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De Bologne 1988 à Bologne 1999 et après…
La déclaration dite de Bologne soulève de nombreuses questions quant aux finalités et au style des universités et des hautes écoles. Elle oblige chaque institution à réfléchir à son identité et aux traditions qui lui donnent du souffle. Or parmi les traditions d’enseignement, l’ordre des jésuites tient — pour le meilleur ou pour le pire, ça se discute — une certaine place. C’est pourquoi les autorités académiques de la plupart des institutions jésuites d’enseignement supérieur ont décidé de prendre collectivement la parole. Face à la précipitation de certains milieux politiques désireux d’obtenir rapidement une réforme technocratique les auteurs de cette déclarations insiste pour que ces décisions soit réfléchies dans toutes leurs dimensions. La Revue nouvelle publie ici la prise de position des institution jésuites d’enseignement.
Déclaration d’une quinzaine de recteurs, présidents
et directeurs d’établissements jésuites d’enseignement supérieur
Bologne 1988 : Magna Charta des universités européennes, signée par les recteurs européens. Bologne 1999 : La déclaration de Bologne : l’espace européen de l’enseignement supérieur, signée par vingt-neuf ministres européens de l’Enseignement supérieur. Une continuité ? Une rupture ? Les signataires ne sont déjà plus les mêmes, et la référence, dans la seconde, à la première n’en retient que peu de ses éléments essentiels.
Il importe de restaurer les accents mis par les différents acteurs : recteurs, ministres, industriels, étudiants.
Des acteurs
Les principes mis en avant par les recteurs européens se résument comme suit :
- autonomie et indépendance des universités vis-à-vis de tout pouvoir politique, économique et idéologique ;
- indissociabilité des activités d’enseignement et de recherche, selon les exigences de la société et des connaissances scientifiques ;
- lieu de dialogue : les universités sont un lieu de rencontre privilégié entre professeurs et étudiants ;
- dépositaire de l’héritage humaniste européen et ouverture aux autres cultures.
Afin de rencontrer ces principes, les universités « encouragent la mobilité des enseignants, chercheurs et des étudiants et considèrent qu’une politique générale d’équivalence en matière de statuts, de titres, d’examen (tout en préservant les diplômes nationaux), et d’attribution de bourses, constitue l’instrument essentiel garantissant l’exercice de leurs missions contemporaines ». (Nous soulignons.)
En 2001, à Salamanque, les recteurs soulignent, de plus, les points suivants :
l’enseignement est une responsabilité publique ;
- la qualité et la reconnaissance mutuelle de celle-ci sont primordiales à la création de l’espace européen de l’enseignement supérieur ;
- l’employabilité durable ne se résume pas à une stricte adéquation aux besoins de l’emploi à court terme ;
- la mobilité est une dimension essentielle qui doit être encouragée par des instruments tels que le système de crédit, le supplément au diplôme, etc.
- les universités cherchent à mettre en œuvre un cadre commun de formation s’articulant en deux cycles ;
- elles souhaitent le développement de l’attractivité du système éducatif européen.
Les déclarations des ministres mettent en exergue les six objectifs suivants, les seuls qui soient mentionnés, de manière répétitive, dans les différents cercles du « processus de Bologne » :
- adoption d’un système de diplômes lisibles et comparables ;
- adoption d’un système s’articulant en deux cycles ;
- mise en place d’un système de crédit comme moyen de favoriser la mobilité des étudiants, mais également la formation tout au long de la vie ;
- promotion de la mobilité des étudiants et des enseignants ;
- promotion de la coopération européenne en matière d’évaluation de la qualité ;
- promotion de la dimension européenne de l’enseignement supérieur.
À travers ces objectifs transparait une volonté de favoriser l’insertion sur le marché du travail et de rendre le système européen d’enseignement supérieur plus compétitif.
L’entente sur la mobilité semble faire l’unanimité, mais dès maintenant, on sent une tension entre les points de vue des universités et celui des ministres. L’« équivalence » de la Magna Charta devient, par exemple, un « système de diplômes lisibles et comparables », précisé dans un « système s’articulant en deux cycles ».
