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De Bologne 1988 à Bologne 1999 et après…

Numéro 11 Novembre 2003 - Enseignement-enfance par Collectif

novembre 2003

La décla­ra­tion dite de Bologne sou­lève de nom­breuses ques­tions quant aux fina­li­tés et au style des uni­ver­si­tés et des hautes écoles. Elle oblige chaque ins­ti­tu­tion à réflé­chir à son iden­ti­té et aux tra­di­tions qui lui donnent du souffle. Or par­mi les tra­di­tions d’en­sei­gne­ment, l’ordre des jésuites tient — pour le meilleur ou pour le pire, ça se dis­cute — une cer­taine place. C’est pour­quoi les auto­ri­tés aca­dé­miques de la plu­part des ins­ti­tu­tions jésuites d’en­sei­gne­ment supé­rieur ont déci­dé de prendre col­lec­ti­ve­ment la parole. Face à la pré­ci­pi­ta­tion de cer­tains milieux poli­tiques dési­reux d’ob­te­nir rapi­de­ment une réforme tech­no­cra­tique les auteurs de cette décla­ra­tions insiste pour que ces déci­sions soit réflé­chies dans toutes leurs dimen­sions. La Revue nou­velle publie ici la prise de posi­tion des ins­ti­tu­tion jésuites d’enseignement.

Décla­ra­tion d’une quin­zaine de rec­teurs, présidents
et direc­teurs d’é­ta­blis­se­ments jésuites d’en­sei­gne­ment supérieur

Bologne 1988 : Magna Char­ta des uni­ver­si­tés euro­péennes, signée par les rec­teurs euro­péens. Bologne 1999 : La décla­ra­tion de Bologne : l’es­pace euro­péen de l’en­sei­gne­ment supé­rieur, signée par vingt-neuf ministres euro­péens de l’En­sei­gne­ment supé­rieur. Une conti­nui­té ? Une rup­ture ? Les signa­taires ne sont déjà plus les mêmes, et la réfé­rence, dans la seconde, à la pre­mière n’en retient que peu de ses élé­ments essentiels.

Il importe de res­tau­rer les accents mis par les dif­fé­rents acteurs : rec­teurs, ministres, indus­triels, étudiants.

Des acteurs

Les prin­cipes mis en avant par les rec­teurs euro­péens se résument comme suit :

  • auto­no­mie et indé­pen­dance des uni­ver­si­tés vis-à-vis de tout pou­voir poli­tique, éco­no­mique et idéologique ;
  • indis­so­cia­bi­li­té des acti­vi­tés d’en­sei­gne­ment et de recherche, selon les exi­gences de la socié­té et des connais­sances scientifiques ;
  • lieu de dia­logue : les uni­ver­si­tés sont un lieu de ren­contre pri­vi­lé­gié entre pro­fes­seurs et étudiants ;
  • dépo­si­taire de l’hé­ri­tage huma­niste euro­péen et ouver­ture aux autres cultures.

Afin de ren­con­trer ces prin­cipes, les uni­ver­si­tés « encou­ragent la mobi­li­té des ensei­gnants, cher­cheurs et des étu­diants et consi­dèrent qu’une poli­tique géné­rale d’équi­va­lence en matière de sta­tuts, de titres, d’exa­men (tout en pré­ser­vant les diplômes natio­naux), et d’at­tri­bu­tion de bourses, consti­tue l’ins­tru­ment essen­tiel garan­tis­sant l’exer­cice de leurs mis­sions contem­po­raines ». (Nous sou­li­gnons.)

