dans le temps. La culture politique belge s’est en effet constituée dans une histoire longue. On sait qu’une des principales conditions de possibilité de la Belgique comme État-nation a consisté en la construction, dès 1830 – 1831, d’un accord fondamental entre deux communautés (catholique et anticléricale) qui n’ont accepté de vivre ensemble qu’à la condition de se voir accorder un certain nombre de libertés (notamment pour organiser leur vie collective) (Mabille, 2000). Cet acte fondateur établit les bases d’une relation spécifique entre l’État, d’une part, et une « société civile organisée » (Reman, 2002) au sein de laquelle cohabitent différentes communautés, d’autre part. Dans une diversité de secteurs, la Belgique s’est alors structurée, progressivement, autour de différents piliers (Seiler, 1997) avec cependant davantage de succès dans les secteurs de service (éducation, santé, loisirs…) que dans des secteurs moins personnalisés (finance, science…) (Vanderstraeten, 2002). S’il est évident que les piliers ont perdu une partie de leur solidité institutionnelle, s’il est évident également qu’on assiste aujourd’hui à une forme de dissociation entre les organisations propres aux piliers et leurs bases sociologiques (De Munck 2002), il n’en demeure pas moins qu’ils ont donné une certaine épaisseur et une certaine consistance à la culture politique belge.
Culture politique et partage du pouvoir
Cette culture s’est construite sur le principe selon lequel il faut trouver des manières d’agir qui permettent à des groupes différents de vivre ensemble tout en préservant, au moins en partie, leur autonomie. Ces manières d’agir qui permettent le vivre ensemble dans une société segmentée sont, par exemple, le scrutin proportionnel (plutôt que majoritaire), l’octroi et le maintien d’une certaine autonomie aux acteurs collectifs organisés (notamment au travers de libertés constitutionnelles), le financement par les pouvoirs publics des activités organisées par ces collectifs lorsqu’elles sont considérées d’utilité publique (selon le principe de la liberté subsidiée, par exemple), la négociation de différentes formes de « pactes » (scolaire, culturel, associatif) supposés garantir un partage du pouvoir social et symbolique. On peut ainsi comprendre pourquoi les pouvoirs publics belges définissent aujourd’hui leur relation avec le monde associatif comme une relation de « complémentarité ». Cette manière de poser les relations entre l’État et la société, qui est fort différente du modèle français, doit être prise en compte dans l’analyse des rapports entre connaissance et politique.
La cohabitation démocratique de différentes communautés, sur un même territoire, ne peut se réaliser qu’à certaines conditions, qui sont celles de la démocratie consociative (Lijphart, 1979, Bakvis, 1985). La construction des politiques publiques dans ce type de démocratie se caractérise en effet par plusieurs traits, que différents analystes de la vie politique et sociale belge ont bien identifiés.
Premièrement, en général l’État — ou plus largement, les pouvoirs publics — est relativement faible et « mis en position de subordination par rapport à [la] société civile organisée » (De Munck, 2002). Deuxièmement, les savoirs pertinents dans la plupart des secteurs de l’action publique ne se situent pas dans les administrations officielles de l’État (De Munck, 2002). Troisièmement, l’autonomie segmentaire des acteurs organisés est importante et prévaut à défaut d’accord intersegmentaire (Seilier, 1997) et enfin, les politiques publiques se construisent du « bas vers le haut » au travers de la fabrication de compromis intersegmentaires entre acteurs institués (Dumont, Delgrange, 2008).
La caractéristique essentielle de ce type de modèle démocratique tient à la place accordée aux acteurs organisés situés « entre » les pouvoirs publics et les citoyens individuels. Dans un article récent, Dumont et Delgrange (2008) synthétisent bien certains aspects du modèle de démocratie à l’œuvre en Belgique, notamment en soulignant le contraste avec la France. Le modèle républicain français est « monoculturaliste » : « Il est conçu selon un mouvement déterminant qui procède du haut vers le bas, de l’État vers la société, de la politique vers la culture. » À l’inverse, en Belgique, «[au] lieu de partir de l’État pour descendre dans la société, la culture politique [se] construit à partir du bas, de la pluralité des traditions religieuses, idéologiques et régionales, pour remonter vers le politique et l’État. [… La] réalité sociopolitique du système belge de la décision publique est caractérisée de manière massive par la logique de la négociation et du compromis ». Les mêmes auteurs précisent que, dans le contexte belge, « les autorités publiques doivent intervenir de manière positive pour aider les diverses tendances idéologiques et philosophiques représentatives à développer leurs activités d’utilité publique, et les associer à l’élaboration des politiques et à la gestion des services publics relevant de leur domaine d’intervention » (Dumont et Delgrange, 2008, p. 82 – 83).
Si la culture politique suit des chemins si différents selon que l’on se situe dans un contexte ou un autre (en France ou en Belgique, par exemple), le rôle qu’y jouent le savoir et son articulation avec le pouvoir se décline de manière différente également. Le principe même qui consiste à accorder non seulement une reconnaissance, mais aussi une certaine autonomie d’action à différents acteurs sur un même territoire, a des implications particulières en ce qui concerne la place des savoirs dans le cours de l’action publique.
La place des savoirs
La manière belge d’organiser une forme de cohabitation pacifique entre groupes a longtemps été de pair avec un principe de discrétion. Cette nécessité de discrétion ne doit pas être entendue comme une forme de frilosité à l’égard de la « divulgation » de connaissances qui, en tant que telles, mettraient qui que ce soit en péril. Il s’agit plutôt d’une habitude de prudence ou de diplomatie qui, dans le contexte consociatif (Lijphart, 1979), est porteuse d’une utilité politique fondamentale : elle met en acte l’autonomie segmentaire et, en même temps, elle pose en puissance le compromis intersegmentaire. La notion de discrétion s’entend alors au double sens du terme : il s’agit à la fois de laisser un certain nombre de choix à la discrétion des acteurs organisés (ce qui garantit leur autonomie en pratique), mais aussi de maintenir une certaine discrétion au sens où l’on ne se mêle pas des affaires de son voisin (ce qui rend le compromis possible en puissance).