N’y aurait-il pas lieu de se rappeler aussi deux documents marquants de la European Round Table of Industrialists (E.R.T.) dont le lobbying auprès de la Commission européenne et des ministres européens ne peut échapper à un œil vigilant. À titre de preuve : le Livre Blanc de la Commission européenne sur la formation tout au long de la vie rappelle curieusement un élément du titre du document de l’ERT de novembre 1994, Towards the Learning Society. C’est ce même Livre Blanc qui promeut, en 1995, au niveau du concept, le terme d’« employabilité », ou d’« adaptabilité à l’emploi » que l’on retrouvera dans la Déclaration de Bologne de 1999.
Enfin, il faut attendre 2001 pour que soit reconnu l’apport spécifique des étudiants et des organisations les représentant. Les étudiants soulignent la responsabilité des gouvernements dans l’accès de tous à l’enseignement supérieur. On retrouve dans leur prise de parole les principaux points mis en avant par les ministres, mais un accent particulier est placé sur les « conséquences sociales » du processus pour les étudiants. Dans une déclaration conjointe de mars 2002, les étudiants et les associations les représentant ainsi que les universités et conférences de recteurs européennes réaffirment :
- l’enseignement supérieur doit être considéré comme un bien public ;
- il faut garantir un accès démocratique pour tous à l’enseignement supérieur ;
- l’espace européen de l’enseignement supérieur est indissociable de l’espace européen de la recherche ;
- l’Europe du Sud-Est doit être prise en compte comme un partenaire à part entière ;
- l’éducation est un droit fondamental « qui ne devrait pas relever d’accords promouvant en premier lieu le libre-échange ».
« Bâtir l’espace européen de l’enseignement supérieur ». Qui ne se réjouirait de voir les États européens se risquer à penser et vouloir l’Europe en termes d’éducation et de formation, dans la conscience d’appartenir à un même espace culturel, avec le désir de continuer une tradition humaniste aussi ancienne que précieuse ? Qui ne comprend que l’Europe ne sera vraiment une communauté politique que si les plus jeunes découvrent et reconnaissent ce qui leur est commun comme Européens — ces valeurs et ces références dont ils héritent et qu’ils ont à vivre ? Parler de citoyenneté européenne n’aura de sens que si les Européens apprennent et comprennent ce qu’elle signifie de particularités à respecter, de liens à nouer, de traditions à assumer, d’avenir à vouloir.
Mais derrière le consensus apparent autour de l’« harmonisation », l’analyse révèle un champ où diverses conceptions de la formation, sinon de l’existence et de l’histoire humaines, s’affrontent.
Une tradition pédagogique
Institutions jésuites européennes engagées dans l’enseignement supérieur, confrontées au processus de Bologne, nous voudrions rappeler quelques caractéristiques essentielles de notre tradition éducative et voir ce qu’elles pourraient apporter au débat.
Une caractéristique de l’ordre des jésuites a toujours été d’avoir une grande confiance et un grand respect pour les réalisations qui promeuvent « l’humanité de l’homme » et ce dans tous les domaines : artistique, scientifique, culturel, philosophique, juridique, etc., en opposition aux mentalités timides et frileuses. Sa tradition pédagogique, reconnue par beaucoup, valorise le travail personnel, la créativité ; elle préconise la confiance dans la valeur des productions humaines. Elle appuie les démarches qui mettent en évidence comment toute construction de savoir est une opération risquée où l’homme est engagé. Elle est également très attachée au respect du discernement de chacun par rapport à son existence et promeut la pensée personnelle. Elle insiste pour que les femmes et les hommes apprennent à discerner en tenant compte de la réalité dans toutes ses dimensions et refuse donc la fragmentation des savoirs. Elle insiste encore pour que l’étude des disciplines soit complétée par un apprentissage à une approche globale et aux pratiques interdisciplinaires. Elle vise, à l’encontre d’une connaissance encyclopédique superficielle, l’approfondissement d’un sujet (conspicuus saltem in aliqua re, remarquable du moins en quelque matière). Enfin, si la tradition pédagogique jésuite estime que tout savoir est orienté vers une certaine fin (c’est ainsi qu’elle est a priori méfiante vis-à-vis de toute théorie qui se prétendrait sans origine ni finalité), elle se méfie tout autant d’une éducation tellement soumise à des objectifs économiques et professionnels que le moment théorique et critique de la formation serait négligé.
