Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Damas remercie les jihadistes

Numéro 6/7 juin-juillet 2014 par Pierre Coopman

juin 2014

À l’heure de ter­mi­ner cet article sur la Syrie pour La Revue nou­velle, le 16 juin 2014, les jiha­distes de l’État isla­mique en Irak et au Levant (EIIL) sont à moins de cent-cin­quante kilo­mètres de Bag­dad. Ils contrôlent un ter­ri­toire s’étendant au moins sur le tiers de la Syrie et de l’Irak réunis. L’EIIL mène des exé­cu­tions som­maires de masse de sol­dats ira­kiens chiites. L’horreur est abso­lue. Une ques­tion se pose natu­rel­le­ment : les opi­nions que je défends à pro­pos de la Syrie dans les lignes qui suivent sont-elles mises à mal par cette per­cée cri­mi­nelle et ful­gu­rante de l’EIIL en Irak ? La réponse est négative.

Si le pou­voir ira­kien réus­sit à obte­nir une inter­ven­tion occi­den­tale pour conte­nir l’EIIL (les États-Unis hésitent au moment de clô­tu­rer cet article), alors que les Syriens ne l’ont pas obte­nue après des bom­bar­de­ments aux barils, des villes entières rasées et au moins une attaque au gaz sarin (le 21 aout 2013), l’analyse cor­recte des évè­ne­ments impo­se­ra d’identifier l’EIIL comme un allié tem­po­raire de Damas : le monstre utile qui per­met­tra à Bachar Al-Assad de faire oublier ses crimes pas­sés et actuels, et de com­mettre ses pro­chaines exac­tions impu­né­ment. Les fon­de­ments théo­riques du baa­thisme, l’idéologie sur laquelle s’appuie le régime Assad en Syrie, créent les condi­tions de la vio­lence, du déluge et de la bar­ba­rie comme seules alter­na­tives à son pou­voir. En conden­sé : il faut pour la famille alaouite Assad main­te­nir effec­tif, en répri­mant la socié­té, le risque d’un géno­cide de la com­mu­nau­té alaouite. Pour cela, il faut constam­ment atti­ser les sen­ti­ments de ven­geance de la popu­la­tion syrienne (majo­ri­tai­re­ment sun­nite), l’inciter au fana­tisme. L’extrait vidéo tra­duit dans la suite de cet article est une illus­tra­tion fla­grante de cette réalité.

Faites place aux barbares

Depuis sep­tembre 2013, j’ai ces­sé de rédi­ger des textes à pro­pos de la Syrie. Le der­nier article publié sur les blogs de La Revue nou­velle, concer­nait la visite d’une euro­dé­pu­tée socia­liste à Damas. Depuis lors, mon silence témoigne d’un décou­ra­ge­ment. De nom­breuses per­sonnes sont scan­da­li­sées par les options ini­tiales (dès mars 2011) du régime de Bachar Al-Assad, celles de la répres­sion et de la guerre. Elles ont écrit, mili­té, agi comme elles le peuvent. Toutes sont dému­nies face à la sclé­rose impo­sée par les États dont les choix et les actions devraient théo­ri­que­ment être déci­sifs pour tendre vers un ces­sez le feu, vers des solu­tions, certes jamais « idéales » : les États-Unis, la Rus­sie, l’Iran, l’Union euro­péenne, les pays du Golfe. Les hor­reurs et les actes de bar­ba­rie s’amplifient, comme dans toute guerre fra­tri­cide, la chaine des res­pon­sa­bi­li­tés s’opacifie. Et pour appuyer la des­cente aux enfers du pays de Cham, la Rus­sie et la Chine ont à nou­veau usé de leur droit de véto à l’ONU, en mai 2014, blo­quant une réso­lu­tion visant à trans­fé­rer le dos­sier syrien à la Cour pénale inter­na­tio­nale (CPI)… « Ne vous en mêlez pas, faites place aux bar­bares », tel est le mes­sage qu’ont trans­mis les « pro­tec­teurs de la Syrie » tan­dis que le pré­sident Assad menait cam­pagne afin de rem­por­ter haut la main son plé­bis­cite avec le « modeste » score de 88,07 % des voix. « Mais, pour les habi­tants d’Alep — dans le nord — la seule cam­pagne dont ils sont témoins est menée à force de barils d’explosifs et de bom­bar­de­ments sans dis­cer­ne­ment », rap­por­tait fin avril Human Rights Watch. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, ces barils ont tué près de deux-mille civils ces cinq der­niers mois dans la pro­vince d’Alep, dont près de cinq-cent-sep­tante enfants et plus de deux-cent-quatre-vingts femmes.

