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Crise financière, crise de l’Europe. Les ambigüités de l’économie

Numéro 07/8 Juillet-Août 2012 par Robert Cobbaut

juillet 2012

L’im­puis­sance face à la crise ban­caire et des dettes sou­ve­raines n’est pas seule­ment due à une inca­pa­ci­té d’a­gir, mais à la façon de poser les ques­tions et d’y répondre dans le cadre de la théo­rie néo­clas­sique. Ce mode de rai­son­ne­ment éco­no­mique est deve­nu une croyance par­ta­gée qui exerce une emprise sur les repré­sen­ta­tions com­munes, bien au-delà des adeptes et des spé­cia­listes. Cette sym­bo­lique rejaillit sur le réel : la racine de la crise actuelle réside dans le nœud gor­dien qui s’est ser­ré avec la mon­naie unique à par­tir d’un fice­lage de plus en plus uni­la­té­ral et irréa­liste du pro­jet euro­péen. Une esquisse de syn­thèse alter­na­tive axée sur les pro­blèmes moné­taires laisse voir par où com­men­cer pour dénouer les rets de ce filet et de débou­cher sur des pro­po­si­tions clés. Éco­no­mi­que­ment, la porte d’une vraie inté­gra­tion éco­no­mique appa­rait ouvrable… Encore faut-il poli­ti­que­ment pou­voir et vou­loir sau­ter le pas. En direc­tion d’un vrai fédé­ra­lisme, qui ne peut aller sans solidarité.

La crise dite des « dettes sou­ve­raines » s’inscrit dans une longue série, amor­cée par le krach bour­sier de 1987, de tur­bu­lences dans la sphère finan­cière qui, toutes, peuvent être consi­dé­rées comme des consé­quences du pro­ces­sus de « déré­gu­la­tion finan­cière » à l’œuvre depuis les années 1980. Bien que ces crises se soient révé­lées de plus en plus dif­fi­ciles et longues à jugu­ler, cha­cune d’elle avait jusqu’à pré­sent été sui­vie d’une période de répit au cours de laquelle on a pu obser­ver un « rebond » sou­te­nu des mar­chés finan­ciers, sus­ci­té par des com­por­te­ments dont la seule inter­pré­ta­tion plau­sible est que, dans l’esprit de la majo­ri­té des acteurs, on était défi­ni­ti­ve­ment sor­ti du marasme. À l’heure où ces lignes sont écrites (début juin 2012), le « yoyo » inces­sant des mar­chés finan­ciers, qui réagissent avec fébri­li­té à la moindre nou­velle, a fait appa­raitre dans plus d’un média un terme que jusqu’à pré­sent on s’était bien gar­dé d’utiliser, celui de « panique ». L’optimisme n’est plus de mise, car un nombre crois­sant d’acteurs a pris conscience du carac­tère sys­té­mique de la crise et de la dif­fi­cul­té d’y appor­ter des solu­tions adé­quates et durables.

Pour contri­buer à la com­pré­hen­sion des évè­ne­ments récents, nous pro­po­sons ici une syn­thèse expli­ca­tive par­tielle, axée sur le ver­sant moné­taire des pro­blèmes. Nous nous y réfé­rons prin­ci­pa­le­ment à deux ouvrages majeurs parus très récem­ment : celui d’André Orléan1, L’empire de la valeur. Refon­der l’économie (ci-des­sous : AO) et Zone euro. Écla­te­ment ou fédé­ra­tion, de Michel Agliet­ta2 (ci-des­sous : MA).

Nous pro­cè­de­rons en trois temps. Par­tant du constat tri­vial que la théo­rie éco­no­mique dite néo­clas­sique consti­tue le réfé­ren­tiel au moins impli­cite de la grande majo­ri­té des ana­lyses et pro­po­si­tions émises, nous nous inter­ro­ge­rons tout d’abord sur la per­ti­nence de ce sché­ma de pen­sée qui fait depuis près d’un demi-siècle l’objet d’un intense matra­quage aca­dé­mique. Comme la crise des « dettes sou­ve­raines » s’inscrit éga­le­ment dans la sphère moné­taire, nous appro­fon­di­rons dans un deuxième temps l’analyse des consé­quences du sta­tut de stricte neu­tra­li­té dans lequel le cou­rant domi­nant de théo­rie éco­no­mique confine la mon­naie. Enfin, dans ce dos­sier consa­cré à l’Europe, il convien­dra de s’interroger sur les moyens d’éviter l’éclatement pos­sible de la zone euro, que d’aucuns consi­dèrent d’ores et déjà comme inéluctable.

