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De l’épidémiologie de la panique

Numéro 3 – 2020 - Covid-19 identité sociale panique psychologie sociale urgence par Olivier Klein

avril 2020

La notion de « panique col­lec­tive » peut être inter­ro­gée en rela­tion avec l’épidémie de Covid-19 en Europe. Cette inter­pré­ta­tion de com­por­te­ments « irra­tion­nels » obser­vés lors de cet évè­ne­ment s’ancre dans une vision aujourd’hui dépas­sée de la « psy­cho­lo­gie des foules ». Je pro­pose une pers­pec­tive alter­na­tive ins­pi­rée par des tra­vaux récents en psy­cho­lo­gie sociale sur les réac­tions col­lec­tives en situa­tion d’urgence.

Dossier

Au moment où j’écris ces lignes, le Covid-19 semble consti­tuer une menace sérieuse sur notre sys­tème de san­té. Chaque jour­née compte dans la lutte contre la conta­gion qui pro­gresse de façon expo­nen­tielle. Cette épi­dé­mie s’apparente donc, semble-t-il, à une situa­tion d’urgence, impli­quant une menace impor­tante et immé­diate sur la col­lec­ti­vi­té. Com­ment les gens réagissent-ils dans des situa­tions aus­si graves ? Pen­sons, par exemple, à un lieu public, où a eu lieu un atten­tat ter­ro­riste, à une érup­tion vol­ca­nique aux abords d’une métro­pole ou à l’annonce de l’insolvabilité d’une banque. Dans ces cas de figure, le terme qui vient sou­vent à l’esprit est celui de « panique ». Sou­dain, la ratio­na­li­té et l’esprit cri­tique des membres du groupe seraient débor­dés par une émo­tion insur­mon­table menant à des com­por­te­ments irra­tion­nels, comme on le voit en ce moment dans les grandes sur­faces où les gens se ruent sur du papier hygié­nique ou des pâtes. Cette image est pré­sente aujourd’hui dans les médias et dans les dis­cours poli­tiques : l’incertitude sus­ci­tée par l’arrivée ful­gu­rante du virus nous amè­ne­rait à nous com­por­ter comme des pou­lets déca­pi­tés, cou­rant dans tous les sens. On nous dit qu’il faut abso­lu­ment « évi­ter la panique1 » et on ana­lyse les com­por­te­ments de sto­ckage, d’achat de masques, d’évitement de per­sonnes « sus­pectes » dans des lieux publics comme révé­la­teurs d’un tel phé­no­mène2.

L’objet de cet article est d’interroger cette lec­ture, ses consé­quences sur le public et de pro­po­ser une vision alter­na­tive, fon­dée en grande par­tie sur les tra­vaux de psy­cho­logues sociaux bri­tan­niques qui ont abon­dam­ment étu­dié les réac­tions des « foules » en situa­tion d’urgence.

Tout d’abord, qu’entendre par « panique » ? Ce terme doit être dis­tin­gué de la notion de peur. La peur est une émo­tion éveillée par une menace clai­re­ment iden­ti­fiable, réelle ou per­çue comme telle. C’est une émo­tion qui nous aide à y faire face et qui pré­pare notre corps (en ce com­pris notre appa­reil cog­ni­tif) à l’affronter. Il est ration­nel d’avoir peur par rap­port à une menace. L’anxiété se dis­tingue quant à elle de la peur car elle fait réfé­rence à un dan­ger qui n’est pas clai­re­ment iden­ti­fié. Il serait à cet égard légi­time de par­ler d’anxiété par rap­port aux sen­ti­ments qu’éveille le Covid ‑19. Au moment où j’écris ces lignes, la nature du dan­ger qu’il fait peser sur cha­cun d’entre nous est loin d’être évidente.

En revanche, la panique est une sen­sa­tion de peur sou­daine, cette émo­tion pre­nant le pas sur un rai­son­ne­ment réflé­chi et don­nant lieu sou­vent à un com­por­te­ment de fuite ou d’évitement et, sur­tout, une absence de pré­oc­cu­pa­tion pour autrui3. Or, en ce qui concerne l’épidémie de Covid-19, pour la plu­part des gens, on ne peut pas par­ler d’une peur « sou­daine » : l’arrivée du coro­na­vi­rus en Europe était anti­ci­pée depuis plus d’un mois. Que les réponses par rap­port à celui-ci ne soient pas néces­sai­re­ment ration­nelles ne signi­fie pas qu’il s’agisse de panique. En réa­li­té, ce terme est sou­vent employé à pos­té­rio­ri pour carac­té­ri­ser un com­por­te­ment qui, au moment des faits, était par­fai­te­ment ration­nel eu égard aux infor­ma­tions disponibles.

