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De grandioses affaires
La pluie tombait en un flot dru et tranquille, elle traçait de longues lignes verticales sur les carreaux, qu’elle recouvrait d’une couche d’eau si épaisse qu’on distinguait à peine la rue, au-dehors. La petite pièce n’en paraissait que plus accueillante, avec ses tapis tissés à la main, ses murs couverts de rayons de livres, et enfin son […]
La pluie tombait en un flot dru et tranquille, elle traçait de longues lignes verticales sur les carreaux, qu’elle recouvrait d’une couche d’eau si épaisse qu’on distinguait à peine la rue, au-dehors.
La petite pièce n’en paraissait que plus accueillante, avec ses tapis tissés à la main, ses murs couverts de rayons de livres, et enfin son bureau où les objets, tous à leur place habituelle, formaient un tableau agréablement familier, comme une armée de lutins prêts à vous servir.
Assise au bureau, une dame d’un certain âge écrivait d’un geste tranquille et régulier, sans faire grincer sa plume.
Recroquevillée à une extrémité du canapé branlant, une jeune fille lisait, le nez plongé dans un ouvrage qui l’absorbait entièrement.
Aujourd’hui, le temps était si détestable…
Aujourd’hui, leur librairie ne recevrait surement la visite d’aucun client. On pouvait se consacrer pleinement à l’activité de son choix. Et puis, il y avait aussi dans l’atmosphère un peu de ce plaisir égoïste à être tranquillement au chaud tandis que d’autres, dehors, devaient lutter contre les éléments.
C’est alors que le silence fut brisé par des pas dans l’entrée… Le crissement de grains de sable qui trahit des sabots.
On ne pouvait donc jamais être en paix !
La porte ne s’ouvrit pas tout de suite. La jeune fille poursuivit sa lecture, mais la dame, à l’affut, leva des yeux attentifs. De quel genre de personnes s’agirait-il ? Sans doute de celles qui vous font perdre votre temps. Un fiancé venu acheter un psautier pour sa fiancée et prêt à marchander une demi-heure dans l’espoir vain de grappiller quelques sous sur quatre couronnes ou d’acheter le livre dix centimes de moins que le prix qu’elle-même avait payé.
Non.
Ses yeux avaient beau être experts, ils étaient incapables de déterminer si l’homme était un mendiant ou un client.
Il était grand et maigre, malpropre et négligé, sans être pour autant loqueteux, et sur ce point pas pire que bien des nantis. Il n’avait pas non plus la physionomie habituelle du paysan prudent et pesant, cet air du nouvel arrivant qui aurait plus de droits que le maitre de céans. Non, il était difficile à classer, en ces temps où les prolétaires des villes se vexaient quand on les traitait de paysans.
C’était un « vagabond », mais venait-il vendre ou mendier ? Là était la question. La propriétaire de la librairie s’essayait, par jeu, à le deviner avant qu’il n’ouvre la bouche. D’habitude, elle voyait assez vite de quoi il ressortait. Et dans le cas présent, elle en avait largement le loisir.
Les préliminaires accaparaient d’ailleurs à ce point l’individu qu’il n’accordait aucune attention aux autres personnes présentes. Il était trop occupé pour regarder autour de lui ou saluer.
Son visage était mince, son nez long et busqué, son corps à l’avenant. On pouvait dire que l’homme avait du « style ». L’écharpe de laine, enroulée autour du long cou puis rentrée dans le gilet, était ajustée comme un col militaire.
Il portait, posé sur l’épaule, un bâton auquel était noué un baluchon volumineux et difforme, en tissu à carreaux bleus et blancs. Le bâton dépassait d’un côté, le baluchon débordait de l’autre : ce n’était pas une mince affaire que de se glisser dans le passage étroit entre le poêle de faïence et les rayons de livres, car tantôt le bâton s’accrochait, tantôt le baluchon se coinçait. Mais le calme de l’homme était inébranlable, et son sérieux tout autant.