Les ambigüités du paradigme néoclassique

Les éco­no­mistes néo­clas­siques se sont don­né pour tâche de construire une théo­rie objec­tive de ce qu’Orléan nomme la « sépa­ra­tion mar­chande » : « … dans une socié­té mar­chande déve­lop­pée, cha­cun dépend poten­tiel­le­ment de tous, soit comme four­nis­seur, soit comme client, bien qu’étant [un déci­deur auto­nome] sépa­ré de tous. Cette dépen­dance uni­ver­selle a pour lieu d’expression le mar­ché, sur lequel les objets pro­duits sont échan­gés » (AO, p. 20).

Le choix de cet angle de vue demande qu’il soit répon­du à la ques­tion de savoir sur quelle base des indi­vi­dus auto­nomes peuvent se coor­don­ner de façon durable, c’est-à-dire rendre com­pa­tibles leurs dési­rs acqui­si­tifs, autre­ment dit encore : consti­tuer un ensemble social dans lequel il y a de l’ordre et non du chaos. La réponse appor­tée est de type « exter­na­liste ». Elle ne se trouve pas dans les rela­tions qu’entretiennent entre eux les échan­gistes, mais dans une pro­prié­té « sub­stan­tielle » des biens échan­gés, à un ensemble de qua­li­tés «…confé­rant aux biens une “valeur intrin­sèque”» (AO, p. 24). Cette concep­tion « sub­stan­tia­liste » du fon­de­ment des échanges, qui rend pos­sible le cal­cul, est par­ta­gée par les clas­siques — en ce com­pris Marx — pour qui la source de la valeur des mar­chan­dises est le tra­vail néces­saire pour les pro­duire et les néo­clas­siques ou mar­gi­na­listes pour qui cette source est l’utilité qu’elles pro­curent. Dans les deux cas, le prin­cipe de base de la rela­tion mar­chande est celui de l’«équivalence en valeur », qui fait l’unité pro­fonde de la démarche de la grande majo­ri­té des éco­no­mistes qui, «… accor­dant la pri­mau­té aux objets, […] construi[sen]t une “éco­no­mie des gran­deurs” au détri­ment d’une « éco­no­mie des rela­tions » (AO, p. 22).

Il est impor­tant de noter que cette hypo­thèse de base de « sou­ve­rai­ne­té indi­vi­duelle » — la coor­di­na­tion des com­por­te­ments se réa­lise sans que les indi­vi­dus aient à inter­agir — n’est jamais men­tion­née clai­re­ment, même dans les ouvrages de microé­co­no­mie répu­tés les plus rigou­reux. Impli­cite, car allant de soi dans la pers­pec­tive idéo­lo­gique de l’individualisme libé­ral3, elle est « cachée » dans les pro­po­si­tions qui consti­tuent l’axiomatique4 de la théo­rie microé­co­no­mique. Ce dont il s’agit en l’occurrence, c’est de «… pro­duire une repré­sen­ta­tion col­lec­tive objec­ti­vée là où on s’attendrait à trou­ver un ensemble d’évaluations sub­jec­tives » (AO, p. 99). Le carac­tère irréa­liste de ces hypo­thèses, qui érigent la science éco­no­mique en « théo­rie du choix ration­nel », est impressionnant :

  1. Les acteurs éco­no­miques sont (sub­stan­tiel­le­ment) ration­nels, c’est-à-dire capables de for­mu­ler, entre tous les biens exis­tants, des pré­fé­rences res­pec­tant les prin­cipes logiques de com­plé­tude et de tran­si­ti­vi­té des choix.
  1. Cha­cun connait la qua­li­té des biens, qui peuvent être à cet égard consti­tués en caté­go­ries stric­te­ment homogènes.
  1. Il n’y a pas d’incertitude radi­cale : tous les aléas qui affectent l’allocation des res­sources sont consi­dé­rés comme « probabilisables ».
  1. Moyen­nant ces trois pre­mières condi­tions, le mar­ché est un méca­nisme neutre et juste de répar­ti­tion des biens.

