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De la Banque mondiale et du développement économique palestinien

Numéro 3 - 2018 par Taher Labadi

mai 2018

La Banque mon­diale (BM) vient de publier un nou­veau rap­port adres­sé au Comi­té de liai­son ad hoc (AHLC), l’organe poli­tique en charge de super­vi­ser l’aide au déve­lop­pe­ment dans les ter­ri­toires pales­ti­niens occu­pés (TPO). Elle y fait savoir que les Pales­ti­niens se sont encore appau­vris en 2017 et que la réces­sion éco­no­mique devrait selon toute vrai­sem­blance se […]

Le Mois

La Banque mon­diale (BM) vient de publier un nou­veau rap­port adres­sé au Comi­té de liai­son ad hoc (AHLC)1, l’organe poli­tique en charge de super­vi­ser l’aide au déve­lop­pe­ment dans les ter­ri­toires pales­ti­niens occu­pés (TPO)2. Elle y fait savoir que les Pales­ti­niens se sont encore appau­vris en 2017 et que la réces­sion éco­no­mique devrait selon toute vrai­sem­blance se pour­suivre en 2018. La situa­tion est par­ti­cu­liè­re­ment pré­oc­cu­pante dans la bande de Gaza où les condi­tions éco­no­miques se sont dété­rio­rées au cours des deux der­nières décen­nies et où la popu­la­tion fait face à d’importantes pénu­ries d’eau et d’électricité ain­si qu’à l’effondrement des ser­vices sociaux de base3.

L’aide des bailleurs de fonds appa­rait plus que jamais néces­saire pour amor­tir l’impact de la crise huma­ni­taire. Le rap­port pré­cise néan­moins qu’elle ne sau­rait être sub­sti­tuée à un enga­ge­ment de toutes les par­ties à s’attaquer aux diverses contraintes qui pèsent sur l’activité éco­no­mique pales­ti­nienne. La BM sug­gère à cet effet une série de mesures des­ti­nées à sti­mu­ler la crois­sance et à encou­ra­ger l’essor d’un sec­teur pri­vé dyna­mique. Cer­taines de ces mesures se rap­portent aux contraintes dites « externes » et sont avant tout du res­sort de l’administration israé­lienne. D’autres visent en revanche à sou­la­ger l’économie de contraintes dites « internes » et relèvent de la res­pon­sa­bi­li­té de l’Autorité pales­ti­nienne (AP)4.

Développer sous contraintes : la neutralisation du contexte colonial dans le discours de la Banque mondiale

Au fil des rap­ports, les éco­no­mistes de la BM ont, il est vrai, pris l’habitude de dénon­cer les mul­tiples res­tric­tions impo­sées par Israël dont cer­taines sont à l’œuvre depuis 1967 et ont conduit à des dis­tor­sions ain­si qu’à une éro­sion de l’appareil pro­duc­tif pales­ti­nien. L’administration israé­lienne est de ce fait sans cesse appe­lée à prendre part à l’effort pour libé­rer le poten­tiel de crois­sance éco­no­mique dans les TPO, entre autres, cette fois-ci, en faci­li­tant l’entrée de maté­riaux pour la recons­truc­tion des infra­struc­tures dans la bande de Gaza, en aug­men­tant le nombre de per­mis de construire et d’entreprendre en zone C en Cis­jor­da­nie5, en éten­dant la liste des pro­duits auto­ri­sés à entrer sur ces ter­ri­toires ou encore en faci­li­tant la cir­cu­la­tion des per­sonnes et des marchandises.

De leur côté, les Pales­ti­niens sont invi­tés à ren­for­cer leurs ins­ti­tu­tions et à mettre fin à la divi­sion poli­tique entre la Cis­jor­da­nie et la bande de Gaza, divi­sion qui empêche la coor­di­na­tion des poli­tiques et accroit la frag­men­ta­tion de l’espace éco­no­mique. L’AP doit aus­si, et sur­tout, réfor­mer son sys­tème fis­cal et réduire ses dépenses bud­gé­taires, de façon à dimi­nuer sa propre dépen­dance à l’aide qui inquiète tout par­ti­cu­liè­re­ment les bailleurs. La Banque entend éga­le­ment pous­ser vers une plus grande com­plé­men­ta­ri­té entre les deux éco­no­mies, pales­ti­nienne et israé­lienne, ce qui passe par un ren­for­ce­ment des rela­tions com­mer­ciales, une plus grande mobi­li­té des tra­vailleurs, l’investissement dans des indus­tries jointes et l’établissement d’infrastructures communes.