J’ai donc ces­sé d’écrire sur la Syrie, mais j’ai com­men­cé la rédac­tion de cet article quand j’ai vu une vidéo tour­née à Alep en 2014. Elle est insup­por­table. On n’y voit pas une bou­che­rie comme dans des cen­taines d’autres vidéos dif­fu­sées sur You­tube. Les images sont flou­tées sur le char­roi qui passe avec des corps qui ont eu le mal­heur de se trou­ver sous les barils de TNT lar­gués par les héli­co­ptères de l’armée syrienne. On y entend tout sim­ple­ment des hommes voci­fé­rant, implo­rant Allah parce qu’il n’y a plus rien d’autre à implo­rer, éruc­tant entre autres ces phrases trop éloquentes.
– Pre­mier homme face camé­ra : nous allons essayer de faire de toi une dépouille comme ces dépouilles, Bachar Al-Assad. Toi et ton pou­voir et l’Iran, on va essayer, comme ces dépouilles, si Dieu le veut. Nos mar­tyrs iront au para­dis et tes morts iront au feu [de l’enfer]. Regar­dez ces dépouilles [le char­roi passe].
– Un second homme s’avance face à la camé­ra : ce sont des civils, tous des civils, ce sont des enfants, Allah n’ira pas te récu­pé­rer en enfer [Bachar]. Celui pour qui on vote là-bas [à Damas] tue nos femmes et nos enfants, et les bâti­ments sont emportés […].
– Troi­sième homme, il inter­pelle la Pales­tine : Et vous la Pales­tine, louange à Allah, votre enne­mi, c’est Israël et nous notre enne­mi, c’est Bachar. Et regar­dez Israël ce qu’il vous fait et regar­dez Bachar ce qu’il nous fait.
– Le pre­mier homme revient face à la camé­ra : et ils veulent des élec­tions. Tu veux des
élections…
– Le second homme l’interrompt : avec une chaus­sure dans ta gueule… Allah Akbar, Allah Akbar.
– Un qua­trième s’avance : on va te pié­ti­ner Bachar. Je le jure devant Allah, on va te piétiner.
– Le second homme : que mille cordes m’étranglent si on ose dire que je suis un traitre d’Alep.
– Un ado­les­cent s’avance : fils de pute […]
– Tous ensemble : Moha­med est notre diri­geant pour l’éternité. Notre sei­gneur est Moha­med. Allah Akbar, nous pro­cla­mons : Allah est le plus grand.
(Ndlr, le début de la phrase ci-des­sus fait réfé­rence à un slo­gan ins­crit depuis des décen­nies sur les murs de toutes les villes syriennes par les ner­vis du régime : « Hafez Al-Assad (père de Bachar) est notre diri­geant pour l’éternité. »)
– Etc., puis à 2 minutes 30 de la vidéo, un autre homme s’avance : « Bachar, Bachar, tu es arri­vé à extraire la peur de nos cœurs avec tes mis­siles et tes barils… Tu as arra­ché la peur de nos cœurs, espèce d’âne. »
– Un homme déchire son T‑shirt, ensuite le pre­mier homme revient et scande deux fois : À celui qui dit qu’il n’y a d’autre Dieu que Bachar, nous lui disons qu’il n’y a d’autre Dieu qu’Allah et que Moha­med est son prophète.
– Ensuite, le second homme : avant la prière du ven­dre­di, les gens vont à la prière, et toi tu les bom­bardes, espèce d’impie, héré­tique, […] on mau­dit ton père.
– Une voix d’adolescent : on pié­ti­ne­ra ta tête.

