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Dans le vent violent de l’histoire. Parcours d’un enfant de la révolution hongroise, de Zoltan Veress

Numéro 9 Septembre 2011 par Bernard De Backer

septembre 2011

« Le bon coin pour le Snark ! » cria l’Homme à la Cloche, Tan­dis qu’a­vec soin il débar­quait l’équipage, En main­te­nant, sur le vif de l’onde, ses hommes, Cha­cun par les che­veux sus­pen­du à un doigt. Lewis Caroll, La Chasse au Snark Un regard de biais domi­nant le pont des Chaines qui relie la cita­delle de Buda à la ville […]

« Le bon coin pour le Snark ! » cria l’Homme à la Cloche,

Tan­dis qu’a­vec soin il débar­quait l’équipage,

En main­te­nant, sur le vif de l’onde, ses hommes,

Cha­cun par les che­veux sus­pen­du à un doigt.

Lewis Caroll, La Chasse au Snark

Un regard de biais domi­nant le pont des Chaines1 qui relie la cita­delle de Buda à la ville de Pest, une che­ve­lure éparse et ébou­rif­fée par un coup de vent, de grandes oreilles d’a­na­lyste et un pro­fil d’aigle sur­mon­té de lunettes. En haut à droite de la cou­ver­ture de l’ou­vrage2 où figure ce visage amai­gri se décou­pant sur un fleuve gris et lai­teux, le titre de la col­lec­tion : « Paroles sin­gu­lières ». Et, en effet, c’est bien de paroles qu’il s’a­git, le récit de vie qu’il relate ayant été en grande par­tie enre­gis­tré et consi­gné au fil des conver­sa­tions fami­liales et ami­cales, avant d’être trans­for­mé en livre. En épi­graphe de cette his­toire hale­tante qui court de la Tran­syl­va­nie aux cénacles freu­do-laca­niens, une cita­tion de l’é­cri­vain tries­tin Clau­dio Magris, que l’on ima­gine extraite de son célèbre Danube : « La Mit­te­leu­ro­pa a été le magni­fique et mélan­co­lique labo­ra­toire du malaise de la civi­li­sa­tion. Elle a déve­lop­pé une culture de résis­tance, en par­ti­cu­lier contre les grandes phi­lo­so­phies sys­té­ma­tiques du XIXe siècle. »

Entre fleuve et Carpates

L’his­toire débute dans une phar­ma­cie dénom­mée L’Ours noir, située au bord du Danube dont le père du nar­ra­teur — un apo­thi­caire hon­grois ori­gi­naire de la ville de Szász­ré­gen3 en Tran­syl­va­nie — obtint la gérance après avoir épou­sé la fille du pro­prié­taire. Fruit des œuvres de deux lignées de phar­ma­ciens ori­gi­naires de la capi­tale et des confins du royaume de Hon­grie, le petit Zol­tan, né en 1932, passe son enfance au bord du fleuve qui faillit l’en­glou­tir dans une de ses vagues trai­tresses. Il en réchappe grâce au secours de son père, lui-même res­ca­pé des eaux de la Maros durant sa jeu­nesse tran­syl­vaine après avoir ten­té de sau­ver sa propre sœur des mêmes flots. Cette his­toire de sau­ve­tage des eaux en cas­cade donne le ton de l’au­to­bio­gra­phie post­hume de Zol­tan Veress, psy­cha­na­lyste magya­ro-belge fon­da­teur du Snark, une ins­ti­tu­tion pour « enfants extrê­me­ment dif­fi­ciles » dont le nom est emprun­té à une œuvre de Lewis Caroll4. Car si le livre est titré Dans le vent violent de l’his­toire, c’est d’a­bord de menaces d’en­glou­tis­se­ments aqua­tiques dont il est ques­tion. Il fau­dra dès lors apprendre à nager, ce que s’empresse de faire son père Arpad dans une pis­cine de Buda­pest après avoir ren­voyé la gou­ver­nante autri­chienne inat­ten­tive à l’é­gard du petit Zol­tan. Entre ce sau­ve­tage inau­gu­ral et la dis­per­sion finale de ses cendres dans le même Danube en jan­vier 2011, l’i­ti­né­raire de ce héros impro­bable est pour le moins surprenant.