L’institution de Bret­ton Woods pro­meut ce fai­sant un modèle de crois­sance qu’elle a elle-même consa­cré au moment où elle entrait en action dans les TPO, en 1993, et duquel il res­sort étran­ge­ment qu’Israël est à la fois un bel­li­gé­rant du conflit en cours et un par­te­naire pri­vi­lé­gié dans le déve­lop­pe­ment de l’économie pales­ti­nienne. Pour qui est atten­tif aux réa­li­tés du ter­rain pales­ti­nien, cette ambi­va­lence est pro­ba­ble­ment sur­pre­nante. Elle est pour­tant symp­to­ma­tique du dis­cours que tient la Banque et tra­duit un apo­li­tisme et un manque de réa­lisme qu’on lui a sou­vent repro­ché par ailleurs6. La plu­part du temps, l’emploi d’un voca­bu­laire tech­nique et euphé­mi­sé conduit en effet la BM à éva­cuer les cir­cons­tances par­ti­cu­lières dans les­quelles elle est ame­née à intervenir.

Dans le cas pales­ti­nien, cela lui per­met sur­tout de ne pas tenir compte du rap­port colo­nial qu’entretient Israël avec les TPO ou même des effets empi­riques d’un défaut de sou­ve­rai­ne­té. Or la colo­ni­sa­tion, la confis­ca­tion des terres et des res­sources, le contrôle des fron­tières et plu­sieurs décen­nies de poli­tiques éco­no­miques défi­nies par l’administration israé­lienne ont bel et bien trans­for­mé et façon­né l’activité éco­no­mique des Pales­ti­niens sous occu­pa­tion. Un pro­ces­sus que Sara Roy carac­té­rise de dé-déve­lop­pe­ment7 et en consé­quence duquel l’économie des TPO reste à ce jour cap­tive de l’économie israé­lienne et en est dépen­dante pour son fonc­tion­ne­ment. C’est d’ailleurs cet état de sujé­tion qui explique en par­tie l’ampleur des pénu­ries et l’effondrement des sec­teurs pro­duc­tifs dans la bande de Gaza pla­cée sous blo­cus israé­lien depuis 2007.

Dif­fi­cile dans ces condi­tions de ne pas s’inquiéter de la dimen­sion stra­té­gique et poten­tiel­le­ment conflic­tuelle de toute inter­ven­tion dans l’économie, celle-ci étant direc­te­ment et peut-être constam­ment aux prises avec des enjeux de sou­ve­rai­ne­té, de domi­na­tion, de résis­tance ou de sédi­tion. C’est pour­tant ce que par­vient à faire la BM dans ses rap­ports et ana­lyses. L’économie pales­ti­nienne y appa­rait essen­tiel­le­ment sous la forme d’un uni­vers for­mel et pro­cé­du­ral, pri­son­nier d’un ensemble de contraintes et dis­po­sant d’un cer­tain nombre de res­sources. Il en va de même de l’AP, qui est consi­dé­rée en tant qu’unité auto­nome, dotée d’une ratio­na­li­té propre et d’une extrême plas­ti­ci­té pra­tique, évo­luant indé­pen­dam­ment des rap­ports qu’elle entre­tient avec son envi­ron­ne­ment exté­rieur, qu’il s’agisse de la socié­té pales­ti­nienne, d’Israël ou encore de la com­mu­nau­té des bailleurs.

