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Damas remercie les jihadistes
À l’heure de terminer cet article sur la Syrie pour La Revue nouvelle, le 16 juin 2014, les jihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL) sont à moins de cent-cinquante kilomètres de Bagdad. Ils contrôlent un territoire s’étendant au moins sur le tiers de la Syrie et de l’Irak réunis. L’EIIL mène des exécutions sommaires de masse de soldats irakiens chiites. L’horreur est absolue. Une question se pose naturellement : les opinions que je défends à propos de la Syrie dans les lignes qui suivent sont-elles mises à mal par cette percée criminelle et fulgurante de l’EIIL en Irak ? La réponse est négative.
Si le pouvoir irakien réussit à obtenir une intervention occidentale pour contenir l’EIIL (les États-Unis hésitent au moment de clôturer cet article), alors que les Syriens ne l’ont pas obtenue après des bombardements aux barils, des villes entières rasées et au moins une attaque au gaz sarin (le 21 aout 2013), l’analyse correcte des évènements imposera d’identifier l’EIIL comme un allié temporaire de Damas : le monstre utile qui permettra à Bachar Al-Assad de faire oublier ses crimes passés et actuels, et de commettre ses prochaines exactions impunément. Les fondements théoriques du baathisme, l’idéologie sur laquelle s’appuie le régime Assad en Syrie, créent les conditions de la violence, du déluge et de la barbarie comme seules alternatives à son pouvoir. En condensé : il faut pour la famille alaouite Assad maintenir effectif, en réprimant la société, le risque d’un génocide de la communauté alaouite. Pour cela, il faut constamment attiser les sentiments de vengeance de la population syrienne (majoritairement sunnite), l’inciter au fanatisme. L’extrait vidéo traduit dans la suite de cet article est une illustration flagrante de cette réalité.
Faites place aux barbares
Depuis septembre 2013, j’ai cessé de rédiger des textes à propos de la Syrie. Le dernier article publié sur les blogs de La Revue nouvelle, concernait la visite d’une eurodéputée socialiste à Damas. Depuis lors, mon silence témoigne d’un découragement. De nombreuses personnes sont scandalisées par les options initiales (dès mars 2011) du régime de Bachar Al-Assad, celles de la répression et de la guerre. Elles ont écrit, milité, agi comme elles le peuvent. Toutes sont démunies face à la sclérose imposée par les États dont les choix et les actions devraient théoriquement être décisifs pour tendre vers un cessez le feu, vers des solutions, certes jamais « idéales » : les États-Unis, la Russie, l’Iran, l’Union européenne, les pays du Golfe. Les horreurs et les actes de barbarie s’amplifient, comme dans toute guerre fratricide, la chaine des responsabilités s’opacifie. Et pour appuyer la descente aux enfers du pays de Cham, la Russie et la Chine ont à nouveau usé de leur droit de véto à l’ONU, en mai 2014, bloquant une résolution visant à transférer le dossier syrien à la Cour pénale internationale (CPI)… « Ne vous en mêlez pas, faites place aux barbares », tel est le message qu’ont transmis les « protecteurs de la Syrie » tandis que le président Assad menait campagne afin de remporter haut la main son plébiscite avec le « modeste » score de 88,07 % des voix. « Mais, pour les habitants d’Alep — dans le nord — la seule campagne dont ils sont témoins est menée à force de barils d’explosifs et de bombardements sans discernement », rapportait fin avril Human Rights Watch. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, ces barils ont tué près de deux-mille civils ces cinq derniers mois dans la province d’Alep, dont près de cinq-cent-septante enfants et plus de deux-cent-quatre-vingts femmes.
J’ai donc cessé d’écrire sur la Syrie, mais j’ai commencé la rédaction de cet article quand j’ai vu une vidéo tournée à Alep en 2014. Elle est insupportable. On n’y voit pas une boucherie comme dans des centaines d’autres vidéos diffusées sur Youtube. Les images sont floutées sur le charroi qui passe avec des corps qui ont eu le malheur de se trouver sous les barils de TNT largués par les hélicoptères de l’armée syrienne. On y entend tout simplement des hommes vociférant, implorant Allah parce qu’il n’y a plus rien d’autre à implorer, éructant entre autres ces phrases trop éloquentes.
– Premier homme face caméra : nous allons essayer de faire de toi une dépouille comme ces dépouilles, Bachar Al-Assad. Toi et ton pouvoir et l’Iran, on va essayer, comme ces dépouilles, si Dieu le veut. Nos martyrs iront au paradis et tes morts iront au feu [de l’enfer]. Regardez ces dépouilles [le charroi passe].