La pre­mière par­tie du livre, « Un enfant du Danube », évoque la période hon­groise de ce par­cours, de sa nais­sance en 1932 à son départ pour l’Ouest après l’é­cra­se­ment de la révo­lu­tion de 1956. Un quart de siècle d’une vie par­ti­cu­liè­re­ment mou­ve­men­tée où la quié­tude bour­geoise de la phar­ma­cie, blot­tie à l’ombre de la cita­delle de Buda, sera rapi­de­ment prise sous les feux croi­sés de troupes de diverses pro­ve­nances, pas néces­sai­re­ment ins­pi­rées par « les grandes phi­lo­so­phies sys­té­ma­tiques du XIXe siècle ». On se gar­de­ra ici d’en évo­quer trop de détails — tant ils four­millent dans un récit à la chro­no­lo­gie par­fois bous­cu­lée et déboi­tée -, mais on fera plu­tôt écho au ton géné­ral de l’ou­vrage qui navigue entre récit pica­resque et huma­nisme lyrique.

Un voyage dans les Car­pates sur les terres pater­nelles en 1939, par exemple, donne lieu à la nar­ra­tion d’une attaque de loups qui se ruent sur la char­rette défen­due par le cocher. Même si, un peu plus tard, l’ob­ser­va­tion des ours fera chou blanc à cause d’un renard malade qui a eu la mau­vaise idée de pas­ser la nuit au pied de l’ob­ser­va­toire, on sent vibrer toute la nos­tal­gie de cette Arca­die per­due que repré­sente la Tran­syl­va­nie pour les Magyars. La grand-mère pater­nelle de Zol­tan n’a-t-elle pas accueilli à Szász­ré­gen l’a­mi­ral Hor­thy lui-même, le régent de Hon­grie5 « superbe sur son che­val blanc », en lui offrant le pain de l’hos­pi­ta­li­té « lumi­neuse dans son vête­ment folklorique » ?

La des­crip­tion des diverses tri­bus fami­liales dans la socié­té d’a­vant-guerre nous entraine dans un buis­son­ne­ment de branches et diver­ti­cules cou­vrant une bonne part du ter­ri­toire hon­grois, et nous mène loin dans le pas­sé. Le pré­nom du père de Zol­tan, Arpad, n’est-il pas celui du fon­da­teur de la pre­mière dynas­tie des rois de Hon­grie, après que les cava­liers magyars eurent tra­ver­sé les Car­pates en 896 et enva­hi la plaine pan­no­nienne dans la fou­lée ? La famille compte même un féo­dal de la plus belle eau, régnant sur un mil­lier d’hec­tares et des che­vaux de course logeant dans des boxes de marbre. Il ne se prive pas d’exer­cer son droit de cuis­sage auprès de pay­sannes bai­gnées et parées avant d’être hono­rées par le Maitre, ce der­nier ayant reçu aupa­ra­vant le baise­main de ses manants.

Vents violents

La guerre et ses drames vien­dront bien­tôt déchi­rer la vie des habi­tants de L’Ours noir, coin­cés entre le fleuve et la cita­delle où se sont repliés les sol­dats nazis et les Croix flé­chées hon­groises. De cet obser­va­toire mena­cé par la débâcle des glaces et la mon­tée des eaux, bom­bar­dé et bien­tôt troué de tous côtés par les obus, le petit Zol­tan sera témoin de scènes d’hor­reur : Juifs exé­cu­tés sur la rive de Pest et jetés dans le fleuve, viols à répé­ti­tion par la sol­da­tesque russe après la chute de la cita­delle, décou­verte de cadavres momi­fiés de sol­dats otto­mans coin­cés depuis 1760 sous le Palais royal de Buda… Son père meurt au début de la guerre, sa mère et sa tante atteintes d’un can­cer ago­nisent dans la phar­ma­cie à moi­tié détruite. Le nar­ra­teur de treize ans est envoyé chez le méde­cin afin qu’il aide sa mère à fran­chir l’ul­time épreuve, après qu’elle ait vidé une bou­teille de cham­pagne avec ses enfants. Il s’en sou­vien­dra jus­qu’à la fin de ses jours.

