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De la Grande Commune arabe à la République ?

Numéro 4 Avril 2011 par Pascal Fenaux

avril 2011

La Libye s’est long­temps dis­tin­guée par une dic­ta­ture qui a pro­cla­mé, voi­ci bien­tôt qua­rante ans, la dis­so­lu­tion de son État en lui sub­sti­tuant manu mili­ta­ri une « Grande Com­mune » exer­çant le « pou­voir des masses ». En février 2011, les « masses » ont déci­dé d’exer­cer ce pou­voir en pro­cla­mant la Répu­blique, déclen­chant en retour une répres­sion impla­cable de la part des forces loyales au régime de Kadha­fi et une inter­ven­tion inter­na­tio­nale aux consé­quences encore incertaines.

Au moment où ces lignes sont écrites, nul ne connait le bilan humain de la répres­sion du sou­lè­ve­ment libyen déclen­ché le 15 février 2011 à Ben­gha­zi et dans plu­sieurs villes tri­po­li­taines, capi­tale com­prise. Une chose est cer­taine : fin février, le régime libyen, pas­sée une période de stu­peur, a déci­dé de recou­rir à la méthode choi­sie, face à la contes­ta­tion, par le régime baa­siste syrien dans la pre­mière moi­tié des années quatre-vingt (25.000 morts et 70.000 dis­pa­rus) et le régime baa­siste ira­kien entre 1988 et 1991 (300.000 morts).

Les pré­cé­dents obser­vés en Libye ces trente der­nières années accré­ditent l’hypothèse de mas­sacres de grande ampleur. En Libye, le contexte his­to­rique ne peut évi­dem­ment pas être pas­sé par pertes et pro­fits, que l’on songe ain­si à la colo­ni­sa­tion féroce appli­quée par le corps expé­di­tion­naire ita­lien dans les années vingt et trente. Mais, l’instillation la plus déter­mi­nante de vio­lence dans le champ social libyen revient sans doute au régime issu du coup d’État des Offi­ciers libres de 1969.

De la République à la Grande Commune

En sep­tembre 1969, la Répu­blique arabe libyenne fut pro­cla­mée à la suite d’un coup d’État mili­taire et du ren­ver­se­ment de la monar­chie. En 1971, le chef du Conseil de com­man­de­ment de la révo­lu­tion (CCR), Mouam­mar Kadha­fi, fon­da un par­ti unique, l’Union socia­liste arabe (USA) et inter­dit défi­ni­ti­ve­ment les par­tis poli­tiques, les syn­di­cats et les rares jour­naux indé­pen­dants, tous déjà rude­ment mal­me­nés sous la monar­chie pro-occi­den­tale. À par­tir de 1973, le CCR enta­ma une répres­sion féroce envers les classes moyennes et les intel­lec­tuels, sou­vent contraints de s’exiler, ain­si que ce qui res­tait de la com­mu­nau­té juive autoch­tone. Enfin, les res­sor­tis­sants fran­çais, bri­tan­niques et ita­liens furent expul­sés, à titre de solde res­tant dû de la période coloniale.

En 1975, le colo­nel Kadha­fi, paré du titre de « Frère et Guide de la Révo­lu­tion » (Al-Akh Qaïd ath-Tha­wra), dis­sout l’USA, avant de dis­soudre la Répu­blique arabe libyenne elle-même en 1977. Désor­mais, il n’y eut offi­ciel­le­ment plus d’État, ni de struc­ture poli­tique. Ce fut l’avènement de la « Grande Com­mune (Jama­hi­riya) arabe libyenne popu­laire socia­liste ». Cette ter­mi­no­lo­gie ne se piquait pas que de mots, mais annon­çait que la Jama­hi­riya1 serait sans doute la dic­ta­ture natio­na­liste arabe la plus radi­cale dans la liqui­da­tion de l’espace poli­tique et social.

Dans la « Grande Com­mune », il n’y a offi­ciel­le­ment ni État ni sys­tème repré­sen­ta­tif ou coop­ta­tif, mais un sys­tème de « démo­cra­tie directe totale ». La struc­ture du pou­voir est duale et repose sur la coha­bi­ta­tion entre des struc­tures civiles (ou « popu­laires ») et des struc­tures « révo­lu­tion­naires ». Le rôle de Par­le­ment est dévo­lu à une « struc­ture » orwel­lienne bap­ti­sée Congrès géné­ral libyen du peuple (CGLP) et celui de gou­ver­ne­ment est dévo­lu à un Comi­té popu­laire géné­ral (CPG), tan­dis que le chef de l’État est, offi­ciel­le­ment, non pas Mouam­mar Kadha­fi, mais le secré­taire géné­ral du CGLP, Moham­med Aboul-Kas­sim Zouaï. Du som­met à la base de cette pyra­mide, la popu­la­tion est contrô­lée par des comi­tés et congrès popu­laires orga­ni­sés sur des bases régio­nales et locales.