– Un second homme s’avance face à la caméra : ce sont des civils, tous des civils, ce sont des enfants, Allah n’ira pas te récupérer en enfer [Bachar]. Celui pour qui on vote là-bas [à Damas] tue nos femmes et nos enfants, et les bâtiments sont emportés […].
– Troisième homme, il interpelle la Palestine : Et vous la Palestine, louange à Allah, votre ennemi, c’est Israël et nous notre ennemi, c’est Bachar. Et regardez Israël ce qu’il vous fait et regardez Bachar ce qu’il nous fait.
– Le premier homme revient face à la caméra : et ils veulent des élections. Tu veux des
élections…
– Le second homme l’interrompt : avec une chaussure dans ta gueule… Allah Akbar, Allah Akbar.
– Un quatrième s’avance : on va te piétiner Bachar. Je le jure devant Allah, on va te piétiner.
– Le second homme : que mille cordes m’étranglent si on ose dire que je suis un traitre d’Alep.
– Un adolescent s’avance : fils de pute […]
– Tous ensemble : Mohamed est notre dirigeant pour l’éternité. Notre seigneur est Mohamed. Allah Akbar, nous proclamons : Allah est le plus grand.
(Ndlr, le début de la phrase ci-dessus fait référence à un slogan inscrit depuis des décennies sur les murs de toutes les villes syriennes par les nervis du régime : « Hafez Al-Assad (père de Bachar) est notre dirigeant pour l’éternité. »)
– Etc., puis à 2 minutes 30 de la vidéo, un autre homme s’avance : « Bachar, Bachar, tu es arrivé à extraire la peur de nos cœurs avec tes missiles et tes barils… Tu as arraché la peur de nos cœurs, espèce d’âne. »
– Un homme déchire son T‑shirt, ensuite le premier homme revient et scande deux fois : À celui qui dit qu’il n’y a d’autre Dieu que Bachar, nous lui disons qu’il n’y a d’autre Dieu qu’Allah et que Mohamed est son prophète.
– Ensuite, le second homme : avant la prière du vendredi, les gens vont à la prière, et toi tu les bombardes, espèce d’impie, hérétique, […] on maudit ton père.
– Une voix d’adolescent : on piétinera ta tête.
Ces hommes sont des « damnés de la terre », ils n’ont que l’envie de vengeance et des mauvaises réponses comme ultime recours. C’est exactement l’effet recherché par Damas. Pousser une nation entière vers un choix entre l’abrutissement par la soumission passive ou l’abrutissement sous une pluie de bombes, afin de pouvoir se proclamer le représentant du « moindre mal », renforcer sa posture de « sauveur à défaut de mieux ». Un tel régime est capable de tout. Il garantit un sociocide en temps de paix comme en temps de guerre. S’il est contesté, l’aggravation de la violence est son meilleur allié.
Le fondamentalisme au service de Bachar
En Belgique, fin mai 2014, l’affaire du quadruple assassinat au musée juif de Bruxelles a subrepticement remis la Syrie à l’avant-plan de l’actualité, lorsqu’il est apparu que le principal suspect, le Français Mehdi Nemmouche, a séjourné plusieurs mois en Syrie en 2013 et y aurait intégré les rangs de l’EIIL. Cette alliance jihadiste d’origine irakienne est dirigée par un islamiste irakien surnommé Abou Bakr Al-Baghdadi. Durant de longs mois, les autorités à Damas n’ont pas cherché à inquiéter l’EIIL alors qu’elles continuaient à s’affronter aux groupes directement issus de l’opposition syrienne. Au regard de ce qui se passe à la mi-juin 2014 en Irak, on est même en droit d’avancer que l’EIIL a trouvé un sanctuaire en Syrie grâce à une certaine complaisance de la part de Damas. Dans une interview 1 au titre glaçant — « Le danger d’un 11 septembre européen est réel » — accordée au journal Libération le lendemain de l’arrestation de Mehdi Nemmouche, l’historien et arabisant français Jean-Pierre Filiu commentait : « Les mesures de contrôle vis-à-vis de ceux qui reviennent ne sont que des palliatifs. Il faut