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De la nécessité de discrétion à l’État évaluateur

Numéro 07/8 Juillet-Août 2009 par Eric Mangez

juillet 2009

Cer­taines spé­ci­fi­ci­tés belges, notam­ment le par­tage du pou­voir, per­mettent d’ex­pli­quer la place rela­ti­ve­ment modeste que les connais­sances ont occu­pée dans la construc­tion des poli­tiques publiques, ain­si que le déve­lop­pe­ment tar­dif et limi­té de la culture de l’é­va­lua­tion. Le modèle de gou­ver­nance « à la belge », avec ses « acteurs orga­ni­sés », a en effet néces­si­té le res­pect d’une cer­taine forme de « dis­cré­tion ». Celle-ci a joué un rôle impor­tant dans l’his­toire du pays en contri­buant à rendre pos­sibles deux logiques fon­da­men­tales et com­plé­men­taires dans un contexte socio­lo­gique seg­men­té : d’une part, la recon­nais­sance et l’oc­troi d’une cer­taine auto­no­mie aux com­mu­nau­tés socio­lo­giques et, d’autre part, la recherche du com­pro­mis inter­seg­men­taire. Aujourd’­hui, dif­fé­rents pro­ces­sus, qui dépassent le contexte belge, rendent de plus en plus dif­fi­cile le main­tien de la dis­cré­tion propre au modèle consociatif.

Le rôle que les connais­sances jouent dans le pro­ces­sus de construc­tion des poli­tiques publiques doit néces­sai­re­ment être contex­tua­li­sé. Il ne s’agit ni d’une ques­tion tech­nique ni d’une ques­tion pure­ment phi­lo­so­phique. Les choses ne se déroulent pas de la même manière selon que l’on se situe dans un contexte ou un autre : il est néces­saire de com­prendre ce que chaque situa­tion doit à son his­toire. Nous allons donc d’abord rap­pe­ler les spé­ci­fi­ci­tés du contexte et de la culture poli­tique belges, pour ensuite en infé­rer cer­tains ensei­gne­ments rela­tifs à la place des connais­sances dans la construc­tion des poli­tiques publiques, en dis­tin­guant les héri­tages issus d’une his­toire longue et cer­taines trans­for­ma­tions récentes.

Connaissances et politiques dans le contexte belge

On le répète sou­vent, l’organisation poli­tique de la Bel­gique pré­sente des par­ti­cu­la­ri­tés fort com­plexes. Nous n’allons pas pro­cé­der ici à une des­crip­tion sys­té­ma­tique des ins­ti­tu­tions poli­tiques du pay­sage belge, mais plu­tôt ten­ter de faire sen­tir quelle est la culture poli­tique, c’est-à-dire quelles sont les manières de faire, les habi­tudes, voire les habi­tus poli­tiques qui s’y déve­loppent : com­ment construit-on, tra­di­tion­nel­le­ment, des poli­tiques publiques en Belgique ?

Pour répondre à cette ques­tion, il est néces­saire de remon­ter dans le temps. La culture poli­tique belge s’est en effet consti­tuée dans une his­toire longue. On sait qu’une des prin­ci­pales condi­tions de pos­si­bi­li­té de la Bel­gique comme État-nation a consis­té en la construc­tion, dès 1830 – 1831, d’un accord fon­da­men­tal entre deux com­mu­nau­tés (catho­lique et anti­clé­ri­cale) qui n’ont accep­té de vivre ensemble qu’à la condi­tion de se voir accor­der un cer­tain nombre de liber­tés (notam­ment pour orga­ni­ser leur vie col­lec­tive) (Mabille, 2000). Cet acte fon­da­teur éta­blit les bases d’une rela­tion spé­ci­fique entre l’État, d’une part, et une « socié­té civile orga­ni­sée » (Reman, 2002) au sein de laquelle coha­bitent dif­fé­rentes com­mu­nau­tés, d’autre part. Dans une diver­si­té de sec­teurs, la Bel­gique s’est alors struc­tu­rée, pro­gres­si­ve­ment, autour de dif­fé­rents piliers (Sei­ler, 1997) avec cepen­dant davan­tage de suc­cès dans les sec­teurs de ser­vice (édu­ca­tion, san­té, loi­sirs…) que dans des sec­teurs moins per­son­na­li­sés (finance, science…) (Van­ders­trae­ten, 2002). S’il est évident que les piliers ont per­du une par­tie de leur soli­di­té ins­ti­tu­tion­nelle, s’il est évident éga­le­ment qu’on assiste aujourd’hui à une forme de dis­so­cia­tion entre les orga­ni­sa­tions propres aux piliers et leurs bases socio­lo­giques (De Munck 2002), il n’en demeure pas moins qu’ils ont don­né une cer­taine épais­seur et une cer­taine consis­tance à la culture poli­tique belge.