La nature bour­geoise de la famille Veress n’est pas un atout dans le nou­veau régime qui s’ins­talle au sor­tir de la guerre. La phar­ma­cie est natio­na­li­sée et le jeune Zol­tan doit se débrouiller pour étu­dier et sur­vivre dans une atmo­sphère étouf­fante, où même les amis les plus proches peuvent être des déla­teurs. Un seul évè­ne­ment, livré inci­dem­ment avant de faire men­tion des lec­tures qu’il par­ta­geait avec sa mère — dont Mann, Zweig et Freud -, évoque un pos­sible motif de la voca­tion psy­cha­na­ly­tique de ce com­pa­triote de San­dor Ferenc­zi. Un de ses cou­sins fai­sait le déses­poir de ses parents par son com­por­te­ment mas­tur­ba­toire com­pul­sif lors de vacances com­munes. Le jeune Zol­tan est consul­té. « Ma mère et ma tante en parlent, se demandent ce qu’il est pos­sible de faire pour le modé­rer. Elles sol­li­citent mon avis. Là aus­si, comme au sein de ma propre famille, j’ai un sta­tut par­ti­cu­lier : celui du grand frère. » Et il « écoute, écoute… Début de ma voca­tion de psy­cha­na­lyste ! ». Sou­ve­nir d’en­fance peut-être éri­gé en motif voca­tion­nel dans l’a­près-coup de la remé­mo­ra­tion auto­bio­gra­phique, car le livre donne curieu­se­ment assez peu d’in­di­ca­tions sur les fon­de­ments pro­fonds de la voca­tion freu­dienne de Zol­tan Veress, pour­tant à la base d’une obs­ti­na­tion peu com­mune après son arri­vée en Bel­gique en 1956.

Les années vécues sous le joug com­mu­niste ver­ront le futur fon­da­teur du Snark se débattre entre études secon­daires chez de bons pères pia­ristes, bien­tôt réduits à l’é­tat laïc, tra­vaux de ter­ras­sier pour sur­vivre, ten­ta­tives de fuite pour gagner Vienne et la liber­té. Ses mul­tiples demandes d’ins­crip­tion à l’u­ni­ver­si­té (méde­cine, phar­ma­cie, puis langues orien­tales) seront sys­té­ma­ti­que­ment refu­sées à cause de ses ori­gines bour­geoises. Il tra­vaille­ra dès lors comme ouvrier spé­cia­li­sé, tout en sui­vant des études de théo­lo­gie avec deux sémi­na­ristes qui se sui­ci­de­ront quelques années plus tard, pous­sés à bout par le régime. Zol­tan, lui, se fait per­cer la rétine pour ten­ter d’é­chap­per au ser­vice mili­taire. Cela ne l’empêchera pas de faire le coup de feu contre les Sovié­tiques pen­dant la révo­lu­tion hon­groise, avant de mon­ter dans le der­nier train qui fran­chi­ra la fron­tière autri­chienne le 5 novembre 1956. Lors d’une halte à Vienne, il confie à un de ses oncles qu’il sou­haite faire des études de méde­cine pour deve­nir psy­cha­na­lyste. Celui-ci lui conseille plu­tôt le com­merce du café de luxe dans la capi­tale autrichienne…

“Retourner la peau du destin”

Cette très belle expres­sion6 qu’au­rait sou­vent uti­li­sée Zol­tan Veress donne son titre à la seconde par­tie du livre consa­crée aux années belges. À vingt-quatre ans, le révo­lu­tion­naire de Buda­pest débarque dans un pays dont il ignore à peu près tout, à com­men­cer par la langue fran­çaise, mais où existe un réseau de réfu­giés hon­grois qui peut l’ai­der. Il veut tou­jours être méde­cin pour deve­nir ana­lyste, ayant lu de nom­breux ouvrages de Freud et de Ferenc­zi dont les livres cir­cu­laient sous le man­teau à Buda­pest et consti­tuaient, confie-t-il, « une forme de résis­tance ». Les années d’ap­pren­tis­sage en Bel­gique sont aus­si riches en péri­pé­ties que les années hon­groises, même si le vent y est moins violent ou, pour le moins, d’une autre nature que celui de la « grande his­toire ». C’est toute l’ex­tra­or­di­naire obs­ti­na­tion d’un Veress ne man­quant pas d’am­bi­tion (comme celle de deve­nir « pré­sident d’une Europe unie », rémi­nis­cence du légen­daire Arpad?) qui trans­pa­rait dans ces pages, de plus en plus liées aux sou­bre­sauts du monde freu­do-laca­nien et de la pos­té­ri­té de Mai 68.