L’européanisation du système universitaire entre bien dans l’héritage auquel les jésuites ont apporté leur contribution dans la mesure où, dès le XVIe siècle, leurs institutions éducatives formèrent un réseau européen. Elles se sont même dotées d’un outil “d’harmonisation” que l’Europe entière apprécia, la Ratio Studiorum (1599). Cette expérience de travail en réseau s’est par la suite élargie à l’échelle mondiale. Cette tradition se trouve donc plutôt à l’aise dans la perspective des réseaux où, gardant les spécificités et identités de son lieu et de sa tradition, chacun vit dans une perspective internationale et universalisante, riche d’une pluralité d’expériences, d’institutions et de positions philosophiques et/ou religieuses.
Notre questionnement ne veut en rien minimiser les bénéfices d’un véritable espace européen de l’enseignement et de la recherche et de la mobilité pour tous. À partir de certains accents particuliers, il se joint aux autres voix qui, devant l’importance du processus, veulent éviter toute précipitation et prendre le temps d’en mesurer les contours.
Des interrogations
Légitimité et logique du « processus de Bologne »
Généralement quand une réforme éducative semble inéluctable, c’est qu’elle est portée par plusieurs mouvements et intérêts, souvent opposés, qui font alliance sur une perspective partielle. Il importe donc de s’interroger sur l’origine, les motivations et justifications de ce mouvement d’européanisation de l’enseignement supérieur. Quelle est la légitimité d’un processus aujourd’hui, sinon accepté, du moins profondément engagé ? Pourquoi ce qui n’est qu’une déclaration de ministres européens — appartenant à une Europe plus large que l’Union européenne puisque la Déclaration de Bologne a vingt-neuf pays signataires — prend-elle forme normative ? Et pour quel espace, puisque le communiqué de la conférence de Prague (2001) compte trente-deux signataires ? Dans quelles instances politiques, nationales et européennes, ces textes avec leurs présupposés et leurs objectifs ont-ils été et sont-ils discutés ? Un processus est lancé, des engagements sont pris sans qu’un véritable débat public ait eu lieu : pourquoi une telle urgence quant à des décisions qui engagent profondément l’avenir ? On se prend à penser qu’il y a des motifs ou des intérêts inavoués ou que ces textes veulent exprimer une « force des choses » qui relève d’une vision déterministe de l’histoire… Ces questions portent sur le caractère démocratique d’un processus qui, de par ses enjeux de long terme, ne peut faire l’économie d’une décision politique débattue et décidée au grand jour de la vie publique.
À quelle logique obéit le processus de Bologne ? On peut se demander s’il n’implique pas un modèle implicite de « bonne université » : une certaine taille pour survivre dans un espace élargi, certains moyens pour soutenir la concurrence… L’espace universitaire européen n’est-il pas alors compris comme le double de l’espace économique libéral ? À la compétition des entreprises correspond celle des universités, à la sélection des entreprises selon les critères de profitabilité correspond la sélection des universités selon des critères que l’on peut pressentir : les financements privés disponibles, le nombre d’étudiants — lui-même fonction des pays et des langues, l’adaptation des formations aux besoins du marché du travail… Ainsi le poids et les contraintes d’une logique de marché amènent à envisager l’enseignement supérieur en termes d’adaptation au système productif, et le registre économique gouverné par la rationalité instrumentale détermine ce qu’on entend par « culture ». N’y a‑t-il pas ainsi inféodation de l’enseignement supérieur aux lobbies et groupes de pression des plus grandes entreprises mondiales ? Cette crainte est loin d’être sans fondement, au vu des déclarations récentes sur la « libéralisation » du secteur de l’enseignement dans le cadre de l’Accord général sur le commerce des services (A.G.C.S.) à l’O.M.C. Ces logiques ne devraient-elles pas être d’autant plus discutées qu’elles sont plus puissantes et s’imposent sous les marques de l’évidence ?
Fonctionnement en réseau ou harmonisation ?
Si l’engagement pris par les ministres en 1999 se situe dans le respect de « la diversité des cultures, des langues, des systèmes éducatifs nationaux et de l’autonomie des universités », encore faut-il veiller à ce que les modalités de ce mouvement d’« harmonisation » européenne de l’enseignement supérieur ne conduisent de facto à effacer toute spécificité, qu’elle soit nationale ou autre. Rendre « compatibles et comparables » des systèmes éducatifs qui seraient complètement différents signifierait les remettre en cause radicalement. À cette diversité doit s’articuler un pluralisme qui réunit diverses traditions présentes dans notre culture et qui conduit à une réelle collaboration excluant tout repliement identitaire.