En 2001, à Sala­manque, les rec­teurs sou­lignent, de plus, les points suivants :

l’en­sei­gne­ment est une res­pon­sa­bi­li­té publique ;

  • la qua­li­té et la recon­nais­sance mutuelle de celle-ci sont pri­mor­diales à la créa­tion de l’es­pace euro­péen de l’en­sei­gne­ment supérieur ;
  • l’employabilité durable ne se résume pas à une stricte adé­qua­tion aux besoins de l’emploi à court terme ;
  • la mobi­li­té est une dimen­sion essen­tielle qui doit être encou­ra­gée par des ins­tru­ments tels que le sys­tème de cré­dit, le sup­plé­ment au diplôme, etc.
  • les uni­ver­si­tés cherchent à mettre en œuvre un cadre com­mun de for­ma­tion s’ar­ti­cu­lant en deux cycles ;
  • elles sou­haitent le déve­lop­pe­ment de l’at­trac­ti­vi­té du sys­tème édu­ca­tif européen.

Les décla­ra­tions des ministres mettent en exergue les six objec­tifs sui­vants, les seuls qui soient men­tion­nés, de manière répé­ti­tive, dans les dif­fé­rents cercles du « pro­ces­sus de Bologne » :

  • adop­tion d’un sys­tème de diplômes lisibles et comparables ;
  • adop­tion d’un sys­tème s’ar­ti­cu­lant en deux cycles ;
  • mise en place d’un sys­tème de cré­dit comme moyen de favo­ri­ser la mobi­li­té des étu­diants, mais éga­le­ment la for­ma­tion tout au long de la vie ;
  • pro­mo­tion de la mobi­li­té des étu­diants et des enseignants ;
  • pro­mo­tion de la coopé­ra­tion euro­péenne en matière d’é­va­lua­tion de la qualité ;
  • pro­mo­tion de la dimen­sion euro­péenne de l’en­sei­gne­ment supérieur.

À tra­vers ces objec­tifs trans­pa­rait une volon­té de favo­ri­ser l’in­ser­tion sur le mar­ché du tra­vail et de rendre le sys­tème euro­péen d’en­sei­gne­ment supé­rieur plus compétitif.

L’en­tente sur la mobi­li­té semble faire l’u­na­ni­mi­té, mais dès main­te­nant, on sent une ten­sion entre les points de vue des uni­ver­si­tés et celui des ministres. L’« équi­va­lence » de la Magna Char­ta devient, par exemple, un « sys­tème de diplômes lisibles et com­pa­rables », pré­ci­sé dans un « sys­tème s’ar­ti­cu­lant en deux cycles ».

N’y aurait-il pas lieu de se rap­pe­ler aus­si deux docu­ments mar­quants de la Euro­pean Round Table of Indus­tria­lists (E.R.T.) dont le lob­bying auprès de la Com­mis­sion euro­péenne et des ministres euro­péens ne peut échap­per à un œil vigi­lant. À titre de preuve : le Livre Blanc de la Com­mis­sion euro­péenne sur la for­ma­tion tout au long de la vie rap­pelle curieu­se­ment un élé­ment du titre du docu­ment de l’ERT de novembre 1994, Towards the Lear­ning Socie­ty. C’est ce même Livre Blanc qui pro­meut, en 1995, au niveau du concept, le terme d’« employa­bi­li­té », ou d’« adap­ta­bi­li­té à l’emploi » que l’on retrou­ve­ra dans la Décla­ra­tion de Bologne de 1999.

Enfin, il faut attendre 2001 pour que soit recon­nu l’ap­port spé­ci­fique des étu­diants et des orga­ni­sa­tions les repré­sen­tant. Les étu­diants sou­lignent la res­pon­sa­bi­li­té des gou­ver­ne­ments dans l’ac­cès de tous à l’en­sei­gne­ment supé­rieur. On retrouve dans leur prise de parole les prin­ci­paux points mis en avant par les ministres, mais un accent par­ti­cu­lier est pla­cé sur les « consé­quences sociales » du pro­ces­sus pour les étu­diants. Dans une décla­ra­tion conjointe de mars 2002, les étu­diants et les asso­cia­tions les repré­sen­tant ain­si que les uni­ver­si­tés et confé­rences de rec­teurs euro­péennes réaffirment :

  • l’en­sei­gne­ment supé­rieur doit être consi­dé­ré comme un bien public ;
  • il faut garan­tir un accès démo­cra­tique pour tous à l’en­sei­gne­ment supérieur ;
  • l’es­pace euro­péen de l’en­sei­gne­ment supé­rieur est indis­so­ciable de l’es­pace euro­péen de la recherche ;
  • l’Eu­rope du Sud-Est doit être prise en compte comme un par­te­naire à part entière ;
  • l’é­du­ca­tion est un droit fon­da­men­tal « qui ne devrait pas rele­ver d’ac­cords pro­mou­vant en pre­mier lieu le libre-échange ».