Culture politique et partage du pouvoir

Cette culture s’est construite sur le prin­cipe selon lequel il faut trou­ver des manières d’agir qui per­mettent à des groupes dif­fé­rents de vivre ensemble tout en pré­ser­vant, au moins en par­tie, leur auto­no­mie. Ces manières d’agir qui per­mettent le vivre ensemble dans une socié­té seg­men­tée sont, par exemple, le scru­tin pro­por­tion­nel (plu­tôt que majo­ri­taire), l’octroi et le main­tien d’une cer­taine auto­no­mie aux acteurs col­lec­tifs orga­ni­sés (notam­ment au tra­vers de liber­tés consti­tu­tion­nelles), le finan­ce­ment par les pou­voirs publics des acti­vi­tés orga­ni­sées par ces col­lec­tifs lorsqu’elles sont consi­dé­rées d’utilité publique (selon le prin­cipe de la liber­té sub­si­diée, par exemple), la négo­cia­tion de dif­fé­rentes formes de « pactes » (sco­laire, cultu­rel, asso­cia­tif) sup­po­sés garan­tir un par­tage du pou­voir social et sym­bo­lique. On peut ain­si com­prendre pour­quoi les pou­voirs publics belges défi­nissent aujourd’hui leur rela­tion avec le monde asso­cia­tif comme une rela­tion de « com­plé­men­ta­ri­té ». Cette manière de poser les rela­tions entre l’État et la socié­té, qui est fort dif­fé­rente du modèle fran­çais, doit être prise en compte dans l’analyse des rap­ports entre connais­sance et politique.

La coha­bi­ta­tion démo­cra­tique de dif­fé­rentes com­mu­nau­tés, sur un même ter­ri­toire, ne peut se réa­li­ser qu’à cer­taines condi­tions, qui sont celles de la démo­cra­tie conso­cia­tive (Lij­phart, 1979, Bak­vis, 1985). La construc­tion des poli­tiques publiques dans ce type de démo­cra­tie se carac­té­rise en effet par plu­sieurs traits, que dif­fé­rents ana­lystes de la vie poli­tique et sociale belge ont bien identifiés.

Pre­miè­re­ment, en géné­ral l’État — ou plus lar­ge­ment, les pou­voirs publics — est rela­ti­ve­ment faible et « mis en posi­tion de subor­di­na­tion par rap­port à [la] socié­té civile orga­ni­sée » (De Munck, 2002). Deuxiè­me­ment, les savoirs per­ti­nents dans la plu­part des sec­teurs de l’action publique ne se situent pas dans les admi­nis­tra­tions offi­cielles de l’État (De Munck, 2002). Troi­siè­me­ment, l’autonomie seg­men­taire des acteurs orga­ni­sés est impor­tante et pré­vaut à défaut d’accord inter­seg­men­taire (Sei­lier, 1997) et enfin, les poli­tiques publiques se construisent du « bas vers le haut » au tra­vers de la fabri­ca­tion de com­pro­mis inter­seg­men­taires entre acteurs ins­ti­tués (Dumont, Del­grange, 2008).

La carac­té­ris­tique essen­tielle de ce type de modèle démo­cra­tique tient à la place accor­dée aux acteurs orga­ni­sés situés « entre » les pou­voirs publics et les citoyens indi­vi­duels. Dans un article récent, Dumont et Del­grange (2008) syn­thé­tisent bien cer­tains aspects du modèle de démo­cra­tie à l’œuvre en Bel­gique, notam­ment en sou­li­gnant le contraste avec la France. Le modèle répu­bli­cain fran­çais est « mono­cul­tu­ra­liste » : « Il est conçu selon un mou­ve­ment déter­mi­nant qui pro­cède du haut vers le bas, de l’État vers la socié­té, de la poli­tique vers la culture. » À l’inverse, en Bel­gique, «[au] lieu de par­tir de l’État pour des­cendre dans la socié­té, la culture poli­tique [se] construit à par­tir du bas, de la plu­ra­li­té des tra­di­tions reli­gieuses, idéo­lo­giques et régio­nales, pour remon­ter vers le poli­tique et l’État. [… La] réa­li­té socio­po­li­tique du sys­tème belge de la déci­sion publique est carac­té­ri­sée de manière mas­sive par la logique de la négo­cia­tion et du com­pro­mis ». Les mêmes auteurs pré­cisent que, dans le contexte belge, « les auto­ri­tés publiques doivent inter­ve­nir de manière posi­tive pour aider les diverses ten­dances idéo­lo­giques et phi­lo­so­phiques repré­sen­ta­tives à déve­lop­per leurs acti­vi­tés d’utilité publique, et les asso­cier à l’élaboration des poli­tiques et à la ges­tion des ser­vices publics rele­vant de leur domaine d’intervention » (Dumont et Del­grange, 2008, p. 82 – 83).