La jeune fille leva rapidement les yeux. Une fugace expression de raillerie parcourut son visage, mais elle reprit aussitôt sa lecture, comme si la pièce n’avait accueilli aucun nouveau visiteur. La femme plongea sa plume dans l’encrier et se remit à écrire, car l’individu pouvait prendre encore un certain temps à avancer de la sorte, et il était impossible de deviner ce qu’il voulait. Les évènements devaient suivre leur cours.
Lorsqu’elle releva les yeux, l’homme avait retiré le bâton de son épaule et en décrochait le baluchon comme un fruit cueilli d’un arbre. Il le posa précautionneusement sur le sol, entre le poêle et le canapé.
Ce n’est que lorsqu’il se baissa qu’elle vit qu’il n’était plus seul. Le deuxième personnage était entré si silencieusement qu’elle ne l’avait pas remarqué.
Il avait laissé ses sabots dans l’entrée et se tenait debout, en chaussettes jaunâtres, aussi immobile qu’une statue, pénétré, semblait-il, de l’importance du moment. De toute évidence, il ne se trouvait là qu’en qualité de compagnon ou de témoin et non pour un motif personnel. Impossible d’imaginer chose plus pâle et plus incolore que ce petit bonhomme. Il avait la barbe et les cheveux gris et hirsutes, le teint bilieux et les vêtements couleur de jute. Ses yeux étaient invisibles car rivés au sol, comme si, noyé dans ses pensées, il en oubliait ce qu’il regardait. Sa seule véritable couleur était le brun foncé laissé par le tabac à priser, en une large trace, entre sa bouche et son nez.
Il restait donc planté là dans ses grosses chaussettes de laine, le bonnet serré contre sa poitrine, digne comme une momie égyptienne, comique comme une farce paysanne et recueilli comme devant une cérémonie religieuse.
Que pouvaient donc bien vouloir ces deux-là ? Au nom du Ciel, que voulaient-ils ?
La situation avait pris un tour tellement ridicule qu’on ne pouvait qu’attendre en se tenant coi.
– Gentes Dames…, commença le grand en s’inclinant.
Avant de poursuivre, il enleva son chapeau et fit une révérence, une lente et dolente révérence. C’était désormais clair : il allait mendier ! Déjà on pensait à prendre dans la caisse une pièce de cinq centimes ; ce serait le seul moyen de se débarrasser de lui.
– Je souhaiterais, s’il vous plait, acheter deux enveloppes, ajouta-t-il.
Tant de bruit pour une omelette1 ! Les deux femmes manquèrent d’éclater de rire. C’était donc là l’objet de cette grandiose affaire ! La jeune fille se leva et alla chercher l’article demandé. La dame resta assise à observer les clients. Ils avaient bu, cela se voyait : non qu’ils auraient eu une démarche titubante mais parce qu’ils étaient la caricature de leur disposition d’esprit. On dit des gens qu’ils ont l’alcool bon ou mauvais ; eux semblaient l’avoir heureux, d’une version quelque peu grotesque, sans rien d’effrayant.
Le grand s’avança d’un pas, avec précaution, pour ne pas tremper le plancher. On décelait dans ses yeux gris une pointe d’humour tranquille. Il était moins ivre que le petit bonhomme.
– Et je vous saurais gré de bien vouloir m’accorder une faveur, dit-il avec emphase. L’une des enveloppes devrait être assez grande pour qu’on puisse y glisser l’autre. Cela vous semble-t-il possible ?
– Mais bien entendu !
– Je vous remercie.
Il suivit des yeux ses mouvements, tandis qu’elle s’affairait à la table avec les enveloppes.
– Il faut que je vous dise… j’ai une fiancée, annonça-t-il, d’un ton plein de déférence et de courtoisie.
– Ah vraiment ! s’exclama la jeune fille, en le regardant d’un air amusé.
Dans son esprit, il avait depuis longtemps passé l’âge de telles folies. Elle lui donnait presque cinquante ans.
