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De l’art qui défriche nos libertés collectives. Parcours en trois séquences
Malgré tout le buzz agité par ses organisateurs, l’exposition Jeff Wall à Bozar cet été n’était guère convaincante. Le propos était dénué de modestie puisque le plasticien entend donner à son œuvre la même envergure que celle de Véronèse ou de Manet ? Que reçoivent les spectateurs qui la regardent ? Que font les institutions qui la promeuvent ? Rien. Trois fois : rien. Pourtant des œuvres et des artistes actuels donnent d’autres perspectives que ce cul-de-sac. Rencontres dans la rue, à Bruxelles et Charleroi — à Nantes dans un prochain article -, avec les œuvres de figures moins dominantes, mais pas nécessairement dissidentes ou discrètes. Des imagineurs en prise avec le monde, des inventeurs de bouleversements au regard ludique, des défricheurs de libertés positives et collectives, voilà un fil rouge plutôt engageant.
Première séquence
Jeff Wall — Ennui
Le photographe Jeff Wall faisait l’objet d’une rétrospective cet été à Bozar. Wall est une grosse pointure contemporaine, avec à son actif des expos au Moma, à la Tate Modern, à la Fondation Cartier ou encore à la Documenta. Bref, une icône, une star. Sa patte : des plans de cinéma, ou autrement dit, des images fixes entièrement montées, très maitrisées comme celles de la pub, le plus souvent de format 16/9 ou approchant, rétroéclairées dans de grands caissons de néons.
Parfois belles, rarement empreintes de poésie, même pas drôles ou ludiques, jamais véhicules d’un message sur le monde, les œuvres de Wall sont de fait voulues comme telles. Tout cela pour mettre en avant la démarche artistique même, inspirée de l’art conceptuel, truffée de citations des grands maitres, à décoder, et soulignée à l’envi par ces light boxes empruntées à la publicité, qui leur donnent une grande puissance et une emprise certaine sur l’espace1.
En faisant poser des modèles, Jeff Wall reconstitue des scènes vues, vécues ou imaginées, mais réalistes. Il entend ainsi, nous dit l’exposition, interpeler le spectateur, le questionner sur le réel, sur la création et sur son regard. Ce faisant, les commentaires nous expliquent aussi qu’il efface ou dépasse toutes les frontières entre les esthétiques, les approches et les médias : naturalisme-symbolisme, reportage-création, peinture-photo-cinéma, etc. Mais en 2011, ces questionnements nous importent-ils encore ? Ne sont-ils pas devenus les nouvelles coordonnées mêmes de l’académisme ?
Jeff Wall a tout vu du XXe siècle, et à cet égard l’exposition de Bozar était originale, montrant des œuvres de Duchamp, Fassbinder, Frank Stella, Eugène Atget, etc., sources auxquelles Wall explique puiser. Mais de ce siècle, Jeff Wall n’en a‑t-il retenu ou compris que l’impératif de jeux formels et de références à la version canonique de l’histoire de l’art ? En tentant de réinventer l’art photographique, n’aurait-il finalement fait qu’en répéter à satiété la définition même, à savoir la définition de la représentation, forcément distincte de la réalité ? Est-ce cela ou le manque d’imagination du marketing de Bozar qui fait apparaitre la promotion de l’évènement comme un exercice de bullshit bingo2 ? « Depuis la fin des années septante, Jeff Wall s’emploie à donner à la photographie une place privilégiée au sein des arts plastiques, s’inspirant notamment de la peinture pour donner à ses compositions une dimension iconographique. » Même soupe pour certains textes de son catalogue (seulement en anglais, et publié chez l’éditeur hollando-flamand Ludion), le tout sous un slogan du coup rendu creux : « L’imagination au pouvoir3 ! »
On ne peut s’empêcher d’y trouver un parfum naphtaliné de natures mortes. Ce que l’artiste confirme en quelque sorte dans un entretien au Soir du 26 mai 2011 : « Il m’est arrivé de commencer un travail avec des gens que je mettais en scène puis de me rendre compte, au bout d’un moment, que l’image était plus intéressante sans eux. À ce moment-là, je prends juste une photo, comme tout le monde. Ce sont des images moins dramatiques que les mises en scène, plus petites également. […] Cela représente un bon tiers de ma production. »
L’art formaté pour les musées, les galeries, les collectionneurs — bref, le marché et l’histoire, merci pour eux. L’art réduit à des références à l’art : de l’imagination sans imaginaires, hélas, comme dans la pub.