« Bâtir l’es­pace euro­péen de l’en­sei­gne­ment supé­rieur ». Qui ne se réjoui­rait de voir les États euro­péens se ris­quer à pen­ser et vou­loir l’Eu­rope en termes d’é­du­ca­tion et de for­ma­tion, dans la conscience d’ap­par­te­nir à un même espace cultu­rel, avec le désir de conti­nuer une tra­di­tion huma­niste aus­si ancienne que pré­cieuse ? Qui ne com­prend que l’Eu­rope ne sera vrai­ment une com­mu­nau­té poli­tique que si les plus jeunes découvrent et recon­naissent ce qui leur est com­mun comme Euro­péens — ces valeurs et ces réfé­rences dont ils héritent et qu’ils ont à vivre ? Par­ler de citoyen­ne­té euro­péenne n’au­ra de sens que si les Euro­péens apprennent et com­prennent ce qu’elle signi­fie de par­ti­cu­la­ri­tés à res­pec­ter, de liens à nouer, de tra­di­tions à assu­mer, d’a­ve­nir à vouloir.

Mais der­rière le consen­sus appa­rent autour de l’« har­mo­ni­sa­tion », l’a­na­lyse révèle un champ où diverses concep­tions de la for­ma­tion, sinon de l’exis­tence et de l’his­toire humaines, s’affrontent.

Une tradition pédagogique

Ins­ti­tu­tions jésuites euro­péennes enga­gées dans l’en­sei­gne­ment supé­rieur, confron­tées au pro­ces­sus de Bologne, nous vou­drions rap­pe­ler quelques carac­té­ris­tiques essen­tielles de notre tra­di­tion édu­ca­tive et voir ce qu’elles pour­raient appor­ter au débat.

Une carac­té­ris­tique de l’ordre des jésuites a tou­jours été d’a­voir une grande confiance et un grand res­pect pour les réa­li­sa­tions qui pro­meuvent « l’hu­ma­ni­té de l’homme » et ce dans tous les domaines : artis­tique, scien­ti­fique, cultu­rel, phi­lo­so­phique, juri­dique, etc., en oppo­si­tion aux men­ta­li­tés timides et fri­leuses. Sa tra­di­tion péda­go­gique, recon­nue par beau­coup, valo­rise le tra­vail per­son­nel, la créa­ti­vi­té ; elle pré­co­nise la confiance dans la valeur des pro­duc­tions humaines. Elle appuie les démarches qui mettent en évi­dence com­ment toute construc­tion de savoir est une opé­ra­tion ris­quée où l’homme est enga­gé. Elle est éga­le­ment très atta­chée au res­pect du dis­cer­ne­ment de cha­cun par rap­port à son exis­tence et pro­meut la pen­sée per­son­nelle. Elle insiste pour que les femmes et les hommes apprennent à dis­cer­ner en tenant compte de la réa­li­té dans toutes ses dimen­sions et refuse donc la frag­men­ta­tion des savoirs. Elle insiste encore pour que l’é­tude des dis­ci­plines soit com­plé­tée par un appren­tis­sage à une approche glo­bale et aux pra­tiques inter­dis­ci­pli­naires. Elle vise, à l’en­contre d’une connais­sance ency­clo­pé­dique super­fi­cielle, l’ap­pro­fon­dis­se­ment d’un sujet (conspi­cuus sal­tem in ali­qua re, remar­quable du moins en quelque matière). Enfin, si la tra­di­tion péda­go­gique jésuite estime que tout savoir est orien­té vers une cer­taine fin (c’est ain­si qu’elle est a prio­ri méfiante vis-à-vis de toute théo­rie qui se pré­ten­drait sans ori­gine ni fina­li­té), elle se méfie tout autant d’une édu­ca­tion tel­le­ment sou­mise à des objec­tifs éco­no­miques et pro­fes­sion­nels que le moment théo­rique et cri­tique de la for­ma­tion serait négligé.

