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Dans le miroir des familles afghanes

Numéro 9/10 septembre/octobre 2014 - Asile migration par Peter Adriaenssens

septembre 2014

Peter Adriaens­sens est pédo­psy­chiatre à la KUL, renom­mé grâce à la qua­li­té de ses publi­ca­tions et à la qua­li­té pro­fes­sion­nelle et humaine de ses inter­ven­tions. « Bekende Vla­ming », il a été enten­du et lu dans l’ensemble du pays en 2010 à l’occasion de la « Com­mis­sion pour le trai­te­ment des plaintes pour abus sexuels dans une rela­tion pas­to­rale ». Pra­ti­quant le « dia­lo­gi­cal refu­gee care », il a aus­si par­lé d’abus en juillet 2013 à pro­pos de la situa­tion des enfants de la quin­zaine de familles afghanes « sans papiers » qui avaient trou­vé abri à l’église du Bégui­nage. À pro­pos des trau­ma­tismes que leur ferait subir le ren­voi vers un contexte de guerre et de vio­lence, il avait conclu comme suit : « À vrai dire, nous devrions consi­dé­rer ces jeunes comme nos futurs ambas­sa­deurs. Or, ils auront plu­tôt à se sou­ve­nir de ce que les normes et les valeurs occi­den­tales signifient dans la pra­tique. Plus tard, ils se sou­vien­dront de la bru­ta­li­té de notre sys­tème, ce qui risque d’alimenter ulté­rieu­re­ment le cycle de violenceh[efn_note]ttp://bit.ly/1rs0dZA, 19 juillet 2013.[/efn_note] . » Les familles avaient cepen­dant quit­té l’église, la plu­part pour des centres ouverts. Elles bénéfi­cient pro­vi­soi­re­ment d’une situa­tion offi­cieuse de tolé­rance, sans sta­tut lié à une accep­ta­tion de leur demande d’asile. À la mi-aout, cer­taines viennent d’être débou­tées de leur demande d’asile et se sont réins­tal­lées à l’église du Bégui­nage. Que signifie cette tra­jec­toire pour les familles concer­nées ? Et, de proche en proche, qu’estce que cette his­toire révèle de notre société ?

Paul Géra­din : De l’ignorance du pro­blème, on est pas­sé à sa banalisation…

Peter Adriaens­sens : Oui, la secré­taire d’État est tel­le­ment popu­laire que l’on ne va pas la contra­rier, sur­tout pas avant les élec­tions. Le res­sort de cette popu­la­ri­té est, mal­heu­reu­se­ment, lié à un chan­ge­ment d’attitude dans la popu­la­tion. Tous
les thèmes asso­ciés à la soli­da­ri­té sont sous pres­sion. « Écou­tez, on doit s’occuper de nous », disent beau­coup de gens qui ont le sen­ti­ment de ren­con­trer par­tout des étran­gers dans ce pays où Fla­mands et fran­co­phones ont déjà des diffi­cul­tés à s’entendre… On ne peut faire abs­trac­tion du lien entre la situa­tion faite aux familles afghanes et tout le reste, notam­ment l’attitude envers la pau­vre­té. Beau­coup de pro­blèmes se posent, dont quelques-uns sont cris­tal­li­sés par cette situation. 

RN. : Com­ment avez-vous été ame­né à vous sou­cier des Afghans ?

P.A. : Je ne me suis pas par­ti­cu­liè­re­ment occu­pé des familles afghanes. C’est plu­tôt un enga­ge­ment béné­vole. En ce qui
concerne les per­sonnes qui sont illé­gales dans le pays, mon équipe, qui est l’équivalent flamand de SOS Enfants, inter­vient en appui de la Croix-Rouge, de Cari­tas… lorsque des thé­ra­peutes pour enfants sont néces­saires. Dès lors sur­git un débat. Ces troubles psy­chiques, sont-ils dus à la fuite de leurs parents et à leur arri­vée dans notre pays, ou le fait même de rési­der en Bel­gique en tant que per­sonne illé­gale consti­tue-t-il à lui seul un traumatisme ? 

