De la « gouvernance » aux « communs »
Par quel terme pourrions-nous remplacer le mot-valise qu’est le mot « gouvernance » ? Plusieurs pistes ont été avancées. Nous voudrions ici prolonger l’une d’entre elles : et si nous remplacions la « gouvernance » par la gestion des « communs » ? En d’autres termes, nous pensons que les entreprises sociales ont beaucoup à gagner à s’intéresser à l’apparition de cette autre « créature[efn_note]À savoir, selon Michel Callon, ces inventions techniques ou conceptuelles promues par des ensembles politiques, médiatiques ou juridiques et qui déterminent notre quotidien.[/efn_note]» que sont les « communs ».
Au cours d’une récente matinée de réflexion sur le thème des « enjeux et pratiques de la gouvernance dans les entreprises sociales », nous avons développé les raisons qui nous poussent à vouloir « en finir » avec ce terme de « gouvernance »1 (Mortier, 2018). Une des raisons invoquées est l’origine de ce terme. S’il est maintenant aussi présent dans nos têtes, il ne faut pas perdre de vue que ce concept est d’abord apparu dans la bouche des défenseurs d’une abolition de la distinction entre gestion publique et gestion privée. À les écouter, l’État doit être géré comme une entreprise et les entreprises sociales comme des entreprises marchandes. Convaincus que les outils ne sont jamais neutres et que les mots et concepts que nous utilisons quotidiennement ont un pouvoir intrinsèque, nous avons cherché à proposer une alternative.
Les communs pour horizon
La philosophe Isabelle Stengers propose elle aussi de dénoncer tout vocabulaire relevant de la « gouvernance ». Celui-ci « traduit bien la destruction de ce qui impliquait une responsabilité collective quant à l’avenir, c’est-à-dire la politique. Avec la gouvernance, il ne s’agit plus de politique, mais de gestion et d’abord de gestion d’une population qui ne doit pas se mêler de ce qui la regarde » (Stengers, 2009, p. 66). Le mouvement de pensée et d’action des « communs » est né dans la tête de chercheurs, d’activistes et de mandataires publics. Il prend précisément le contrepied de ces idées de limitation de la démocratie et d’extension du marché. La manière la plus courante de définir les communs insiste sur la conjugaison de trois éléments : des ressources localisées (1) gérées collectivement par une communauté (2) qui établit des règles (3) dans le but de préserver et pérenniser cette ressource dans le temps. Les ressources peuvent être matérielles, comme une forêt ou un lieu partagé, un outil de production, ou immatérielles, comme des savoirs et savoir-faire ouvriers, paysans ou scientifiques.
Plusieurs reproches peuvent être faits à la notion de communs. Le premier est la nature abstraite et floue du concept, qui pourrait lui aussi être qualifié de mot-valise. Le deuxième, lié au premier, est le caractère quasi miraculeux qui est attribué à cette nouvelle conception comme vecteur de changement social. Le troisième, antithèse du précédent, est lié au fait que certaines conceptions des communs ne sont pas porteuses d’une transformation sociale véritable. Les communs continuent en effet parfois d’être envisagés à partir des cadres théoriques standards de l’économie et du droit et ne seraient applicables que là où le marché et l’État ont échoué2.
Nous chercherons à dissiper ces trois reproches en analysant un dispositif concret, en nous référant à la vision des communs comme une antirecette et en complétant cette première définition des communs.
Parties (sur)prenantes
Est-il possible de gérer les ressources en énergie renouvelable situées sur un territoire (comme le soleil qui y rayonne, le vent qui y souffle ou les fleuves qui y coulent) autrement qu’en les cédant à des entreprises multinationales ? Partout en Europe, des « communautés énergétiques locales » s’organisent. Elles se composent de citoyens et/ou de collectivités locales et/ou d’acteurs associatifs qui s’unissent en vue de produire de l’énergie renouvelable, de la distribuer et, dans le même temps, de réduire leur consommation globale d’énergie de différentes manières. Ces nouveaux types d’acteurs sont confrontés à plusieurs enjeux : quelle diversité de parties prenantes associer ? Comment traduire les intérêts potentiellement divergents de ces multiples parties en un intérêt commun, collectif et conforme à l’intérêt général plus large ? Comment piloter et gouverner efficacement et démocratiquement les multiples véhicules juridiques qui seront créés pour gérer les communs ?
Qui faut-il associer ? Une diversité de parties prenantes peut être concernée. Il peut s’agir des citoyens habitant le territoire (ou voisins de celui-ci, voire plus lointains), des entreprises et des associations actives sur le même territoire dans le champ de l’énergie, comme des personnes salariées par la communauté organisée en entreprise sociale (par exemple en coopérative), des autorités publiques comme les communes. Les personnes physiques et morales engagées dans une telle association peuvent être productrices et/ou consommatrices d’énergie. On le comprend aisément, si leurs intérêts peuvent converger, ils peuvent aussi être divergents sur certains points (comme celui du prix de l’énergie). Le statut public ou privé des acteurs peut aussi rendre la coopération difficile.