L’eu­ro­péa­ni­sa­tion du sys­tème uni­ver­si­taire entre bien dans l’hé­ri­tage auquel les jésuites ont appor­té leur contri­bu­tion dans la mesure où, dès le XVIe siècle, leurs ins­ti­tu­tions édu­ca­tives for­mèrent un réseau euro­péen. Elles se sont même dotées d’un outil “d’har­mo­ni­sa­tion” que l’Eu­rope entière appré­cia, la Ratio Stu­dio­rum (1599). Cette expé­rience de tra­vail en réseau s’est par la suite élar­gie à l’é­chelle mon­diale. Cette tra­di­tion se trouve donc plu­tôt à l’aise dans la pers­pec­tive des réseaux où, gar­dant les spé­ci­fi­ci­tés et iden­ti­tés de son lieu et de sa tra­di­tion, cha­cun vit dans une pers­pec­tive inter­na­tio­nale et uni­ver­sa­li­sante, riche d’une plu­ra­li­té d’ex­pé­riences, d’ins­ti­tu­tions et de posi­tions phi­lo­so­phiques et/ou religieuses.

Notre ques­tion­ne­ment ne veut en rien mini­mi­ser les béné­fices d’un véri­table espace euro­péen de l’en­sei­gne­ment et de la recherche et de la mobi­li­té pour tous. À par­tir de cer­tains accents par­ti­cu­liers, il se joint aux autres voix qui, devant l’im­por­tance du pro­ces­sus, veulent évi­ter toute pré­ci­pi­ta­tion et prendre le temps d’en mesu­rer les contours.

Des interrogations

Légi­ti­mi­té et logique du « pro­ces­sus de Bologne »

Géné­ra­le­ment quand une réforme édu­ca­tive semble iné­luc­table, c’est qu’elle est por­tée par plu­sieurs mou­ve­ments et inté­rêts, sou­vent oppo­sés, qui font alliance sur une pers­pec­tive par­tielle. Il importe donc de s’in­ter­ro­ger sur l’o­ri­gine, les moti­va­tions et jus­ti­fi­ca­tions de ce mou­ve­ment d’eu­ro­péa­ni­sa­tion de l’en­sei­gne­ment supé­rieur. Quelle est la légi­ti­mi­té d’un pro­ces­sus aujourd’­hui, sinon accep­té, du moins pro­fon­dé­ment enga­gé ? Pour­quoi ce qui n’est qu’une décla­ra­tion de ministres euro­péens — appar­te­nant à une Europe plus large que l’U­nion euro­péenne puisque la Décla­ra­tion de Bologne a vingt-neuf pays signa­taires — prend-elle forme nor­ma­tive ? Et pour quel espace, puisque le com­mu­ni­qué de la confé­rence de Prague (2001) compte trente-deux signa­taires ? Dans quelles ins­tances poli­tiques, natio­nales et euro­péennes, ces textes avec leurs pré­sup­po­sés et leurs objec­tifs ont-ils été et sont-ils dis­cu­tés ? Un pro­ces­sus est lan­cé, des enga­ge­ments sont pris sans qu’un véri­table débat public ait eu lieu : pour­quoi une telle urgence quant à des déci­sions qui engagent pro­fon­dé­ment l’a­ve­nir ? On se prend à pen­ser qu’il y a des motifs ou des inté­rêts inavoués ou que ces textes veulent expri­mer une « force des choses » qui relève d’une vision déter­mi­niste de l’his­toire… Ces ques­tions portent sur le carac­tère démo­cra­tique d’un pro­ces­sus qui, de par ses enjeux de long terme, ne peut faire l’é­co­no­mie d’une déci­sion poli­tique débat­tue et déci­dée au grand jour de la vie publique.

