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Dans nos quartiers, tout se joue, rien ne se sait

Numéro 3 Mai 2024 par Charlotte Maisin

mai 2024

On a beau connaitre son quartier, il y a plein de mondes parallèles qui nous échappent. Si on fait partie d’une classe moyenne et qu’on vit dans un quartier mélangé, on peut se douter que celui des beaucoup plus riches ou des beaucoup plus pauvres est très éloigné du nôtre. Parfois, on les côtoie dans la rue, ce sont nos voisins mais on ne les reconnait pas.

Billet d'humeur

On a beau connaitre son quartier, il y a plein de mondes parallèles qui nous échappent. Si on fait partie d’une classe moyenne et qu’on vit dans un quartier mélangé, on peut se douter que celui des beaucoup plus riches ou des beaucoup plus pauvres est très éloigné du nôtre. Parfois, on les côtoie dans la rue, ce sont nos voisins mais on ne les reconnait pas. Ces barrières classistes sont érigées : je sais que ma voisine que j’aperçois par sa fenêtre de manière ponctuelle, avec un enfant dans les bras dont elle secoue la main pour me dire bonjour, je ne la reconnaitrai sans doute pas en rue parce qu’elle sera emmitouflée et attentive à la poussette qu’elle conduira d’une main et le petit garçon qu’elle tentera de canaliser de l’autre. Sa vie, essentiellement confinée à l’intérieur et occupée par la gestion de ses jeunes enfants, régie par une langue et des codes culturels différents des miens, rend nos existences proches, sur le plan physique, mais pourtant très éloignées.

Toutefois, au-delà la lecture rigoureusement bourdieusienne de la société, il y a plein d’autres mondes qui transcendent les classes sociales, qui évoluent sur le même territoire géographique que le mien et dont j’ignore plus ou moins tout. Ça montre l’épaisseur des quartiers, ses couches sociales qui sont plus ou moins perméables entre elles, ses réseaux étendus et souvent invisibles et qui nécessitent un certain sens de l’exploration.

Récemment, j’ai fait l’expérience du monde parallèle des promeneurs de chiens. Il y a des horaires, des codes, des rituels, des artefacts propres à cette catégorie de la population. Les laisses sont, ainsi, un objet peu anodin, sujet à d’infinies discussions dans ce système social singulier. La capacité à gérer son chien – ce qui évidemment n’était pas mon cas – est aussi un paramètre à prendre en compte. J’avais hérité pendant une semaine d’un pensionnaire dalmate, nerveux et noueux, dont je ne maitrisais en aucun cas les émotions, les besoins, les repères. Il me baladait dans le parc plus que le contraire. Mes enfants étaient largués derrière ce chien que je suivais en trébuchant ; et le fait de devoir laisser mon petit dernier de 4 ans seul sur son vélo en tentant de le rassurer d’une voix aigüe et faussement calme « maman arrive, le chien a besoin de bouger, je fais le tour et je reviens tout de suite » me rappelait à des sensations, pas si éloignées que ça, d’être physiquement écartelée entre les pleurs et les besoins simultanés de deux enfants âgés de 6 mois et 2 ans. Soudainement, j’ai été propulsée du monde des parents (que je connais particulièrement bien) à celui des propriétaires de chiens. Je me suis surprise à courir derrière ce cabot qui ne s’arrêtait que lorsqu’il pouvait renifler (l’arrière-train d’) un de ses pairs. Et voilà que, pendant ces moments de « répit » pendant lesquels je maudissais ce chien de m’avoir fait trottiner à mes dépens dans les flaques et l’herbe froide, une nouvelle couche du quartier s’est ouverte à moi : celle des promeneurs de chiens, curieux mais néanmoins prudents face à la nouvelle potentielle congénère que je représentais et qui s’immisçait dans « leur monde ». Ils me posaient des questions-tests auxquelles je répondais de manière très évasive. Je savais que mon compagnon, censé être fidèle, était un mâle, dalmatien, d’environ 5 ans. Toutefois, mes connaissances canines s’arrêtaient là et bien évidemment, je ne parvenais pas à leur retourner la moindre question pertinente sur leur domaine d’expertise. C’est à ce moment-là, au bout de trois minutes de conversation imprécise, qu’on se rend compte de la diversité des personnes qui promènent leur chien : certaines, en fait, peuvent ne parler que de ça. Elles baladent la passion de leur vie au bout de la laisse. Elles vivent avec un chien, parlent de leur chien et, on peut supposer qu’elles parlent avec leur chien. Tandis que d’autres peuvent plus ou moins rapidement bifurquer sur un autre sujet de discussion.