Un deuxième enjeu surgit dès lors : comment construire l’intérêt général ? Notre vision des communs ne présuppose pas l’existence d’un intérêt général premier qu’une puissance supérieure (l’État, la « saine concurrence » du marché ou encore un mouvement citoyen ou la société civile) aurait en charge de réaliser. Cet intérêt commun ne préexiste pas, mais « émerge […] par les pratiques de décision et de gestion collectives » (Duchêne, Guillibert, Henneton, Krikorian et Wahnich, 2013, p. 1). Autrement dit, les communs ne sont jamais « déjà là » (comme l’affirment certaines conceptions), mais sont toujours à construire par les « communautés ». La difficulté est évidemment qu’il n’existe pas non plus de recette miracle pour transmuer les intérêts individuels en intérêt commun si possible conforme à l’intérêt collectif. Il ne peut s’agir que d’essais et d’erreurs dans cette direction, dès lors que la poursuite de l’intérêt général est bien inscrite dans les statuts de l’entreprise. C’est en pensant dès le départ la gouvernance en commun qu’on a le plus de chance de contribuer à l’intérêt général qui doit lui-même être construit par les interactions entre acteurs à intérêts potentiellement divergents.
Le troisième enjeu est celui de savoir comment rendre la participation effective, efficiente et inclusive. Le risque est grand de voir ce type d’initiative ne réunir que des personnes déjà convaincues, au capital financier et culturel élevé. La démocratie énergétique à laquelle ces communautés prétendent contribuer repose sur l’idée de l’accès de chacun à suffisamment d’énergie. Les parties prenantes doivent aussi être des « parties surprenantes » (celles qu’on n’attend pas) comme les habitants les plus précarisés du territoire. En outre, une fois ces personnes rassemblées, il restera encore à les faire participer activement (au double sens d’apporter une part et de recevoir une part) notamment au processus de décision. De l’imagination doit être déployée à cette fin pour que les instances soient adaptées et remplissent réellement leurs fonctions, tout en n’étant pas trop énergivores en temps.
Un véhicule pour les communs
Il existe en France un statut spécifique à ce type d’entreprise sociale, le statut de société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), dont on retrouve aujourd’hui plus de cinq-cents unités à travers le pays, dans des champs d’action très différents. Outre les critères ordinaires de l’économie sociale comme la limitation apportée à la rémunération possible du capital, les caractéristiques de ces sociétés sont les suivantes : l’utilité sociale, le multisociétariat (à savoir l’association d’au moins les salariés et les bénéficiaires et, le cas échéant, des bénévoles et des collectivités publiques), le processus de décision démocratique et le rapport particulier au territoire. De telles entreprises sociales existent aussi en Belgique, sans qu’elles aient à leur disposition un statut spécifique3. Dans le domaine de l’énergie, on peut citer en France la SCIC Enercoop et en Belgique les coopératives citoyennes énergétiques membres de la fédération Rescoop-Wallonie et la société coopérative Cociter qui les réunit. Dans un autre domaine, celui de l’alimentation, les « ceintures alimentaires4 » qui se structurent actuellement, ainsi que les coopératives de producteurs et de consommateurs, sont d’autres exemples de gestion des communs.
Le principe « une personne, une voix » est d’application au sein des SCIC. Étant donné leur particularité d’associer des catégories diverses de personnes, la loi française a prévu la possibilité de créer des « collèges de vote ». Si cette option est retenue, le calcul des résultats d’un vote en AG se fait en deux temps : décompte ordinaire puis affectation du pourcentage prévu par les statuts à chaque sous-ensemble ou collège. Cette pondération de la voix détenue par chaque associé vise soit à minorer un type d’associé numériquement supérieur, soit à valoriser une expertise particulière de telle ou telle catégorie d’associés. Ainsi, au sein de la SCIC française Enercoop, la pondération suivante a été décidée lors de la création, notamment pour que les consommateurs, très nombreux, ne soient pas seuls maitres à bord : 10% des voix en AG pour les personnes salariées, 20% pour les consommateurs, 20% pour les producteurs, 10% pour les partenaires et 10% pour les collectivités publiques impliquées.