RN. : Quelle est la nature des trau­ma­tismes que vous obser­vez, leur ori­gine et leurs consé­quences ?

P.A. : Nous avons fait de la recherche nar­ra­tive, ren­con­tré des familles réfu­giées, dont cer­taines ont pas­sé plu­sieurs années sans sta­tut recon­nu dans notre pays. Et nous avons été ame­nés à faire la dis­tinc­tion entre ce qui s’est pas­sé dans leur pays d’origine, le trau­ma­tisme du trans­fert, et ce qui se passe ensuite ici, dont l’impact est sous-estimé.
Des parents ne sont pas capables d’exercer leur rôle de parent quand ils se retrouvent dans un envi­ron­ne­ment où eux-mêmes ne sont pas recon­nus comme tels. Quand les parents ne savent pas répondre à des ques­tions rela­tives au futur ou quand ils sont ame­nés à dire qu’ils attendent d’être infor­més et que cela traine des mois et des années, que se passe-t-il ? L’enfant prend conscience que ses parents ne sont pas capables d’exercer leur fonc­tion d’attachement et de pro­tec­tion. De plus, il est confron­té à des adultes qui connaissent sou­vent des symp­tômes de dépres­sion, subissent des trau­ma­tismes qui s’accompagnent de cau­che­mars. Ils parlent peu avec leurs enfants, ils finissent par ne plus savoir quoi dire. En effet, com­ment expli­quer pour la énième fois que l’on n’a rien à expli­quer ? Ce pays si gen­til, qui se mue en fan­cy-fair à Noël, avec des cadeaux, des lumières…, ne veut pas de nous alors que nous n’avons rien fait de mal. Alors, com­ment expli­quer à des enfants quelles sont les valeurs de ce pays ? Dans le pays d’origine, la situa­tion était claire, il y avait des armes. Ici, on ren­contre une forme d’agression invi­sible parce que cachée der­rière des visages appa­rem­ment gentils.
Ain­si, on enlève aux parents la capa­ci­té de « paren­ter » leurs enfants. Les consé­quences sont très dan­ge­reuses. Après un cer­tain temps, des familles finissent par obte­nir une recon­nais­sance et peuvent res­ter. Mais dès que les papiers sont en règle sur­gissent des troubles psy­chiques. Les rela­tions fami­liales sont frap­pées d’impuissance. Tout le monde croit que la vie peut com­men­cer main­te­nant que tout est réso­lu. Les parents afghans, eux aus­si, en sont convain­cus. Mais ils sont sur­pris de ne pas se sen­tir bien : ils ne trouvent pas leur place dans ce pays, ils ont des diffi­cul­tés à apprendre la langue, à trou­ver du tra­vail, à se resi­tuer par rap­port à leurs enfants.
Il n’est donc pas vrai que tout est dû à ce qui s’est pas­sé avant l’arrivée en Bel­gique. Bien sûr, des gens sont mar­qués, frag­men­tés par leur tra­jec­toire. Mais la situa­tion empire ici. Pen­dant le trans­fert, le parent et l’enfant com­prennent que le pre­mier est impuis­sant, mais dès qu’ils sont dans notre pays, il devient impos­sible pour le second de com­prendre pour­quoi cela continue. 

RN. : Ce qui est en cause, c’est l’accueil en Bel­gique ?