L’idée de la « panique col­lec­tive » est for­te­ment ancrée dans les repré­sen­ta­tions sociales. Elle repose sur la croyance que les indi­vi­dus ne sont plus aus­si ration­nels une fois en groupe que s’ils étaient seuls. L’idée a été for­ma­li­sée par le psy­cho­logue et socio­logue fran­çais Gus­tave Le Bon (1841 – 1931). Dans sa Psy­cho­lo­gie des foules4 (1895), encore un best­sel­ler aujourd’hui, il pos­tu­lait que, ras­sem­blés, les indi­vi­dus per­daient la capa­ci­té à se contrô­ler indi­vi­duel­le­ment. La per­son­na­li­té indi­vi­duelle de cha­cun s’évanouirait, pour céder la place à des pul­sions incon­trô­lables. C’est une idée qui ins­pi­re­ra ulté­rieu­re­ment Freud5. Par ailleurs, dans la foule, sen­ti­ments et actes seraient « conta­gieux ». Enfin, les foules seraient hau­te­ment sug­ges­tibles « à ce point que l’individu sacri­fie très faci­le­ment son inté­rêt per­son­nel à l’intérêt col­lec­tif » (p. 21). Dans l’approche lebo­nienne, seule la pré­sence d’un meneur per­met­trait de cana­li­ser le com­por­te­ment de la foule qui se sou­met­trait béa­te­ment à lui. Sans lui, cha­cun serait ani­mé par des pas­sions indi­vi­duelles, sou­vent immo­rales ou/et agres­sives, don­nant lieu à un chaos géné­ra­li­sé. La panique semble donc cor­res­pondre à un com­por­te­ment de foule sans meneur. Conser­va­teur, Le Bon était gui­dé par la volon­té de contrô­ler les masses pro­lé­ta­riennes qui avaient fait chan­ce­ler la Répu­blique lors de la Com­mune de Paris. Il fut féli­ci­té par Mus­so­li­ni pour son « œuvre » qui, selon cer­tains, a ins­pi­ré de nom­breux diri­geants poli­tiques au XXe siècle. Hit­ler le cite abon­dam­ment dans Mein Kampf, et il s’en ins­pi­re­ra6.

Le com­por­te­ment des « foules » éveille un inté­rêt par­ti­cu­lier dans des situa­tions de crise ou d’urgence. Le poten­tiel qu’ont les groupes de per­tur­ber l’ordre social devient alors un enjeu particulier.

Avant de pour­suivre, il est légi­time de se deman­der si on peut par­ler de « com­por­te­ment de foule » à pro­pos des réac­tions au coro­na­vi­rus (qui, n’impliquent, et pour cause, pas de ras­sem­ble­ment phy­sique col­lec­tif). Remar­quons tout d’abord que, si Le Bon étu­die des foules « clas­siques », regrou­pe­ment d’individus dans un même lieu, les com­por­te­ments col­lec­tifs dépassent de loin ce cas para­dig­ma­tique. On peut ima­gi­ner des com­por­te­ments col­lec­tifs par l’entremise, par exemple, des réseaux sociaux. Dans ce cas éga­le­ment, une rhé­to­rique qui rap­pelle faci­le­ment Le Bon est rapi­de­ment évo­quée : on par­le­ra de « conta­gion », de « sug­ges­ti­bi­li­té » aux fake news, voire de sou­mis­sion à un lea­deur, d’une façon très simi­laire à celle de l’intellectuel français.

Les idées de Le Bon sont pure­ment spé­cu­la­tives et fon­dées sur des obser­va­tions anec­do­tiques et non sys­té­ma­tiques. Que nous dit la recherche en psy­cho­lo­gie sociale sur le com­por­te­ment des groupes en situa­tion d’urgence ?

