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D’où provient la précarité étudiante ?

Numéro 8 - 2016 par Scharpé

décembre 2016

En sep­tembre 2016, le SPP Inté­gra­tion sociale publiait son Focus n° 16 sur les étu­diants et le reve­nu d’intégration sociale. Après s’être rapi­de­ment empa­rée du sujet, la presse titrait que le nombre d’étudiants béné­fi­ciant d’un RIS aurait dou­blé lors des dix der­nières années. Cette actua­li­té serait même tel­le­ment sai­sis­sante, que « le ministre fédé­ral de l’Intégration […]

En sep­tembre 2016, le SPP Inté­gra­tion sociale publiait son Focus n° 16 sur les étu­diants et le reve­nu d’intégration sociale1. Après s’être rapi­de­ment empa­rée du sujet, la presse titrait que le nombre d’étudiants béné­fi­ciant d’un RIS aurait dou­blé lors des dix der­nières années. Cette actua­li­té serait même tel­le­ment sai­sis­sante, que « le ministre fédé­ral de l’Intégration sociale Willy Bor­sus affirme être pré­oc­cu­pé par ce phé­no­mène et entend dès lors for­mu­ler des pro­po­si­tions aux Fédé­ra­tions des CPAS au début de l’année prochaine. »

La réac­tion du ministre et les titres de presse laissent pen­ser que la pau­vre­té et la pré­ca­ri­té chez les étu­diants seraient un phé­no­mène conjonc­tu­rel, ayant tout au plus une dizaine d’années. Les faits sont néan­moins plus têtus : une rapide docu­men­ta­tion sur le sujet per­met de s’apercevoir que les situa­tions de pré­ca­ri­tés chez les étu­diants sont, au contraire, d’ordre structurel.

Les étudiants et les CPAS

En 2012, les médias s’inquiétaient déjà du fait que le nombre d’étudiants fai­sant appel aux CPAS ait dou­blé en l’espace d’une décen­nie. Ce qui avait d’ailleurs fait l’objet d’analyses dévoi­lant les limites de l’action des CPAS auprès des étu­diants. Selon Renaud Maes2, « Par les modèles d’État social actif, par le féti­chisme de la mise à l’emploi et les dis­cours pater­na­listes exi­geant “des efforts” des allo­ca­taires, il semble accep­table qu’une ins­ti­tu­tion comme le CPAS ne com­pense pas (plus) les inéga­li­tés : dans la pra­tique, un étu­diant au CPAS n’a pas le libre choix de son orien­ta­tion d’étude, il est obli­gé à tra­vailler sous le sta­tut pré­caire de jobiste, il n’a (presque) pas le droit à l’échec. Un de ses congé­nères issu d’un milieu plus aisé pour­ra, quant à lui, béné­fi­cier d’une totale liber­té d’orientation (de types d’établissement, de filière), job­be­ra pour se faire de l’argent de poche et subi­ra une bien moindre pres­sion quant à sa réus­site. On per­çoit donc, à l’analyse, que ce sont les prin­cipes fon­da­teurs de la loi du 26 mai 2002 qui posent ques­tion — plus que la diver­gence des pra­tiques, diver­gence que ces prin­cipes provoquent ! »

Depuis la paru­tion de cet article, et en ver­tu de la lutte contre le ter­ro­risme, seules quelques mesures de sur­veillance à l’égard des béné­fi­ciaires ont modi­fié le cadre dans lequel doivent évo­luer les étu­diants béné­fi­ciant d’un reve­nu d’intégration sociale. Ain­si, nous pou­vons consta­ter que, en l’espace de quatre ans, le légis­la­teur, déjà très pré­oc­cu­pé par les étu­diants, a ren­for­cé les contraintes admi­nis­tra­tives pour les séjours à l’étranger3, et donc la pos­si­bi­li­té de réa­li­ser un pro­gramme Erasmus.

Au-delà de toutes les mesures de contrôle à l’égard des étu­diants, le rôle du CPAS en matière ali­men­taire est sub­si­diaire à l’intervention des débi­teurs d’aliments. En d’autres termes, la par­ti­ci­pa­tion finan­cière des parents est à plu­sieurs reprises une réfé­rence dans les dif­fé­rentes étapes de l’octroi de l’aide. L’étudiant est ain­si tou­jours atta­ché à sa situa­tion fami­liale d’origine, bien que dans quelques cas, celle-ci peut être sus­pen­due pour des rai­sons d’équité.