Confiance en l’homme
Les institutions qui émergeront demain du processus de Bologne doivent, à notre avis, refléter une confiance « humaniste », une « confiance en l’homme » pour répondre aux changements, sinon aux bouleversements de notre temps. Les textes actuels sont muets de ce point de vue. Il importe de s’interroger sur le rôle de l’université et de l’enseignement supérieur dans des sociétés ouvertes marquées par l’économie, les sciences et les techniques. Leur tâche n’est pas seulement de transmettre un savoir : elle est de former des hommes et des femmes qui ne « fonctionnent » pas seulement comme les rouages d’une mécanique sociale, mais qui puissent s’épanouir dans toutes les dimensions de leur existence et vivre une liberté responsable. Leur tâche n’est pas seulement de permettre à leurs étudiants de s’insérer dans le monde professionnel : elle est de leur donner les moyens d’un jugement critique qui en fasse les acteurs d’une société plus solidaire.
Professionnalisation et spécialisation ?
Il convient d’être attentif à ce que le caractère « professionnalisant » qui tend à être assigné à la formation de premier cycle (Bac + 3), dans le système de Bologne, réduise les possibilités de mise en perspective et de recul critique de la formation dispensée et n’accroisse les cours de spécialisation aux dépens de cours de formation plus générale, fondamentale et préparant mieux à la formation tout au long de la vie. De même, la spécialisation des institutions au niveau du second cycle (Bac + 5) pourrait faire perdre la perspective holistique et ouverte, caractéristique de la dimension critique des universités, et cela au nom des soi-disant « masses critiques » ou du développement des « pôles d’excellence », concepts souvent liés aux conceptions étroitement économistes de la culture mondialisante.
La qualité plutôt que la quantité — L’évaluation
Toute réforme conduisant à une accumulation de matières à connaitre, « valorisables », aux dépens d’une réflexion en profondeur des disciplines, de leurs épistémologies, de leur fondement et histoire, devrait être tenue pour suspecte. L’adéquation aux besoins de l’emploi ne peut faire oublier que l’université est d’abord, au sens de la Magna Charta de Bologne (1988), un lieu de dialogue et de rencontre entre professeurs et étudiants. Ces préoccupations devraient, à notre sens, s’inscrire notamment dans les procédures d’évaluation de la qualité, prévues par la Déclaration de Bologne (1999). Les développements actuels de l’évaluation, qui seront sans doute bientôt liés aux systèmes d’accréditation, risquent de promouvoir plus la concurrence qu’une plus grande qualité.
Formation globale et cohérente
Il importe que les étudiants formés puissent tenir compte de la réalité dans toutes ses dimensions. C’est pourquoi il faut refuser la fragmentation des savoirs et insister pour que l’étude des disciplines soit complétée par un apprentissage à une approche globale et aux pratiques interdisciplinaires. Le système de crédits (E.C.T.S. ou autre), dont l’objectif est de faciliter la mobilité des étudiants, ne présente pas, en tant que tel, toutes les garanties de perspective globale et de cohérence des formations. Les formations risquent, si l’on n’y prend garde, de se résumer à la juxtaposition de crédits acquis (dans le cadre du système de l’enseignement supérieur ou en dehors — formation tout au long de la vie), sans que, nécessairement, les expériences accumulées constituent un tout cohérent. L’abandon d’un système basé sur l’année et sur un concept global de formation ne fait-il pas entrer dans une autre logique qui individualise les enseignements ? Le système des crédits ne vient-il pas renforcer l’« individualisme possessif » qui marque nos sociétés et les ébranle dans ce qui fait le lien social ? Chacun « gère » sa formation selon une logique du calcul et de la capitalisation, indépendamment d’autrui, en acquérant les crédits qui lui sont nécessaires au self-service du savoir. Quelle sera la cohérence de ces parcours ? À quelles solidarités générationnelles seront formés les étudiants ? Les réponses à ces questions sont lourdes d’inconnues, y compris sur le sens de ce qu’est la tâche universitaire.