Contrai­re­ment à ce qu’on pour­rait sup­po­ser, des com­por­te­ments désor­don­nés, irra­tion­nels, une capa­ci­té de dis­cer­ne­ment débor­dée par des émo­tions col­lec­tives ne sont nul­le­ment la norme. Des études menées lors de catas­trophes natu­relles ou d’attaques ter­ro­ristes montrent que les per­sonnes affec­tées cherchent sou­vent à déve­lop­per col­lec­ti­ve­ment des stra­té­gies per­met­tant d’aider les plus vul­né­rables7. Un exemple par­mi d’autres : le 11 sep­tembre 2001, les tra­vailleurs du World Trade Cen­ter ne se sont pas rués de façon désor­don­née dans les esca­liers des bâti­ments, mais ont cher­ché à coopé­rer et à se sou­te­nir mutuel­le­ment. Bref, les gens sont sou­vent plus ration­nels qu’on pour­rait le croire lorsqu’on lit Le Bon. Cette ratio­na­li­té ne se fait pas en dépit de l’appartenance à un groupe (comme il le sug­gère), mais, au contraire, parce que dans ce type de situa­tion, les vic­times tendent à s’identifier pro­fon­dé­ment au groupe pla­cé dans la même situa­tion qu’elles. En effet, rien de tel qu’un « des­tin com­mun » comme celui d’une catas­trophe pour for­ger une iden­ti­té de groupe. Les indi­vi­dus déve­loppent alors sou­vent des stra­té­gies de coopé­ra­tion des­ti­nées à favo­ri­ser le bie­nêtre du groupe. Les col­lec­tifs ont une éton­nante capa­ci­té à s’autorganiser pour faire face au dan­ger et se mon­trer effi­caces. Il se déve­loppe donc une véri­table « rési­lience col­lec­tive8 ».

Ces exemples ne concernent cepen­dant pas des épi­dé­mies et on pour­rait dès lors contes­ter leur per­ti­nence en ce qui concerne le cas qui nous occupe. Une étude9 du cas de l’épidémie de grippe espa­gnole de 1919, la pan­dé­mie la plus res­sem­blante à celle que nous vivons aujourd’hui, aux États-Unis montre que là éga­le­ment, les réac­tions les plus com­munes n’ont nul­le­ment été la « panique », la « fuite » et le « cha­cun pour soi », mais des élans de soli­da­ri­té spon­ta­nés, qui se sont mani­fes­tés de façon généralisée.

Au-delà de ces exemples his­to­riques, des recherches menées en labo­ra­toire10 étayent cette ana­lyse. Dans ce type d’étude, les sujets sont typi­que­ment confron­tés à une per­sonne en détresse (en fait un·e com­parse) dont l’appartenance sociale est mani­pu­lée. On éva­lue la pro­ba­bi­li­té de l’aider. On voit que le fait de par­ta­ger une iden­ti­té com­mune avec une vic­time pré­dit le com­por­te­ment d’aide à son égard.

Les croyances selon les­quelles, en situa­tion d’urgence, le public va suc­com­ber à une panique géné­ra­li­sée et créer un désordre civil peuvent engen­drer des consé­quences néfastes sur les poli­tiques mises en œuvre pour y faire face. Par exemple, cela peut mener à favo­ri­ser des mesures cen­tra­li­sées qui ne laissent aucune auto­no­mie à la popu­la­tion ou des stra­té­gies de dis­si­mu­la­tion de l’information (de peur de faire « pani­quer »). Inver­se­ment, elles peuvent don­ner lieu à des poli­tiques répres­sives lorsque des per­sonnes concer­nées ne suivent pas les consignes. Ces approches sont sou­vent contre­pro­duc­tives car elles cultivent une défiance entre les res­pon­sables et le public. Or, la confiance est abso­lu­ment indis­pen­sable pour faire face à une urgence (comme une pandémie).

Bien que les idées de Le Bon aient été dis­cré­di­tées depuis long­temps, les membres des forces de l’ordre et les pro­fes­sion­nels de la sécu­ri­té civile bri­tan­nique adhèrent tou­jours à ces mythes11. C’est très pro­ba­ble­ment encore plus le cas en France, où les poli­tiques de main­tien de l’ordre sont encore ins­pi­rées par Le Bon (la Grande-Bre­tagne étant sou­vent mon­trée en exemple pour ses pro­grès dans ce domaine).