Ces hommes sont des « dam­nés de la terre », ils n’ont que l’envie de ven­geance et des mau­vaises réponses comme ultime recours. C’est exac­te­ment l’effet recher­ché par Damas. Pous­ser une nation entière vers un choix entre l’abrutissement par la sou­mis­sion pas­sive ou l’abrutissement sous une pluie de bombes, afin de pou­voir se pro­cla­mer le repré­sen­tant du « moindre mal », ren­for­cer sa pos­ture de « sau­veur à défaut de mieux ». Un tel régime est capable de tout. Il garan­tit un socio­cide en temps de paix comme en temps de guerre. S’il est contes­té, l’aggravation de la vio­lence est son meilleur allié.
Le fon­da­men­ta­lisme au ser­vice de Bachar

En Bel­gique, fin mai 2014, l’affaire du qua­druple assas­si­nat au musée juif de Bruxelles a subrep­ti­ce­ment remis la Syrie à l’avant-plan de l’actualité, lorsqu’il est appa­ru que le prin­ci­pal sus­pect, le Fran­çais Meh­di Nem­mouche, a séjour­né plu­sieurs mois en Syrie en 2013 et y aurait inté­gré les rangs de l’EIIL. Cette alliance jiha­diste d’origine ira­kienne est diri­gée par un isla­miste ira­kien sur­nom­mé Abou Bakr Al-Bagh­da­di. Durant de longs mois, les auto­ri­tés à Damas n’ont pas cher­ché à inquié­ter l’EIIL alors qu’elles conti­nuaient à s’affronter aux groupes direc­te­ment issus de l’opposition syrienne. Au regard de ce qui se passe à la mi-juin 2014 en Irak, on est même en droit d’avancer que l’EIIL a trou­vé un sanc­tuaire en Syrie grâce à une cer­taine com­plai­sance de la part de Damas. Dans une inter­view 1 au titre gla­çant — « Le dan­ger d’un 11 sep­tembre euro­péen est réel » — accor­dée au jour­nal Libé­ra­tion le len­de­main de l’arrestation de Meh­di Nem­mouche, l’historien et ara­bi­sant fran­çais Jean-Pierre Filiu com­men­tait : « Les mesures de contrôle vis-à-vis de ceux qui reviennent ne sont que des pal­lia­tifs. Il faut prendre le mal à la racine, car le nombre des volon­taires par­tant com­battre en Syrie conti­nue d’augmenter et le pire est à venir. L’inaction de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale en Syrie a créé la situa­tion actuelle où les inté­rêts stra­té­giques d’Al-Baghdadi — dont les jiha­distes ne com­battent que leurs anciens alliés révo­lu­tion­naires — et ceux de Bachar Al-Assad — dont les sbires ne com­battent plus les jiha­distes — s’alimentent réci­pro­que­ment. Le « bou­cher de Damas » se pose comme le rem­part contre Al-Qae­da, avec le sou­tien des Russes et un écho crois­sant dans les opi­nions occi­den­tales. Si, après avoir aban­don­né taci­te­ment les Syriens lut­tant contre le régime, les Occi­den­taux les aban­donnent ouver­te­ment, le choc en retour sera ter­rible. Cela ne peut qu’alimenter la rhé­to­rique de ces groupes et leur dénon­cia­tion de l’hypocrisie des Occi­den­taux. Com­battre le jiha­disme en envoyant des drones contre Al-Bagd­ha­di ne sera pas non plus effi­cace. Seule la coa­li­tion anti-Bachar lutte effi­ca­ce­ment contre l’EIIL. Et seul un suc­cès de la révo­lu­tion syrienne peut nous pré­mu­nir face à ce dan­ger qui monte. »