– Oui, poursuivit-il avec une fierté qu’il tentait de dissimuler, j’ai l’habitude de lui envoyer une enveloppe sur laquelle j’ai écrit mon adresse, afin que ce soit plus simple pour elle de me répondre. Les femmes ont du mal avec ce genre de choses ; il faut les aider un peu.
– Bien sûr !
– Sinon je ne devrais guère m’en soucier, car elle est plus riche que moi.
– Voilà qui est plaisant !
– Elle a de quoi, c’est sûr ; je ne devrais pas m’en soucier, mais c’est comme qui dirait une petite… hum… marque d’attention, voyez-vous ?
– Naturellement !
– Parce qu’il faut que je vous dise que je suis toujours sur les routes. Toujours en vagabondage. Si je ne m’en souciais pas, elle ne saurait pas où m’écrire. Et cela la chagrinerait, croyez-moi.
– Je vous crois !
Fanny eut du mal à réprimer un tressaillement aux coins de sa bouche, mais elle résista vaillamment.
– Elle n’aime pas que je m’absente aussi longtemps. La dernière fois, je suis parti une semaine et deux jours. À mon retour, je n’étais pas trop fier, croyez-moi.
– Ah bon ?
– Oh, elle me l’a fait sentir. Pas par une dispute ou ce genre de chose, non non… Tout en douceur. C’est parce qu’elle m’aime tellement… Je peux bien supporter ça ! Avec les femmes, on doit s’adapter.
La momie près de la porte grommela quelque chose que personne ne comprit. Elle se tenait raide comme un mort.
– Croyez-moi, Mademoiselle, cela fait du bien de savoir que quelqu’un tient à ce point à vous.
– Je vous crois !
Elle lui tendit le paquet ; il se mit à fouiller ses poches, en retira les objets les plus divers, bouts de ficelle, mégots de cigares, quelques clous, une boite en écorce de bouleau, un demi-fer à cheval… Il sortit enfin des pièces de monnaie et rempocha le reste.
– Ah, j’oubliais…
Il essuya prestement ses doigts mouillés par la pluie aux jambes de son pantalon, plongea la main dans sa poche de poitrine et en tira avec moultes précautions un petit paquet soigneusement emballé.
– Voici encore deux enveloppes, l’une dans l’autre. Si vous vouliez avoir l’extrême bonté de les ranger avec les deux autres, ce serait plus facile pour moi de les retrouver.
Elle prit les paquets et s’exécuta. Il la regarda faire, avec, au coin de l’œil, un tressaillement fripon.
– Il faut que je vous dise… j’ai une deuxième fiancée !
– Oh !
Elle retint à grand-peine un énorme éclat de rire.
– Euh… si si. Et je vous serais très reconnaissant si je pouvais aussi avoir quatre timbres.
Il compta l’argent, qu’il posa sur la table, et elle partit chercher les timbres.
Pendant ce temps, il alla prendre son baluchon posé près du poêle de faïence.
Lorsqu’elle revint, il le tenait à la main. Il ajouta avec une politesse extrême :
– J’aurais une faveur supplémentaire à vous demander. Pourriez-vous, s’il vous plait, coller les timbres sur les enveloppes ? J’ai presque honte à vous en prier, mais je ne peux pas le faire moi-même, car j’ai une chique de tabac en bouche.
Elle rangea la monnaie dans la caisse, ce qui lui permit de se retourner, puis elle revint coller les timbres. S’il ne partait pas bientôt, elle allait étouffer de rire.
– Mais si vous, vous avez une fiancée dont l’autre ne doit rien savoir, pourquoi est-ce qu’elle n’aurait pas, de son côté, un deuxième fiancé, dont vous ne sauriez rien ?
L’homme, occupé à remettre le bâton et le baluchon sur son épaule, s’arrêta net. Il la regarda, frappé par cette idée nouvelle. Puis un sourire finaud et entendu se dessina sur son visage parcheminé.
– Oui, ça, on ne peut jamais le savoir, répondit-il avec une sincère admiration pour cette remarque très sensée. On ne pourra jamais le savoir…
Il baissa la voix, pencha la tête de côté en souriant.