Le par­cours uni­ver­si­taire enta­mé à Lou­vain a de quoi don­ner le tour­nis et l’on a par­fois de la peine à suivre, le dérou­lé du livre — sou­vent très proche du style oral — n’é­tant pas tou­jours très linéaire. Après avoir com­men­cé des études médi­cales, le titre de méde­cin étant obli­ga­toire pour deve­nir membre de la Socié­té belge de psy­cha­na­lyse de l’é­poque, l’im­pé­trant s’o­riente vers l’é­co­no­mie « pure » pour chan­ger le sort du tiers-monde, puis la psy­cho­lo­gie où il fait son mémoire sur les reli­gieux contem­pla­tifs sur la base du test de son com­pa­triote Szon­di. Une autre école psy­cha­na­ly­tique, l’É­cole belge de psy­cha­na­lyse, vient par ailleurs de se créer en Bel­gique sous l’in­fluence laca­nienne et n’exige pas de diplôme de méde­cin. L’as­sis­tant en éco­no­mie de l’U­CL (qui a entre­temps pas­sé un an au Congo7 pour arron­dir ses fins de mois et pou­voir se payer une psy­cha­na­lyse) en devient aus­si­tôt membre, sans avoir encore fait de cure ! Il décide d’en enta­mer une avec celui qui sera l’a­na­lyste de nom­breux laca­niens belges de la pre­mière heure et par ailleurs tra­duc­teur des célèbres Mémoires d’un névro­pathe du magis­trat Daniel Paul Schre­ber, Paul Duquenne. Le voi­là qui, selon son expres­sion, « tombe dans la mar­mite » freu­do-laca­nienne. Il ren­contre Lacan qui le sol­li­cite pour tra­duire les œuvres com­plètes de Ferenc­zi, mais découvre in extre­mis que les droits ont été accor­dés à une autre mai­son d’é­di­tion. Épi­sode étrange où le direc­teur de la col­lec­tion aux édi­tions du Seuil et édi­teur de Lacan, Fran­çois Wahl, apprend du tra­duc­teur poten­tiel qui vient lui-même de le lire dans Le Monde que c’est Payot qui a enta­mé la traduction…

Toutes ces années de for­ma­tion sont aus­si celles où, dans un pre­mier temps, le réfu­gié hon­grois devra finan­cer ses études et sa vie en Bel­gique en tra­vaillant comme ser­veur à l’Al­ma (res­tau­rant uni­ver­si­taire de l’U­CL à Leu­ven) ou comme ouvrier dans une usine d’ar­me­ment à Court-Saint-Etienne. Puis, diplôme obte­nu, œuvrer comme assis­tant de recherche en éco­no­mie, ce qui lui vau­dra notam­ment de réa­li­ser une étude sur le chô­mage des femmes à Mous­cron. C’é­tait avant que les jeunes gau­chistes ne « s’é­ta­blissent » en usine pour par­ta­ger la condi­tion ouvrière, ce que le révo­lu­tion­naire anti­com­mu­niste de Buda­pest avait déjà eu l’oc­ca­sion de faire au pays du socia­lisme réel. Belle inver­sion des par­cours et téles­co­page des expé­riences qui lui feront croi­ser, comme d’autres réfu­giés d’Eu­rope orien­tale, les mili­tants soixante-hui­tards dont il par­tage cer­taines espé­rances, mais pas toutes les illu­sions. Car si la psy­cha­na­lyse et la poli­tique sont « les deux fils rouges » de ses enga­ge­ments, il demeure farou­che­ment anti­au­to­ri­taire et méfiant à l’é­gard de « toute dérive tota­li­taire ». Comme l’illustre notam­ment l’a­nec­dote d’une ren­contre avec Lan­za del Vas­to qui lui appa­rait rapi­de­ment comme un gou­rou venu recru­ter en milieu estudiantin.