À quelle logique obéit le pro­ces­sus de Bologne ? On peut se deman­der s’il n’im­plique pas un modèle impli­cite de « bonne uni­ver­si­té » : une cer­taine taille pour sur­vivre dans un espace élar­gi, cer­tains moyens pour sou­te­nir la concur­rence… L’es­pace uni­ver­si­taire euro­péen n’est-il pas alors com­pris comme le double de l’es­pace éco­no­mique libé­ral ? À la com­pé­ti­tion des entre­prises cor­res­pond celle des uni­ver­si­tés, à la sélec­tion des entre­prises selon les cri­tères de pro­fi­ta­bi­li­té cor­res­pond la sélec­tion des uni­ver­si­tés selon des cri­tères que l’on peut pres­sen­tir : les finan­ce­ments pri­vés dis­po­nibles, le nombre d’é­tu­diants — lui-même fonc­tion des pays et des langues, l’a­dap­ta­tion des for­ma­tions aux besoins du mar­ché du tra­vail… Ain­si le poids et les contraintes d’une logique de mar­ché amènent à envi­sa­ger l’en­sei­gne­ment supé­rieur en termes d’a­dap­ta­tion au sys­tème pro­duc­tif, et le registre éco­no­mique gou­ver­né par la ratio­na­li­té ins­tru­men­tale déter­mine ce qu’on entend par « culture ». N’y a‑t-il pas ain­si inféo­da­tion de l’en­sei­gne­ment supé­rieur aux lob­bies et groupes de pres­sion des plus grandes entre­prises mon­diales ? Cette crainte est loin d’être sans fon­de­ment, au vu des décla­ra­tions récentes sur la « libé­ra­li­sa­tion » du sec­teur de l’en­sei­gne­ment dans le cadre de l’Ac­cord géné­ral sur le com­merce des ser­vices (A.G.C.S.) à l’O.M.C. Ces logiques ne devraient-elles pas être d’au­tant plus dis­cu­tées qu’elles sont plus puis­santes et s’im­posent sous les marques de l’évidence ?

Fonc­tion­ne­ment en réseau ou harmonisation ?

Si l’en­ga­ge­ment pris par les ministres en 1999 se situe dans le res­pect de « la diver­si­té des cultures, des langues, des sys­tèmes édu­ca­tifs natio­naux et de l’au­to­no­mie des uni­ver­si­tés », encore faut-il veiller à ce que les moda­li­tés de ce mou­ve­ment d’« har­mo­ni­sa­tion » euro­péenne de l’en­sei­gne­ment supé­rieur ne conduisent de fac­to à effa­cer toute spé­ci­fi­ci­té, qu’elle soit natio­nale ou autre. Rendre « com­pa­tibles et com­pa­rables » des sys­tèmes édu­ca­tifs qui seraient com­plè­te­ment dif­fé­rents signi­fie­rait les remettre en cause radi­ca­le­ment. À cette diver­si­té doit s’ar­ti­cu­ler un plu­ra­lisme qui réunit diverses tra­di­tions pré­sentes dans notre culture et qui conduit à une réelle col­la­bo­ra­tion excluant tout replie­ment identitaire.