P.A. : Tout dépend de ce qu’on entend par là. Si l’accueil signifie seule­ment « vous avez des papiers », alors les gens « accueillis » res­tent men­ta­le­ment des sans-papiers. Nous vivons tous en contact avec l’autre, nous devons vivre en rela­tion avec lui. Si celle-ci n’est pas éta­blie, si on reçoit seule­ment une adresse — « allez dans cette ville et là on vous four­ni­ra un loge­ment » — les sources de dépres­sion, de trau­ma­tismes sont inchan­gées. Accueillir les gens, c’est cher­cher acti­ve­ment com­ment leur faire place dans notre socié­té. Or, les familles ren­contrent une socié­té qui est socia­le­ment en crise.
Nous, les Belges, nous sommes à la recherche de nous-mêmes, d’un renou­veau des liens sociaux. Actuel­le­ment, la plu­part des gens réa­lisent qu’on est allé trop loin, que notre socié­té est deve­nue trop indi­vi­dua­liste, que des troubles du com­por­te­ment sur­viennent chez les jeunes faute de liens éprou­vés, et qu’il faut donc se mettre à la recherche des valeurs qui nous unissent. Or, on ne trouve pas direc­te­ment de réponses. On se dis­pute entre com­mu­nau­tés, grandes villes, groupes poli­tiques et dans les familles. En ce moment, cha­cun connait son réfu­gié ! Comme pédo­psy­chiatre, je peux affir­mer que ce n’est pas la famille afghane qui me pose pro­blème… Tous, nous avons à apprendre à accep­ter quelqu’un dans notre voi­si­nage. Ain­si, en tant que parent, je dois apprendre à aimer et à sou­te­nir l’enfant moins doué que les autres, à aimer et à accep­ter le par­te­naire d’un enfant qui n’est peut-être pas celui de mon choix, à aimer et à appré­cier mon voi­sin qui est d’une autre culture. Dans son propre envi­ron­ne­ment, cha­cun de nous ren­contre l’autre qui l’étonne, l’autre dif­fé­rent avec lequel il ne sait pas d’emblée com­ment se sen­tir bien. Beau­coup d’adolescents ont des pro­blèmes à se faire accep­ter par leur famille.
C’est là que l’exercice doit com­men­cer. Avec les familles réfu­giées, on ren­contre en quelque sorte le même pro­blème d’un autre point de vue. Si nous nous per­met­tons de dire que des pro­blèmes ne se posent qu’avec les étran­gers, ils ne seront
jamais réso­lus faute d’oser regar­der clai­re­ment ce que cela signifie. On conti­nue à juger les gens, à les par­ta­ger en groupes, doué-non doué-très doué, gagnants-per­dants, etc. Par consé­quent, on éprouve des diffi­cul­tés à accep­ter qu’on doive aussi
mener un tra­vail social dans un groupe plus large, créer pour cer­taines per­sonnes les condi­tions par­ti­cu­lières qui les aident à par­ti­ci­per, faire le néces­saire pour des per­sonnes malades… 

RN. : Et pour « toute la misère du monde » ?