Deuxième séquence
Bonom — Jeu des limites
Juste à la sortie de Bozar, si on levait les yeux sur le pignon d’en face, apparaissait jusqu’il y a peu un squelette de dinosaure dressé sur les pattes arrières, qui tenait compagnie au lion carré en bas-relief qui sert de logo à l’assureur Generali. Cette fresque fait écho à nombre d’êtres inattendus, tout un bestiaire qui maille les murs de la capitale.
Un crocodile vert nage sur le parapet qui couronne la façade d’un grand magasin d’Ixelles. Un lion hiératique guette au fond de la fosse qui sert de puits de lumière au (feu) musée d’art moderne. Un écureuil roux tombe du haut du pignon aveugle de la Cité administrative, place du Congrès. Cinq pingouins dodus se coudoient sur le mur de briques d’une cour de récréation. Ou encore un bison galope le long du métro et un squelette de mammifère court le long du train, tous deux coupés dans leur accélération par un obstacle qui leur fait faire la culbute.
C’est le travail de Bonom, jeune artiste français actif entre Paris et Bruxelles entre 2005 et 20104. Il figure au rang des quelques noms mis en avant par l’«Explosition » que consacrait cet été le Musée d’Ixelles aux divers aspects du graffiti, et également au rang des quelques « street artists » mis en exergue par l’ouvrage que sortent à cette occasion (en français seulement, cette fois…) les éditions CFC5.
Bonom intervient depuis 2005 sur les façades de Bruxelles, dans des lieux stratégiques autant qu’anodins. S’il a répondu à quelques commandes, ses œuvres les plus spectaculaires, il les a jetées au rouleau et à la brosse sans qu’on lui ait rien demandé, dans l’esprit émulateur du graffiti hip-hop des années quatre-vingt et nonante. Ses images sont donc forcément inattendues. Elles marquent la rétine même quand on ne les a pas remarquées. Des couleurs et des motifs qui font sciemment pièce au quasi-monopole conquis par la pub et les enseignes pour mettre de la fantaisie et du rêve sur les à‑plats gris qui se multiplient sans cesse partout dans la capitale. Des marques dans la ville, traces d’une âme à imaginer.
C’est la combinaison de quatre éléments forts qui caractérise le travail de Bonom et lui donne sa force.
Le sujet est imaginaire, presque onirique, toujours très poétique (généralement un animal ou son squelette), même si sa représentation est très réaliste, voire naturaliste.
Le lieu où intervient l’artiste est vide d’occupation ou de caractéristiques visuelles propres. Des voiles de béton, de grands pans de briques, des pignons aveugles, toutes ces brèches de la ville, presque toujours attaquées en hauteur, voire très en hauteur.
Le sujet est en mouvement, pour occuper le lieu et pour toucher l’œil du passant spectateur. Plusieurs œuvres montrent un animal dont le mouvement est décomposé avec des techniques de découpage d’image empruntées au dessin animé, et même à ses ancêtres comme les fameux zootropes de la Cinémathèque royale. Ce mouvement est aussi le plus souvent celui du déploiement de tout le corps de l’artiste en action dans l’espace peint (ce qu’il appelle sa « petite danse » et qu’il a été jusqu’à reconstituer dans des spectacles chorégraphiques).
Quatrième trait de Bonom, la prise de risque. Risque physique souvent, suspendu à un filin le long d’une façade, perché sur une haute échelle, une réelle mise en danger du corps. La peinture comme varappe ou comme cascade. Risque avec le temps aussi, puisque l’œuvre sera tantôt effacée dans les quelques jours par un service communal bien (?) intentionné, tantôt disparaitra dans la démolition de son support, tantôt vivra des années, parfois contre toute attente, ce dont l’artiste joue en venant éventuellement la retoucher, donnant l’illusion que son sujet s’est déplacé au sens propre du terme (une patte repeinte plus en avant, une queue plus haute, etc.). Risque juridique enfin, pris vis-à-vis des propriétaires des bâtiments et des gardiens de la loi. Risque avéré puisque l’artiste a depuis un an de fameux démêlés avec la police, avec la Ville de Bruxelles et avec le Parquet, ce qui l’a obligé à réduire son activité à quelques commandes. Un artiste surdoué qui peint des crocodiles, des singes ou des pingouins est considéré comme dangereux par des polices, des communes et des politiques (de gauche): quel que soit l’angle sous lequel on le prend, ça laisse quand même un drôle de sale gout en bouche… Peut-être cela s’explique-t-il autrement que par le zèle en matière de répression des délits ?