Mobilité et globalisation
La mobilité reconnue par tous comme inhérente au processus de Bologne est généralement jugée de manière positive. Il y aurait cependant avantage à clarifier certaines questions : faut-il qu’elle soit possible à tout moment des cursus conduisant à la licence, au master et au doctorat ? N’en va-t-il pas de la conception de chaque cursus comme de la compréhension de la tâche éducative, différente dans ses enjeux et ses modalités selon l’étape de sa formation ? La mobilité des enseignants bénéficiera-t-elle à tous ou ne risquet- elle pas de peser lourd sur quelques-uns ? Ne serait-elle que celle que requiert une certaine conception de la mondialisation, dont les victimes sont notamment ces personnes qui doivent renoncer à des modes de vie de qualité, notamment familiaux, au nom de la sacro-sainte compétitivité.
Choix et réflexion personnels
On peut craindre des politiques d’enseignement qui ne donneraient pas une place notable à la réflexion personnelle. Il faut garantir la liberté académique pour les enseignants et la liberté de pensée et d’expression pour toute la communauté universitaire, avec toutes les dimensions critiques que cela suppose, dans l’esprit de la Magna Charta de 1988.
Un appel
Au long du « processus de Bologne », certains accents et engagements ont été relégués dans l’ombre, bien qu’ils aient été rappelés par les uns ou les autres : ainsi le caractère indissociable de l’enseignement et de la recherche, la vision de l’université comme lieu d’échange et de dialogue privilégié entre professeurs et étudiants, l’enseignement comme « responsabilité publique », l’employabilité durable au-delà d’une stricte adéquation aux besoins de l’emploi à court terme, etc. Nous pensons qu’il y a lieu de redire que l’université ne doit pas privilégier l’utilité, aux dépens du développement de la connaissance et de la culture au bénéfice de tous.
On a rappelé que l’université est un lieu de dialogue et de rencontre entre enseignants et étudiants, entre étudiants et entre enseignants. La formation d’une personnalité humaine et intellectuelle, la vitalité d’un corps enseignant, la tâche de l’université en regard des enjeux éthiques qui traversent nos sociétés… autant d’enjeux qui requièrent du temps passé les uns avec les autres, non seulement pour connaitre mais pour comprendre, non seulement pour acquérir une compétence mais pour s’exercer à être soi et à former une communauté humaine — communauté humaine qui ne se constitue pas sans prendre en compte ceux qui ont été négligés et rendus fragiles, qui sont démunis et souvent dépourvus de tout accès à l’enseignement supérieur. Il nous importe que l’espace européen de l’enseignement supérieur défende une image du monde et de l’histoire qui tienne compte de la diversité des situations humaines et évite de s’en tenir au point de vue des privilégiés, des plus forts et des gestionnaires efficaces ; il nous importe aussi qu’elle traite l’université et l’enseignement supérieur comme un bien public et non comme la propriété de minorités privilégiées. Il ne peut donc être question, par exemple, d’un désengagement budgétaire qui risquerait bien de constituer une barrière considérable pour les étudiants.
Enfin, le processus devrait exiger un fonctionnement réellement démocratique. On ne peut faire l’économie des débats qu’exige une évolution qui est en réalité une révolution : les déclarations interministérielles ne suffisent pas, car l’enjeu est, au sens le plus étymologique et radical de ce terme, politique. Depuis toujours, l’interrogation sur la Cité que l’on désire construi re et vivre oblige à penser ce que doit être l’éducation — et, de nos jours, et plus particulièrement dans nos sociétés où la culture est largement diffusée, l’enseignement supérieur. On peut difficilement accepter que vingtneuf à trente-deux ministres n’aient à répondre collectivement à aucune instance élue ou reconnue démocratiquement. Quelle est l’instance habilitée à réguler l’ensemble ? (vingt-neuf, c’est plus que l’Union européenne ; trente-deux c’est moins que le Conseil de l’Europe, par exemple). Est-elle démocratiquement reconnue ? Qui a fixé les modalités du processus ? Il est anormal aussi qu’aucun lieu de dialogue avec des représentants des universités n’ait été établi. L’enjeu qu’est l’enseignement supérieur pour la construction européenne exige une certaine vision de ce que doit et peut être l’université du troisième millénaire dans nos vieilles terres d’Europe : cela demande à être pensé et à être discuté. Il en va de l’avenir de chacun comme de nos sociétés ; il en va de l’indépendance des universités par rapport aux pouvoirs idéologiques et économiques ; il en va d’un espace européen de l’enseignement supérieur qui fasse droit à la diversité d’une Europe riche de ses différences.