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De la détresse des trains

Numéro 05/6 Mai-Juin 2011 par Joëlle Kwaschin

janvier 2015

Un petit matin fris­quet, pre­mière gelée blanche, les poings bien ser­rés et gla­cés au fond des poches, sur le quai d’une de ces nom­breuses ex-gares sacri­fiées, dont cer­taines sont d’ailleurs à vendre, avec des jar­di­nières d’impatiens ce sera char­mant en été, le train arrive avec vingt minutes de retard, de quoi man­quer la cor­res­pon­dance. Les voyageurs […]

Un petit matin fris­quet, pre­mière gelée blanche, les poings bien ser­rés et gla­cés au fond des poches, sur le quai d’une de ces nom­breuses ex-gares sacri­fiées, dont cer­taines sont d’ailleurs à vendre, avec des jar­di­nières d’impatiens ce sera char­mant en été, le train arrive avec vingt minutes de retard, de quoi man­quer la cor­res­pon­dance. Les voya­geurs s’informent auprès de l’accompagnateur (ex-contrô­leur), qui répond cour­toi­se­ment que le gel a blo­qué un pas­sage à niveau. En dépit du plan hiver de la sncb, qui pré­voit des entre­tiens de maté­riel adap­tés, déclen­ché le 25 novembre, la mau­vaise sai­son commence.

Départ d’une cor­res­pon­dance avec la paille de huit minutes de retard pour attendre l’arrivée d’un autre train ; le per­son­nel de bord sup­pose avec cour­toi­sie et un brin de triomphe dans la voix d’avoir trou­vé une aus­si bonne for­mule que les « voya­geurs concer­nés appré­cie­ront ce petit ser­vice » désa­mor­çant l’éventuel éner­ve­ment des autres qui, par anti­ci­pa­tion, ne peuvent qu’être bien contents de son­ger que leur train en retard sera, lui aus­si, atten­du et puis, que repré­sentent huit minutes dans une vie de navet­teur contemporain ?

À deux jours d’intervalle, le convoi reste blo­qué qua­rante-cinq minutes entre deux gares bruxel­loises. Cour­tois et péda­go­gique, un employé explique la nature du pro­blème : un train est en détresse devant nous et puisqu’on vient de pas­ser l’aiguillage, on ne peut qu’attendre que la voie se dégage. Le mal­heur des uns, n’est-ce pas, fait le lien social des autres ; les voya­geurs, rési­gnés, bavardent, s’interrogent, ne pou­vait-on pas arrê­ter le train à la gare pré­cé­dente, de manière à lais­ser tout le monde des­cendre et prendre les trans­ports en com­mun ? C’est là que se trouve confir­mé ce que l’on sait, depuis tou­jours, la réa­li­té est plus com­pli­quée qu’on ne le pense et l’inattendu est maitre sur le réseau. Bien sûr, si la direc­tion avait su plus tôt qu’il y avait un train en détresse…

Quelques semaines aupa­ra­vant, le même mal­heur était arri­vé assez loin de la ville et, après avoir atten­du assez long­temps, les voya­geurs ont vu pas­ser en cou­rant la conduc­trice qui, après s’être ren­due à l’autre bout du train, a entre­pris de retour­ner sur ses rails pour rame­ner sa machine à la gare de départ et enga­ger les voya­geurs à emprun­ter un autre train, heu­reu­se­ment que ce n’est qu’un emprunt, que ferait-on de si fra­giles petites choses ?

Train en détresse, le cœur ne peut que se ser­rer à la pen­sée du dénue­ment dans lequel doit se trou­ver la grosse bête, navire en per­di­tion qui actionne déses­pé­ré­ment son signal de détresse, sa corne de brume. Sou­dain, un souffle d’air marin entre dans le wagon fouet­té par les embruns… Voi­là que l’on rêve tout éveillé comme le sug­gé­rait Paul Her­mant, qui pour écrire de si mer­veilleuses chro­niques ne peut être qu’un navet­teur régu­lier, « C’est un jour où il nous fau­drait rêver debout. Nos lits se réservent la meilleure part de nous. C’est une erreur. Rêver debout est une façon de ne pas se lais­ser enva­hir par la peur. C’est un jour où nous serions tous les autres1. »

L’un de ces nom­breux jours où les voya­geurs s’entassent dans les cou­loirs et sur les pla­te­formes en rai­son d’un train qui ne cir­cule qu’avec trois voi­tures au lieu des six atten­dues, veuillez nous en excu­ser. On excuse donc et on se presse. « Je vous en prie, ne res­tez pas là, venez ici », sug­gère, avec la cour­toi­sie inal­té­rable du per­son­nel de la sncb, l’accompagnatrice, ouvrant la porte de la pla­te­forme tech­nique, celle des colis, dans un geste d’hôtesse accueillante. Las!, si les voya­geurs appré­cient l’humanité de la pro­po­si­tion, cela n’empêche pas cer­tains de rous­cailler, fai­sant un réca­pi­tu­la­tif de toutes leurs mésa­ven­tures fer­ro­viaires dans un las­sant, mais accep­table inven­taire. Mais, pour­sui­vit un indi­vi­du remon­té contre notre natio­nale socié­té, en plus on n’a même pas de gou­ver­ne­ment. Et d’exposer dans un même souffle ce qu’il convient de faire pour résoudre les pro­blèmes de train et de gouvernement.

En tout cas, les ges­tion­naires ne manquent pas d’idées et sug­gèrent, par voie d’affiche, de se faire infor­mer des retards sur son télé­phone por­table, ce qui per­met­tra de mettre à pro­fit les huit minutes de délai pour aller boire un café. Quels râleurs, ces voya­geurs, inca­pables d’apprécier que la sncb leur ménage une pause café…

Mais on a beau être un voya­geur docile, patient même, pré­voyant — tou­jours un gros livre avec soi — il y a des jours où la coupe est pleine et déborde : on veut bien com­prendre toutes les dif­fi­cul­tés de la sncb, com­pa­tir avec le per­son­nel qui se fait agres­ser et se met en grève sans crier gare, tout, mais pas se trou­ver confron­té à un pou­ja­disme imbé­cile qu’un soir de fatigue où l’on baisse sa garde dans un wagon sur­peu­plé et bruyant, l’on n’est pas loin de faire sien. Voi­là le vrai désa­gré­ment que les che­mins de fer font cou­rir aux navet­teurs : leur faire rejoindre le café du Com­merce plu­tôt que le grand large sans même l’excuse du verre de trop qui empâte l’élocution et sim­pli­fie le monde.

  1. Paul Her­mant, « Un jour à rêver debout », rtbf,
    27 jan­vier 2011.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie