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De l’utilité du plagiat

Numéro 01/2 Janvier-Février 2013 par Anathème

décembre 2014

Notre socié­té nous sou­met à un flux constant d’informations. Assaillis de toutes parts, nous pei­nons à faire le tri et, notam­ment, à dis­tin­guer les élé­ments per­ti­nents du bruit de fond, chaque jour plus assour­dis­sant. Autant dire tout de suite que, lorsqu’on se pré­tend pro­duc­teur d’informations — d’idées, par exemple — il ne suf­fit pas d’être génial et de comp­ter sur une communication […]

Notre socié­té nous sou­met à un flux constant d’informations. Assaillis de toutes parts, nous pei­nons à faire le tri et, notam­ment, à dis­tin­guer les élé­ments per­ti­nents du bruit de fond, chaque jour plus assour­dis­sant. Autant dire tout de suite que, lorsqu’on se pré­tend pro­duc­teur d’informations — d’idées, par exemple — il ne suf­fit pas d’être génial et de comp­ter sur une com­mu­ni­ca­tion à une quel­conque aca­dé­mie des sciences pour assu­rer une audience à ses élu­cu­bra­tions. Il est loin le temps de Dar­win. Quant à la publi­ca­tion post­hume d’une somme magis­trale ; autant l’oublier, l’ère n’est plus aux trai­tés coper­ni­ciens et le rythme de la vie moderne se char­ge­ra de vous empê­cher d’élaborer patiem­ment un sys­tème de pen­sée cohérent.

Aujourd’hui, il faut être pré­sent par­tout, tout le temps, sous toutes les formes et de manière mas­sive. Dans les revues scien­ti­fiques, dans les revues géné­ra­listes (comme La Revue nou­velle que vous connais­sez peut-être), dans la presse grand public, dans la blo­go­sphère, dans la twit­to­sphère, sur Face­book… et j’en passe. Pour par­ler Web 2.0, il faut floo­der les réseaux. En effet, seule une com­mu­ni­ca­tion large, écra­sante, indis­tincte, seule une force de dif­fu­sion brute per­met d’assurer un signal suf­fi­sam­ment fort pour qu’il se dis­tingue du bruit de fond. Il s’agit à la fois d’assurer l’existence de vos idées par leur dif­fu­sion et leur audi­bi­li­té par la puis­sance de l’émission.

Dans ce cadre, deux pos­si­bi­li­tés s’ouvrent à vous. La pre­mière est de vous jeter à corps per­du dans le per­so­nal bran­ding, de faire feu de tout bois et de vous pro­mou­voir à toute occa­sion. L’objectif est que vous deve­niez une marque suf­fi­sam­ment connue pour que vos pro­duits intel­lec­tuels attirent l’attention d’un nombre impor­tant de consom­ma­teurs d’idées. C’est là une tâche haras­sante, qui le sera d’autant plus que vous répu­gne­rez à l’autopromotion. En effet, peut-être êtes-vous de ceux qui rêvent à la sur­vie de leurs idées et se fichent que la pos­té­ri­té oublie leur nom. En fin de compte, il n’est pas cer­tain que Nadar, Guillo­tin ou Pou­belle rêvaient de l’honneur que leur a fait le fran­çais en com­mu­ni­sant leur nom propre.

Donc, si vous rêvez à autre chose qu’à votre adjec­tif (ce billet est par­fai­te­ment ana­thé­mien, n’est-il pas?), la seconde pos­si­bi­li­té s’offre à vous : le pla­giat. À peu de frais et moyen­nant l’omission de votre nom, vos idées fran­chi­ront sans encombre la bar­rière de la langue, des océans et des fron­tières. Leur pillage en assu­re­ra la dis­sé­mi­na­tion. Comme le gui dont les graines ingé­rées, mais non digé­rées par les oiseaux, sont dis­per­sées dans les fientes de ceux-ci, vos idées s’implanteront là où elles tom­be­ront avec les déjec­tions des plagiaires.

Certes, le pla­giat per­met­tra sans doute aux plus stu­pides de vos col­lègues de vous sup­plan­ter dans la com­pé­ti­tion pour les postes en vue, mais vos idées, elles, n’en seront que plus effi­ca­ce­ment dif­fu­sées par des indi­vi­dus qui, faute d’en avoir eux-mêmes, y tien­dront comme à la pru­nelle de leurs yeux. De toute façon, vous êtes vrai­sem­bla­ble­ment plus ver­sé en concep­tion qu’en pro­mo­tion et vous serez sans doute déjà pas­sé à autre chose au moment du pillage. Admet­tez au pas­sage qu’il serait incon­gru que l’on res­pec­tât la pater­ni­té de parents négli­gents et volages comme vous.

Le pla­giat, en assu­rant la sur­vie, la repro­duc­tion et la dis­sé­mi­na­tion des idées, est donc le meilleur ami de la science. Il devrait être recon­nu pour ce qu’il est : un for­mi­dable mode de dif­fu­sion des idées et l’instrument essen­tiel de toute poli­tique de la recherche qui se veut per­for­mante. Son­ge­rait-on à blâ­mer les copistes du Moyen-Âge qui nous per­mirent de lire les phi­lo­sophes grecs ? Recon­nais­sons qu’il serait immo­ral de s’en prendre à leurs suc­ces­seurs post-Gutenberg.

Anathème


Auteur

Autrefois roi des rats, puis citoyen ordinaire du Bosquet Joyeux, Anathème s'est vite lassé de la campagne. Revenu à la ville, il pose aujourd'hui le regard lucide d'un monarque sans royaume sur un Royaume sans… enfin, sur le monde des hommes. Son expérience du pouvoir l'incite à la sympathie pour les dirigeants et les puissants, lesquels ont bien de la peine à maintenir un semblant d'ordre dans ce monde qui va à vau-l'eau.