Le pouvoir « naturel » de la Révolution

Dans les faits, le « pou­voir total » est déte­nu par les seules struc­tures « révo­lu­tion­naires ». Les comi­tés révo­lu­tion­naires locaux et régio­naux, ain­si que les forces « révo­lu­tion­naires » (voir infra), ne dépendent ni du CGLP ni du CPG, mais bien du « Frère et Guide de la Révo­lu­tion » Mouam­mar Kadha­fi. Enfin, la Consti­tu­tion libyenne a été sup­pri­mée en 1973 et c’est désor­mais le Coran qui en fait office, tan­dis que le « Livre vert » rédi­gé par Kadha­fi fait office de loi.

Avant le sou­lè­ve­ment de février 2011, la struc­ture mili­taire et répres­sive de la Grande Com­mune arabe libyenne, esti­mée à quelque 120.000 hommes armés, était assez com­plexe. Avant que des pans entiers ne se retournent contre le régime, l’armée régu­lière était esti­mée à 70.000 sol­dats. Mais, pré­ci­sé­ment parce qu’elle se méfiait de cette armée régu­lière, la Jama­hi­riya avait créé des corps armés paral­lèles par­tiel­le­ment recru­tés par­mi les sou­tiens tri­baux de Mouam­mar Kadha­fi : les Forces de résis­tance popu­laire (40.000 hommes), la 32e Bri­gade2 (4.000 hommes) et la Bri­gade de la garde de la Jama­hi­riya (3.000 hommes), un corps d’élite issu des comi­tés révo­lu­tion­naires. Enfin, des corps de mer­ce­naires par­ti­cipent à la répres­sion et à la « sanc­tua­ri­sa­tion » du régime à l’ouest du pays : ils sont consti­tués essen­tiel­le­ment de mili­ciens sier­ra-léo­nais, libé­riens, tcha­diens, sou­da­nais et algériens.

Ce maillage ins­ti­tu­tion­nel inté­gra­le­ment liber­ti­cide et répres­sif explique que, contrai­re­ment à la Tuni­sie et à l’Égypte, les reven­di­ca­tions des mani­fes­tants libyens ont été immé­dia­te­ment de nature poli­tique et ont rapi­de­ment emprun­té la voie armée : dès le 17 février, les mani­fes­tants ont deman­dé le départ du colo­nel Kadha­fi et la pro­mul­ga­tion d’une Consti­tu­tion. Si le sou­lè­ve­ment de Ben­gha­zi a évi­dem­ment été aiman­té par les pré­cé­dents sur­ve­nus chez les voi­sins immé­diats de Tuni­sie et d’Égypte, il convient de sou­li­gner que les pre­mières mani­fes­ta­tions, répri­mées à l’arme lourde, avaient pour but d’obtenir la libé­ra­tion d’avocats et de défen­seurs des droits humains arrê­tés le 15 février pour avoir deman­dé une nou­velle fois que la véri­té soit faite sur un mas­sacre com­mis en juin 1996 dans la pri­son d’Abou Salim et où plus de 1200 pri­son­niers avaient été exé­cu­tés en une nuit.

Enfin, le fait que Ben­gha­zi soit rapi­de­ment deve­nu l’épicentre de la contes­ta­tion n’est pas for­tuit : la métro­pole de la Bar­qa (Cyré­naïque) a tou­jours été un foyer d’opposition à la Jama­hi­riya. Ben­gha­zi n’a jamais béné­fi­cié (contrai­re­ment à Syrte ou Tri­po­li) des retom­bées éco­no­miques de la rente pétro­lière. Enfin, le contexte socioé­co­no­mique explique en par­tie la contes­ta­tion popu­laire : la moi­tié de la popu­la­tion active est employée dans le sec­teur public (« popu­laire ») avec de très bas salaires, le taux de chô­mage avoi­sine les 30%, les emplois du sec­teur pétro­lier sont réser­vés aux immi­grants égyp­tiens, tuni­siens et afri­cains, les biens de consom­ma­tion sont presque tota­le­ment impor­tés. Ce qui explique que la contes­ta­tion se soit rapi­de­ment éten­due à la Tri­po­li­taine, plu­sieurs enclaves de l’Ouest étant sou­le­vées et encer­clées depuis la fin du mois de février.