Un cinquième élément est à relever à cet égard, même s’il n’est pas toujours présent dans ces œuvres-interventions, ou alors pas toujours détectable : Bonom porte un propos sur l’art ou sur l’espace urbain6. Le lion du musée fixe œuvres et visiteurs enfermés de l’autre côté des baies vitrées. À quelques dizaines de mètres du crocodile vert, c’est une grande arête de poisson qui apparait dans cette artère commerçante ixelloise — indigeste… La Cité administrative suivra bientôt le renard dans sa chute, et qu’est-ce qui tombera d’autre encore ? L’accélération du bison préfigure-t-elle l’accident du métro ? Pourquoi un éléphant qui tombe dans un ravin sur un pignon de la Bibliothèque royale ? Quelques semaines après s’être fait « coffrer », Bonom peint sur une façade devant le KVS un énorme gorille pendu par les pieds, singeant l’artiste qui perd sa liberté et sa force.
Transformer la ville et le regard qu’on pose sur elle, en développant une esthétique personnelle très affirmée, ancrée dans une éthique du risque et du don — le don de soi et celui de son œuvre, le don au lieu de la mise sur le marché -, on pourrait n’y voir que prurit adolescent ou romantisme consensuel. Bonom va plus loin en essayant de nous dire quelque chose sur les couches profondes de la matière urbaine vers lesquelles il arrive, sans forcer, à faire lever les yeux.
Troisième séquence
Hotel Charleroi — Trous
L’artiste allemande Anna Witt enregistre les battements de cœur des habitants d’un gros bloc de logements sociaux à Marcinelle. Elle diffuse ensuite ces sons à haut volume par leurs fenêtres, créant pendant vingt minutes un énorme organe sonore, un enchevêtrement de pulsations à entendre à la place de celles des usines, du trafic ou des sonos.
Le performer autrichien Hannes Zebedin remplit une brouette de béton, y plante des feux d’artifice, et va les faire exploser nuitamment dans des lieux complètement vides.
Katrin Hornek, autrichienne également, constitue un dossier à propos d’une des statues de héros de BD qui ornent quelques axes névralgiques de la ville. Elle constate que Lucky Luke sur son cheval est tourné vers le nord. « D’habitude, quand le héros sauve une ville, il part vers l’ouest dans le soleil couchant. » Elle propose donc aux autorités communales d’en changer l’orientation, quitte à le mettre de ginguois par rapport à la chaussée, dans l’espoir d’indiquer la possibilité ou l’envie du happy end.
Au sommet d’un terril, le plasticien flamand Jasper De Pagie dresse un obélisque, figure des gloires anciennes. Son monument est fait de cire, qui se déformera avec le temps, malléable, comme doté d’une vie propre.
D’autres repeignent les marques au sol d’un énorme parking vide en sorte que du haut du terril voisin puisse se lire « plan b ». Une autre artiste encore nettoie et rénove la grande fontaine du parvis du Palais des Beaux-Arts, et tente d’y instaurer l’usage d’y jeter de la petite monnaie, à l’instar de tant de lieux touristiques mondialement connus et reconnus.7
Bienvenue au « Chant des possibles » qui a animé Charleroi en juillet, une grande exposition qui prenait la ville pour galerie et pour atelier8. Initiative du collectif Hotel Charleroi, actif depuis 2010, menée avec quelques fonds publics et le soutien d’acteurs culturels locaux, l’évènement a mobilisé de jeunes artistes d’un peu partout en Europe (moyenne d’âge autour de trente ans). Dans les projets, jamais de dédain, souvent de l’étonnement, de l’émerveillement, et beaucoup de jubilation. Un évident souci d’empathie, peut-être même trop de respect (plusieurs projets n’ont pu être réalisés faute d’avoir reçu l’autorisation demandée à la commune ou aux tec). Mais qu’est-ce qui sourd là-dessous ?