Si la culture poli­tique suit des che­mins si dif­fé­rents selon que l’on se situe dans un contexte ou un autre (en France ou en Bel­gique, par exemple), le rôle qu’y jouent le savoir et son arti­cu­la­tion avec le pou­voir se décline de manière dif­fé­rente éga­le­ment. Le prin­cipe même qui consiste à accor­der non seule­ment une recon­nais­sance, mais aus­si une cer­taine auto­no­mie d’action à dif­fé­rents acteurs sur un même ter­ri­toire, a des impli­ca­tions par­ti­cu­lières en ce qui concerne la place des savoirs dans le cours de l’action publique.

La place des savoirs

La manière belge d’organiser une forme de coha­bi­ta­tion paci­fique entre groupes a long­temps été de pair avec un prin­cipe de dis­cré­tion. Cette néces­si­té de dis­cré­tion ne doit pas être enten­due comme une forme de fri­lo­si­té à l’égard de la « divul­ga­tion » de connais­sances qui, en tant que telles, met­traient qui que ce soit en péril. Il s’agit plu­tôt d’une habi­tude de pru­dence ou de diplo­ma­tie qui, dans le contexte conso­cia­tif (Lij­phart, 1979), est por­teuse d’une uti­li­té poli­tique fon­da­men­tale : elle met en acte l’autonomie seg­men­taire et, en même temps, elle pose en puis­sance le com­pro­mis inter­seg­men­taire. La notion de dis­cré­tion s’entend alors au double sens du terme : il s’agit à la fois de lais­ser un cer­tain nombre de choix à la dis­cré­tion des acteurs orga­ni­sés (ce qui garan­tit leur auto­no­mie en pra­tique), mais aus­si de main­te­nir une cer­taine dis­cré­tion au sens où l’on ne se mêle pas des affaires de son voi­sin (ce qui rend le com­pro­mis pos­sible en puissance).

On peut com­prendre, à par­tir de ces élé­ments, le constat posé par Varone et ses col­lègues (Varone et de Vis­scher, 2001 ; Varone et Jacob, 2004) pour qui l’évaluation des poli­tiques publiques a ten­dance à être « plus ins­ti­tu­tion­na­li­sée dans les démo­cra­ties majo­ri­taires (soit le modèle de West­mins­ter ou un régime pré­si­den­tiel) que dans les démo­cra­ties dites de consen­sus, de négo­cia­tion ou de concor­dance ». Le déve­lop­pe­ment de l’évaluation des poli­tiques publiques se réa­lise en effet plus len­te­ment et plus dif­fi­ci­le­ment au sein des démo­cra­ties conso­cia­tives, notam­ment parce qu’un tel déve­lop­pe­ment risque de nuire à l’autonomie des dif­fé­rents acteurs et parce qu’elle n’est pas per­çue comme un élé­ment néces­saire à la construc­tion de com­pro­mis. Au sein d’une démo­cra­tie conso­cia­tive, dans le tra­vail de construc­tion de poli­tiques publiques, il ne s’agit pas tant de « tran­cher » entre des alter­na­tives que d’«assembler » et de mettre ensemble des idées et des inté­rêts par­fois en ten­sion. Si la mobi­li­sa­tion de connais­sances n’est pas en soi néces­sai­re­ment contra­dic­toire avec cette culture poli­tique, elle ne paraît pas non plus s’y ins­crire avec la force de la néces­si­té. On doit par ailleurs sou­li­gner que dans ce type de démo­cra­tie, il n’est pas néces­sai­re­ment pos­sible d’identifier un acteur, même public, dis­po­sant de suf­fi­sam­ment de légi­ti­mi­té pour impo­ser des pro­cé­dures d’évaluation des poli­tiques publiques.

Ces dif­fé­rents élé­ments doivent aus­si nous aider à com­prendre pour­quoi les admi­nis­tra­tions belges n’ont pas déve­lop­pé de grandes enquêtes et de larges bases de don­nées, comme cela a été le cas dans d’autres contextes. En effet, la maî­trise fine et com­plète de don­nées sta­tis­tiques ne consti­tue pas un ingré­dient fon­da­men­tal dans la construc­tion des poli­tiques dans un contexte où ces der­nières sont presque néces­sai­re­ment le résul­tat de tran­sac­tions, de com­pro­mis, d’«arrangements » qui ne se réa­lisent pas en fonc­tion d’une ratio­na­li­té objec­ti­vante, mais bien en fonc­tion d’une capa­ci­té et d’une habi­le­té à géné­rer des com­pro­mis que l’«évidence » de don­nées objec­ti­vées ne favo­rise pas néces­sai­re­ment. Les admi­nis­tra­tions n’ont dès lors guère accu­mu­lé d’expertise en leur sein. Celle-ci se situe tra­di­tion­nel­le­ment ailleurs, et en par­ti­cu­lier au sein de cette socié­té civile orga­ni­sée (De Munck 2002). Les choses sont cepen­dant indé­nia­ble­ment en train de changer.