Internationalisation de la crise libyenne

La crise libyenne s’est inter­na­tio­na­li­sée lorsque les diri­geants de la Grande Com­mune sont pas­sés du dis­cours à l’acte. Le 20 février, le « fils modé­ré », Seïf ul-Islam Kadha­fi pro­non­çait ain­si un dis­cours para­noïaque et lit­té­ra­le­ment « éra­di­ca­teur », annon­çant une guerre de « puri­fi­ca­tion » (Tat’hîr) « jusqu’au der­nier homme et jusqu’à la der­nière femme » et au prix de « rivières de sang ». Le 22 février, Kadha­fi pre­nait à son tour la parole pour pro­mettre de « débus­quer les rats quar­tier après quar­tier, ruelle après ruelle, mai­son après mai­son ». Enfin, après avoir annon­cé qu’il sus­pen­dait sa col­la­bo­ra­tion avec les Occi­den­taux en matière de lutte « anti­ter­ro­riste » (notam­ment contre Al-Qai­da au Magh­reb isla­mique, AQMI) et après avoir rom­pu sa sinistre coopé­ra­tion avec l’Union euro­péenne en matière de contrôles migra­toires, le régime lan­çait sa controf­fen­sive contre les insur­gés et leurs proches.

Long­temps atten­tistes face à la crise libyenne, plu­sieurs par­te­naires euro­péens (l’UE consomme 85 % des hydro­car­bures ven­dus par la Libye) et afri­cains de la Jama­hi­riya ont fina­le­ment obte­nu du Conseil de sécu­ri­té l’adoption des réso­lu­tions 1970 (gel des avoirs des digni­taires et octroi d’un man­dat d’instruction à la Cour pénale inter­na­tio­nale) et 1973 (impo­si­tion par la force de zones d’exclusion aériennes et pro­tec­tion des popu­la­tions civiles3). Cette der­nière réso­lu­tion doit beau­coup à l’ampleur de la répres­sion déclen­chée par le régime, aux menaces de désta­bi­li­sa­tion de la zone euro­mé­di­ter­ra­néenne et, last but not least, à l’activisme diplo­ma­tique des oppo­sants libyens.

Quelle opposition pour quel avenir politique ?

Avec l’assentiment de la vieille géné­ra­tion d’opposants exi­lés ayant sur­vé­cu aux cam­pagnes de purge menées sur le sol euro­péen dans les années sep­tante et quatre-vingt, les insur­gés libyens se sont dotés de comi­tés locaux com­po­sés de notables, de jeunes uni­ver­si­taires, de mili­tants isla­mistes et de mili­taires ayant fait défec­tion. Le 27 février, ces comi­tés ont consti­tué un Conseil natio­nal de tran­si­tion (CNT) pré­si­dé par l’ancien ministre de la Jus­tice Mous­ta­fa Abdel Jalil. C’est ce CNT qui, le 5 mars, a pro­cla­mé la nais­sance d’une « Répu­blique libyenne » et deman­dé une inter­ven­tion inter­na­tio­nale, tout en s’opposant à un quel­conque débar­que­ment étranger.

En pro­cla­mant la « Répu­blique libyenne », le CNT n’a res­tau­ré ni l’ancienne monar­chie ni la Répu­blique arabe libyenne de 1969 – 1973 et semble recon­naitre impli­ci­te­ment le plu­ra­lisme eth­nique et lin­guis­tique de la Libye en rom­pant avec les poli­tiques vio­lentes d’arabisation et de dépla­ce­ment de popu­la­tions non arabes telles que celles impo­sées en Irak entre 1968 et 2003, et en Syrie depuis 1963. En Libye, cela signi­fie la recon­nais­sance des 25% de Ber­bères4, Toua­regs et Tou­bous (ou « Tchadiens »).