Cette technique ne doit toutefois pas faire oublier que « le moteur des SCIC réside dans la définition des catégories d’associés […] et dans l’animation de ces synergies, de ces interactions qui vont produire l’intérêt collectif autant que le produit lui-même » (Draperi et Margado, 2016, p. 31). Créer des collèges de vote n’est qu’un outil particulier, en lui-même insuffisant et pas toujours nécessaire. Ce qu’il faut penser dès le début d’un tel projet relève davantage de l’animation coopérative, voire de l’éducation populaire, par la création et l’entretien durable de l’«affectio societatis » entre les associés aux intérêts, par définition, divers, donc moins du management d’une entreprise ou de sa gouvernance au sens étroit. Ce qui est visé relève bien d’une véritable acculturation, à savoir la transformation de la poursuite de l’intérêt individuel en la recherche d’un intérêt commun. Enercoop a, par exemple, mis en place des espaces de dialogue intermédiaires, outre les espaces/temps classiques que sont l’assemblée générale et le conseil d’administration. Des correspondants locaux volontaires parmi les associés ont été institués en vue d’animer des réunions régionales entre consommateurs, producteurs et autres acteurs locaux de manière à faciliter leur rapprochement. C’est aussi une manière d’éviter que les AG se transforment en simples chambres d’explication et de validation des décisions prises en CA. L’objectif global de réduction de la consommation est lui aussi mieux atteint de la sorte puisque les solutions proposées seront adaptées aux besoins particuliers. Enfin, c’est aussi de la sorte que l’entreprise peut mieux assumer son identité de mouvement citoyen militant en faveur de la transition énergétique. En étudiant plusieurs projets (dont des SCIC) qui se trouvent à la croisée des communs et de l’économie sociale et solidaire, un chercheur français a proposé de qualifier de telles initiatives de « communs sociaux » (Sauvêtre, 2018). Pierre Sauvêtre a identifié quelques critères idéal-typiques supplémentaires à ceux habituellement associés aux communs et rappelés plus haut :
- plus que sur la seule existence de ressources communes, les communs sociaux reposent sur la coconstruction d’une finalité commune, sociale, solidaire et capable de motiver la coopération des acteurs ;
- cette coopération induit une recherche d’égalité dans les conditions de travail des acteurs impliqués ;
- étant donné l’hétérogénéité des statuts et des intérêts des participants au commun, la formation d’un intérêt commun résulte de la mise en œuvre d’un gouvernement collectif et participatif ;
- la mise en place de dispositifs participatifs de délibération et de codécision participera à la construction d’une identité collective qui n’est pas donnée à priori ;
- à la citoyenneté politique ainsi créée peut être adjointe une citoyenneté économique (par la participation financière des parties);
- le territoire partagé est considéré comme l’espace commun à l’intérieur duquel ses habitants peuvent constituer des communs sociaux ;
- en vue de limiter les logiques concurrentielles, c’est la coopération qui est recherchée entre différents communs sociaux ;
- étant donné les rapports étroits entre économie sociale et pouvoirs publics, la coconstruction des politiques publiques et la culture du commun à l’intérieur des services publics sont recherchées ;
- pour contrer les logiques d’exclusion, il doit exister un droit à faire partie du commun, un droit universel à participer à leur construction.
Commoners, assemblons-nous !
Un appel peut être lancé aux initiatives, associations et entreprises sociales qui se reconnaitraient dans l’approche particulière des communs qui a été développée ici : apprenons à mieux nous connaitre, partageons nos pratiques et expériences, positionnons-nous ensemble dans les débats et évolutions en cours5. Ambitionner de faire mouvement pour une alternative économique et sociale qui passe par la réappropriation de ces « créatures » que sont, entre autres, la « gouvernance » et les « communs ». Pour qu’elles soient réellement créatrices.
- Comme il nous arrive parfois de quand même utiliser le terme de gouvernance, précisons que la définition qui nous agrée le plus est la suivante : « l’ensemble des mécanismes permettant la mise en cohérence du fonctionnement de l’organisation avec le projet social qui l’anime » (Hoarau et Laville, 2008).
- C’est l’approche de l’économiste Elinor Ostrom qui est souvent visée par ces critiques. À propos des limites de cette approche, voir notamment De Leener et Totté, 2017.
- Dans une certaine mesure, le statut belge de SFS permet de se rapprocher des principes de la SCIC, mais il est malheureusement menacé par la réforme du Code des sociétés qui vient d’être adoptée par le Parlement.
- Les ceintures alimentaires reposent sur le développement d’une coopération forte entre de multiples acteurs auparavant isolés (agriculteurs, associations, commerçants, transformateurs, artisans, citoyens, consommateurs, élus locaux, etc.) en vue de donner accès à une alimentation bio aux habitants d’un territoire. Voir : Garbarczyk B., 2017.
- Un rencontre sur le sujet se tiendra le 25 octobre 2019 à Monceau-sur-Sambre. Pour plus d’infos, contactez l’auteur (q.mortier(at)saw‑b.be).