Il y a bien là une ten­dance qua­si patho­lo­gique à la réi­fi­ca­tion qui frappe tour à tour l’occupation israé­lienne, le déve­lop­pe­ment éco­no­mique, la construc­tion éta­tique ou même l’aide inter­na­tio­nale et qui conduit la BM à les trai­ter en tant qu’entités homo­gènes, uni­fiées, cho­si­fiées, sans his­toires ni contra­dic­tions, inter­agis­sant les unes avec les autres de façon extrin­sèque. Tout se passe en fait comme si le conflit était une simple variable exo­gène affec­tant l’économie. Variable poli­tique dont il s’agira de s’affranchir ou, à défaut, de pon­dé­rer les mau­vais effets au moyen de l’aide inter­na­tio­nale. L’économie est quant à elle entiè­re­ment assi­mi­lée à la figure idéa­li­sée du mar­ché dans lequel pré­valent des pra­tiques natu­rel­le­ment ajus­tées, voire har­mo­nieuses, en tout cas dépour­vues de tout rap­port de force.

En ce sens, l’apolitisme de la Banque relève moins d’un sens du com­pro­mis que d’un posi­tion­ne­ment idéo­lo­gique. Ceci trans­pa­rait encore dans la vision pure­ment ins­tru­men­tale qu’entretient la Banque de son propre rôle ain­si que de celui de l’aide. L’une et l’autre n’ont d’autre rai­son d’être que celle de répondre aux besoins de l’économie pales­ti­nienne. Aucun par­ti pris n’est jamais dis­cu­té, qu’il soit poli­tique ou éco­no­mique. Une absence de réflexi­vi­té qui se tra­duit par l’incapacité de la BM à se remettre en cause et à révi­ser ses poli­tiques mal­gré l’échec patent de son inter­ven­tion dans les TPO8. Rien n’est dit non plus sur les concep­tions diver­gentes que les uns et les autres peuvent avoir du déve­lop­pe­ment et de ses moda­li­tés, ce qui est loin d’être ano­din si l’on s’en tient à l’histoire de cette pra­tique en Pales­tine au cours du siècle dernier.

L’aide au développement, une pratique d’abord contre-insurrectionnelle

Les ten­ta­tives pour ame­ner les Pales­ti­niens à dis­so­cier leurs aspi­ra­tions éco­no­miques de celles qui sont poli­tiques ne sont effec­ti­ve­ment pas nou­velles. Déjà à l’époque du man­dat, l’administration bri­tan­nique refuse sys­té­ma­ti­que­ment aux Arabes du pays le sta­tut de com­mu­nau­té natio­nale ayant des droits poli­tiques9. Elle entre­prend pour­tant de sou­te­nir ici et là l’activité éco­no­mique des Pales­ti­niens et d’améliorer leurs condi­tions de vie dans l’espoir de désa­mor­cer leur colère et ain­si de réduire le cout, aus­si bien poli­tique que finan­cier, cau­sé par l’état de révolte qua­si-per­ma­nent. Ce sou­tien n’est évi­dem­ment en rien com­pa­rable à celui dont béné­fi­cie alors le mou­ve­ment sio­niste et ne suf­fit pas, de toute façon, à enrayer l’appauvrissement crois­sant des pay­sans et des ouvriers pales­ti­niens10.

Une poli­tique sem­blable sera plus tard adop­tée par les auto­ri­tés israé­liennes vis-à-vis des Pales­ti­niens de l’intérieur11 ou encore dans les TPO. La pro­mo­tion du déve­lop­pe­ment éco­no­mique est encore un moyen de ne pas céder aux reven­di­ca­tions rela­tives à leurs sta­tuts poli­tiques. Ces ini­tia­tives per­mettent aus­si aux Israé­liens de péné­trer éco­no­mi­que­ment dans les « zones arabes », des deux côtés de la fron­tière et de pro­cé­der à leur inté­gra­tion dans l’économie israé­lienne12. Il faut éga­le­ment empê­cher que se déve­loppe une éco­no­mie pales­ti­nienne auto­nome pou­vant ser­vir de base à un acti­visme poli­tique hos­tile. Il s’agit enfin d’encourager l’émergence d’une élite pales­ti­nienne plus conci­liante, tan­dis que ceux qui s’opposent à l’occupation sont oppor­tu­né­ment accu­sés de nuire au développement.

Il res­sort ain­si que le pas­sage d’une agri­cul­ture vivrière à une agri­cul­ture d’exportation, l’industrialisation et la sous-trai­tance d’entreprises pales­ti­niennes, la redi­rec­tion des flux com­mer­ciaux vers Israël et l’Europe et l’emploi de tra­vailleurs pales­ti­niens en Israël sont autant de poli­tiques qui ont cou­plé l’élévation du niveau de vie des Pales­ti­niens à un accrois­se­ment de leur dépen­dance éco­no­mique ain­si que de leur vul­né­ra­bi­li­té poli­tique13. Or cette vul­né­ra­bi­li­té pèse d’autant plus lourd que ce sont les auto­ri­tés israé­liennes qui contrôlent en défi­ni­tive l’accès aux ter­ri­toires pales­ti­niens, voire la cir­cu­la­tion en leur sein.

La fer­me­ture des points de pas­sage et la res­tric­tion du tra­fic et des échanges sont ain­si régu­liè­re­ment employées comme un moyen de pres­sion et de sanc­tion contre la socié­té pales­ti­nienne qui est alors rapi­de­ment menée au bord de l’«asphyxie » éco­no­mique, voire main­te­nue dans un état de crise huma­ni­taire durable comme c’est actuel­le­ment le cas dans la bande de Gaza. En cela, les poli­tiques de déve­lop­pe­ment, d’intégration et de ren­for­ce­ment de la sujé­tion éco­no­mique des Pales­ti­niens par­ti­cipent plei­ne­ment de l’arsenal contre-insur­rec­tion­nel israé­lien et consti­tuent une forme spé­ci­fique de vio­lence qui ne dit pas son nom.

De leur côté, les Pales­ti­niens ont éga­le­ment entre­pris de mobi­li­ser des moyens éco­no­miques pour « tenir bon » (sumud) et conti­nuer à occu­per les lieux. L’activité agri­cole ain­si que la construc­tion et l’urbanisation ont par­fois acquis une dimen­sion mili­tante pour ne pas lais­ser l’espace vide et mettre un frein à la colo­ni­sa­tion14. Le déve­lop­pe­ment acquiert alors un tout autre sens puisqu’il s’agit avant tout de ne plus dépendre de l’occupant israé­lien et de ne pas res­ter vul­né­rables aux diverses pres­sions et aux mesures de coer­ci­tion15. Un mou­ve­ment qui culmine à la fin des années 1980, au moment de la pre­mière inti­fa­da16, et qui tend à retrou­ver un nou­veau souffle depuis quelques années, en par­ti­cu­lier dans la bande de Gaza.

La paix par le développement… sous occupation

Le pro­ces­sus de paix qui a débu­té dans les années 1990 a pour­tant cela de par­ti­cu­lier qu’il conduit la direc­tion pales­ti­nienne à endos­ser elle-même cette dis­so­cia­tion entre éco­no­mique et poli­tique, se fai­sant ain­si le relai de cette pra­tique contre-insur­rec­tion­nelle contre son propre peuple. Les accords d’Oslo ne mettent pas fin à l’occupation israé­lienne et ren­voient à plus tard les négo­cia­tions rela­tives au règle­ment per­ma­nent. Ceux-ci pré­voient en revanche que cer­taines pré­ro­ga­tives civiles et admi­nis­tra­tives soient trans­fé­rées à une « Auto­ri­té pales­ti­nienne inté­ri­maire auto­nome » et qu’une coopé­ra­tion soit enga­gée entre cette der­nière et Israël sur les plans éco­no­mique et sécu­ri­taire. À cela s’ajoute l’engagement pris par la Com­mu­nau­té inter­na­tio­nale de sou­te­nir finan­ciè­re­ment la par­ti­ci­pa­tion des Pales­ti­niens au pro­ces­sus de paix.

Il s’agit alors expli­ci­te­ment de rendre tan­gibles pour la popu­la­tion pales­ti­nienne les « béné­fices de la paix », en pro­mou­vant le déve­lop­pe­ment éco­no­mique des ter­ri­toires17. C’est ain­si que la Banque mon­diale est char­gée de défi­nir et de poser le cadre dans lequel sera employée cette aide inter­na­tio­nale. Celle-ci va de ce fait pro­cé­der au trai­te­ment tech­nique de ques­tions émi­nem­ment poli­tiques, puisque nous sommes là au cœur des rap­ports entre Pales­ti­niens et Israé­liens, sans qu’à aucun moment elles ne soient posées en des termes poli­tiques. Autre­ment dit, sans que jamais ne soient enga­gées des consi­dé­ra­tions rela­tives au sta­tut final des négo­cia­tions, aux reven­di­ca­tions poli­tiques des Pales­ti­niens ou même à la sou­ve­rai­ne­té de leur État.

Il s’agira en revanche d’identifier les « besoins éco­no­miques » qui per­met­tront une coopé­ra­tion effec­tive et immé­diate entre toutes les par­ties, étant enten­du que le déve­lop­pe­ment et l’intégration éco­no­mique seraient la voie la plus sure vers la paix poli­tique. L’agenda est ici osten­si­ble­ment d’inspiration néo­li­bé­rale. L’accent est mis en effet sur la crois­sance et la com­pé­ti­ti­vi­té du sec­teur pri­vé, la libé­ra­li­sa­tion finan­cière et l’intégration dans l’économie régio­nale et mon­diale. Fait éga­le­ment révé­la­teur, l’Autorité pales­ti­nienne n’y est envi­sa­gée que d’après ses fonc­tions dans l’économie, décli­nées sous dif­fé­rentes formes (sec­teur public, cadre légal, sys­tème fis­cal, dépenses publiques, infra­struc­tures, ser­vices sociaux) et le ren­for­ce­ment des ins­ti­tu­tions pales­ti­niennes n’a d’autre rai­son d’être que celle d’entretenir un cli­mat favo­rable à l’activité économique.

Sur le ter­rain, l’AP voit pour­tant son champ de com­pé­tence sévè­re­ment limi­té par le contrôle qu’exercent les Israé­liens sur la majeure par­tie des ter­ri­toires. Elle se retrouve par ailleurs tota­le­ment dépen­dante finan­ciè­re­ment du rever­se­ment des taxes per­çues par les auto­ri­tés israé­liennes sur les impor­ta­tions pales­ti­niennes, qui n’hésitent pas à les confis­quer dans une logique ouver­te­ment puni­tive, ain­si que par l’attribution de l’aide inter­na­tio­nale, non moins dis­cré­tion­naire et poli­ti­que­ment condi­tion­née. L’AP se voit par consé­quent tou­jours for­cée de prou­ver sa « bonne conduite » pour conti­nuer à béné­fi­cier de l’aide néces­saire à sa sur­vie, négli­geant en cela sa légi­ti­mi­té interne vis-à-vis de sa propre population.

Ain­si alors même que la colo­ni­sa­tion se pour­suit et que les Pales­ti­niens sont confron­tés à nou­veau à un haut niveau de vio­lence et de répres­sion, l’AP est quant à elle exhor­tée à pour­suivre tou­jours plus loin les réformes pour « assai­nir » ses ins­ti­tu­tions et éta­blir une éco­no­mie de mar­ché dans les TPO. Ces pres­crip­tions ont par ailleurs trou­vé un écho favo­rable auprès des diri­geants de l’AP, en par­ti­cu­lier après 2007, comme peuvent l’attester les diverses poli­tiques de libé­ra­li­sa­tion des entre­prises par les gou­ver­ne­ments pales­ti­niens suc­ces­sifs depuis une dizaine d’années18. Cela se reflète éga­le­ment dans le déve­lop­pe­ment achar­né d’un appa­reil de sécu­ri­té palestinien.

Cet appa­reil a en effet été réor­ga­ni­sé sous la super­vi­sion des États-Unis et consti­tue aujourd’hui un dis­po­si­tif impo­sant dans la coopé­ra­tion avec Israël contre toute forme d’opposition aux accords d’Oslo et de résis­tance à l’occupation. Or de fait, toutes ces mesures ont éga­le­ment contri­bué au ren­for­ce­ment d’une élite pales­ti­nienne com­po­sée de hauts fonc­tion­naires de l’AP, de capi­ta­listes pales­ti­niens et de res­pon­sables d’ONG. Leur pros­pé­ri­té est d’abord liée à l’afflux de capi­taux étran­gers, à l’importation de pro­duits de consom­ma­tion, à la pres­ta­tion de ser­vices et à la construc­tion, des sec­teurs qui ne sont que peu affec­tés par l’extension des colo­nies israé­liennes, ou même par l’absence mani­feste de toute sou­ve­rai­ne­té19.

L’effondrement de l’appareil pro­duc­tif pales­ti­nien et l’afflux de finan­ce­ments étran­gers ont, pour finir, ame­né l’AP à s’imposer en tant qu’acteur socioé­co­no­mique inévi­table dans les TPO, l’emploi dans le sec­teur public étant deve­nu la prin­ci­pale source de reve­nu pour de très nom­breuses familles. Il consti­tue éga­le­ment un moyen pour l’AP d’acheter la paix sociale et de pré­ve­nir les mobi­li­sa­tions col­lec­tives de tous ordres20. Dans un tel contexte, la com­pres­sion du volume de l’aide des­ti­née à cou­vrir le défi­cit bud­gé­taire depuis quelques années et l’empressement de la BM à exi­ger une réduc­tion des dépenses publiques semble bien devoir abou­tir à une ampli­fi­ca­tion des mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion et à une fra­gi­li­sa­tion accrue de l’édifice poli­tique pales­ti­nien21.

(Re)penser l’alternative ?

Aus­si mal­gré l’apparente neu­tra­li­té des objec­tifs de paix et de déve­lop­pe­ment, l’aide par­ti­cipe-t-elle bien d’une réor­ga­ni­sa­tion nor­ma­tive et poli­cée des rap­ports de pou­voir entre « bel­li­gé­rants » et, ceci, jusqu’au sein de la socié­té pales­ti­nienne. Il faut prendre au sérieux, dès lors, la voca­tion pres­crip­tive et nor­ma­tive du dis­cours de la BM et plus lar­ge­ment de tout dis­cours sur le déve­lop­pe­ment pales­ti­nien, ain­si que sa pro­pen­sion à vou­loir pro­duire du consen­sus. Celui-ci passe en effet de fait signi­fi­ca­ti­ve­ment sous silence non seule­ment l’asymétrie des rap­ports entre Pales­ti­niens et Israé­liens, mais aus­si celle qui s’établit entre ceux qui parlent et agissent au nom du déve­lop­pe­ment et ceux qui en consti­tuent l’objet ou la cible.

Car force est de consta­ter que l’adoption du modèle néo­li­bé­ral de déve­lop­pe­ment et de construc­tion de la paix, tel que pro­mu par la Com­mu­nau­té inter­na­tio­nale et endos­sé par l’AP, n’a pas remis en cause le régime colo­nial de peu­ple­ment israé­lien, lui don­nant même l’occasion de se renou­ve­ler. Aujourd’hui, alors que la divi­sion interne pales­ti­nienne per­dure dans un envi­ron­ne­ment régio­nal for­te­ment pola­ri­sé, la des­truc­tion du tis­su éco­no­mique pales­ti­nien consti­tue un sérieux défi à l’existence même d’une enti­té poli­tique propre, ce qui en retour condamne pro­ba­ble­ment toute pers­pec­tive de déve­lop­pe­ment économique.

La mul­ti­pli­ca­tion, ces der­nières années, des ten­ta­tives pour for­mu­ler des modèles de déve­lop­pe­ment alter­na­tifs à celui de la Banque et de ses par­te­naires semble bien indi­quer l’épuisement du « para­digme d’Oslo »22, ain­si qu’une volon­té de réin­tro­duire de la conflic­tua­li­té dans le dis­cours éco­no­mique23. En exa­mi­nant les effets de l’aide sur la socié­té pales­ti­nienne, et notam­ment son rôle dans la ges­tion et dans la dépo­li­ti­sa­tion du conflit avec Israël, quelques tra­vaux ont ouvert de nou­velles pers­pec­tives de recherche qui tiennent compte, au côté d’autres consi­dé­ra­tions, de l’état de cap­ti­vi­té dans lequel se trouvent géné­ra­le­ment les béné­fi­ciaires vis-à-vis des bailleurs.