prendre le mal à la racine, car le nombre des volontaires partant combattre en Syrie continue d’augmenter et le pire est à venir. L’inaction de la communauté internationale en Syrie a créé la situation actuelle où les intérêts stratégiques d’Al-Baghdadi — dont les jihadistes ne combattent que leurs anciens alliés révolutionnaires — et ceux de Bachar Al-Assad — dont les sbires ne combattent plus les jihadistes — s’alimentent réciproquement. Le « boucher de Damas » se pose comme le rempart contre Al-Qaeda, avec le soutien des Russes et un écho croissant dans les opinions occidentales. Si, après avoir abandonné tacitement les Syriens luttant contre le régime, les Occidentaux les abandonnent ouvertement, le choc en retour sera terrible. Cela ne peut qu’alimenter la rhétorique de ces groupes et leur dénonciation de l’hypocrisie des Occidentaux. Combattre le jihadisme en envoyant des drones contre Al-Bagdhadi ne sera pas non plus efficace. Seule la coalition anti-Bachar lutte efficacement contre l’EIIL. Et seul un succès de la révolution syrienne peut nous prémunir face à ce danger qui monte. »
Tout assassinat commis en Occident par des fondamentalistes, de surcroit s’ils sont passés par la Syrie, est donc aujourd’hui une aubaine pour la survie du pouvoir en place à Damas. Celui-ci mise également sur l’ignorance ou l’oubli, dans l’opinion publique occidentale, de quelques informations essentielles concernant la genèse du conflit. À cet égard, il convient de rappeler autant que faire se peut que le Front Al-Nosra (Jabhat an-Nusrah li-Ahl ash-Sham, « Front pour la victoire du peuple du Levant »), le premier groupe armé islamiste clairement déconnecté de l’Armée syrienne libre (ASL), aurait été créé par certains des détenus libérés lors de l’amnistie prononcée en avril 2011 par le régime. On sait le pouvoir à Damas capable de telles manipulations puisque la manière dont il a, dans le contexte de son retrait au Liban en 2005, envoyé des jihadistes « sortis des prisons » fomenter des troubles contre le gouvernement libanais, est aujourd’hui documentée 2 . À tout le moins, il n’est pas interdit d’avancer qu’un certain nombre de dirigeants fondamentalistes reproduisent les méthodes répressives et criminelles à la fois subies et enseignées dans les geôles du système Assad… En Syrie, cynisme et tragédie sont deux mots quasiment synonymes.
Explorations en zone loyaliste
Rien ne sert d’épiloguer en écrivant la suite de cet article sur des sujets largement couverts : l’échec des négociations à Genève, les dernières évolutions sur le terrain, la reconquête du régime, la farce de la réélection présidentielle, le nouveau chiffre à coefficient exponentiel du nombre de victimes (cent-cinquante-mille morts au bas mot et sans doute davantage), les compositions et recompositions des belligérants en Syrie et en Irak et ce qu’elles impliquent en termes de prospectives géostratégiques menant vers un peu plus ou un peu moins de guerre dans la guerre garantie pour de longues années encore.
Ce qui peut avoir un intérêt dans La Revue nouvelle, c’est de couper définitivement les pattes du canard boiteux qui proclame que le maintien du prince damascène sur son trône serait un moindre mal. Les témoignages les plus éloquents, qui montrent que la fuite en avant de la dictature héréditaire de la famille Assad a précipité la destruction du pays, sont souvent à lire en creux dans des récits rapportés par des Syriens résidant en zone loyaliste. On leur prête trop peu attention en temps de guerre parce que les projecteurs se braquent sur les zones les plus turbulentes. Deux textes sur la vie quotidienne dans les villes côtières de Lattaquié et de Tartous sont à cet égard révélateurs.