Médiatisation

Com­ment expli­quer alors des com­por­te­ments qui peuvent sem­bler gui­dés uni­que­ment par l’intérêt per­son­nel, comme en témoignent les ruées sur du papier hygié­nique ou les pâtes ? N’est-ce pas là la démons­tra­tion de l’emprise d’une telle panique irra­tion­nelle ? On peut à contra­rio y voir une stra­té­gie ration­nelle gui­dée (à tort ou à rai­son) par la pers­pec­tive que des pro­duits de pre­mière néces­si­té ne soient plus en stock suf­fi­sant en rai­son de l’épidémie. Sans doute ce com­por­te­ment ne brille-t-il ni par l’intelligence ni par un élan soli­daire, mais on ne peut pas par­ler de panique. De façon plus géné­rale, une telle atti­tude pri­vi­lé­gie le bie­nêtre indi­vi­duel au mépris du bie­nêtre col­lec­tif. Cela ne le rend pas néces­sai­re­ment moins rationnel.

À cet égard, la média­ti­sa­tion des rayons vides joue un rôle impor­tant à deux titres. D’une part, elle com­mu­nique une norme sociale, il est « nor­mal » d’avoir peur pour sa sécu­ri­té ali­men­taire ou quant à la dis­po­ni­bi­li­té de biens de pre­mière néces­si­té. Or, en situa­tion d’incertitude, on se tourne tout par­ti­cu­liè­re­ment vers les autres (sources de normes) pour gui­der son com­por­te­ment12. D’autre part, le simple fait que les « autres » soient pani­qués peut en soi créer une pénu­rie selon la même logique que les ruées vers les banques annon­cées en faillite alors qu’elles ne le sont pas. C’est le fameux exemple de « pré­dic­tion créa­trice » (self-ful­filling pro­phe­cy) uti­li­sé par le socio­logue Robert Mer­ton13 pour illus­trer et défi­nir sa théorie.

Dans cet esprit, il est clair qu’une res­pon­sa­bi­li­té des médias est de relayer les nom­breux actes de coopé­ra­tion et d’entraide qui existent éga­le­ment (ain­si que de mon­trer les rayons pleins). En effet, la média­ti­sa­tion des infor­ma­tions rela­tives au coro­na­vi­rus est très pro­ba­ble­ment l’un des fac­teurs qui nour­rit l’anxiété par rap­port au virus. Or, s’il est une hypo­thèse par­fai­te­ment étayée en psy­cho­lo­gie sociale, c’est bien qu’en situa­tion d’incertitude, on cherche de l’information14. Dans l’«économie de l’attention » qui gou­verne aujourd’hui la plu­part des médias, chaque « clic » est une res­source finan­cière poten­tielle (à tra­vers des publi­ci­tés). S’inscrit donc là un « cercle vicieux », les médias ali­men­tant des angoisses col­lec­tives et vice ver­sa. Il y a donc une véri­table sym­biose entre les médias numé­riques (et j’entends par là toutes les sources d’information dont les reve­nus sont dépen­dants du nombre de « vues ») et les angoisses collectives.

La métaphore de la contagion

En paral­lèle à l’épidémie, on voit des émo­tions, des croyances et des com­por­te­ments se dif­fu­ser dans la popu­la­tion. En accord avec la vision lebo­nienne de la « conta­gion », il est ten­tant alors de par­ler de « conta­gion15 » ou d’«épidémie » pour carac­té­ri­ser cette dif­fu­sion. On nous pré­sente des modèles de dif­fu­sion de ces idées et des com­por­te­ments pré­sen­tant les indi­vi­dus comme des mou­tons qui se contentent d’imiter ce que font leurs plus proches voi­sins, dans un effet domi­no sans fin16. Que des idées se trans­mettent et en viennent à être par­ta­gées dans une popu­la­tion ne fait certes aucun doute, sur­tout en période d’incertitude comme celle-ci. Mais la méta­phore de la conta­gion est extrê­me­ment trom­peuse. Elle sup­pose que des construits psy­cho­lo­giques (émo­tions, repré­sen­ta­tions, com­por­te­ments) nous « infectent » à notre insu et que nous soyons ame­nés à en deve­nir les vec­teurs invo­lon­taires. Or, c’est là une vision tota­le­ment incor­recte de l’influence sociale. En géné­ral, si l’individu en vient à adop­ter une cer­taine croyance ou un com­por­te­ment, c’est parce qu’il réagit à une source d’influence qui sera pri­vi­lé­giée parce qu’elle par­tage une iden­ti­té com­mune avec lui, ce qui légi­time l’adoption de la croyance ou du com­por­te­ment en ques­tion pour faire face à la situa­tion. C’est dans la mesure où nous par­ta­geons une iden­ti­té com­mune avec la source d’influence que nous sommes influencé·e·s par elle.

