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De grandioses affaires

Numéro 5 Août 2024 par Victoria Benedictsson

juillet 2024

La pluie tom­bait en un flot dru et tran­quille, elle tra­çait de longues lignes ver­ti­cales sur les car­reaux, qu’elle recou­vrait d’une couche d’eau si épaisse qu’on dis­tin­guait à peine la rue, au-dehors. La petite pièce n’en parais­sait que plus accueillante, avec ses tapis tis­sés à la main, ses murs cou­verts de rayons de livres, et enfin son […]

Italique

La pluie tom­bait en un flot dru et tran­quille, elle tra­çait de longues lignes ver­ti­cales sur les car­reaux, qu’elle recou­vrait d’une couche d’eau si épaisse qu’on dis­tin­guait à peine la rue, au-dehors.

La petite pièce n’en parais­sait que plus accueillante, avec ses tapis tis­sés à la main, ses murs cou­verts de rayons de livres, et enfin son bureau où les objets, tous à leur place habi­tuelle, for­maient un tableau agréa­ble­ment fami­lier, comme une armée de lutins prêts à vous servir.

Assise au bureau, une dame d’un cer­tain âge écri­vait d’un geste tran­quille et régu­lier, sans faire grin­cer sa plume.

Recro­que­villée à une extré­mi­té du cana­pé bran­lant, une jeune fille lisait, le nez plon­gé dans un ouvrage qui l’absorbait entièrement.

Aujourd’hui, le temps était si détestable…

Aujourd’hui, leur librai­rie ne rece­vrait sur­ement la visite d’aucun client. On pou­vait se consa­crer plei­ne­ment à l’activité de son choix. Et puis, il y avait aus­si dans l’atmosphère un peu de ce plai­sir égoïste à être tran­quille­ment au chaud tan­dis que d’autres, dehors, devaient lut­ter contre les éléments.

C’est alors que le silence fut bri­sé par des pas dans l’entrée… Le cris­se­ment de grains de sable qui tra­hit des sabots.

On ne pou­vait donc jamais être en paix !

La porte ne s’ouvrit pas tout de suite. La jeune fille pour­sui­vit sa lec­ture, mais la dame, à l’affut, leva des yeux atten­tifs. De quel genre de per­sonnes s’agirait-il ? Sans doute de celles qui vous font perdre votre temps. Un fian­cé venu ache­ter un psau­tier pour sa fian­cée et prêt à mar­chan­der une demi-heure dans l’espoir vain de grap­piller quelques sous sur quatre cou­ronnes ou d’acheter le livre dix cen­times de moins que le prix qu’elle-même avait payé.

Non.

Ses yeux avaient beau être experts, ils étaient inca­pables de déter­mi­ner si l’homme était un men­diant ou un client.

Il était grand et maigre, mal­propre et négli­gé, sans être pour autant loque­teux, et sur ce point pas pire que bien des nan­tis. Il n’avait pas non plus la phy­sio­no­mie habi­tuelle du pay­san pru­dent et pesant, cet air du nou­vel arri­vant qui aurait plus de droits que le maitre de céans. Non, il était dif­fi­cile à clas­ser, en ces temps où les pro­lé­taires des villes se vexaient quand on les trai­tait de paysans. 

C’était un « vaga­bond », mais venait-il vendre ou men­dier ? Là était la ques­tion. La pro­prié­taire de la librai­rie s’essayait, par jeu, à le devi­ner avant qu’il n’ouvre la bouche. D’habitude, elle voyait assez vite de quoi il res­sor­tait. Et dans le cas pré­sent, elle en avait lar­ge­ment le loisir.

Les pré­li­mi­naires acca­pa­raient d’ailleurs à ce point l’individu qu’il n’accordait aucune atten­tion aux autres per­sonnes pré­sentes. Il était trop occu­pé pour regar­der autour de lui ou saluer.

Son visage était mince, son nez long et bus­qué, son corps à l’avenant. On pou­vait dire que l’homme avait du « style ». L’écharpe de laine, enrou­lée autour du long cou puis ren­trée dans le gilet, était ajus­tée comme un col militaire.

Il por­tait, posé sur l’épaule, un bâton auquel était noué un balu­chon volu­mi­neux et dif­forme, en tis­su à car­reaux bleus et blancs. Le bâton dépas­sait d’un côté, le balu­chon débor­dait de l’autre : ce n’était pas une mince affaire que de se glis­ser dans le pas­sage étroit entre le poêle de faïence et les rayons de livres, car tan­tôt le bâton s’accrochait, tan­tôt le balu­chon se coin­çait. Mais le calme de l’homme était inébran­lable, et son sérieux tout autant.