Transformations récentes

Si l’impératif de dis­cré­tion a bel et bien consti­tué un prin­cipe de main­tien de la paix his­to­ri­que­ment néces­saire dans le contexte belge, il paraît évident que des évo­lu­tions sont aujourd’hui à l’œuvre. Ces der­nières années ont vu se déve­lop­per des espaces nou­veaux char­gés de gérer et de géné­rer des connais­sances sup­po­sées utiles à la conduite de l’action publique (tels que la Com­mis­sion de pilo­tage en édu­ca­tion, l’Institut wal­lon d’études et de pros­pec­tive, le Conseil supé­rieur de l’emploi, divers « obser­va­toires » fon­dés au cours des années nonante…). D’autre part, des mis­sions d’évaluation ont aus­si été confiées à des ins­tances exis­tantes (Conseil cen­tral de l’économie, par exemple) (Jadot, 2001).

Ces évo­lu­tions ne sont pas étran­gères aux trans­for­ma­tions du contexte inter­na­tio­nal qui influent sur la manière dont les États-nations se pensent dans le monde. Il ne s’agit plus tant pour eux de se construire et d’exister comme État-nation, mais plu­tôt de s’engager dans une dyna­mique inter­na­tio­nale qui les situe au sein de dif­fé­rents espaces de posi­tions rela­tives dont les coor­don­nées sont sou­vent défi­nies par des indi­ca­teurs de per­for­mances. L’espace natio­nal ne consti­tue alors plus un espace auto­nome en fonc­tion duquel on peut pen­ser les poli­tiques publiques et la dyna­mique de leur fabrication.

Cer­tains prin­cipes en vigueur au niveau natio­nal — c’est sin­gu­liè­re­ment le cas du prin­cipe de dis­cré­tion — peuvent ain­si se voir bous­cu­ler par les pra­tiques et les dis­cours nor­ma­tifs à l’œuvre au niveau euro­péen notam­ment : selon ces dis­cours, il s’agit désor­mais de pro­mou­voir l’évaluation des poli­tiques publiques, de déve­lop­per l’evi­dence-based poli­cy ou, selon une for­mule plus souple et plus récente, le know­ledge-infor­med poli­cy. Il s’agit aus­si d’observer et d’analyser les pra­tiques de ses voi­sins, proches ou loin­tains (bench­mar­king), en vue d’apprendre (poli­cy lear­ning) et d’identifier les bonnes pra­tiques (best prac­tices). Au-delà des dis­cours, en condi­tion­nant l’accès aux fonds struc­tu­rels à des pra­tiques d’évaluation, l’Europe a joué un rôle cen­tral dans le déve­lop­pe­ment de dyna­miques d’évaluation des poli­tiques publiques en Bel­gique (Mon­nier 2001, Schoon, 2001).

Ces évo­lu­tions doivent aus­si se com­prendre dans un contexte de déclin des formes tra­di­tion­nelles de légi­ti­mi­té (fon­dée sur le sta­tut et la hié­rar­chie) et de mon­tée en puis­sance d’une exi­gence d’efficacité à l’égard des ser­vices publics notam­ment : l’exigence d’accoun­ta­bi­li­ty néces­site la pro­duc­tion de connais­sances ou, à tout le moins, de don­nées et d’indicateurs. La figure de l’État tend à deve­nir celle de l’État éva­lua­teur (Maroy, 2006).

En soi, l’histoire de la Bel­gique ne por­tait pas en elle les germes de cette culture de l’évaluation. Nous ne nous situons pas non plus dans un contexte favo­rable à l’analyse com­pa­ra­tive. Ce sont des exi­gences extra­na­tio­nales (euro­péennes ou issues d’agences inter­gou­ver­ne­men­tales) qui sont peu à peu venues inflé­chir les pra­tiques héri­tées du pas­sé. Ces der­nières ne doivent pas faire l’objet d’une lec­ture néga­tive comme c’est sou­vent le cas. Il est éga­le­ment impor­tant de com­prendre ce qu‘elles ont ren­du pos­sible, non pas en vue d’un repli sté­rile sur le pas­sé, mais bien de manière à faire face de manière per­ti­nente aux défis que posent les pro­ces­sus d’européanisation et de mondialisation.

Eric Mangez


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