À titre d’illustration, des tra­vaux menés aux États-Unis17 montrent que des électeur·ice·s potentiel·le·s sont moins sus­cep­tibles d’adhérer à des poli­tiques si elles sont pro­po­sées par des par­le­men­taires « démo­crates » (et vice ver­sa) et ceci est tota­le­ment indé­pen­dant de la nature de ces poli­tiques ou des convic­tions idéo­lo­giques des sujets : seule la source compte. Par exemple, les sympathisant·e·s républicain·e·s, géné­ra­le­ment adeptes d’une limi­ta­tion des aides sociales, fai­saient preuve d’une adhé­sion plus mar­quée à une poli­tique « géné­reuse » d’aide au plus dému­nis si cette poli­tique était favo­ri­sée par des Répu­bli­cains qu’à une poli­tique plus stricte si elle était pro­née par des Démo­crates. On voit par là que l’appartenance poli­tique nous sert de guide pour éva­luer la valeur d’un dis­cours et épargne la néces­si­té d’examiner de façon cri­tique ses tenants et ses abou­tis­sants. Il n’y a pas ici de « conta­gion » ou « d’imitation », mais de convic­tion que les idées pro­po­sées par les repré­sen­tants d’un groupe auquel on s’identifie doivent être per­ti­nentes et vertueuses.

Par­mi d’autres, cet exemple sug­gère qu’il n’y a d’épidémie « psy­cho­lo­gique » que dans la mesure où l’on per­çoit les sources d’influence comme valides. La panique ne se trans­met donc pas de façon irrai­son­née par une simple « conta­gion ». L’angoisse col­lec­tive repose sur la capa­ci­té de cer­taines sources d’influence — les lea­deurs d’opinion — à influen­cer notre vision du monde.

Du bien commun

Sans être épi­dé­mio­logue, je pense avoir com­pris la chose sui­vante : l’épidémie de Covid-19 nous concerne tous et toutes, pas seule­ment les vic­times les plus « à risque » (per­sonnes âgées ou immu­no­dé­pri­mées), chacun·e est poten­tiel­le­ment vecteur·trice du virus et peut être vic­time d’une sur­charge du sys­tème de san­té en rai­son de l’épidémie. Tou­te­fois, pour les moins à risque, il est clair que les com­por­te­ments pré­ven­tifs béné­fi­cient davan­tage à la col­lec­ti­vi­té dans son ensemble qu’à ces individus.

De cette obser­va­tion et de ce qui pré­cède, il res­sort que, pour faire face à un tel défi, la pro­mo­tion d’une iden­ti­té col­lec­tive est néces­saire. « Don’t per­so­na­lize, col­lec­ti­vise ! », écrivent mes col­lègues Ste­phen Rei­cher et John Dru­ry, dans une exhor­ta­tion aux auto­ri­tés bri­tan­niques face au coro­na­vi­rus. Dans cette pers­pec­tive iden­ti­taire, l’identité col­lec­tive exerce plu­sieurs effets posi­tifs18. D’une part, elle per­met de cana­li­ser les éner­gies pour faire face à la menace. Alors que l’angoisse peut être para­ly­sante lorsqu’il s’agit de gérer une menace vécue comme pure­ment indi­vi­duelle, la pré­sence d’une iden­ti­té col­lec­tive et par­ta­gée est géné­ra­trice d’émotions posi­tives qui peuvent favo­ri­ser des com­por­te­ments coor­don­nés19 en vue de faire face au désastre. D’autre part, le simple fait de consta­ter que cette iden­ti­té est par­ta­gée confère un sen­ti­ment d’efficacité col­lec­tive, dont on sait qu’il est une des variables les plus impor­tantes dans l’action col­lec­tive20.

Dès lors, des mes­sages de san­té publique qui mettent en exergue l’identité col­lec­tive et l’altruisme plu­tôt que le bie­nêtre indi­vi­duel sont sus­cep­tibles d’être plus effi­caces. Une étude récente21 montre du reste que les gens sont plus sus­cep­tibles d’adopter des mesures de « dis­tance sociale » en réponse au Covid-19 si elles sont jus­ti­fiées par des consi­dé­ra­tions morales rele­vant de l’altruisme (« c’est ce qu’une per­sonne bonne ferait ») plu­tôt que par des consi­dé­ra­tions uti­li­taires (« si on ne le fait pas, les consé­quences seront bien plus ter­ribles ») ou déon­to­lo­giques (« c’est notre devoir »).

La Pre­mière ministre belge Sophie Wil­mès a ten­té de for­ger un tel sen­ti­ment d’identité par­ta­gée à tra­vers plu­sieurs dis­cours et en fédé­rant la plu­part des for­ma­tions poli­tiques démo­cra­tiques du pays. Mais, natu­rel­le­ment, l’efficacité de cette stra­té­gie dépend de plu­sieurs fac­teurs. Pre­miè­re­ment, si la mobi­li­sa­tion des éner­gies et les sacri­fices impo­sés s’avèrent inutiles parce que la poli­tique choi­sie est soit inap­pro­priée, soit enta­chée de trop de lacunes dans sa mise en œuvre, cette stra­té­gie peut faillir. Si Madame Wil­mès par­vient à incar­ner une « Bel­gique qui fait face », une iden­ti­té par­ta­gée contri­bue­ra au suc­cès de sa poli­tique. Inver­se­ment, un échec peut être soit per­çu comme un aveu que « la Bel­gique ne marche pas» ; soit comme un désa­veu de sa capa­ci­té à la repré­sen­ter. En outre, d’autres appar­te­nances sont pas­sibles de prendre le des­sus à mesure que l’épidémie et sa ges­tion touchent cer­taines caté­go­ries sociales, voire cer­taines régions plus que d’autres. La poli­tique menée par le gou­ver­ne­ment belge ne sera effi­cace que s’il par­vient à main­te­nir une rela­tion de confiance avec la popu­la­tion, ce qui néces­site une concer­ta­tion per­ma­nente avec les per­sonnes les plus tou­chées par l’épidémie.

Je défends donc ici l’importance des iden­ti­tés col­lec­tives pour faire face à une pan­dé­mie. Il ne faut tou­te­fois pas négli­ger les consé­quences néga­tives de tels sen­ti­ments. En met­tant en exergue le « nous », elles dési­gnent éga­le­ment le « eux ». La pré­sente épi­dé­mie n’échappe pas à son lot de xéno­pho­bie. Si des exemples de xéno­pho­bie anti­asia­tique ont déjà pu être mis en évi­dence, la fer­me­ture des fron­tières risque d’être asso­ciée à des atti­tudes néga­tives à l’égard de voi­sins qui se mon­tre­raient moins vigi­lants. De même, pour ceux et celles qui ne res­pectent pas « les normes » et ne repré­sentent donc pas adé­qua­te­ment l’identité valo­ri­sée, il est envi­sa­geable qu’ils fassent l’objet de stig­ma­ti­sa­tions, alors que nous savons par ailleurs que les mesures de confi­ne­ment sont plus faciles à suivre lorsqu’on jouit d’un grand espace et d’un beau confort.

En conclu­sion, j’espère avoir mon­tré que nous ne devons pas craindre la « panique » et les com­por­te­ments irra­tion­nels d’une col­lec­ti­vi­té « hys­té­ri­sée » par l’angoisse. En revanche, conti­nuer à véhi­cu­ler une vision dépas­sée de la « foule » pour­rait engen­drer des consé­quences très néfastes sur les poli­tiques de san­té publique et de main­tien de l’ordre.