La jeune fille leva rapi­de­ment les yeux. Une fugace expres­sion de raille­rie par­cou­rut son visage, mais elle reprit aus­si­tôt sa lec­ture, comme si la pièce n’avait accueilli aucun nou­veau visi­teur. La femme plon­gea sa plume dans l’encrier et se remit à écrire, car l’individu pou­vait prendre encore un cer­tain temps à avan­cer de la sorte, et il était impos­sible de devi­ner ce qu’il vou­lait. Les évè­ne­ments devaient suivre leur cours.

Lorsqu’elle rele­va les yeux, l’homme avait reti­ré le bâton de son épaule et en décro­chait le balu­chon comme un fruit cueilli d’un arbre. Il le posa pré­cau­tion­neu­se­ment sur le sol, entre le poêle et le canapé.

Ce n’est que lorsqu’il se bais­sa qu’elle vit qu’il n’était plus seul. Le deuxième per­son­nage était entré si silen­cieu­se­ment qu’elle ne l’avait pas remarqué.

Il avait lais­sé ses sabots dans l’entrée et se tenait debout, en chaus­settes jau­nâtres, aus­si immo­bile qu’une sta­tue, péné­tré, sem­blait-il, de l’importance du moment. De toute évi­dence, il ne se trou­vait là qu’en qua­li­té de com­pa­gnon ou de témoin et non pour un motif per­son­nel. Impos­sible d’imaginer chose plus pâle et plus inco­lore que ce petit bon­homme. Il avait la barbe et les che­veux gris et hir­sutes, le teint bilieux et les vête­ments cou­leur de jute. Ses yeux étaient invi­sibles car rivés au sol, comme si, noyé dans ses pen­sées, il en oubliait ce qu’il regar­dait. Sa seule véri­table cou­leur était le brun fon­cé lais­sé par le tabac à pri­ser, en une large trace, entre sa bouche et son nez.

Il res­tait donc plan­té là dans ses grosses chaus­settes de laine, le bon­net ser­ré contre sa poi­trine, digne comme une momie égyp­tienne, comique comme une farce pay­sanne et recueilli comme devant une céré­mo­nie religieuse.

Que pou­vaient donc bien vou­loir ces deux-là ? Au nom du Ciel, que voulaient-ils ?

La situa­tion avait pris un tour tel­le­ment ridi­cule qu’on ne pou­vait qu’attendre en se tenant coi.

– Gentes Dames…, com­men­ça le grand en s’inclinant.

Avant de pour­suivre, il enle­va son cha­peau et fit une révé­rence, une lente et dolente révé­rence. C’était désor­mais clair : il allait men­dier ! Déjà on pen­sait à prendre dans la caisse une pièce de cinq cen­times ; ce serait le seul moyen de se débar­ras­ser de lui.

– Je sou­hai­te­rais, s’il vous plait, ache­ter deux enve­loppes, ajouta-t-il.

Tant de bruit pour une ome­lette1 ! Les deux femmes man­quèrent d’éclater de rire. C’était donc là l’objet de cette gran­diose affaire ! La jeune fille se leva et alla cher­cher l’article deman­dé. La dame res­ta assise à obser­ver les clients. Ils avaient bu, cela se voyait : non qu’ils auraient eu une démarche titu­bante mais parce qu’ils étaient la cari­ca­ture de leur dis­po­si­tion d’esprit. On dit des gens qu’ils ont l’alcool bon ou mau­vais ; eux sem­blaient l’avoir heu­reux, d’une ver­sion quelque peu gro­tesque, sans rien d’effrayant.

Le grand s’avança d’un pas, avec pré­cau­tion, pour ne pas trem­per le plan­cher. On déce­lait dans ses yeux gris une pointe d’humour tran­quille. Il était moins ivre que le petit bonhomme.

– Et je vous sau­rais gré de bien vou­loir m’accorder une faveur, dit-il avec emphase. L’une des enve­loppes devrait être assez grande pour qu’on puisse y glis­ser l’autre. Cela vous semble-t-il possible ?

– Mais bien entendu ! 

– Je vous remercie. 

Il sui­vit des yeux ses mou­ve­ments, tan­dis qu’elle s’affairait à la table avec les enveloppes.

– Il faut que je vous dise… j’ai une fian­cée, annon­ça-t-il, d’un ton plein de défé­rence et de courtoisie.

– Ah vrai­ment ! s’exclama la jeune fille, en le regar­dant d’un air amusé.

Dans son esprit, il avait depuis long­temps pas­sé l’âge de telles folies. Elle lui don­nait presque cin­quante ans.