La ques­tion dès lors, si l’on se donne pour objet de pen­ser le déve­lop­pe­ment éco­no­mique, n’est pas (uni­que­ment) celle de l’élévation ou non du niveau de vie de la popu­la­tion. L’occupation israé­lienne et plus géné­ra­le­ment le conflit ain­si que la dépen­dance pales­ti­nienne à l’égard de l’aide inter­na­tio­nale ne sau­raient être consi­dé­rés comme des don­nées exo­gènes affec­tant l’économie. L’effort de déve­lop­pe­ment répond inévi­ta­ble­ment à des enjeux qui sont pro­pre­ment poli­tiques. De même que tout dis­cours à son sujet appa­rait comme néces­sai­re­ment pro­blé­ma­tique puisqu’engagé, le plus sou­vent à son insu, dans un conflit de repré­sen­ta­tion quant à ses fina­li­tés et à ses moda­li­tés légitimes.

  1. Le comi­té se réunit en prin­cipe deux fois par an, la der­nière réunion en date étant celle du 20 mars 2018 à Bruxelles. Il est com­po­sé de quinze membres par­mi les­quels la Banque mon­diale, qui en assure le secré­ta­riat, la Nor­vège qui en assume la pré­si­dence, l’Union euro­péenne, les États-Unis, l’ONU, le FMI, l’Autorité pales­ti­nienne et Israël.
  2. Sont ain­si spé­ci­fi­que­ment dési­gnés les ter­ri­toires de Cis­jor­da­nie et de Gaza qui furent occu­pés par Israël en 1967. Pré­ci­sons tou­te­fois ici que Jéru­sa­lem Est se trouve de fac­to exclue du champ d’action et d’analyse de la BM.
  3. World Bank, Eco­no­mic Moni­to­ring Report to the Ad Hoc Liai­son Com­mit­tee, mars 2018.
  4. L’analyse en termes de contraintes internes et externes est par­ti­cu­liè­re­ment expli­cite dans une autre étude de la BM parue en 2017 : World Bank, Pros­pects for growth and jobs in the Pales­ti­nian eco­no­my : a gene­ral equi­li­brium ana­ly­sis, novembre 2017.
  5. L’accord inté­ri­maire de 1995 entre Israël et l’Organisation de libé­ra­tion de la Pales­tine (OLP) pré­voit le par­tage de la Cis­jor­da­nie en trois zones qui relèvent de juri­dic­tions dif­fé­rentes. La zone C, qui couvre encore 61% du ter­ri­toire reste alors hors du domaine de com­pé­tences de l’AP et sous contrôle exclu­sif des auto­ri­tés israéliennes.
  6. Hibou B., Éco­no­mie poli­tique du dis­cours de la Banque mon­diale en Afrique sub­sa­ha­rienne, du caté­chisme éco­no­mique au fait (et méfait) mis­sion­naire, Paris, CERI, coll. « Les Études du CERI », 1998.
  7. Roy S., The Gaza Strip : The Poli­ti­cal Eco­no­my of De-deve­lop­ment, Bei­rut, Ins­ti­tute for Pales­tine Stu­dies, 1995.
  8. Tar­tir A. et Wil­de­man J., Per­sistent fai­lure : World Bank poli­cies for the occu­pied Pales­ti­nian ter­ri­to­ries, Al-Sha­ba­ka — The Pales­ti­nian Poli­cy Net­work, Poli­cy brief, octobre 2012.
  9. Kha­li­di R., Pales­tine. His­toire d’un État introu­vable, Paris, Actes Sud, 2007.
  10. Smith B.J., The Roots of Sepa­ra­tism in Pales­tine : Bri­tish Eco­no­mic Poli­cy, 1920 – 1929, New York, Syra­cuse Uni­ver­si­ty Press, 1993.
  11. Quelque 150.000 Pales­ti­niens sont res­tés à l’intérieur des fron­tières de l’Etat d’Israël au moment de sa créa­tion en 1948. Ils ont depuis obte­nu la citoyen­ne­té israé­lienne et comptent aujourd’hui pour 20 % envi­ron de la popu­la­tion en Israël.