Mais le plus drôle, c’est qu’on doit humblement concéder que les chiens ont une préoccupation unique, et très claire, quand ils s’arrêtent pour se humer mutuellement, c’est la possibilité d’accouplement. Et voilà qu’on réalise une chose : les promeneurs de chiens causent essentiellement des potentiels rapprochements entre leurs chiens respectifs, et donc, finalement, de sexe. Ça rend les choses hyper chouettes et intéressantes, du coup. Quand les maitres évoquent les accouplements désirés, souhaitables ou contraints de leur(s) ami(s) à poils – et qu’ils le font de manière irritée, amusée, graveleuse, ironique, sentimentale, excitée, stressée – on peut supposer pas mal d’eux-mêmes. Je me souviendrai toujours de la mine pâle et déconfite de mon mari qui, un soir d’hiver, rentra du parc avec ce grand chien, mince et agité en disant : « Je n’irai plus jamais promener un chien après 22 h, c’est l’heure des molosses. Sous le lampadaire du parc, un propriétaire de pitbull, avec une gueule de mercenaire, m’a demandé si mon chien était une femelle et quand je lui ai dit que c’était un mâle, il avait l’air fort déçu. Un instant, j’ai cru qu’il allait venger son chien sur moi et j’ai filé comme un mulot ». Finalement, les chiens se côtoient, se (re)connaissent et j’imagine qu’à l’instar de leurs promeneurs, des affinités (parfois plus, parfois moins) doivent se développer entre eux.

Entrer dans le monde des promeneurs de chiens m’a rappelé qu’on est totalement ignorants des groupes sociaux et des relations qui peuplent un quartier, et même un pâté de maisons. Un des mondes qui nous échappe le plus, c’est celui du règne animal. Dans le jardin que j’ai le privilège d’avoir, il y avait – jusqu’il y a peu – 4 habitants permanents : 3 poules et un lapin. Le lapin, qui souffrait de solitude et cherchait des échappatoires en creusant des terriers qui menaçaient la stabilité du bâti des alentours, a été intégré dans l’enclos des poules. Depuis, il allait beaucoup mieux. Et puis, au début de l’automne, on l’a retrouvé sans vie, allongé à son endroit favori, sans doute mort d’empoisonnement naturel ou d’une maladie non détectée. Tout aurait pu s’arrêter là sauf qu’en fait, le lapin et la poule brune étaient très amis. Et très vite après la mort de son camarade, la poule a arrêté de pondre ; elle s’est mise à couver ; elle a cessé de s’alimenter ; elle ne s’est plus abreuvée et elle est morte dans son poulailler deux semaines plus tard. Les deux autres résidentes ont continué à vivre leur vie, en se suivant comme deux commères, en pondant à qui mieux mieux, au pire ragaillardies, au mieux indifférentes à ce double décès survenu au jardin. Le lapin, animal libidineux par excellence, avait pris l’habitude de tourner plusieurs fois par jour en cercles concentriques autour de la poule brune qui faisait semblant de trouver ça vexatoire mais qui restait plus ou moins en place, marchant doucement, attentive au fait que le lapin continue sa danse. La poule noire, elle, lui jetait des coups de bec s’il s’imaginait tenter sa chance et la poule blanche fuyait nerveusement le lapin, sans lâcher d’une patte la poule noire peu encline aux amours bucoliques et interespèces. La poule brune et le lapin formaient un duo. Quand l’un est mort, l’autre s’est laissé mourir. On ne s’est rendu compte de la force des liens qui les unissaient qu’au moment où on les a enterrés, l’un près de l’autre, en l’espace de quelques jours.

Parce qu’en fait, on ne sait rien des autres, de leurs liens et de leurs attachements invisibles. La constitution des groupes sociaux sur des territoires précis est infinie et permet toutes sortes de rapprochements originaux. Ces groupes sociaux sont, pour la plupart, insondables. Ils nous échapperont toujours, ainsi que les relations affectives qui s’y construisent. Même dans notre quartier, même dans notre jardin, on est totalement ignorants de ce qui se joue. Et c’est ce qui rend ces espaces immensément passionnants.

Charlotte Maisin


Auteur

Charlotte Maisin est membre de la cellule recherch’action de la Fédération des services sociaux