Maitres et révolutionnaires

Les évè­ne­ments se pour­suivent à un rythme sou­te­nu et com­pres­sé par le style oral et l’ur­gence du temps qui reste, avec les « écla­te­ments » et les « guerres » ana­ly­tiques à répé­ti­tion qui ver­ront le petit monde freu­do-laca­nien se divi­ser comme par scis­si­pa­ri­té, à la manière des groupes révo­lu­tion­naires de l’é­poque — selon la for­mule consa­crée chez les gau­chistes : « Deux trots­kystes, une inter­na­tio­nale ; trois trots­kystes, une scis­sion » — dont cer­tains sont issus. À moins qu’ils ne viennent de la Socié­té de Jésus, dont de nom­breux membres auraient atter­ri sur le divan de Zol­tan Veress avant de pas­ser éven­tuel­le­ment au fau­teuil. La socio­lo­gie du monde ana­ly­tique et du « champ de la cure des âmes », comme disait Pierre Bour­dieu, trou­ve­ra ici de quoi ali­men­ter son mou­lin. Ain­si, la nar­ra­tion des causes de sa dis­tan­cia­tion avec Lacan semble curieu­se­ment une affaire de com­men­sa­li­té après son sémi­naire : « Au début, lorsque le nombre de par­ti­ci­pants est encore limi­té, je suis tou­jours invi­té à sa table. Ensuite, il y a trop de monde. Je prends mes dis­tances. C’est fini. »

Au-delà des péri­pé­ties sin­gu­lières et des groupes ou ins­ti­tu­tions concrets que le des­tin de Veress a croi­sés, on retien­dra une pro­blé­ma­tique plus géné­rale qui tra­verse cette seconde par­tie du livre tout en fai­sant écho à la pre­mière. Celui qui est par­fois sur­nom­mé le « conqué­rant de l’i­nu­tile » par ses cama­rades du Snark appa­rait tout au long de son par­cours très par­ta­gé entre, d’un côté, un désir d’é­man­ci­pa­tion et d’au­to­ges­tion radi­cale, et, de l’autre, une affi­lia­tion à des groupes et des sys­tèmes de pen­sée tou­jours mena­cés par la « dérive tota­li­taire » et le dog­ma­tisme. Comme il le sou­ligne lui-même dans un para­graphe éclai­rant, il recon­nait avoir tout autant « sous-esti­mé l’a­nar­chie qui conduit à des dis­cus­sions inter­mi­nables n’a­bou­tis­sant à rien » que l’«autoritarisme lacanien ».

Mais l’au­teur ne fait pas le lien entre ces deux phé­no­mènes qui ont déchi­ré tant de révo­lu­tion­naires. Lacan avait pour­tant bien résu­mé la chose dans une bou­tade lan­cée aux enra­gés de Vin­cennes : « En tant que révo­lu­tion­naires vous cher­chez un Maitre. Vous l’au­rez ! » Iro­nie du sort, sa per­sonne consti­tue­ra pour nombre d’entre eux, qui pas­se­ront de la cause du peuple à la cause freu­dienne8, une incar­na­tion du Maitre dont l’i­mage hyp­no­ti­sante orne­ra publi­ca­tions et cabi­nets d’af­fi­dés. On ne peut s’empêcher de rap­pro­cher ce mou­ve­ment pen­du­laire entre volon­té d’au­to­no­mie et séduc­tion des dis­cours tota­li­sants — y com­pris ceux qui font la part belle à la béance des fon­de­ments et au « manque dans l’Autre » — de ce que Gau­chet a ana­ly­sé pour l’a­vè­ne­ment de la démo­cra­tie poli­tique. Pour le sujet indi­vi­duel éga­le­ment, ce par­cours d’af­fran­chis­se­ment (si tant est…) se fait sou­vent à recu­lons, sinon dans les affres de la ser­vi­tude volon­taire et des micro­re­li­gions sécu­lières. Les uto­pies de la fin de l’his­toire ne concernent pas que les mou­ve­ments col­lec­tifs, mais éga­le­ment les par­cours sin­gu­liers au temps de l’in­di­vi­dua­lisme. Deve­nir soi-même ou finir sa cure, sous la hou­lette d’un maitre New-Âge ou freu­do-laca­nien, pré­sentent après tout quelques affi­ni­tés de struc­ture, même si les réfé­rents théo­riques sont tota­le­ment différents.