P.A. : Face au gou­ver­ne­ment ou à l’opinion publique, tant que nous nous bor­ne­rons à dire « vous n’avez pas la bonne réponse », nous ne serons pas enten­dus et nous favo­ri­se­rons l’exclusion des illé­gaux, des réfu­giés. En effet, la majo­ri­té répli­que­ra « vous avez vos idéaux sociaux, mais nous ne pou­vons pas payer la note ».
En quelque sorte, c’est le même pro­blème qui est à résoudre par rap­port aux deman­deurs d’asile et à l’opinion publique : com­ment moi, qui veux l’intégration de ces per­sonnes, puis-je venir en aide à l’autre, et com­ment puis-je essayer de com­prendre celui qui ne com­prend pas ? Concer­nant ce der­nier, cela impose d’entendre deux des rai­sons qu’il avance, pour ouvrir la discussion.
Pre­miè­re­ment, il est vrai qu’on ne peut pas accep­ter tout le monde dans notre pays. Nous n’en avons pas les moyens et nous savons que ce n’est pas la solu­tion défi nitive. En effet, des pro­jets où l’on cherche à sou­te­nir des jeunes et des familles dans leur pays d’origine donnent tou­jours de meilleurs résul­tats tan­dis que, pour un nombre impor­tant de réfu­giés qui essaient de construire leur vie ailleurs, il faut, mal­heu­reu­se­ment, attendre la deuxième, voire la troi­sième géné­ra­tion. Le cout de l’exil n’est pas à sous-esti­mer, on ne peut donc pas idéa­li­ser le sys­tème de trans­fert. Mais si nous sommes d’accord sur le fait qu’il faut faire beau­coup plus pour per­mettre aux gens de vivre dans leur pays d’origine, notre enga­ge­ment dans le tiers monde doit être en consé­quence. Pour la Bel­gique, il a été réduit à 0,6 % du PIB. Là, il y a une contradiction…
Deuxiè­me­ment, on entend qu’il faut s’occuper direc­te­ment des nou­veaux arri­vants de façon à trai­ter sans tar­der leur demande. Si cela signifie un refou­le­ment rapide, res­sen­ti comme une expul­sion injuste, du moins la situa­tion reste claire pour les enfants. L’avantage est que l’on ne dété­riore pas la rela­tion entre parent et enfant. Or, pen­dant des années, on a accep­té que des gens viennent dans notre pays en adop­tant une double atti­tude : vous ne pou­vez pas être ici, mais on ne va pas vous expul­ser. Par consé­quent, on est en pré­sence d’une armée d’illégaux, toutes ces familles d’Afghans qui sont ici depuis deux ou trois ans, dont la majo­ri­té des enfants parlent bien le néer­lan­dais ou le fran­çais. Ces enfants sont inté­grés. On a une res­pon­sa­bi­li­té puisqu’on leur a don­né la per­mis­sion d’aller à l’école ici. Ils l’ont fait, ils connaissent la langue et on leur dit qu’ils doivent retour­ner dans leur pays d’origine. Ou bien on leur dit qu’ils ne peuvent en prin­cipe pas res­ter ici, mais qu’on va tolé­rer leur pré­sence puisqu’ils courent des risques dans leur pays. Ain­si, on tient conti­nuel­le­ment un double langage.
Ce fai­sant, on démontre que le sys­tème poli­tique de l’Ouest, soi-disant démo­cra­tique, l’est très peu dans les faits. On inves­tit tel­le­ment d’argent dans la lutte contre le ter­ro­risme, on voit par­tout des ter­ro­ristes. Des enfants de ces pays, afghans et autres, vivent de façon conti­nue chez nous. Ils pour­raient apprendre chez nous ce qu’est une démo­cra­tie, décou­vrir que nous sommes des gens ouverts qui veulent vivre ensemble sans vio­lence, avec leur culture, leur reli­gion, leur monde poli­tique. Ils pour­raient deve­nir nos ambas­sa­deurs dans leur pays. Alors que, lors de leur ren­voi, ils iront racon­ter à quel point nous simu­lons la démo­cra­tie, abu­sons des gens en leur don­nant l’impression de pou­voir par­ti­ci­per ; ils pré­ten­dront que les valeurs de l’Ouest peuvent être très dangereuses.
En par­tant des argu­ments qui cir­culent dans l’opinion publique, on tente de sus­ci­ter une réflexion sur nos contra­dic­tions et la res­pon­sa­bi­li­té de nos atti­tudes d’exclusion dans l’émergence de l’extrémisme de groupes qui disent qu’ils ne rejettent que les pays soi-disant démocratiques. 

R.N. : Le cas des Afghans est bien spé­cifique. Il s’agit d’un pays en guerre, à l’instar de ce qu’on a connu en Europe lors des guerres mon­diales, avec l’exode de popu­la­tions. Limi­tons-nous ici aux familles. Deux réponses se sont suc­cé­dé. La pre­mière est indi­vi­dua­li­sée : « On va voir de quel quar­tier vous venez, à vous de prou­ver que vous êtes mena­cés ». Une seconde est pro­vi­soire : « Vous vous débrouillez maté­riel­le­ment par vous-mêmes, sans sta­tut offi­ciel. » Toutes deux sont mar­quées par l’incertitude. Que pen­sez-vous de cette atti­tude poli­ti­co-admi­nis­tra­tive ?