On peut comprendre, à partir de ces éléments, le constat posé par Varone et ses collègues (Varone et de Visscher, 2001 ; Varone et Jacob, 2004) pour qui l’évaluation des politiques publiques a tendance à être « plus institutionnalisée dans les démocraties majoritaires (soit le modèle de Westminster ou un régime présidentiel) que dans les démocraties dites de consensus, de négociation ou de concordance ». Le développement de l’évaluation des politiques publiques se réalise en effet plus lentement et plus difficilement au sein des démocraties consociatives, notamment parce qu’un tel développement risque de nuire à l’autonomie des différents acteurs et parce qu’elle n’est pas perçue comme un élément nécessaire à la construction de compromis. Au sein d’une démocratie consociative, dans le travail de construction de politiques publiques, il ne s’agit pas tant de « trancher » entre des alternatives que d’«assembler » et de mettre ensemble des idées et des intérêts parfois en tension. Si la mobilisation de connaissances n’est pas en soi nécessairement contradictoire avec cette culture politique, elle ne paraît pas non plus s’y inscrire avec la force de la nécessité. On doit par ailleurs souligner que dans ce type de démocratie, il n’est pas nécessairement possible d’identifier un acteur, même public, disposant de suffisamment de légitimité pour imposer des procédures d’évaluation des politiques publiques.
Ces différents éléments doivent aussi nous aider à comprendre pourquoi les administrations belges n’ont pas développé de grandes enquêtes et de larges bases de données, comme cela a été le cas dans d’autres contextes. En effet, la maîtrise fine et complète de données statistiques ne constitue pas un ingrédient fondamental dans la construction des politiques dans un contexte où ces dernières sont presque nécessairement le résultat de transactions, de compromis, d’«arrangements » qui ne se réalisent pas en fonction d’une rationalité objectivante, mais bien en fonction d’une capacité et d’une habileté à générer des compromis que l’«évidence » de données objectivées ne favorise pas nécessairement. Les administrations n’ont dès lors guère accumulé d’expertise en leur sein. Celle-ci se situe traditionnellement ailleurs, et en particulier au sein de cette société civile organisée (De Munck 2002). Les choses sont cependant indéniablement en train de changer.
Transformations récentes
Si l’impératif de discrétion a bel et bien constitué un principe de maintien de la paix historiquement nécessaire dans le contexte belge, il paraît évident que des évolutions sont aujourd’hui à l’œuvre. Ces dernières années ont vu se développer des espaces nouveaux chargés de gérer et de générer des connaissances supposées utiles à la conduite de l’action publique (tels que la Commission de pilotage en éducation, l’Institut wallon d’études et de prospective, le Conseil supérieur de l’emploi, divers « observatoires » fondés au cours des années nonante…). D’autre part, des missions d’évaluation ont aussi été confiées à des instances existantes (Conseil central de l’économie, par exemple) (Jadot, 2001).
Ces évolutions ne sont pas étrangères aux transformations du contexte international qui influent sur la manière dont les États-nations se pensent dans le monde. Il ne s’agit plus tant pour eux de se construire et d’exister comme État-nation, mais plutôt de s’engager dans une dynamique internationale qui les situe au sein de différents espaces de positions relatives dont les coordonnées sont souvent définies par des indicateurs de performances. L’espace national ne constitue alors plus un espace autonome en fonction duquel on peut penser les politiques publiques et la dynamique de leur fabrication.
Certains principes en vigueur au niveau national — c’est singulièrement le cas du principe de discrétion — peuvent ainsi se voir bousculer par les pratiques et les discours normatifs à l’œuvre au niveau européen notamment : selon ces discours, il s’agit désormais de promouvoir l’évaluation des politiques publiques, de développer l’evidence-based policy ou, selon une formule plus souple et plus récente, le knowledge-informed policy. Il s’agit aussi d’observer et d’analyser les pratiques de ses voisins, proches ou lointains (benchmarking), en vue d’apprendre (policy learning) et d’identifier les bonnes pratiques (best practices). Au-delà des discours, en conditionnant l’accès aux fonds structurels à des pratiques d’évaluation, l’Europe a joué un rôle central dans le développement de dynamiques d’évaluation des politiques publiques en Belgique (Monnier 2001, Schoon, 2001).
Ces évolutions doivent aussi se comprendre dans un contexte de déclin des formes traditionnelles de légitimité (fondée sur le statut et la hiérarchie) et de montée en puissance d’une exigence d’efficacité à l’égard des services publics notamment : l’exigence d’accountability nécessite la production de connaissances ou, à tout le moins, de données et d’indicateurs. La figure de l’État tend à devenir celle de l’État évaluateur (Maroy, 2006).
En soi, l’histoire de la Belgique ne portait pas en elle les germes de cette culture de l’évaluation. Nous ne nous situons pas non plus dans un contexte favorable à l’analyse comparative. Ce sont des exigences extranationales (européennes ou issues d’agences intergouvernementales) qui sont peu à peu venues infléchir les pratiques héritées du passé. Ces dernières ne doivent pas faire l’objet d’une lecture négative comme c’est souvent le cas. Il est également important de comprendre ce qu‘elles ont rendu possible, non pas en vue d’un repli stérile sur le passé, mais bien de manière à faire face de manière pertinente aux défis que posent les processus d’européanisation et de mondialisation.