La qua­trième hypo­thèse ins­taure la dimen­sion col­lec­tive de l’économie en ren­dant compte de la coor­di­na­tion des com­por­te­ments indi­vi­duels. Le méca­nisme consi­dé­ré par Wal­ras pour se don­ner une repré­sen­ta­tion d’ensemble de l’économie est celui des mar­chés finan­ciers orga­ni­sés. Ce choix peut paraitre sur­pre­nant en rai­son de son manque de géné­ra­li­té. Tou­te­fois, les pro­duits finan­ciers sont, avec les matières pre­mières, ceux où le pro­blème de la qua­li­té se pose de la manière la plus simple, ce qui per­met à leurs mar­chés d’adopter une forme d’organisation dif­fé­rente de celle de la grande majo­ri­té des autres : ce sont des mar­chés d’enchères. C’est la rai­son, pure­ment métho­do­lo­gique, du choix opé­ré par Wal­ras : la sim­pli­ci­té et la visi­bi­li­té du méca­nisme de coor­di­na­tion, en l’occurrence le rôle joué par le « com­mis­saire-pri­seur », se prêtent aisé­ment à la modé­li­sa­tion. L’ennui, c’est que le « com­mis­saire-pri­seur » est dans le modèle wal­ras­sien l’équivalent du deus ex machi­na du théâtre antique. On ne sait ni com­ment ni pour­quoi — son rôle est stric­te­ment béné­vole — il est là. Tout est cen­sé se pas­ser comme si, pour chaque bien5, il pro­po­sait aux agents un prix uni­taire. Ceux-ci lui indiquent en retour le nombre d’unités de chaque bien dont ils se portent ven­deurs ou acqué­reurs aux prix pro­po­sés. Il enre­gistre les résul­tats et si l’équilibre du mar­ché n’est pas réa­li­sé, c’est-à-dire si les quan­ti­tés offertes et deman­dées ne sont pas égales pour tous les biens, il modi­fie sa liste de prix, et ain­si de suite jusqu’à ce que s’établisse l’égalité totale appe­lée « équi­libre géné­ral » de l’économie6. Ce pro­ces­sus célèbre du « tâton­ne­ment wal­ras­sien » est cen­sé conver­ger, c’est-à-dire abou­tir à l’équilibre en un nombre rai­son­na­ble­ment limi­té d’itérations. Alors qu’on a long­temps consi­dé­ré qu’il «… consti­tuait une approxi­ma­tion accep­table de la dyna­mique des prix hors équi­libre » (AO, p. 71), il se fait que les condi­tions de cette conver­gence n’ont jamais pu être défi­nies avec pré­ci­sion et, sur­tout, qu’il a pu être éta­bli que, dans nombre de confi­gu­ra­tions, dont cer­taines sont hau­te­ment vrai­sem­blables, cette conver­gence ne se pro­duit pas.

« Autre­ment dit, l’idée selon laquelle tout dés­équi­libre peut être résor­bé grâce à un ajus­te­ment suf­fi­sam­ment rapide des prix se révèle être fausse. En consé­quence, il faut admettre que les éco­no­mistes n’ont pas démon­tré qu’en toute géné­ra­li­té la concur­rence per­met une coor­di­na­tion effi­cace des acteurs éco­no­miques. C’est là un grave manque dans l’édifice néo­clas­sique, pour dire le moins. La pro­po­si­tion la plus étroi­te­ment asso­ciée à la posi­tion libé­rale, à savoir que la concur­rence conduit l’économie vers une situa­tion d’équilibre est inexacte si l’on consi­dère le tâton­ne­ment wal­ras­sien comme une bonne des­crip­tion du com­por­te­ment des prix hors équi­libre. En consé­quence, l’édifice néo­clas­sique a, dans ses fon­da­tions, une grave défi­cience » (AO, p. 71 – 72).

Aux yeux des tenants du para­digme néo­clas­sique, le prin­ci­pal mérite de cette concep­tion sys­té­mique de l’économie est d’être le modèle d’une socié­té idéale, « apai­sée » et har­mo­nieuse, déli­vrée des com­por­te­ments stra­té­giques basés sur la riva­li­té. Les déci­sions sont uni­que­ment basées sur un cal­cul ration­nel. Cepen­dant, on érige ain­si de façon indue en prin­cipe épis­té­mo­lo­gique (mode géné­ral de la construc­tion de la connais­sance) le prin­cipe métho­do­lo­gique de l’«idéal-type » (type idéal) prô­né par le socio­logue Max Weber : pour per­mettre la for­mu­la­tion d’hypothèses des­ti­nées à construire une repré­sen­ta­tion plus affi­née d’un sous-ensemble de la réa­li­té étu­diée, cette méthode consiste à accen­tuer uni­la­té­ra­le­ment un point de vue pour exa­mi­ner dans quelle mesure celui-ci donne sens à un nombre plus ou moins éle­vé de phé­no­mènes obser­vés. La confu­sion qui s’établit faci­le­ment entre les deux pers­pec­tives — sai­sie glo­bale, dite « com­pré­hen­sive », de la réa­li­té sociale ou ana­lyse limi­tée à un aspect de celle-ci — explique l’ambigüité entre­te­nue par les tenants du para­digme néo­clas­sique qui pré­sentent leurs modèles tan­tôt dans une optique des­crip­tive, comme une repré­sen­ta­tion de l’économie réelle et tan­tôt dans une optique nor­ma­tive, comme des énon­cés ayant pour but de « réfor­mer le réel en le ren­dant conforme à son concept » (AO, p. 110). Les pres­crip­tions issues de l’autorégulation du sys­tème finan­cier [prin­cipes et règles de la Cor­po­rate Gover­nance, Inter­na­tio­nal Finan­cial Repor­ting Stan­dards (IFRS)…] sont l’exemple type d’une ten­ta­tive, mani­fes­te­ment infruc­tueuse, de faire du mar­ché finan­cier un « mar­ché effi­cient » au sens wal­ras­sien du terme, c’est-à-dire un mar­ché où les prix reflètent sans biais les « vraies » valeurs.