– Oui, pour­sui­vit-il avec une fier­té qu’il ten­tait de dis­si­mu­ler, j’ai l’habitude de lui envoyer une enve­loppe sur laquelle j’ai écrit mon adresse, afin que ce soit plus simple pour elle de me répondre. Les femmes ont du mal avec ce genre de choses ; il faut les aider un peu. 

– Bien sûr ! 

– Sinon je ne devrais guère m’en sou­cier, car elle est plus riche que moi. 

– Voi­là qui est plaisant ! 

– Elle a de quoi, c’est sûr ; je ne devrais pas m’en sou­cier, mais c’est comme qui dirait une petite… hum… marque d’attention, voyez-vous ? 

– Natu­rel­le­ment !

– Parce qu’il faut que je vous dise que je suis tou­jours sur les routes. Tou­jours en vaga­bon­dage. Si je ne m’en sou­ciais pas, elle ne sau­rait pas où m’écrire. Et cela la cha­gri­ne­rait, croyez-moi.

– Je vous crois !

Fan­ny eut du mal à répri­mer un tres­saille­ment aux coins de sa bouche, mais elle résis­ta vaillamment.

– Elle n’aime pas que je m’absente aus­si long­temps. La der­nière fois, je suis par­ti une semaine et deux jours. À mon retour, je n’étais pas trop fier, croyez-moi.

– Ah bon ?

– Oh, elle me l’a fait sen­tir. Pas par une dis­pute ou ce genre de chose, non non… Tout en dou­ceur. C’est parce qu’elle m’aime tel­le­ment… Je peux bien sup­por­ter ça ! Avec les femmes, on doit s’adapter.

La momie près de la porte grom­me­la quelque chose que per­sonne ne com­prit. Elle se tenait raide comme un mort.

– Croyez-moi, Made­moi­selle, cela fait du bien de savoir que quelqu’un tient à ce point à vous.

– Je vous crois !

Elle lui ten­dit le paquet ; il se mit à fouiller ses poches, en reti­ra les objets les plus divers, bouts de ficelle, mégots de cigares, quelques clous, une boite en écorce de bou­leau, un demi-fer à che­val… Il sor­tit enfin des pièces de mon­naie et rem­po­cha le reste.

– Ah, j’oubliais…

Il essuya pres­te­ment ses doigts mouillés par la pluie aux jambes de son pan­ta­lon, plon­gea la main dans sa poche de poi­trine et en tira avec moultes pré­cau­tions un petit paquet soi­gneu­se­ment emballé.

– Voi­ci encore deux enve­loppes, l’une dans l’autre. Si vous vou­liez avoir l’extrême bon­té de les ran­ger avec les deux autres, ce serait plus facile pour moi de les retrouver. 

Elle prit les paquets et s’exécuta. Il la regar­da faire, avec, au coin de l’œil, un tres­saille­ment fripon.

– Il faut que je vous dise… j’ai une deuxième fiancée ! 

– Oh ! 

Elle retint à grand-peine un énorme éclat de rire.

– Euh… si si. Et je vous serais très recon­nais­sant si je pou­vais aus­si avoir quatre timbres. 

Il comp­ta l’argent, qu’il posa sur la table, et elle par­tit cher­cher les timbres.

Pen­dant ce temps, il alla prendre son balu­chon posé près du poêle de faïence.

Lorsqu’elle revint, il le tenait à la main. Il ajou­ta avec une poli­tesse extrême :

– J’aurais une faveur sup­plé­men­taire à vous deman­der. Pour­riez-vous, s’il vous plait, col­ler les timbres sur les enve­loppes ? J’ai presque honte à vous en prier, mais je ne peux pas le faire moi-même, car j’ai une chique de tabac en bouche. 

Elle ran­gea la mon­naie dans la caisse, ce qui lui per­mit de se retour­ner, puis elle revint col­ler les timbres. S’il ne par­tait pas bien­tôt, elle allait étouf­fer de rire.

– Mais si vous, vous avez une fian­cée dont l’autre ne doit rien savoir, pour­quoi est-ce qu’elle n’aurait pas, de son côté, un deuxième fian­cé, dont vous ne sau­riez rien ? 

L’homme, occu­pé à remettre le bâton et le balu­chon sur son épaule, s’arrêta net. Il la regar­da, frap­pé par cette idée nou­velle. Puis un sou­rire finaud et enten­du se des­si­na sur son visage parcheminé.

– Oui, ça, on ne peut jamais le savoir, répon­dit-il avec une sin­cère admi­ra­tion pour cette remarque très sen­sée. On ne pour­ra jamais le savoir…

Il bais­sa la voix, pen­cha la tête de côté en souriant.

– … pas’ que les femmes, hein, elles ont plus d’un tour dans leur sac.

D’un geste déci­dé, il balan­ça sur son épaule le bâton et le baluchon.