À la mi-avril, l’insurrection libyenne sem­blait inca­pable de ren­ver­ser mili­tai­re­ment le régime de Kadha­fi en l’absence de frappes mas­sives de l’Otan. Crai­gnant de jouer sa cré­di­bi­li­té inter­na­tio­nale, le CNT a fina­le­ment nom­mé un Comi­té de ges­tion d’urgence diri­gé par Mah­moud Jibril, un tech­no­crate entou­ré d’une demi-dou­zaine de « ministres ». Ces der­niers auraient réus­si à réta­blir un mini­mum d’ordre et de ser­vices publics. Enfin, l’enlisement mili­taire des forces de la Grande Com­mune et de la Répu­blique a peut-être ouvert la voie à l’option diplo­ma­tique, via la Tur­quie et l’Afrique du Sud.

À ce stade, seules trois conclu­sions peuvent pro­vi­soi­re­ment être tirées. Pre­miè­re­ment, sans l’imposition de zones d’exclusion aériennes par l’ONU, il n’y aurait plus depuis long­temps d’opposants en vie avec qui envi­sa­ger une solu­tion poli­tique, qu’il s’agisse d’une tran­si­tion démo­cra­tique garan­tie inter­na­tio­na­le­ment ou d’une dis­so­lu­tion négo­ciée du régime en place. Deuxiè­me­ment, l’opposition libyenne, dont la fai­blesse mili­taire est désor­mais criante, sera, d’une façon ou d’une autre, rede­vable de l’intervention armée occi­den­tale et de l’activisme diplo­ma­tique de plu­sieurs chan­cel­le­ries euro­péennes, moyen-orien­tales et afri­caines. Troi­siè­me­ment, face à un champ poli­tique dévas­té par quatre décen­nies de dic­ta­ture mêlant tota­li­ta­risme inté­gral et équi­li­brisme tri­bal, tout régime futur aura fort à faire pour démon­trer sa dura­bi­li­té, sa sta­bi­li­té et sa représentativité.

Le 12 avril 2011

  1. En arabe, le terme « Répu­blique » (Jum­hû­riya) est for­gé sur le sub­stan­tif Jum­hûr et tra­duit par­fai­te­ment le concept clas­sique de « chose publique » (Res publi­ca). « Jamâ­hî­riya » est quant à lui un néo­lo­gisme arabe for­gé par Mouam­mar Kadha­fi lui-même sur Jamâ­hîr (« masses »), c’est-à-dire le plu­riel de Jum­hûr (« public »). Jamâ­hî­riya signi­fie donc lit­té­ra­le­ment « chose des masses », mais peut se tra­duire éga­le­ment par « Com­mune » (res com­mu­nis ou com­mune), au sens révo­lu­tion­naire du terme.
  2. C’est cette garde pré­to­rienne qui avait béné­fi­cié des contrats pas­sés en 2009 auprès de la FN d’Herstal… La 32e Bri­gade était cen­sée sécu­ri­ser un cor­ri­dor huma­ni­taire au Dar­four, Dar­four qui était simul­ta­né­ment sou­mis aux mas­sacres com­mis par les milices ara­bistes sou­da­naises des Jan­ja­wid et du Ras­sem­ble­ment arabe, elles-mêmes appuyées par les mer­ce­naires de la Légion isla­mique… libyenne.
  3. La norme onu­sienne du R2P (Res­pon­sa­bi­li­ty to Pro­tect) est l’un des pro­duits juri­diques du géno­cide rwan­dais de 1994. Ade­keye Ade­ba­jo, « Afri­ca must sup­port Libya inter­ven­tion », Mail & Guar­dian (Johan­nes­burg), 1er avril 2011.
  4. À l’ouest, en Tri­po­li­taine, outre la ville pétro­lière de Mis­ra­ta, plu­sieurs enclaves mon­ta­gneuses majo­ri­tai­re­ment ber­bères du Dje­bel el-Gharb (Yefren, Zin­tan, Gha­ryan Jadu, etc.) se sont sou­le­vées contre la Grande Com­mune, laquelle les a iso­lées et mas­si­ve­ment bombardées.

Pascal Fenaux


Auteur

Pascal Fenaux est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1992. Sociologue, il a poursuivi des études en langues orientales (arabe et hébreu). Il est spécialiste de la question israélo-palestinienne, ainsi que de la question linguistique et communautaire en Belgique. Journaliste indépendant, il est également «vigie» (veille presse, sélection et traduction) à l’hebdomadaire Courrier international (Paris) depuis 2000. Il y traite et y traduit la presse «régionale» juive (hébréophone et anglophone) et arabe (anglophone), ainsi que la presse «hors-zone» (anglophone, yiddishophone, néerlandophone et afrikaansophone).