Confiance en l’homme

Les ins­ti­tu­tions qui émer­ge­ront demain du pro­ces­sus de Bologne doivent, à notre avis, reflé­ter une confiance « huma­niste », une « confiance en l’homme » pour répondre aux chan­ge­ments, sinon aux bou­le­ver­se­ments de notre temps. Les textes actuels sont muets de ce point de vue. Il importe de s’in­ter­ro­ger sur le rôle de l’u­ni­ver­si­té et de l’en­sei­gne­ment supé­rieur dans des socié­tés ouvertes mar­quées par l’é­co­no­mie, les sciences et les tech­niques. Leur tâche n’est pas seule­ment de trans­mettre un savoir : elle est de for­mer des hommes et des femmes qui ne « fonc­tionnent » pas seule­ment comme les rouages d’une méca­nique sociale, mais qui puissent s’é­pa­nouir dans toutes les dimen­sions de leur exis­tence et vivre une liber­té res­pon­sable. Leur tâche n’est pas seule­ment de per­mettre à leurs étu­diants de s’in­sé­rer dans le monde pro­fes­sion­nel : elle est de leur don­ner les moyens d’un juge­ment cri­tique qui en fasse les acteurs d’une socié­té plus solidaire.

Pro­fes­sion­na­li­sa­tion et spécialisation ?

Il convient d’être atten­tif à ce que le carac­tère « pro­fes­sion­na­li­sant » qui tend à être assi­gné à la for­ma­tion de pre­mier cycle (Bac + 3), dans le sys­tème de Bologne, réduise les pos­si­bi­li­tés de mise en pers­pec­tive et de recul cri­tique de la for­ma­tion dis­pen­sée et n’ac­croisse les cours de spé­cia­li­sa­tion aux dépens de cours de for­ma­tion plus géné­rale, fon­da­men­tale et pré­pa­rant mieux à la for­ma­tion tout au long de la vie. De même, la spé­cia­li­sa­tion des ins­ti­tu­tions au niveau du second cycle (Bac + 5) pour­rait faire perdre la pers­pec­tive holis­tique et ouverte, carac­té­ris­tique de la dimen­sion cri­tique des uni­ver­si­tés, et cela au nom des soi-disant « masses cri­tiques » ou du déve­lop­pe­ment des « pôles d’ex­cel­lence », concepts sou­vent liés aux concep­tions étroi­te­ment éco­no­mistes de la culture mondialisante.

La qua­li­té plu­tôt que la quan­ti­té — L’évaluation

Toute réforme condui­sant à une accu­mu­la­tion de matières à connaitre, « valo­ri­sables », aux dépens d’une réflexion en pro­fon­deur des dis­ci­plines, de leurs épis­té­mo­lo­gies, de leur fon­de­ment et his­toire, devrait être tenue pour sus­pecte. L’a­dé­qua­tion aux besoins de l’emploi ne peut faire oublier que l’u­ni­ver­si­té est d’a­bord, au sens de la Magna Char­ta de Bologne (1988), un lieu de dia­logue et de ren­contre entre pro­fes­seurs et étu­diants. Ces pré­oc­cu­pa­tions devraient, à notre sens, s’ins­crire notam­ment dans les pro­cé­dures d’é­va­lua­tion de la qua­li­té, pré­vues par la Décla­ra­tion de Bologne (1999). Les déve­lop­pe­ments actuels de l’é­va­lua­tion, qui seront sans doute bien­tôt liés aux sys­tèmes d’ac­cré­di­ta­tion, risquent de pro­mou­voir plus la concur­rence qu’une plus grande qualité.