La der­nière carac­té­ris­tique essen­tielle du para­digme néo­clas­sique est le sta­tut de neu­tra­li­té qu’il confère à la mon­naie. En effet, si le prin­cipe régu­la­teur des échanges mar­chands, qui est celui de l’«équivalence en valeur-uti­li­té », peut jouer plei­ne­ment, la mon­naie est confi­née dans un rôle pure­ment tech­nique d’unité de compte per­met­tant de dis­so­cier achat et vente. Elle est le « voile des échanges », à la condi­tion expresse tou­te­fois que son émet­teur, la Banque cen­trale, et les déten­teurs du pou­voir poli­tique soient comme tous les agents éco­no­miques stric­te­ment ration­nels. Le fonc­tion­ne­ment de cette mon­naie, pure­ment exo­gène car créée par une ins­ti­tu­tion qui ne par­ti­cipe pas aux échanges mar­chands, peut alors faire l’objet d’une modé­li­sa­tion quan­ti­ta­tive. Selon la théo­rie « moné­ta­riste », le sys­tème finan­cier, dans sa propre créa­tion moné­taire par le cré­dit, affecte ration­nel­le­ment du mul­ti­pli­ca­teur adé­quat la « base moné­taire » créée par l’émetteur cen­tral. Les acci­dents moné­taires, en par­ti­cu­lier l’inflation, ne se pro­duisent donc que si l’émetteur cen­tral agit de manière irra­tion­nelle ou encore contraint et for­cé par les pou­voirs publics, dési­reux de finan­cer leurs poli­tiques « en fai­sant mar­cher la planche à billets ».

Nous pré­sen­tons dans la sec­tion sui­vante une vision alter­na­tive de la réa­li­té éco­no­mique, basée sur l’«hypothèse mimé­tique » et dans laquelle le rôle cen­tral est au contraire joué par la mon­naie, qui vient se sub­sti­tuer au fan­to­ma­tique « com­mis­saire-pri­seur » de la théo­rie néoclassique.

L’hypothèse mimétique et la question de la monnaie

Le constat des mul­tiples défi­ciences graves du para­digme néo­clas­sique lorsqu’il s’agit de four­nir une repré­sen­ta­tion « en com­pré­hen­sion » de l’activité éco­no­mique amène Orléan à appe­ler à une « refon­da­tion » de l’économie sur la base d’une hypo­thèse radi­ca­le­ment dif­fé­rente qu’il appelle l’«hypothèse mimé­tique » : « L’acteur mar­chand tel que le consi­dère la pen­sée domi­nante est déjà socia­li­sé : avant d’arriver sur le mar­ché pour échan­ger, il sait déjà exac­te­ment ce qu’il veut. Tout au contraire, il faut consi­dé­rer que les pré­fé­rences des acteurs se construisent dans l’interaction avec les autres. C’est ce que j’appelle l’hypothèse mimé­tique. L’acteur éco­no­mique ne sait pas de toute éter­ni­té ce qui est bon pour lui ; il cherche à le décou­vrir à tra­vers des modèles qu’il copie. Per­sonne n’est conduit natu­rel­le­ment à vou­loir un télé­phone por­table ou un accès inter­net !7 ».

Le com­por­te­ment mimé­tique n’est en rien un pro­ces­sus de tâton­ne­ment. C’est un com­por­te­ment stra­té­gique struc­tu­ré par une inten­tion­na­li­té pré­cise et qui crée des phé­no­mènes cumu­la­tifs. La dési­ra­bi­li­té d’un objet aug­mente à mesure qu’il est demandé :

« Les riva­li­tés mimé­tiques8 ne cessent de créer de nou­veaux dési­rs. Elles inventent des objets en per­ma­nence dans un mou­ve­ment per­pé­tuel de créa­tion de rare­té ; […] c’est parce que les objets entrent dans nos stra­té­gies de dif­fé­ren­cia­tion et de dis­tinc­tion que les pro­duc­teurs ne cessent d’en créer de nou­veaux pour ten­ter d’accaparer nos dési­rs à leur pro­fit. La rare­té per­pé­tuelle est la loi pre­mière de notre éco­no­mie poli­tique, avec les consé­quences éco­lo­giques que l’on sait.