P.A. : Elle risque de concré­ti­ser une contre­va­leur que nous ne vou­lons pas pro­pa­ger : l’image d’un pays qui ne sait plus ce qu’il veut, qui pré­fère qu’ils partent sans oser prendre la déci­sion. L’immobilisme se pour­suit parce que les parents ne seront jamais surs qu’un autre ministre, une autre admi­nis­tra­tion ne chan­ge­ra pas les règles du jeu. Rendre quelqu’un dépen­dant de ma bonne volon­té, c’est adop­ter une stra­té­gie de mal­trai­tance, que l’on qua­li­fie­ra ici d’émotionnelle. « Aujourd’hui, je te per­mets de res­ter et je ver­rai ce que je déci­de­rai demain. » C’est très dan­ge­reux parce qu’on a besoin de gens qui ont une bonne san­té men­tale, alors que la leur est déjà sous pres­sion. Si, à long terme, on accroit le nombre de per­sonnes qui auront besoin d’aide men­tale, cela ne fera pas pro­gres­ser la tolé­rance de l’opinion publique… Par contre, un Afghan qui tra­vaille ici, a étu­dié, est bien vu par son entou­rage, parle avec les jour­na­listes comme on en a vu quelques exemples, quand il est quand même ren­voyé, on constate que l’opinion publique ne suit plus. « Pour­quoi doit-il quit­ter le ter­ri­toire, alors qu’il s’est bien adapté ? »
Cette adap­ta­tion est un fac­teur impor­tant pour atteindre la popu­la­tion, qu’il faut en quelque sorte séduire. Les can­di­dats à la migra­tion peuvent mon­trer qu’ils veulent apprendre les langues du pays, par­ti­ci­per au tra­vail de la col­lec­ti­vi­té, entrer dans le réseau social. Du côté du pays d’accueil, si on veut qu’il en aille ain­si, il est pri­mor­dial de faire un choix clair et de dire « oui » vous pou­vez res­ter, ou bien « non ». Mais ce qui se passe main­te­nant, ne pas dire « oui » et tou­jours ris­quer le « non », c’est de la mal­trai­tance émotionnelle. 

R.N.: Voyez-vous la pos­si­bi­li­té d’autres réponses ?

P.A. : Je pense à ce que l’on fait au Cana­da. On y donne la per­mis­sion aux enfants de suivre une sco­la­ri­té com­plète, tout en se gar­dant d’envoyer au pays d’origine le signal d’une inten­tion de rete­nir des per­sonnes douées. On requiert un enga­ge­ment de la famille : si la situa­tion poli­tique évo­lue dans le pays d’origine jusqu’à une pacifi­ca­tion, elle doit être prête à retour­ner avec les enfants deve­nus adultes pour par­ti­ci­per à la recons­truc­tion. C’est lourd, ce n’est pas facile, mais on donne à l’éducation un but à long terme en tenant compte de la vul­né­ra­bi­li­té du pays d’origine, avec le pro­jet d’essayer de modifier la situation.
En ce qui concerne la durée de séjour, l’important est de poser un délai moti­vé. Ni ins­tal­la­tion défi­ni­tive ni per­mis­sion sus­pen­due après un, deux, trois ans, mais
un séjour en fonc­tion d’un but concret, à savoir les études des enfants et la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle. On peut déjà vous dire aujourd’hui que dans vingt ans, quand le plus jeune aura vingt-cinq ans, vous serez de retour dans votre pays, sauf exception.
Bien sûr, je com­prends que le monde poli­tique se demande s’ils vont ren­trer et qui va adop­ter un tel pro­gramme. Mais je constate quand même que des pays l’ont mis en place et qu’ils ont pro­ba­ble­ment mis au point des stra­té­gies adé­quates, avec des assis­tants sociaux qui sou­tiennent les familles, encou­ragent à main­te­nir le contact avec leur pays d’origine, les sti­mu­ler pour qu’ils conti­nuent à par­ler leur langue avec leurs enfants.
Par­mi les enfants afghans, j’ai été frap­pé par ce que disent des fi lles : « Main­te­nant je joue à l’école dans une classe mixte, je m’amuse, je peux uti­li­ser les mêmes mots que les gar­çons, on fait les mêmes blagues. » Et voi­ci qu’on va les obli­ger à retour­ner dans un pays où elles ne pour­ront plus étu­dier, où elles seront cloi­trées à l’intérieur de la mai­son, où les filles et les femmes qui ont étu­dié sont en posi­tion ris­quée. C’est une réa­li­té, qui ne dépend pas du lieu pré­cis où on habite en Afgha­nis­tan. C’est une rai­son de les pro­té­ger. On est conscient de ce pro­blème pour les homo­sexuels dans dif­fé­rents pays. Pour­quoi ne pas com­prendre qu’il en va de même pour les filles et qu’on a une mis­sion à accom­plir tous ensemble si on veut pro­té­ger les femmes et sou­te­nir le déve­lop­pe­ment humain dans ces pays. 