  1. Par exemple Mag­gie De Block dans Le Soir du 25 février 2020 : « Il faut évi­ter les réflexes de panique et les mesures dis­pro­por­tion­nées ».
  2. Par exemple, Le Figa­ro, 9 mars 2020.
  3. Auf der Heide E. (2004), « Com­mon mis­con­cep­tions about disas­ters : panic, the “disas­ter syn­drome” and loo­ting », dans O’Leary M. (sous la dir.), The First 72 Hours : A Com­mu­ni­ty Approach to Disas­ter Pre­pa­red­ness. Lin­coln, NE, Uni­verse Publi­shing. p. 340 – 80.
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  6. Cour­tois S. (2018), Les logiques tota­li­taires en Europe, Paris, Edi­tions du Rocher.
  7. Dru­ry J. (2018), « The role of social iden­ti­ty pro­cesses in mass emer­gen­cy beha­viour : An inte­gra­tive review », Euro­pean Review of Social Psy­cho­lo­gy, 29(1), 38 – 81.
  8. Dru­ry J., Car­ter H., Cocking C., Nton­tis E., Tekin Guven S. et Amlôt R. (2019), « Faci­li­ta­ting col­lec­tive resi­lience in the public in emer­gen­cies : Twelve recom­men­da­tions based on the social iden­ti­ty approach », Fron­tiers in public health, 7, 141.
  9. Cros­by A.W. (1989), America’s For­got­ten Pan­de­mic, Cam­bridge, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press.
  10. Levine M., Pros­ser A., Evans D., Rei­cher S. (2005), « Den­ti­ty and emer­gen­cy inter­ven­tion. How social group mem­ber­ship and inclu­si­ve­ness of group boun­da­ries shape hel­ping beha­viour », Per­so­na­li­ty and Social Psy­cho­ly Bule­tin, 31, 443 – 53.
  11. Filleule O. et Jobard F. (2016), « Un splen­dide iso­le­ment : les poli­tiques fran­çaises du main­tien de l’ordre », Col­lège de France, La Vie des Idées.
  12. Smith J. R., Hogg M. A., Mar­tin R. et Ter­ry D. J.(2007), « Uncer­tain­ty and the influence of group norms in the atti­tude-beha­viour rela­tion­ship », Bri­tish Jour­nal of Social Psy­cho­lo­gy, 46(4), 769 – 792.
  13. Mer­ton R. K. (1948), « The self-ful­filling pro­phe­cy », The antioch review, 8(2), 193 – 210.
  14. Ech­te­rhoff G., Hig­gins E. T. et Levine J. M. (2009), « Sha­red rea­li­ty : Expe­rien­cing com­mo­na­li­ty with others’inner states about the world », Pers­pec­tives on Psy­cho­lo­gi­cal Science, 4(5), 496 – 521.
  15. Voir par exemple Sper­ber D. (1996), La conta­gion des idées, Odile Jacob.
  16. Bar­sade S. G. (2002), « The ripple effect : Emo­tio­nal conta­gion and its influence on group beha­vior », Admi­nis­tra­tive science quar­ter­ly, 47(4), 644 – 675.
  17. Cohen G. L. (2003), « Par­ty over poli­cy : The domi­na­ting impact of group influence on poli­ti­cal beliefs », Jour­nal of Per­so­na­li­ty and Social Psy­cho­lo­gy, 85(5), 808 – 822.
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  19. Páez D., Rimé B., Basabe N., Wlo­darc­zyk A. et Zume­ta L. (2015), « Psy­cho­so­cial effects of per­cei­ved emo­tio­nal syn­chro­ny in col­lec­tive gathe­rings », Jour­nal of Per­so­na­li­ty and Social Psy­cho­lo­gy, 108(5), 711 – 729.
  20. Van Zome­ren M., Postmes T. et Spears R. (2008), « Toward an inte­gra­tive social iden­ti­ty model of col­lec­tive action : A quan­ti­ta­tive research syn­the­sis of three socio-psy­cho­lo­gi­cal pers­pec­tives », Psy­cho­lo­gi­cal bul­le­tin, 134(4), 504 – 535.
  21. Eve­rett J.A.C, Colom­bat­to C., Chi­tuc V., Bra­dy W.J. et Cro­ckett M.J. (2020), The effec­ti­ve­ness of moral mes­sages on public health beha­vio­ral inten­tions during the Covid-19 pan­de­mic, Doi : 10.31234/osf.io/9yqs8.

Olivier Klein


Auteur

professeur de psychologie sociale à l’université libre de Bruxelles et à l’UMons et codirecteur en chef de la {Revue Internationale de psychologie sociale}