For­ma­tion glo­bale et cohérente

Il importe que les étu­diants for­més puissent tenir compte de la réa­li­té dans toutes ses dimen­sions. C’est pour­quoi il faut refu­ser la frag­men­ta­tion des savoirs et insis­ter pour que l’é­tude des dis­ci­plines soit com­plé­tée par un appren­tis­sage à une approche glo­bale et aux pra­tiques inter­dis­ci­pli­naires. Le sys­tème de cré­dits (E.C.T.S. ou autre), dont l’ob­jec­tif est de faci­li­ter la mobi­li­té des étu­diants, ne pré­sente pas, en tant que tel, toutes les garan­ties de pers­pec­tive glo­bale et de cohé­rence des for­ma­tions. Les for­ma­tions risquent, si l’on n’y prend garde, de se résu­mer à la jux­ta­po­si­tion de cré­dits acquis (dans le cadre du sys­tème de l’en­sei­gne­ment supé­rieur ou en dehors — for­ma­tion tout au long de la vie), sans que, néces­sai­re­ment, les expé­riences accu­mu­lées consti­tuent un tout cohé­rent. L’a­ban­don d’un sys­tème basé sur l’an­née et sur un concept glo­bal de for­ma­tion ne fait-il pas entrer dans une autre logique qui indi­vi­dua­lise les ensei­gne­ments ? Le sys­tème des cré­dits ne vient-il pas ren­for­cer l’« indi­vi­dua­lisme pos­ses­sif » qui marque nos socié­tés et les ébranle dans ce qui fait le lien social ? Cha­cun « gère » sa for­ma­tion selon une logique du cal­cul et de la capi­ta­li­sa­tion, indé­pen­dam­ment d’au­trui, en acqué­rant les cré­dits qui lui sont néces­saires au self-ser­vice du savoir. Quelle sera la cohé­rence de ces par­cours ? À quelles soli­da­ri­tés géné­ra­tion­nelles seront for­més les étu­diants ? Les réponses à ces ques­tions sont lourdes d’in­con­nues, y com­pris sur le sens de ce qu’est la tâche universitaire.

Mobi­li­té et globalisation

La mobi­li­té recon­nue par tous comme inhé­rente au pro­ces­sus de Bologne est géné­ra­le­ment jugée de manière posi­tive. Il y aurait cepen­dant avan­tage à cla­ri­fier cer­taines ques­tions : faut-il qu’elle soit pos­sible à tout moment des cur­sus condui­sant à la licence, au mas­ter et au doc­to­rat ? N’en va-t-il pas de la concep­tion de chaque cur­sus comme de la com­pré­hen­sion de la tâche édu­ca­tive, dif­fé­rente dans ses enjeux et ses moda­li­tés selon l’é­tape de sa for­ma­tion ? La mobi­li­té des ensei­gnants béné­fi­cie­ra-t-elle à tous ou ne ris­quet- elle pas de peser lourd sur quelques-uns ? Ne serait-elle que celle que requiert une cer­taine concep­tion de la mon­dia­li­sa­tion, dont les vic­times sont notam­ment ces per­sonnes qui doivent renon­cer à des modes de vie de qua­li­té, notam­ment fami­liaux, au nom de la sacro-sainte compétitivité.

Choix et réflexion personnels

On peut craindre des poli­tiques d’en­sei­gne­ment qui ne don­ne­raient pas une place notable à la réflexion per­son­nelle. Il faut garan­tir la liber­té aca­dé­mique pour les ensei­gnants et la liber­té de pen­sée et d’ex­pres­sion pour toute la com­mu­nau­té uni­ver­si­taire, avec toutes les dimen­sions cri­tiques que cela sup­pose, dans l’es­prit de la Magna Char­ta de 1988.

Un appel

Au long du « pro­ces­sus de Bologne », cer­tains accents et enga­ge­ments ont été relé­gués dans l’ombre, bien qu’ils aient été rap­pe­lés par les uns ou les autres : ain­si le carac­tère indis­so­ciable de l’en­sei­gne­ment et de la recherche, la vision de l’u­ni­ver­si­té comme lieu d’é­change et de dia­logue pri­vi­lé­gié entre pro­fes­seurs et étu­diants, l’en­sei­gne­ment comme « res­pon­sa­bi­li­té publique », l’employabilité durable au-delà d’une stricte adé­qua­tion aux besoins de l’emploi à court terme, etc. Nous pen­sons qu’il y a lieu de redire que l’u­ni­ver­si­té ne doit pas pri­vi­lé­gier l’u­ti­li­té, aux dépens du déve­lop­pe­ment de la connais­sance et de la culture au béné­fice de tous.