Comme Bonom, les artistes de ce collectif investissent les brèches, les vides, les gris. Ils les signent, les pointent, les recadrent, les renversent. Ce qui a attiré un premier noyau (un Autrichien, un Français et un Carolo), puis une trentaine de leurs pairs, en ces terres de stigmates ? Justement l’omniprésence des espaces non ou mal affectés : friches industrielles, terrils, voies ferrées en déshérence, passerelles et stations de métro sous-utilisées, parkings surdimensionnés. On sent le plus souvent la volonté d’aller gratter, avec un acharnement plus ou moins mesuré, là où ça fait mal, là où bâille ou plisse le vêtement de la ville, figée dans le désir d’hyper-modernité qui la porte depuis un siècle et demi. Pour les artistes, tous ces endroits sont les marques de l’utopie qui a irrigué un projet collectif épuisé : « Je me suis rendu compte que chaque description de Charleroi ressemble à la description d’un trou autour duquel se trouve une ville », note Antoine Turillon, l’un des trois moteurs du collectif.
Cet arrêt, cette chute, cet échec, Hotel Charleroi en met à vif les conséquences matérielles et sociales. Il donne dès lors à voir à quel point ces logiques ont complètement forgé l’agglomération et ses contradictions. Espaces organisés ou chaotiques, tout en est empreint, quel que soit l’état de décomposition, la démesure, l’absurdité, le vide.
Un peu partout dans l’ancienne Wallonie industrielle, on qualifie facilement de Bruxellois les gens qui osent une critique sur la réalité locale. Faute de pouvoir en l’occurrence relancer la balle de cette manière, on dira à ces artistes que tout cela est facile à déconstruire à posteriori, que leur critique est éculée et tourne en rond. Mais ils montrent aussi les germes d’autre chose dans les replis rugueux du béton. Pas sous forme de discours construits, d’idéologies plus ou moins voilées, de projet de société. Non : des couleurs, des lumières, des chocs, des recombinaisons. Tout un appel à l’imaginaire qui se met en branle, qui — c’est du moins ce qu’on a envie de se dire — conditionne et ensemence les avenirs possibles. Beaucoup d’espace, crient-ils, c’est beaucoup d’espace libre, et donc beaucoup de liberté…
La greffe prendra-t-elle ? Toutes les petites piqures d’adrénaline offertes par ces artistes sans frontières provoqueront-elles des sursauts ? Ces extraterrestres fédérés via le web vont-ils susciter quelque chose chez d’autres qu’eux-mêmes, leurs fans et une petite audience avertie ? Certes, l’œuvre artistique ne peut être évaluée à l’aune de sa seule utilité sociale, mais on a envie de dire à Hotel Charleroi de continuer, d’aller encore plus loin, de faire école.
- On trouvera facilement sur Internet de nombreuses reproductions des images produites par cet artiste, qui permettent de se faire sa propre idée.
- Le Bullshit Bingo ou Buzzword bingo est un (bête) jeu « joué généralement dans des situations où les membres d’une audience éprouvent le fait que l’orateur, tentant de dissimuler son manque de maitrise du sujet, se contente d’énoncer une série de mots-valises au lieu de fournir des informations et des idées comportant une réelle plus-value » (Wikipedia, traduction de l’auteur). Deux exemples parmi tant d’autres : Dilbert et Frank Lepage.
- Jeff Wall. The Crooked Path, Hans De Wolf, Michael Fried, David Company et Jeff Wall, Ludion, Anvers et Amsterdam, 2011. C’est ce type de discours sur la création contemporaine -, mais aussi tant d’autres exemples — qui me pousse à tenter ici une écriture qui ne soit ni celle du critique, ni celle du curateur ou du galeriste, ni celle de l’historien de l’art, c’est-à-dire une écriture le plus possible affranchie de codes professionnels et en particulier de références internes à l’art, aux discours sur l’art, et aux discours sur les discours sur l’art.
- Il vaut la peine de voir le travail de Bonom in situ. Comme c’est de moins en moins possible et qu’il n’existe pas de monographie à son sujet, on doit se plonger dans la galerie de photos constituée en ligne par ses fans : www.flickr.com/groups/bonom/pool.
- Dehors ! Le graffiti à Bruxelles, Adrien Grimmeau, CFC, Bruxelles, 2011.
- Lire à ce sujet, en ligne, le court texte de l’artiste intitulé « L’étoile urbaine ».
- Très nombreuses images et films en ligne à consulter sur http://hotelcharleroi.com. On notera qu’hotel s’écrit sans accent, à l’anglaise, en référence à la chanson pop Hotel California des Eagles.
- On peut encore télécharger en ligne le livret-guide de l’évènement.