Le petit bon­homme, près de la porte, gro­gna, le visage tou­jours impas­sible, quelque chose qu’encore une fois per­sonne ne com­prit. Il avait mani­fes­te­ment un compte à régler avec le beau sexe. Qui sait ? Peut-être res­sas­sait-il un cha­grin d’amour. Pour­quoi le roman­tisme serait-il inter­dit à un vieillard indi­gent chi­quant le tabac ?

Fan­ny se jeta sur le cana­pé, les mains sur la bouche.

Les clients s’en allèrent.

– Mais vous oubliez les lettres, cria-t-elle au moment où ils refer­maient la porte.

Le grand revint sur ses pas. Il secoua la tête en aper­ce­vant son paquet res­té sur la table.

Puis, recon­nais­sant, il regar­da la jeune fille avec une pointe de malice et d’humour.

Il secoua encore la tête, prit le paquet, le four­ra en poche, et rega­gna la porte.

– Made­moi­selle, dit-il, la main sur le loquet, ma jolie petite demoi­selle, si je peux me per­mettre, ne mariez jamais un pochard. La bois­son, ça vous gâche la vie. Ça a gâché la mienne.

Et il s’en alla.

Tra­duit du sué­dois par Eli­sa­bet Brouillard et Isa­belle Piette


Vic­to­ria Bene­dicts­son

Née en Sca­nie, dans le Sud de la Suède, Vic­to­ria Bene­dicts­son (1850 – 1888) n’a pas encore dans le monde fran­co­phone la dif­fu­sion qu’elle mérite. Si ses deux romans, Pen­gar et Fru Marianne ont été récem­ment publiés aux édi­tions Cupi­dus Legen­di sous les titres L’Argent  et Madame Marianne, ses nom­breuses nou­velles res­tent à ce jour presque entiè­re­ment inédites en fran­çais.
Mal­gré la briè­ve­té de sa car­rière (elle a mis fin à ses jours à l’âge de 38 ans), Vic­to­ria Bene­dicts­son a pro­duit une œuvre impor­tante, d’emblée bien accueillie en Suède. Auto­di­dacte, mariée très tôt à un homme beau­coup plus âgé qu’elle, elle décrit dans ses romans, pièces et nou­velles la condi­tion de la femme, la vie des petites gens et les milieux variés qu’elle fré­quente. Elle s’inscrit d’ailleurs dans ce mou­ve­ment artis­tique et lit­té­raire scan­di­nave qu’on appelle la « per­cée moderne » et qui met en avant les ques­tions de socié­té. On la consi­dère ain­si comme une figure impor­tante du réa­lisme sué­dois enga­gé et comme une pion­nière du fémi­nisme – même si elle-même écri­vait sous un nom d’emprunt mas­cu­lin (Ernst Ahl­gren), nom qu’elle fera d’ailleurs ins­crire sur sa tombe.
Sa langue, qu’elle manie avec finesse, est tout à fait per­son­nelle et use régu­liè­re­ment de dia­lectes et de socio­lectes pour don­ner corps aux per­son­nages.
La nou­velle inti­tu­lée Sto­rhan­del (« De gran­dioses affaires ») est tirée du recueil Folk­liv och små­berät­tel­ser (« Petites his­toires sur les petites gens »), édi­té pour la pre­mière fois en 1887 et à ce jour encore inédit en fran­çais.

Quelques titres tra­duits
 
Romans

• Madame Marianne, tra­duit du sué­dois et anno­té par Vincent Dulac, Paris, Cupi­dus Legen­di, 2022, 446 p.
• L’Argent, tra­duit du sué­dois par Vincent Dulac, Paris, Cupi­dus Legen­di, 2019, 300 p.
 
Nou­velles

Gens de bonnes manières, tra­duc­tion de Sébas­tien Voi­rol, Mille Nou­velles Nou­velles, n°10, novembre 1910, p. 19 – 32
Au lit de mort, tra­duc­tion de Thek­la Ham­mar, Revue bleue, 21 mai 1910, p. 657 – 660 (rééd. Antho­lo­gie des écri­vains sué­dois contem­po­rains, Larousse, 1913, p. 29 – 36)
Le groupe de vieux Sèvres, trad. Vincent Dulac, Plein Chant, n° 56, éte-automne 1994, p. 73 – 84.
 
Théâtre

Bene­dicts­son Vic­to­ria, L’Ensorcelée, Stéen­hoff Fri­da, La Lion­celle, tra­duc­tion et édi­tion cri­tique par Corinne Fran­çois-Denève, Paris, Clas­siques Gar­nier, 2022, 551 p.
  1. En fran­çais dans le texte.

Victoria Benedictsson


Auteur