Le premier texte 3 publié en avril sur le blog Syria Comment (animé par l’universitaire américain Joshua Landis) évoque la peur qui s’est emparée de Lattaquié (la principale ville de la région d’origine des Assad) à la fin du mois de mars 2014, lorsque sa population a appris le décès au combat de Hilal Al-Assad, un cousin de Bachar Al-Assad. L’on se rend compte que la population est presque plus effrayée par les réactions imprévisibles de Sulayman, le fils âgé de dix-sept ans à peine de Hilal Al-Assad, que par une probable nouvelle offensive des rebelles : « La nouvelle du décès s’est très vite propagée. En quelques heures, tout le monde le savait. Les rues se sont vidées. Il était mort d’une seule balle dans la poitrine, alors qu’il approchait de Kassab, au nord, pour venir y prêter main forte aux groupes pro-Assad qui y étaient assiégés. Son décès rappela à l’ensemble de la population de Lattaquié que le danger était à leurs portes. Les réactions de son fils tant redouté ne faisant qu’augmenter la peur. »
Quelques éléments biographiques concernant la vie de Hilal Al-Assad et le tempérament de son fils permettent également au lecteur de se faire une idée des règles en vigueur dans la Syrie des Assad : « Dès le lycée, Hilal, né en 1967, a rejoint un groupe de contrebandiers trafiquant à partir du Liban. Hilal faisait partie de la première génération des “Shabiha” (groupes armés favorables au régime), des premiers contrebandiers. Cela lui a permis de faire fortune. Mais avec l’ouverture du marché syrien du début des années 1990, le trafic ne rapporta plus assez et Hilal a dû trouver une nouvelle occupation. Il a suivi des études, mais il aurait brillé par son absentéisme et ne se serait présenté qu’aux examens. Le seul effort qu’il a dû fournir étant de ne pas commettre de fautes en recopiant les réponses aux questions qui lui étaient discrètement glissées. Il a ensuite obtenu un travail bien rétribué dans une industrie d’État. À partir de 1998, il dirigeait une entreprise de construction financée par le ministère de la Défense. Il était mal vu par ses employés. On l’accuse d’avoir retenu des salaires durant des mois pour placer ces sommes dans des fonds spéculatifs à l’étranger. Quand les travailleurs se plaignaient, Hilal faisait appel aux services secrets de l’armée pour qu’ils viennent directement régler la question avec les employés mécontents… Les histoires et rumeurs concernant Sulayman, son fils de dix-sept ans, circulent beaucoup sur l’internet. Il a la réputation de chercher noise partout où il va. On l’aperçoit tous les jours avec ses gardes du corps armés, même sur la plage, où son passe temps favori est de faire des virages avec son véhicule tout-terrain afin d’arroser ceux qui tentent de s’y relaxer. On rapporte qu’il lui arrive de tirer sur le gens pour un oui ou pour un non […] Quelques jours après le décès de son père, il s’est rendu avec des hommes armés à Al-Slaybeh, un quartier sunnite de la vieille ville de Lattaquié. Il y a détruit des meubles du fameux café al-Tabusheh et quelques autres magasins du voisinage. Il s’est enfui à l’arrivée de la police. L’incident a creusé encore un peu plus les divisions sectaires de la ville. »
Le second article 4 , également issu de Syria Comment, est un récit des dix-huit mois de résidence dans la ville loyaliste de Tartous (depuis les années 1990, la communauté alaouite à laquelle appartient la famille Assad y est majoritaire), raconté par un blogueur syrien ayant fui le siège de Homs, sa ville natale. Aboud Dandachi a rejoint Tartous en mars 2012 : « La situation était surréaliste […] la moitié de la population de la ville, composée de déplacés, avait de la famille proche qui était activement impliquée dans des combats contre des parents de l’autre moitié des citoyens de Tartous […] » Aucune animosité apparente dans la ville, malgré une atmosphère tendue : « Les discussions où s’exprimaient les opinions les plus sincères pouvaient être glanées au milieu de la nuit dans un lobby d’hôtel quand quelques employés et certains insomniaques sont encore éveillés, dans les restaurants ou cafés, juste avant la fermeture, ou dans les cybercafés presque vides à minuit, quand quelques consommateurs profitent des tarifs avantageux pour communiquer par Skype avec des proches résidant au Canada ou en Europe. »
Aboud Dandachi s’est ainsi rendu compte que pour un natif loyaliste de Tartous, le président, le régime et l’État représentent trois entités séparées : « Très peu des gens exprimaient de la sympathie pour Bachar Al-Assad. Bien évidement, on ne l’attaquait jamais ouvertement, cela passait par des critiques de la stratégie menée dans la guerre et de nombreuses considérations nostalgiques concernant la sagesse et l’expérience de son père, qui n’aurait pas laissé les choses se dégrader à ce point. Il ne fallait pas gratter longtemps pour percevoir la défiance concernant les capacités du jeune Bachar à mener la guerre […] Mais tous, néanmoins, ressentaient le régime comme étant une nécessité […] Si l’État venait à s’effondrer, le natif loyaliste de la ville portuaire de Tartous se sentirait dos à la mer […] » Chaque jour le département de la ville en charge de l’immigration et des passeports est pris d’assaut. Aboud Dandachi raconte : « L’endroit était semblable au trou de l’enfer. On m’a mis sur une liste d’attente et on m’a fixé un rendez-vous cinq semaines plus tard. Le jour convenu, si par malheur vous n’étiez pas sur la liste, impossible de pénétrer dans le bâtiment, quelque soit le caractère tragique de votre histoire personnelle ou le pot de vin que vous tentiez de payer. » À croire qu’une ville entière, dont la population avait doublé récemment, cherchait à se procurer un passeport au cas où l’État s’effondrerait.