R.N. : Vous disiez au début de l’entretien que tous les thèmes liés à la soli­da­ri­té sont sous pres­sion. Com­ment avan­cer dans la com­mu­ni­ca­tion avec le public ?

P.A.: Il y a quelques années, beau­coup de per­sonnes cri­ti­quaient l’entrée de réfu­giés, mais on ne le fai­sait pas ouver­te­ment. Main­te­nant, on m’interpelle en me deman­dant si je n’ai rien d’autre à faire… « Occu­pez vous de nos enfants, il y en a tant qui ont des troubles psy­chiques. » Dans la popu­la­tion, il n’y a plus de honte à cri­ti­quer. Le dan­ger est que cela nous rende into­lé­rants et que nous deve­nions aus­si agressifs.
Le père Daniel Alliët a ouvert l’église du Bégui­nage. Je lui ai dit : « Bra­vo. Mais à condi­tion que la popu­la­tion n’ait pas l’impression que c’est une agres­sion. » C’est dans ce même sens que je m’adresse à Mag­gie De Block, la secré­taire d’État : « Madame, com­ment est-ce pos­sible d’oublier votre éthique de méde­cin ? » Je suis convain­cu qu’on doit conti­nuer à cher­cher le dia­logue plu­tôt que de favo­ri­ser une pola­ri­sa­tion de la population.
Le fait que la presse se dés­in­té­resse de l’histoire des Afghans est signifi­ca­tif. Avec cette popu­la­tion de réfu­giés, je crois qu’on doit cher­cher com­ment elle peut par­ti­ci­per à l’invention d’un lan­gage, à des réa­li­sa­tions favo­rables pour dia­lo­guer avec ce pays. Mon­trer à la popu­la­tion leur culture, leur musique, leur danse, leur cui­sine…, à charge pour eux aus­si de trou­ver un moyen de communiquer.
C’est extrê­me­ment diffi­cile et on essuie des échecs. Je pense qu’on est ame­né à accep­ter qu’il y a des périodes où la socié­té est plus ou moins ouverte. Entre­temps, il est impor­tant que nous per­sis­tions à par­ler des valeurs qui nous poussent. Ce n’est pas une ques­tion d’Afghans contre Belges, Wal­lons et Fla­mands, etc. Je veux mener une vie sociale parce que je suis convain­cu qu’être heu­reux dépend de la pré­sence d’autres. Leurs dif­fé­rences m’exposent à cer­taines choses qui me font réflé­chir sur la concor­dance entre mes actes et mes valeurs. Si je veux ren­con­trer les Afghans, ce n’est pas parce que je connais très bien la poli­tique belge, mais parce que je veux être dis­po­nible pour l’autre. Vous, madame la secré­taire d’État, vous avez aus­si besoin de ces autres et serez heu­reux d’en ren­con­trer, je vous le souhaite…
Ma convic­tion, c’est qu’on doit essayer de pacifier le débat : ne pas mettre le pro­jec­teur sur les pays, mais sur l’humanisation du problème. ■
Pro­pos recueillis par Paul Géra­din accom­pa­gné de Fran­çoise Orts 

Peter Adriaenssens


Auteur

pédopsychiatre, chef du Service de pédopsychiatrie de l'hôpital universitaire de Leuven, professeur à la faculté de médecine de la KUL