[…] [Comme l’affirmait déjà Adam Smith], l’objectif fon­da­men­tal des acteurs éco­no­miques est de pou­voir accé­der aux mar­chan­dises des autres, et la seule façon d’y arri­ver est de pou­voir sus­ci­ter leur désir pour ce que j’ai moi-même à offrir. […] Tout bien peut à prio­ri conve­nir. Je pro­pose de nom­mer “liqui­di­té” cette pro­prié­té d’être dési­ré par autrui, et « biens liquides » les biens qui satis­font à cette pro­prié­té. La liqui­di­té est la forme que prend la puis­sance dans le cadre des rap­ports mar­chands, car c’est par la pos­ses­sion de biens liquides que les acteurs accèdent à la pro­duc­tion d’autrui. Ce pou­voir spé­ci­fique à l’économie mar­chande est le pou­voir d’acheter. La mon­naie est la forme abso­lue que prend la liqui­di­té. Elle résulte des riva­li­tés mimé­tiques en ce que celles-ci montrent une pro­pen­sion à se pola­ri­ser sur un seul et même objet. […]

[C’est pour­quoi] le désir consti­tu­tif de la socié­té mar­chande est le désir de mon­naie. Ce qui lie les acteurs de la socié­té mar­chande, ce n’est pas d’abord l’utilité des choses : c’est la croyance géné­ra­li­sée dans la mon­naie en tant qu’elle défi­nit ce qu’est la valeur. Dans ce monde, ce qui est objec­tif, ce qui s’impose aux acteurs, c’est le fait qu’à chaque tran­sac­tion, il y a un trans­fert de mon­naie, ce que les comptes des agents ont pour mis­sion d’enregistrer. La mon­naie est l’institution qui fonde la valeur9. »

Loin d’être une com­po­sante secon­daire, voire négli­geable, du sys­tème éco­no­mique, l’institution moné­taire est au contraire le pivot de l’économie marchande.

Encore faut-il s’entendre sur la signi­fi­ca­tion du terme « ins­ti­tu­tion ». Dans la concep­tion sub­stan­tia­liste, les ins­ti­tu­tions sont vues comme des élé­ments stables, voire immuables, du sys­tème social et sont donc trai­tées comme des élé­ments exo­gènes, à la limite assi­mi­lables à des phé­no­mènes natu­rels. Dans la vision alter­na­tive pro­po­sée ici, les ins­ti­tu­tions sont non seule­ment par­tie inté­grante de l’ensemble social sur le fonc­tion­ne­ment éco­no­mique duquel on s’interroge, mais sont vues comme des struc­tu­ra­tions volon­taires et évo­lu­tives qui se construisent dans l’interaction des acteurs sociaux. La carac­té­ri­sa­tion de l’institution moné­taire et de ses modes de régu­la­tion y est donc très dif­fé­rente de celle qui sous-tend la théo­rie neutraliste.

En effet, l’économie dans son ensemble est vue non plus comme une éco­no­mie de mar­chés purs, mais comme une éco­no­mie de paie­ments sous contrainte moné­taire. Cela signi­fie que chaque agent y est néces­sai­re­ment iden­ti­fié comme le titu­laire d’un compte qui ne peut pré­sen­ter que de manière tran­si­toire un solde néga­tif. Impé­ra­ti­ve­ment et à bref délai, ce solde doit être rame­né à un mini­mum de zéro par la per­cep­tion d’un nou­veau reve­nu ou l’obtention d’un cré­dit. Cette contrainte redou­table, née de la divi­sion sociale du tra­vail, montre bien que la « sépa­ra­tion mar­chande » implique que chaque indi­vi­du doit pos­sé­der la capa­ci­té d’acheter, c’est-à-dire être en mesure de payer. En second lieu, dans ce sys­tème de « mon­naie endo­gène », la créa­tion moné­taire pri­maire (logi­que­ment et chro­no­lo­gi­que­ment) est la créa­tion moné­taire effec­tuée par les inter­mé­diaires finan­ciers ban­caires dans l’acte de cré­dit : la banque qui octroie un cré­dit « anté­va­lide10 » les anti­ci­pa­tions de recettes futures d’un agent.