En dix-huit mois, Dandachi voit la population de la ville changer, les hommes partir, les femmes devenir l’écrasante majorité : « À n’importe quel moment, votre vendeur de chawarma favori, votre épicier ou votre coiffeur pouvait fermer boutique. “Talbeno” (ils l’ont appelé) était le mot consacré pour signifier qu’il était mobilisé. » Cette expression qui signifie depuis des lustres en Syrie qu’une personne a été arrêtée et ne reviendra sans doute jamais, prenait un autre sens à Tartous, où elle est associée à l’envoi vers un front, on ne sait où. Selon des estimations variables, près d’un tiers des plus de 150 000 morts en Syrie se comptent parmi les combattants de l’armée syrienne loyaliste et/ou au service du gouvernement (y compris des Iraniens et des Libanais du Hezbollah). Autant dire que pour le Syrien lambda en âge de se battre et vivant dans les régions sous contrôle de Damas, le régime détruit les vies également de cette manière : par l’obligation de mourir uniquement parce que le clan héréditaire au pouvoir a fait le choix initial de la guerre pour se maintenir à tout prix à la tête du pays.
Dandachi observe que la ville est quadrillée. Tenter de la quitter peut durer des heures : « Si vous êtes recherché par le régime, Tartous n’est pas l’endroit où se cacher, la file de voitures se dirigeant vers les checkpoints de sortie s’étend chaque jour sur des kilomètres. » Dandachi est interrogé à plusieurs reprises par les services de renseignement, chaque fois dans le hall d’accueil des hôtels où il réside. Cette pratique de l’interrogatoire routinier des voyageurs ou résidants de passage, déjà courante en Syrie en temps de paix, est maintenant renforcée. Dandachi répond poliment à des questions dont il ne doute pas que les agents de l’État connaissent déjà les réponses.
Partout, immanquablement, on croise les Shabihas. Dandachi écoute leurs conversations : « La nuit, buvant du café, ils se plaignent de leurs salaires payés en retard, de leurs missions trop longues et de l’absence de permissions […] Ils voudraient que le régime en finisse vraiment avec les terroristes. » Le 21 aout 2013, avec l’attaque chimique dans la banlieue de Damas, ils penseront que leurs vœux sont exaucés. Mais si les Shabihas se réjouissent, Dandachi voit l’angoisse s’emparer de la majorité des citadins : « J’ai commencé à voir dans leurs yeux la même peur et la même angoisse vue dans ma ville de Homs, quand les gens spéculaient sur la prochaine attaque, la prochaine escalade. »
À partir du 25 aout, c’est l’hystérie collective, tout le monde est persuadé que l’attaque de l’Otan est imminente. Puis soudainement, le 29 aout, Dandachi entend des coups de feu sur la corniche, accompagnés de chants et de cris de joie : « Nous sommes les Shabihas, nous sommes les Shabihas »… Le Parlement britannique venait de voter contre toute implication militaire en Syrie. Ensuite, Barack Obama décidera de s’en remettre au Congrès. « Tartous était euphorique. Les jours suivants, les remarques sarcastiques et désobligeantes à propos d’Obama, traité de poltron, étaient la norme dans les cafés de Tartous. Pour moi, c’en était trop, je ne pouvais vivre plus longtemps en Syrie. Il était évident que la brutalité du régime allait décupler puisqu’il venait de découvrir qu’il n’avait absolument rien à craindre. Assad pourrait dorénavant laisser massacrer toute la population si nécessaire et les frontières n’allaient pas rester ouvertes indéfiniment. En septembre, je quittais Tartous et je passais au Liban. »
Notons pour conclure que le 9 juin dernier, pour fêter sa réélection, Bachar Al Assad, magnanime, a décrété une amnistie qui a permis la libération de quelque 1 500 prisonniers. Un ancien cavalier syrien a été libéré au terme de vingt-et-un ans d’emprisonnement pour avoir battu lors d’une course équestre le frère, décédé en 1994, du président Bachar el-Assad. En Syrie, personne n’a le droit d’être meilleur que les Assad.
- « Le danger d’un 11 septembre européen est réel », Libération, Marc Semo, 2 juin 2014.
- Pas de Printemps pour la Syrie. Acteurs et défis de la crise 2011 – 2013, dirigé par François Burgat et Bruno Paoli, aux éditions La Découverte
- Who Was Hilal al-Assad?, Mohammad D., Syria Comment, 5 avril 2014.
- Observations of a Homsi living in Tartous, Aboud Dandachi, écrit pour Syria Comment, 20 janvier 2014.