– … pas’ que les femmes, hein, elles ont plus d’un tour dans leur sac.
D’un geste décidé, il balança sur son épaule le bâton et le baluchon.
Le petit bonhomme, près de la porte, grogna, le visage toujours impassible, quelque chose qu’encore une fois personne ne comprit. Il avait manifestement un compte à régler avec le beau sexe. Qui sait ? Peut-être ressassait-il un chagrin d’amour. Pourquoi le romantisme serait-il interdit à un vieillard indigent chiquant le tabac ?
Fanny se jeta sur le canapé, les mains sur la bouche.
Les clients s’en allèrent.
– Mais vous oubliez les lettres, cria-t-elle au moment où ils refermaient la porte.
Le grand revint sur ses pas. Il secoua la tête en apercevant son paquet resté sur la table.
Puis, reconnaissant, il regarda la jeune fille avec une pointe de malice et d’humour.
Il secoua encore la tête, prit le paquet, le fourra en poche, et regagna la porte.
– Mademoiselle, dit-il, la main sur le loquet, ma jolie petite demoiselle, si je peux me permettre, ne mariez jamais un pochard. La boisson, ça vous gâche la vie. Ça a gâché la mienne.
Et il s’en alla.
Traduit du suédois par Elisabet Brouillard et Isabelle Piette
Victoria Benedictsson Née en Scanie, dans le Sud de la Suède, Victoria Benedictsson (1850 – 1888) n’a pas encore dans le monde francophone la diffusion qu’elle mérite. Si ses deux romans, Pengar et Fru Marianne ont été récemment publiés aux éditions Cupidus Legendi sous les titres L’Argent et Madame Marianne, ses nombreuses nouvelles restent à ce jour presque entièrement inédites en français. Malgré la brièveté de sa carrière (elle a mis fin à ses jours à l’âge de 38 ans), Victoria Benedictsson a produit une œuvre importante, d’emblée bien accueillie en Suède. Autodidacte, mariée très tôt à un homme beaucoup plus âgé qu’elle, elle décrit dans ses romans, pièces et nouvelles la condition de la femme, la vie des petites gens et les milieux variés qu’elle fréquente. Elle s’inscrit d’ailleurs dans ce mouvement artistique et littéraire scandinave qu’on appelle la « percée moderne » et qui met en avant les questions de société. On la considère ainsi comme une figure importante du réalisme suédois engagé et comme une pionnière du féminisme – même si elle-même écrivait sous un nom d’emprunt masculin (Ernst Ahlgren), nom qu’elle fera d’ailleurs inscrire sur sa tombe. Sa langue, qu’elle manie avec finesse, est tout à fait personnelle et use régulièrement de dialectes et de sociolectes pour donner corps aux personnages. La nouvelle intitulée Storhandel (« De grandioses affaires ») est tirée du recueil Folkliv och småberättelser (« Petites histoires sur les petites gens »), édité pour la première fois en 1887 et à ce jour encore inédit en français. Quelques titres traduits Romans • Madame Marianne, traduit du suédois et annoté par Vincent Dulac, Paris, Cupidus Legendi, 2022, 446 p. • L’Argent, traduit du suédois par Vincent Dulac, Paris, Cupidus Legendi, 2019, 300 p. Nouvelles • Gens de bonnes manières, traduction de Sébastien Voirol, Mille Nouvelles Nouvelles, n°10, novembre 1910, p. 19 – 32 • Au lit de mort, traduction de Thekla Hammar, Revue bleue, 21 mai 1910, p. 657 – 660 (rééd. Anthologie des écrivains suédois contemporains, Larousse, 1913, p. 29 – 36) • Le groupe de vieux Sèvres, trad. Vincent Dulac, Plein Chant, n° 56, éte-automne 1994, p. 73 – 84. Théâtre • Benedictsson Victoria, L’Ensorcelée, Stéenhoff Frida, La Lioncelle, traduction et édition critique par Corinne François-Denève, Paris, Classiques Garnier, 2022, 551 p. |