Ce der­nier fait appelle trois remarques. Tout d’abord, cer­taines des opé­ra­tions ain­si finan­cées s’avèrent infruc­tueuses, tota­le­ment ou au moins par­tiel­le­ment. Tou­te­fois, le pou­voir d’achat injec­té dans le cir­cuit éco­no­mique demeure inté­gra­le­ment en cir­cu­la­tion. C’est ce dés­équi­libre ex post cau­sé par les inévi­tables échecs mar­chands qui est la cause majeure de l’inflation, phé­no­mène qu’il n’est donc jamais pos­sible de résor­ber entiè­re­ment. En second lieu, contrai­re­ment aux thèses moné­ta­ristes, la créa­tion moné­taire publique n’a donc aucune anté­rio­ri­té par rap­port à la créa­tion de mon­naies pri­vées ban­caires. Si les banques mises en dif­fi­cul­té par des faillites trop nom­breuses de leurs clients sont elles-mêmes « too big to fail11 », les auto­ri­tés moné­taires publiques ne peuvent évi­ter la panique finan­cière qu’en « fai­sant mar­cher la planche à billets ». Enfin, puisque l’exercice de la fonc­tion moné­taire pri­vée consiste à poser des juge­ments sur des anti­ci­pa­tions, sa ges­tion s’inscrit lar­ge­ment dans le registre du qua­li­ta­tif. Une approche pure­ment quan­ti­ta­tive, et donc pure­ment tech­nique, en dehors de toute consi­dé­ra­tion poli­tique, de la ges­tion de cette acti­vi­té n’a pas à pro­pre­ment par­ler de sens.

La ges­tion du sys­tème moné­taire est pour toutes ces rai­sons une pro­blé­ma­tique cen­trale de la ges­tion d’une éco­no­mie. His­to­ri­que­ment, les trans­for­ma­tions suc­ces­sives de l’institution moné­taire montrent d’une manière de plus en plus claire que, contrai­re­ment à la concep­tion dite « moné­ta­riste », il est indis­pen­sable, pour qu’existe la confiance dans la mon­naie, que celle-ci soit légi­ti­mée par la garan­tie d’un sou­ve­rain politique.

L’Union européenne et son système monétaire

Il est révé­la­teur qu’au point de départ du pro­jet tita­nesque d’Union euro­péenne (UE), la prio­ri­té ait été accor­dée, dans une pers­pec­tive typi­que­ment néo­clas­sique à la mise en place d’un « grand mar­ché ». De même, un cha­pitre impor­tant du trai­té de Rome est consa­cré à la concur­rence, pour en répri­mer non pas tant les pra­tiques abu­sives que celles visant à entra­ver sa dyna­mique. Le domaine moné­taire, dont on se pré­oc­cupe ici, offre à cet égard — comme on l’a déjà lais­sé entendre — un cas par­ti­cu­liè­re­ment illus­tra­tif. En effet, pour pro­gres­ser comme le sou­hai­taient cer­tains dans le sens d’une inté­gra­tion euro­péenne plus pous­sée, point n’était besoin de com­men­cer par créer une mon­naie unique. Le Cana­da et les États-Unis offraient l’exemple d’une « zone éco­no­mique et finan­cière inté­grée sans mon­naie unique et avec un taux de change flexible » (MA, p. 37 – 38). L’analyse pro­po­sée par Michel Agliet­ta, sur la base de la même concep­tua­li­sa­tion alter­na­tive que celle pro­po­sée plus haut, est cruel­le­ment révélatrice :

« Toute la construc­tion moné­taire euro­péenne repose sur une concep­tion étroite et donc erro­née de la mon­naie, appe­lée moné­ta­risme. Selon cette concep­tion, la mon­naie est neutre vis-à-vis des phé­no­mènes éco­no­miques réels. […] Si la mon­naie est neutre, cela veut dire que la mis­sion exclu­sive des banques cen­trales est de main­te­nir la sta­bi­li­té du pou­voir d’achat […] qui garan­tit ipso fac­to la sta­bi­li­té finan­cière. D’après le cré­do de tous les ban­quiers cen­traux et des diri­geants poli­tiques avant la crise finan­cière, la pré­ser­va­tion de la sta­bi­li­té finan­cière était néces­saire et suf­fi­sante pour que le déve­lop­pe­ment du cré­dit sous l’impulsion des banques inter­na­tio­nales mène à l’allocation opti­male du capi­tal. […] Il n’est pas sur­pre­nant qu’une telle concep­tion de la mon­naie ne résiste pas à une crise finan­cière majeure. Celle-ci démontre d’une manière cin­glante que la sta­bi­li­té des prix, au sens de la norme d’inflation, n’implique en aucun cas la sta­bi­li­té finan­cière. On le savait depuis bien long­temps. Seul l’intégrisme de l’ultralibéralisme qui a balayé le monde occi­den­tal à par­tir des années 1980 a pu le faire oublier dans son délire du déni­gre­ment de l’État. […]