  12. Hai­dar A., On the mar­gins : the Arab popu­la­tion in the Israe­li eco­no­my, New York, St. Martin’s Press, 1995 et Man­sour A., Pales­tine : une éco­no­mie de résis­tance en Cis­jor­da­nie et à Gaza, Paris, L’Harmattan, 1983.
  13. Far­sakh L., Pales­ti­nian Labor Migra­tion to Israel : Labor, Land and Occu­pa­tion, Londres, Rout­lege, 2005 et Kha­li­di R., Tagh­di­si-Rad S., « The eco­no­mic dimen­sions of pro­lon­ged occu­pa­tion : conti­nui­ty and change in Israe­li poli­cy towards the Pales­ti­nian eco­no­my », New York/Genève, UNCTAD, Nations unies, 2009.
  14. Dak­kak I., « Deve­lop­ment from Within : A Stra­te­gy for Sur­vi­val », dans George T. Abed (ed), The Pales­ti­nian Eco­no­my : Stu­dies in Deve­lop­ment Under Pro­lon­ged Occu­pa­tion, Londres, Rout­ledge, 1988.
  15. Tabar L., « People’s Power : Les­sons from the First Inti­fa­da », dans Cri­ti­cal Rea­dings of Deve­lop­ment under Colo­nia­lism : Towards a Poli­ti­cal Eco­no­my for Libe­ra­tion in the Occu­pied Pales­ti­nian Ter­ri­to­ries, Ramal­lah, Rosa Luxem­burg Foundation/Center for Deve­lop­ment Stu­dies, 2015.
  16. « Sou­lè­ve­ment » en arabe, le terme inti­fa­da est spé­ci­fi­que­ment employé pour dési­gner un mou­ve­ment insur­rec­tion­nel large et popu­laire des Pales­ti­niens contre l’occupation israélienne.
  17. World Bank, Deve­lo­ping the Occu­pied Ter­ri­to­ries : An Invest­ment in Peace, vol. 1, Washing­ton DC, World Bank, sep­tembre 1993, p. VII.
  18. Kha­li­di R., Samour S., « Neo­li­be­ra­lism as Libe­ra­tion : The Sta­te­hood Pro­gram and the Rema­king of the Pales­ti­nian Natio­nal Move­ment », Jour­nal of Pales­tine Stu­dies, Vol. XL, hiver 2011, p. 6 – 25.
  19. Hanieh A., Lineages of Revolt : Issues of Contem­po­ra­ry Capi­ta­lism in the Middle East, Chi­ca­go, Hay­mar­ket Books, 2013.
  20. Hana­fi S., Tabar L., « Donor Assis­tance, Rent-see­king and Elite For­ma­tion », dans Amund­sen (I.), Khan (M.H.), Gia­ca­man G., eds., State for­ma­tion in Pales­tine : via­bi­li­ty and gover­nance during a social trans­for­ma­tion, Londres/N.Y., Rout­ledge Cur­zon, 2004.
  21. Laba­di T., « Les fonc­tion­naires de Gaza otages des riva­li­tés entre le Hamas et l’Autorité », Orient XXI, 12 juin 2017, https://bit.ly/2ECGMbT.
  22. En réfé­rence au contexte issu de la signa­ture de l’accord d’Oslo en 1993 entre Israël et l’OLP.
  23. Je ren­voie tout par­ti­cu­liè­re­ment au numé­ro spé­cial sur le déve­lop­pe­ment éco­no­mique pales­ti­nien du Jour­nal of Pales­tine Stu­dies (vol. 45, n° 4, été 2016), et notam­ment à l’article intro­duc­tif de Raja Kha­li­di (« Twen­ty-First Cen­tu­ry Pales­ti­nian Deve­lop­ment Stu­dies », p. 7 – 15) et à celui d’Adam Hanieh (« Deve­lop­ment as Struggle : Confron­ting the Rea­li­ty of Power in Pales­tine », Jour­nal of Pales­tine Stu­dies, p. 32 – 47). Voir éga­le­ment Shwei­ki O., Tur­ner M., ed., Deco­lo­ni­zing Pales­ti­nian Poli­ti­cal Eco­no­my : De-deve­lop­ment and Beyond, New York, Pal­grave Mac­mil­lan, 2014 et l’ouvrage col­lec­tif Cri­ti­cal Rea­dings of Deve­lop­ment under Colo­nia­lism : Towards a Poli­ti­cal Eco­no­my for Libe­ra­tion in the Occu­pied Pales­ti­nian Ter­ri­to­ries, Ramal­lah, Rosa Luxem­burg Foundation/Center for Deve­lop­ment Stu­dies, 2015.

Taher Labadi


Auteur

chercheur en économie politique sur la Palestine et le Proche-Orient