On a rap­pe­lé que l’u­ni­ver­si­té est un lieu de dia­logue et de ren­contre entre ensei­gnants et étu­diants, entre étu­diants et entre ensei­gnants. La for­ma­tion d’une per­son­na­li­té humaine et intel­lec­tuelle, la vita­li­té d’un corps ensei­gnant, la tâche de l’u­ni­ver­si­té en regard des enjeux éthiques qui tra­versent nos socié­tés… autant d’en­jeux qui requièrent du temps pas­sé les uns avec les autres, non seule­ment pour connaitre mais pour com­prendre, non seule­ment pour acqué­rir une com­pé­tence mais pour s’exer­cer à être soi et à for­mer une com­mu­nau­té humaine — com­mu­nau­té humaine qui ne se consti­tue pas sans prendre en compte ceux qui ont été négli­gés et ren­dus fra­giles, qui sont dému­nis et sou­vent dépour­vus de tout accès à l’en­sei­gne­ment supé­rieur. Il nous importe que l’es­pace euro­péen de l’en­sei­gne­ment supé­rieur défende une image du monde et de l’his­toire qui tienne compte de la diver­si­té des situa­tions humaines et évite de s’en tenir au point de vue des pri­vi­lé­giés, des plus forts et des ges­tion­naires effi­caces ; il nous importe aus­si qu’elle traite l’u­ni­ver­si­té et l’en­sei­gne­ment supé­rieur comme un bien public et non comme la pro­prié­té de mino­ri­tés pri­vi­lé­giées. Il ne peut donc être ques­tion, par exemple, d’un désen­ga­ge­ment bud­gé­taire qui ris­que­rait bien de consti­tuer une bar­rière consi­dé­rable pour les étudiants.

Enfin, le pro­ces­sus devrait exi­ger un fonc­tion­ne­ment réel­le­ment démo­cra­tique. On ne peut faire l’é­co­no­mie des débats qu’exige une évo­lu­tion qui est en réa­li­té une révo­lu­tion : les décla­ra­tions inter­mi­nis­té­rielles ne suf­fisent pas, car l’en­jeu est, au sens le plus éty­mo­lo­gique et radi­cal de ce terme, poli­tique. Depuis tou­jours, l’in­ter­ro­ga­tion sur la Cité que l’on désire construi re et vivre oblige à pen­ser ce que doit être l’é­du­ca­tion — et, de nos jours, et plus par­ti­cu­liè­re­ment dans nos socié­tés où la culture est lar­ge­ment dif­fu­sée, l’en­sei­gne­ment supé­rieur. On peut dif­fi­ci­le­ment accep­ter que vingt­neuf à trente-deux ministres n’aient à répondre col­lec­ti­ve­ment à aucune ins­tance élue ou recon­nue démo­cra­ti­que­ment. Quelle est l’ins­tance habi­li­tée à régu­ler l’en­semble ? (vingt-neuf, c’est plus que l’U­nion euro­péenne ; trente-deux c’est moins que le Conseil de l’Eu­rope, par exemple). Est-elle démo­cra­ti­que­ment recon­nue ? Qui a fixé les moda­li­tés du pro­ces­sus ? Il est anor­mal aus­si qu’au­cun lieu de dia­logue avec des repré­sen­tants des uni­ver­si­tés n’ait été éta­bli. L’en­jeu qu’est l’en­sei­gne­ment supé­rieur pour la construc­tion euro­péenne exige une cer­taine vision de ce que doit et peut être l’u­ni­ver­si­té du troi­sième mil­lé­naire dans nos vieilles terres d’Eu­rope : cela demande à être pen­sé et à être dis­cu­té. Il en va de l’a­ve­nir de cha­cun comme de nos socié­tés ; il en va de l’in­dé­pen­dance des uni­ver­si­tés par rap­port aux pou­voirs idéo­lo­giques et éco­no­miques ; il en va d’un espace euro­péen de l’en­sei­gne­ment supé­rieur qui fasse droit à la diver­si­té d’une Europe riche de ses différences.

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