Les changes fixes du Sys­tème moné­taire euro­péen (SME) qui, dans les années 1990, reliaient rigi­de­ment les mon­naies natio­nales au Deutsche Mark, étaient un pré­lude à l’union moné­taire. En un mot, pour tous les pays sauf l’Allemagne, l’euro est une mon­naie étran­gère sous un régime de changes rigi­de­ment fixe qui les dépouille de l’autonomie moné­taire. […] L’euro est [sur­tout] une mon­naie incom­plète par rap­port au pro­jet de l’intégration euro­péenne. Il porte une pro­messe de sou­ve­rai­ne­té qui a été dévoyée jusqu’ici. […] [L]a zone euro est viable dans les règles exis­tantes tant que le calme règne sur les mar­chés finan­ciers de l’espace inté­gré. Mais le vice de struc­ture ne sup­porte pas les périodes de crise finan­cière » (MA, p. 42 – 45).

Pour remé­dier à ce « vice de struc­ture », quatre condi­tions indis­so­ciables doivent être remplies :

  1. doter l’UE d’une « mon­naie com­plète », ce qui implique une modi­fi­ca­tion radi­cale du sta­tut de la Banque cen­trale euro­péenne (BCE). Au lieu d’être abso­lu­ment indé­pen­dante, « seule enti­té fédé­rale au sein de l’Europe qui ne l’est pas » (MA, p. 43), elle doit être en lien orga­nique avec l’État qui lui concède le pou­voir d’émettre la mon­naie et garan­tit son capi­tal, en contre­par­tie de quoi elle est le prê­teur en der­nier res­sort de l’État12 ;
  1. construire, en asso­cia­tion avec la BCE, une gou­ver­nance éco­no­mique par l’élaboration de bud­gets coor­don­nés dans un dia­logue entre ins­tances euro­péennes et natio­nales13 ;
  2. mutua­li­ser les dettes publiques dans un puis­sant mar­ché d’obligations com­munes (euro­bonds), signe évident d’intégration et atout majeur pour le finan­ce­ment d’une crois­sance à long terme équilibrée ;
  3. réorien­ter14, appro­fon­dir et uni­fier une régu­la­tion finan­cière euro­péenne axée sur l’endettement pri­vé et son enca­dre­ment, sans lequel la mai­trise des dettes publiques n’est qu’un leurre, puisque l’État est for­cé de s’endetter pour sau­ver les banques frap­pées par l’insolvabilité de leurs débi­teurs pri­vés. Cette régu­la­tion devrait être arti­cu­lée à une régu­la­tion à l’échelle mon­diale fon­dée sur les mêmes prin­cipes, de manière à mettre fin à l’“orgie de cré­dit du capi­ta­lisme finan­cia­ri­sé”» (MA, p. 34)15.

Il convient, en outre, de prendre en compte l’ensemble des fac­teurs macro­struc­tu­rels, dont le plus fon­da­men­tal est le dés­équi­libre struc­tu­rel des balances de paie­ment au sein de la zone euro. En effet, alors que la balance des paie­ments cou­rants de celle-ci est en équi­libre vis-à-vis du reste du monde, l’Allemagne et ses « satel­lites », qui se sont dotés d’une struc­ture indus­trielle forte et inno­vante, sont à l’intérieur de l’UE lour­de­ment excé­den­taires et tous les autres pays, qu’on peut dire en voie de dés­in­dus­tria­li­sa­tion, for­cé­ment défi­ci­taires. Or,

«… c’est un résul­tat bien éta­bli de géo­gra­phie éco­no­mique que, dans un vaste espace éco­no­mique muni d’une seule mon­naie, l’intégration conduit à une pola­ri­sa­tion de l’industrie dans les lieux où elle est ini­tia­le­ment la plus forte. Seule une poli­tique indus­trielle volon­ta­riste à l’échelle de l’espace inté­gré et menée avec des moyens finan­ciers très puis­sants peut modi­fier avec suc­cès la divi­sion du tra­vail. Sinon, la seule manière de main­te­nir la cohé­sion de la zone est un sys­tème de trans­ferts orga­ni­sés entre les pays. L’Europe manque tota­le­ment de l’un et de l’autre » (MA, p. 35).