En 2000, une étude publiée par le CIUF mon­trait que 16,1% des étu­diants de l’enseignement supé­rieur fai­saient état de dif­fi­cul­tés finan­cières pré­oc­cu­pantes4. Le nombre de situa­tions d’étudiants en dif­fi­cul­tés finan­cières dépas­sait le champ d’action des CPAS, ce qui n’a guère chan­gé aujourd’hui. Les situa­tions de pau­vre­té, et donc de pré­ca­ri­té en résul­tant, ne se limitent donc pas aux étu­diants ayant éta­bli un pro­jet indi­vi­dua­li­sé d’intégration sociale avec un CPAS. Il convient dès lors de s’intéresser à la situa­tion des étu­diants se dérou­lant en amont d’une éven­tuelle obten­tion d’un RIS.

La famille comme la base des ressources de l’étudiant

Au risque d’enfoncer des portes ouvertes, il convient de rap­pe­ler que les étu­diants sont priés de faire appel en pre­mier lieu à leurs res­sources fami­liales avant de s’adresser aux ser­vices sociaux. Il s’agit de mobi­li­ser l’obligation ali­men­taire défi­nie dans le para­graphe pre­mier de l’article 203 du Code civil. Les père et mère sont tenus d’assumer, à pro­por­tion de leurs facul­tés, l’hébergement, l’entretien, la san­té, la sur­veillance, l’éducation, la for­ma­tion et l’épanouissement de leurs enfants. Si la for­ma­tion n’est pas ache­vée, l’obligation se pour­suit après la majo­ri­té de l’enfant.

En cas de non-res­pect des obli­ga­tions paren­tales, le légis­la­teur pré­voit pour l’étudiant la pos­si­bi­li­té de pour­suivre ses parents au tri­bu­nal de pre­mière ins­tance5, où un juge déci­de­ra s’il est dans l’intérêt de l’étudiant d’obtenir le sou­tien finan­cier de ses parents pour pour­suivre ses études. Bien que l’obligation ali­men­taire soit une pro­tec­tion à l’égard des étu­diants, celle-ci n’est néan­moins pas par­faite et compte plu­sieurs effets pervers.

Le prin­cipe d’obligation ali­men­taire pré­sup­pose que l’étudiant est tenu de s’adresser à ses parents avant de réa­li­ser une demande d’aide sociale aux pou­voirs publics. Ce qui lui sera d’ailleurs rap­pe­lé par les divers ser­vices sociaux aux­quels il fera appel.

Amé­lie, vingt-quatre ans : « Et du coup, j’ai reçu par la poste, une lettre comme quoi ils refu­saient de m’accorder le RIS en disant que, en gros, c’était à moi de m’arranger avec mes parents et d’éventuellement les pour­suivre pour avoir une aide de leur part quoi. J’ai recroi­sé ma mère plus ou moins à la même époque et je lui ai deman­dé un peu ce qu’il s’était pas­sé, et j’ai appris ce que l’assistant social avait fait comme enquête sociale. Il avait pas­sé un coup de télé­phone à mes parents…, était tom­bé sur ma mère et lui avait deman­dé : “Madame, est-ce que c’est vrai que votre mari est alcoo­lique et qu’il frap­pait sur ses gosses régu­liè­re­ment?”. Évi­dem­ment ma mère a répon­du : “Non mon­sieur c’est pas vrai”. Quand j’dis “Enfin, pour­quoi t’as dit ça?” Elle m’a dit : “Ben euh… ce sont des choses qui ne se racontent pas ça…”.»

Le fait de contraindre l’étudiant à s’adresser en pre­mier lieu à sa famille, et dans cer­tains cas les pour­suivre en jus­tice, crée une crainte de rompre le lien fami­lial. Ce qui pousse une par­tie de ces étu­diants à se tour­ner vers des contrats étu­diants pré­caires plu­tôt que les ser­vices sociaux.

Hélène, vingt-trois ans : « Mon assis­tante sociale m’avait dit que je devais trou­ver un tra­vail. J’ai tra­vaillé dans une bou­lan­ge­rie pen­dant un an, six jours par semaine pen­dant trois heures. Je ne suis plus retour­née au ser­vice social. Il y a tel­le­ment de for­mu­laires et de chi­po­tis que c’était plus facile de travailler. »

Nous obser­vons éga­le­ment que l’entrée dans le monde du tra­vail par les étu­diants a ten­dance à les éloi­gner des ser­vices sociaux. Cela peut s’expliquer par la dif­fi­cul­té que repré­sente la demande réa­li­sée auprès d’un ser­vice social, ou encore le manque de temps dont dis­posent les étu­diants jobistes.

Dans plu­sieurs entre­tiens, il trans­pa­rait que l’obligation ali­men­taire peut être uti­li­sée par les ser­vices sociaux comme une forme d’alibi pour évi­ter de prendre en charge l’étudiant. Des étu­diants men­tionnent éga­le­ment la dure­té de l’obstacle psy­cho­lo­gique que repré­sente l’acte de pour­suivre ses parents face à la Jus­tice de paix. Cer­taines croyances héri­tées des parents sur les ser­vices sociaux sont éga­le­ment à rele­ver. Tous ces élé­ments res­tent encore à ana­ly­ser pour com­prendre quels sont les man­que­ments des ser­vices sociaux et du législateur.

Comment identifier les précarités étudiantes ?

La pré­ca­ri­té ne peut pas à pro­pre­ment par­ler être qua­li­fiée de pau­vre­té abso­lue ou rela­tive. En se réfé­rant à la défi­ni­tion de Régis Pier­ret : elle n’est pas la pau­vre­té qui est un sta­tut social, elle est une ins­crip­tion sociale dans un rap­port de domi­na­tion, elle est inhé­rente à toute socié­té. La pré­ca­ri­té est une pro­duc­tion de la moder­ni­té, elle consti­tue depuis le début de la socié­té indus­trielle la « condi­tion de l’homme moderne ». L’individualisme en ren­dant l’homme auto­nome le rend éga­le­ment vul­né­rable, pré­caire. En ce sens, nous sommes tous pré­caires. Avec la moder­ni­té, le tra­vail acquiert une place cen­trale, il devient le prin­ci­pal lien qui rat­tache l’individu à la socié­té à mesure qu’il se détache de la com­mu­nau­té de la socié­té tra­di­tion­nelle. Le tra­vail est alors cen­sé pré­mu­nir l’individu de la pré­ca­ri­té. Aus­si, plus l’individu occupe un emploi stable, plus il a le sen­ti­ment de la tenir à dis­tance, a contra­rio plus le tra­vail devient incer­tain, plus l’individu s’éprouve comme pré­ca­ri­sable, lorsqu’il est pri­vé d’emploi ou lorsque le tra­vail ne lui per­met pas d’être auto­nome, il se vit alors comme pré­ca­ri­sé6.

Bien que l’extrême majo­ri­té des étu­diants ait un reve­nu situé en des­sous de 1.082 euros par mois7, on ne peut cepen­dant pas affir­mer qu’ils soient for­cé­ment en situa­tion de pri­va­tion maté­rielle. Le fait qu’une grande par­tie d’entre eux béné­fi­cient de l’obligation ali­men­taire évite des situa­tions de pau­vre­té. Nous pou­vons cepen­dant affir­mer qu’ils sont tous sujets, à des degrés divers, à la précarité.

Le fait que les res­sources des étu­diants soient inti­me­ment liées au sta­tut de leurs parents et qu’ils soient, par la même occa­sion, pri­vés d’une réelle auto­no­mie est déjà une forme de pré­ca­ri­té. Der­rière toutes les alter­na­tives pour échap­per à une famille qui man­que­rait à son devoir ali­men­taire, le spectre de celle-ci han­te­ra tou­jours l’étudiant : qu’il s’agisse des pla­fonds de reve­nus pour les contrats déjà très pré­caires des jobistes, qu’il s’agisse de l’aspect sub­si­diaire du reve­nu d’intégration, etc.

Les der­nières mesures du légis­la­teur se rap­por­tant aux aides sociales et le temps de tra­vail des étu­diants laissent peu d’espoir quant à l’émancipation des étu­diants béné­fi­ciant d’aides sociales et l’accès à celles-ci. Alors que la flexi­bi­li­sa­tion du temps de tra­vail des « contrat d’occupation d’étudiants » vient d’être votée, il est déjà cer­tain que celle-ci aug­men­te­ra le temps de tra­vail des étu­diants béné­fi­ciant d’un reve­nu d’intégration, sans leur per­mettre d’augmenter leur bud­get. Der­rière toutes ces réformes se des­sinent encore et tou­jours plus d’incertitude et de contrôle pour les étu­diants héri­tant des situa­tions fami­liales les moins stables.

  1. SPP Inté­gra­tion Sociale, Focus « Par­cours des étu­diants après le TIS », sep­tembre 2016.
  2. Maes R., « CPAS et étu­diants : les limites de l’État social actif », Ensemble !, n° 77, décembre 2012-mars 2013, pp. 16 – 19.
  3. Article 23§5 de la loi du 26 mai 2002 sur le droit à l’intégration sociale.
  4. Actes du pre­mier Congrès des cher­cheurs en édu­ca­tion 24 – 25 mai 2000, Bruxelles, minis­tère de la Com­mu­nau­té française.
  5. Article 591 § 1, 7° du code judiciaire.
  6. Pier­ret R., « Qu’est-ce que la pré­ca­ri­té ? », Socio, 2013, pp. 307 – 330.
  7. Seuil de risque de pau­vre­té en 2014 selon Euro­stat. Année des don­nées 2015.

Scharpé


Auteur

étudiant à la Haute École Cardijn, stagiaire à La Revue nouvelle