Tout assas­si­nat com­mis en Occi­dent par des fon­da­men­ta­listes, de sur­croit s’ils sont pas­sés par la Syrie, est donc aujourd’hui une aubaine pour la sur­vie du pou­voir en place à Damas. Celui-ci mise éga­le­ment sur l’ignorance ou l’oubli, dans l’opinion publique occi­den­tale, de quelques infor­ma­tions essen­tielles concer­nant la genèse du conflit. À cet égard, il convient de rap­pe­ler autant que faire se peut que le Front Al-Nos­ra (Jabhat an-Nus­rah li-Ahl ash-Sham, « Front pour la vic­toire du peuple du Levant »), le pre­mier groupe armé isla­miste clai­re­ment décon­nec­té de l’Armée syrienne libre (ASL), aurait été créé par cer­tains des déte­nus libé­rés lors de l’amnistie pro­non­cée en avril 2011 par le régime. On sait le pou­voir à Damas capable de telles mani­pu­la­tions puisque la manière dont il a, dans le contexte de son retrait au Liban en 2005, envoyé des jiha­distes « sor­tis des pri­sons » fomen­ter des troubles contre le gou­ver­ne­ment liba­nais, est aujourd’hui docu­men­tée 2 . À tout le moins, il n’est pas inter­dit d’avancer qu’un cer­tain nombre de diri­geants fon­da­men­ta­listes repro­duisent les méthodes répres­sives et cri­mi­nelles à la fois subies et ensei­gnées dans les geôles du sys­tème Assad… En Syrie, cynisme et tra­gé­die sont deux mots qua­si­ment synonymes.

Explorations en zone loyaliste

Rien ne sert d’épiloguer en écri­vant la suite de cet article sur des sujets lar­ge­ment cou­verts : l’échec des négo­cia­tions à Genève, les der­nières évo­lu­tions sur le ter­rain, la recon­quête du régime, la farce de la réélec­tion pré­si­den­tielle, le nou­veau chiffre à coef­fi­cient expo­nen­tiel du nombre de vic­times (cent-cin­quante-mille morts au bas mot et sans doute davan­tage), les com­po­si­tions et recom­po­si­tions des bel­li­gé­rants en Syrie et en Irak et ce qu’elles impliquent en termes de pros­pec­tives géos­tra­té­giques menant vers un peu plus ou un peu moins de guerre dans la guerre garan­tie pour de longues années encore.

Ce qui peut avoir un inté­rêt dans La Revue nou­velle, c’est de cou­per défi­ni­ti­ve­ment les pattes du canard boi­teux qui pro­clame que le main­tien du prince damas­cène sur son trône serait un moindre mal. Les témoi­gnages les plus élo­quents, qui montrent que la fuite en avant de la dic­ta­ture héré­di­taire de la famille Assad a pré­ci­pi­té la des­truc­tion du pays, sont sou­vent à lire en creux dans des récits rap­por­tés par des Syriens rési­dant en zone loya­liste. On leur prête trop peu atten­tion en temps de guerre parce que les pro­jec­teurs se braquent sur les zones les plus tur­bu­lentes. Deux textes sur la vie quo­ti­dienne dans les villes côtières de Lat­ta­quié et de Tar­tous sont à cet égard révélateurs.

Le pre­mier texte 3 publié en avril sur le blog Syria Com­ment (ani­mé par l’universitaire amé­ri­cain Joshua Lan­dis) évoque la peur qui s’est empa­rée de Lat­ta­quié (la prin­ci­pale ville de la région d’origine des Assad) à la fin du mois de mars 2014, lorsque sa popu­la­tion a appris le décès au com­bat de Hilal Al-Assad, un cou­sin de Bachar Al-Assad. L’on se rend compte que la popu­la­tion est presque plus effrayée par les réac­tions impré­vi­sibles de Sulay­man, le fils âgé de dix-sept ans à peine de Hilal Al-Assad, que par une pro­bable nou­velle offen­sive des rebelles : « La nou­velle du décès s’est très vite pro­pa­gée. En quelques heures, tout le monde le savait. Les rues se sont vidées. Il était mort d’une seule balle dans la poi­trine, alors qu’il appro­chait de Kas­sab, au nord, pour venir y prê­ter main forte aux groupes pro-Assad qui y étaient assié­gés. Son décès rap­pe­la à l’ensemble de la popu­la­tion de Lat­ta­quié que le dan­ger était à leurs portes. Les réac­tions de son fils tant redou­té ne fai­sant qu’augmenter la peur. »

Quelques élé­ments bio­gra­phiques concer­nant la vie de Hilal Al-Assad et le tem­pé­ra­ment de son fils per­mettent éga­le­ment au lec­teur de se faire une idée des règles en vigueur dans la Syrie des Assad : « Dès le lycée, Hilal, né en 1967, a rejoint un groupe de contre­ban­diers tra­fi­quant à par­tir du Liban. Hilal fai­sait par­tie de la pre­mière géné­ra­tion des “Sha­bi­ha” (groupes armés favo­rables au régime), des pre­miers contre­ban­diers. Cela lui a per­mis de faire for­tune. Mais avec l’ouverture du mar­ché syrien du début des années 1990, le tra­fic ne rap­por­ta plus assez et Hilal a dû trou­ver une nou­velle occu­pa­tion. Il a sui­vi des études, mais il aurait brillé par son absen­téisme et ne se serait pré­sen­té qu’aux exa­mens. Le seul effort qu’il a dû four­nir étant de ne pas com­mettre de fautes en reco­piant les réponses aux ques­tions qui lui étaient dis­crè­te­ment glis­sées. Il a ensuite obte­nu un tra­vail bien rétri­bué dans une indus­trie d’État. À par­tir de 1998, il diri­geait une entre­prise de construc­tion finan­cée par le minis­tère de la Défense. Il était mal vu par ses employés. On l’accuse d’avoir rete­nu des salaires durant des mois pour pla­cer ces sommes dans des fonds spé­cu­la­tifs à l’étranger. Quand les tra­vailleurs se plai­gnaient, Hilal fai­sait appel aux ser­vices secrets de l’armée pour qu’ils viennent direc­te­ment régler la ques­tion avec les employés mécon­tents… Les his­toires et rumeurs concer­nant Sulay­man, son fils de dix-sept ans, cir­culent beau­coup sur l’internet. Il a la répu­ta­tion de cher­cher noise par­tout où il va. On l’aperçoit tous les jours avec ses gardes du corps armés, même sur la plage, où son passe temps favo­ri est de faire des virages avec son véhi­cule tout-ter­rain afin d’arroser ceux qui tentent de s’y relaxer. On rap­porte qu’il lui arrive de tirer sur le gens pour un oui ou pour un non […] Quelques jours après le décès de son père, il s’est ren­du avec des hommes armés à Al-Slay­beh, un quar­tier sun­nite de la vieille ville de Lat­ta­quié. Il y a détruit des meubles du fameux café al-Tabu­sheh et quelques autres maga­sins du voi­si­nage. Il s’est enfui à l’arrivée de la police. L’incident a creu­sé encore un peu plus les divi­sions sec­taires de la ville. »

Le second article 4 , éga­le­ment issu de Syria Com­ment, est un récit des dix-huit mois de rési­dence dans la ville loya­liste de Tar­tous (depuis les années 1990, la com­mu­nau­té alaouite à laquelle appar­tient la famille Assad y est majo­ri­taire), racon­té par un blo­gueur syrien ayant fui le siège de Homs, sa ville natale. Aboud Dan­da­chi a rejoint Tar­tous en mars 2012 : « La situa­tion était sur­réa­liste […] la moi­tié de la popu­la­tion de la ville, com­po­sée de dépla­cés, avait de la famille proche qui était acti­ve­ment impli­quée dans des com­bats contre des parents de l’autre moi­tié des citoyens de Tar­tous […] » Aucune ani­mo­si­té appa­rente dans la ville, mal­gré une atmo­sphère ten­due : « Les dis­cus­sions où s’exprimaient les opi­nions les plus sin­cères pou­vaient être gla­nées au milieu de la nuit dans un lob­by d’hôtel quand quelques employés et cer­tains insom­niaques sont encore éveillés, dans les res­tau­rants ou cafés, juste avant la fer­me­ture, ou dans les cyber­ca­fés presque vides à minuit, quand quelques consom­ma­teurs pro­fitent des tarifs avan­ta­geux pour com­mu­ni­quer par Skype avec des proches rési­dant au Cana­da ou en Europe. »

Aboud Dan­da­chi s’est ain­si ren­du compte que pour un natif loya­liste de Tar­tous, le pré­sident, le régime et l’État repré­sentent trois enti­tés sépa­rées : « Très peu des gens expri­maient de la sym­pa­thie pour Bachar Al-Assad. Bien évi­de­ment, on ne l’attaquait jamais ouver­te­ment, cela pas­sait par des cri­tiques de la stra­té­gie menée dans la guerre et de nom­breuses consi­dé­ra­tions nos­tal­giques concer­nant la sagesse et l’expérience de son père, qui n’aurait pas lais­sé les choses se dégra­der à ce point. Il ne fal­lait pas grat­ter long­temps pour per­ce­voir la défiance concer­nant les capa­ci­tés du jeune Bachar à mener la guerre […] Mais tous, néan­moins, res­sen­taient le régime comme étant une néces­si­té […] Si l’État venait à s’effondrer, le natif loya­liste de la ville por­tuaire de Tar­tous se sen­ti­rait dos à la mer […] » Chaque jour le dépar­te­ment de la ville en charge de l’immigration et des pas­se­ports est pris d’assaut. Aboud Dan­da­chi raconte : « L’endroit était sem­blable au trou de l’enfer. On m’a mis sur une liste d’attente et on m’a fixé un ren­dez-vous cinq semaines plus tard. Le jour conve­nu, si par mal­heur vous n’étiez pas sur la liste, impos­sible de péné­trer dans le bâti­ment, quelque soit le carac­tère tra­gique de votre his­toire per­son­nelle ou le pot de vin que vous ten­tiez de payer. » À croire qu’une ville entière, dont la popu­la­tion avait dou­blé récem­ment, cher­chait à se pro­cu­rer un pas­se­port au cas où l’État s’effondrerait.

En dix-huit mois, Dan­da­chi voit la popu­la­tion de la ville chan­ger, les hommes par­tir, les femmes deve­nir l’écrasante majo­ri­té : « À n’importe quel moment, votre ven­deur de cha­war­ma favo­ri, votre épi­cier ou votre coif­feur pou­vait fer­mer bou­tique. “Tal­be­no” (ils l’ont appe­lé) était le mot consa­cré pour signi­fier qu’il était mobi­li­sé. » Cette expres­sion qui signi­fie depuis des lustres en Syrie qu’une per­sonne a été arrê­tée et ne revien­dra sans doute jamais, pre­nait un autre sens à Tar­tous, où elle est asso­ciée à l’envoi vers un front, on ne sait où. Selon des esti­ma­tions variables, près d’un tiers des plus de 150 000 morts en Syrie se comptent par­mi les com­bat­tants de l’armée syrienne loya­liste et/ou au ser­vice du gou­ver­ne­ment (y com­pris des Ira­niens et des Liba­nais du Hez­bol­lah). Autant dire que pour le Syrien lamb­da en âge de se battre et vivant dans les régions sous contrôle de Damas, le régime détruit les vies éga­le­ment de cette manière : par l’obligation de mou­rir uni­que­ment parce que le clan héré­di­taire au pou­voir a fait le choix ini­tial de la guerre pour se main­te­nir à tout prix à la tête du pays.

Dan­da­chi observe que la ville est qua­drillée. Ten­ter de la quit­ter peut durer des heures : « Si vous êtes recher­ché par le régime, Tar­tous n’est pas l’endroit où se cacher, la file de voi­tures se diri­geant vers les check­points de sor­tie s’étend chaque jour sur des kilo­mètres. » Dan­da­chi est inter­ro­gé à plu­sieurs reprises par les ser­vices de ren­sei­gne­ment, chaque fois dans le hall d’accueil des hôtels où il réside. Cette pra­tique de l’interrogatoire rou­ti­nier des voya­geurs ou rési­dants de pas­sage, déjà cou­rante en Syrie en temps de paix, est main­te­nant ren­for­cée. Dan­da­chi répond poli­ment à des ques­tions dont il ne doute pas que les agents de l’État connaissent déjà les réponses.

Par­tout, imman­qua­ble­ment, on croise les Sha­bi­has. Dan­da­chi écoute leurs conver­sa­tions : « La nuit, buvant du café, ils se plaignent de leurs salaires payés en retard, de leurs mis­sions trop longues et de l’absence de per­mis­sions […] Ils vou­draient que le régime en finisse vrai­ment avec les ter­ro­ristes. » Le 21 aout 2013, avec l’attaque chi­mique dans la ban­lieue de Damas, ils pen­se­ront que leurs vœux sont exau­cés. Mais si les Sha­bi­has se réjouissent, Dan­da­chi voit l’angoisse s’emparer de la majo­ri­té des cita­dins : « J’ai com­men­cé à voir dans leurs yeux la même peur et la même angoisse vue dans ma ville de Homs, quand les gens spé­cu­laient sur la pro­chaine attaque, la pro­chaine escalade. » 

À par­tir du 25 aout, c’est l’hystérie col­lec­tive, tout le monde est per­sua­dé que l’attaque de l’Otan est immi­nente. Puis sou­dai­ne­ment, le 29 aout, Dan­da­chi entend des coups de feu sur la cor­niche, accom­pa­gnés de chants et de cris de joie : « Nous sommes les Sha­bi­has, nous sommes les Sha­bi­has »… Le Par­le­ment bri­tan­nique venait de voter contre toute impli­ca­tion mili­taire en Syrie. Ensuite, Barack Oba­ma déci­de­ra de s’en remettre au Congrès. « Tar­tous était eupho­rique. Les jours sui­vants, les remarques sar­cas­tiques et déso­bli­geantes à pro­pos d’Obama, trai­té de pol­tron, étaient la norme dans les cafés de Tar­tous. Pour moi, c’en était trop, je ne pou­vais vivre plus long­temps en Syrie. Il était évident que la bru­ta­li­té du régime allait décu­pler puisqu’il venait de décou­vrir qu’il n’avait abso­lu­ment rien à craindre. Assad pour­rait doré­na­vant lais­ser mas­sa­crer toute la popu­la­tion si néces­saire et les fron­tières n’allaient pas res­ter ouvertes indé­fi­ni­ment. En sep­tembre, je quit­tais Tar­tous et je pas­sais au Liban. »

Notons pour conclure que le 9 juin der­nier, pour fêter sa réélec­tion, Bachar Al Assad, magna­nime, a décré­té une amnis­tie qui a per­mis la libé­ra­tion de quelque 1 500 pri­son­niers. Un ancien cava­lier syrien a été libé­ré au terme de vingt-et-un ans d’emprisonnement pour avoir bat­tu lors d’une course équestre le frère, décé­dé en 1994, du pré­sident Bachar el-Assad. En Syrie, per­sonne n’a le droit d’être meilleur que les Assad.

  1. « Le dan­ger d’un 11 sep­tembre euro­péen est réel », Libé­ra­tion, Marc Semo, 2 juin 2014.
  2. Pas de Prin­temps pour la Syrie. Acteurs et défis de la crise 2011 – 2013, diri­gé par Fran­çois Bur­gat et Bru­no Pao­li, aux édi­tions La Découverte
  3. Who Was Hilal al-Assad?, Moham­mad D., Syria Com­ment, 5 avril 2014.
  4. Obser­va­tions of a Hom­si living in Tar­tous, Aboud Dan­da­chi, écrit pour Syria Com­ment, 20 jan­vier 2014.

Pierre Coopman


Auteur

Pierre Coopman a étudié le journalisme à l'ULB et la langue arabe à la KUL, au Liban et au Maroc. Pour La Revue nouvelle, depuis 2003, il a écrit des articles concernant le monde arabe, la Syrie et le Liban . Depuis 1997, il est le rédacteur en chef de la revue Défis Sud publiée par l'ONG belge SOS Faim. À ce titre, il a également publié des articles dans La Revue nouvelle sur la coopération au développement et l'agriculture en Afrique et en Amérique latine.