C‘est ce qui se passe, par exemple, aux États-Unis où l’État fédé­ral, doté de sub­stan­tielles recettes fis­cales propres, pro­cède sys­té­ma­ti­que­ment à ce type de trans­ferts. On peut donc affir­mer que le main­tien de l’euro a pour condi­tion néces­saire et main­te­nant urgente une véri­table fédé­ra­li­sa­tion de la zone. En effet, tant que le dés­équi­libre struc­tu­rel entre les balances des paie­ments n’est pas réduit, sinon gom­mé, «… les attaques des mar­chés finan­ciers et de leurs mau­vais génies, les agences de nota­tion, se répè­te­ront pério­di­que­ment et la sécu­ri­té de l’Union moné­taire ne sera pas assu­rée (MA, p. 15). Or les esquisses d’«union bud­gé­taire » pré­sen­tées jusqu’à ce jour et conçues dans une optique essen­tiel­le­ment dis­ci­pli­naire vont plu­tôt dans le sens d’une per­pé­tua­tion de l’asymétrie et donc d’une cari­ca­ture de fédé­ra­lisme vouée à être inopé­rante. La volon­té affi­chée par ailleurs d’éviter une implo­sion de la zone euro ne sera donc vrai­ment cré­dible que si les dis­po­si­tifs pro­po­sés vont dans le sens d’un vrai fédé­ra­lisme fon­dé sur la solidarité.

En revanche, si les Euro­péens par­ve­naient à « sau­ter le pas » dans ce sens, ils pour­raient, notam­ment en regrou­pant leurs voix au sein du fmi, per­mettre à l’euro de jouer un rôle moné­taire mon­dial, enle­vant au dol­lar son rôle d’unique devise clé du sys­tème moné­taire inter­na­tio­nal. Dès lors, aus­si inté­grée que les États-Unis, la zone euro rééqui­li­brée pour­rait même ravir à ceux-ci un lea­deur­ship fra­gi­li­sé par un double dés­équi­libre, celui de leurs finances publiques et celui de leur balance des paie­ments cou­rants, qui sont à la source d’un endet­te­ment exté­rieur colos­sal16.

L’inquiétude géné­ra­li­sée et même le désar­roi qu’on peut à pré­sent obser­ver montrent à quel point il est indis­pen­sable et urgent d’abandonner le « cha­cun pour soi », dont une des sources majeures est l’individualisme légi­ti­mé par la théo­rie néo­clas­sique, pour adop­ter à tous les niveaux des com­por­te­ments coopé­ra­tifs et solidaires.

  1. Seuil, octobre 2011.
  2. Micha­lon, jan­vier 2012.
  3. Il serait trop long de déve­lop­per ici ce point pour­tant impor­tant. Le lec­teur inté­res­sé pour­ra se réfé­rer uti­le­ment à : J.-P. Dupuy, Le sacri­fice et l’envie. Le libé­ra­lisme aux prises avec la jus­tice sociale, Cal­mann-Lévy, 1992.
  4. Un axiome est une pro­po­si­tion indé­mon­trable, évi­dente ou non évi­dente, qui, avec d’autres du même type, consti­tue le point de départ abso­lu de la théo­ri­sa­tion et per­met d’établir par déduc­tion toutes les pro­po­si­tions du sys­tème qui sont « vraies » du point de vue de la logique formelle.
  5. Le tra­vail humain est ici un bien mar­chand comme un autre.
  6. Dont nous n’examinerons pas ici les propriétés.
  7. A. Orléan, inter­view : « Com­ment refon­der la science éco­no­mique », L’économie poli­tique, n° 152 (octobre 2011), p. 34.
  8. Dès la fin du XIXe siècle, Veblen affir­mait que les pro­duits ache­tés sont des « tro­phées » que l’on acquiert pour le pres­tige qu’ils donnent.
  9. Orléan, Inter­view, p. 35 – 37.
  10. Valide par avance.
  11. Trop grosses pour qu’il soit conce­vable de les mettre en faillite.
  12. Au lieu de devoir comme aujourd’hui — parce qu’en cas de ten­sion la fonc­tion de prê­teur en der­nier res­sort ne peut être élu­dée dans un ensemble inté­gré à mon­naie unique — pro­cé­der « par la bande » (puisqu’elle ne peut prê­ter direc­te­ment ni à un État fédé­ral inexis­tant ni aux divers États membres) et avoir à choi­sir sans vrai contrôle démo­cra­tique quel mar­ché ou quel acteur finan­cier elle va sou­te­nir, et à quelles condi­tions (MA, p. 45).
  13. Les cha­pitres VI à VIII de MA pré­sentent des pro­po­si­tions quant aux moda­li­tés et pro­cé­dures de cette élaboration.
  14. Créer de nou­veaux sys­tèmes de règles à sub­sti­tuer aux normes actuelles, vouées pour l’essentiel à la pro­mo­tion de la « valeur actionnariale ».
  15. Le cha­pitre IX de MA brosse un pano­ra­ma de ce en quoi devrait consis­ter une telle régu­la­tion, notam­ment en ce qui concerne le pro­blème épi­neux du sha­dow ban­king (créa­tion de moyens de paie­ment par des ins­ti­tu­tions finan­cières non ban­caires, et donc non régulées).
  16. Pour une ana­lyse plus détaillée, voir MA, chap. 10.

Robert Cobbaut


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