Le rebelle de Buda­pest main­tien­dra cepen­dant, contre vents et marées, son enga­ge­ment démo­cra­tique et sa filia­tion à San­dor Ferenc­zi9, qui appa­raissent comme une des clés de voute de son atti­tude dans les conflits ana­ly­tiques. D’où sa par­ti­ci­pa­tion à la créa­tion du groupe Le ques­tion­ne­ment psy­cha­na­ly­tique qui, mal­gré sa réfé­rence par­fois las­sante à « Freud-et-Lacan » (dont les por­traits ornent éga­le­ment le site), semble s’être rela­ti­ve­ment déga­gé des dog­ma­tismes sec­taires et des cha­pelles parisiennes.

Entre cita­delle et fleuve, dis­so­lu­tion dans les flots de l’a­nar­chie et atta­che­ment au roc du pou­voir d’où l’on sur­plombe les cou­rants, le par­cours sur­pre­nant de Zol­tan Veress, enfant du Danube et de la révo­lu­tion, incarne de manière emblé­ma­tique ce que nombre d’entre nous ont ten­té de tra­ver­ser. Sans tou­jours par­ve­nir à fran­chir le pont des Chaines.

  1. Pre­mier pont per­ma­nent tra­ver­sant le Danube en Hon­grie, le pont des Chaines inau­gu­ré en 1849, est l’emblème de Buda­pest. Le pont sera détruit par les nazis en jan­vier 1945, puis reconstruit.
  2. Les Édi­tions de Paris, Max Cha­leil, 2011.
  3. Située dans le Judet de Mures, la ville porte trois noms, comme tou­jours dans cette région tour­men­tée et com­po­site : Szász­ré­gen en hon­grois, Säch­sisch-Regen en alle­mand et Reghin en rou­main. Sa popu­la­tion était majo­ri­tai­re­ment hon­groise avant le trai­té de Tri­anon (1920) qui rat­ta­cha la Tran­syl­va­nie au royaume de Roumanie.
  4. La Chasse au Snark. Une ago­nie en huit crises, chef-d’œuvre du non­sense écrite en vers. Le nom de l’a­ni­mal mythique pour­rait être un mot-valise com­bi­nant snail (escar­got) et shark (requin).
  5. L’é­pi­sode se situe pro­ba­ble­ment dans les années qua­rante, la Hon­grie alliée à l’Al­le­magne ayant récu­pé­ré une par­tie de la Tran­syl­va­nie, notam­ment la région de Szászrégen.
  6. Il s’a­gi­rait du sens lit­té­ral de l’i­déo­gramme signi­fiant « révo­lu­tion » en chinois.
  7. Dans la ville de Buta chez les frères maristes qui « seront jetés au fleuve » après l’in­dé­pen­dance, note l’au­teur. Curieuse res­sem­blance des noms et des situations.
  8. Voir à ce sujet le témoi­gnage éclai­rant et auto­bio­gra­phique de l’an­cien maoïste et psy­cha­na­lyste Michel Schnei­der dans Lacan, les années fauves, PUF, 2010. En par­ti­cu­lier le pre­mier cha­pitre, « D’une pas­sion l’autre ». L’au­teur y écrit notam­ment ceci, alors qu’il raconte sa sor­tie d’une orga­ni­sa­tion maoïste pour abou­tir dans un groupe laca­nien : « Évi­dem­ment, il y eut une rechute. Ma ser­vi­tude volon­taire n’a pas ces­sé tout de suite. À ma sai­son “tout poli­tique” a suc­cé­dé ma sai­son “tout psy­cha­na­ly­tique”. Comme quelques autres maoïstes, j’ai chan­gé de maitre, le cigare de Lacan offrant un “trait unaire” plus à la mode que la ver­rue de Mao. »
  9. Sur la place très par­ti­cu­lière et impor­tante de Ferenc­zi dans le mou­ve­ment ana­ly­tique, voir le livre d’Anne Millet, Psy­cha­na­lystes, qu’a­vons-nous fait de la psy­cha­na­lyse ?, Seuil 2010.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur