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Crise de confiance, crise de conscience

Numéro 2 Février 2009 par Lechat Benoît

février 2009

Dif­fi­cile de décrire les résul­tats d’une tem­pête en plein milieu de celle-ci. Une tem­pête ? La crise éco­no­mique en cours res­semble plu­tôt à une pan­dé­mie contre la conta­mi­na­tion de laquelle il n’existe appa­rem­ment aucun vac­cin. On ignore qui est exac­te­ment infec­té et qui en réchap­pe­ra. Mais ce n’est pas parce que l’in­cer­ti­tude semble gran­dir chaque jour qu’il […]

Dif­fi­cile de décrire les résul­tats d’une tem­pête en plein milieu de celle-ci. Une tem­pête ? La crise éco­no­mique en cours res­semble plu­tôt à une pan­dé­mie contre la conta­mi­na­tion de laquelle il n’existe appa­rem­ment aucun vac­cin. On ignore qui est exac­te­ment infec­té et qui en réchap­pe­ra. Mais ce n’est pas parce que l’in­cer­ti­tude semble gran­dir chaque jour qu’il faut renon­cer à comprendre.
On est donc ten­té clas­si­que­ment de com­men­cer par la com­pré­hen­sion de ce qui se passe avant de pro­po­ser d’é­ven­tuels remèdes. Mais le pre­mier constat à faire risque pré­ci­sé­ment de rendre un tel pro­jet hau­te­ment aléa­toire. Car au fond, ce que la crise actuelle remet en ques­tion d’une manière assez inédite, c’est la place du savoir et en l’oc­cur­rence du savoir expert dans le pro­ces­sus de décision.

Est-ce parce que per­sonne dans les ser­vices d’é­tudes de toutes les ins­ti­tu­tions publiques n’a été capable, si pas de pré­voir, du moins de prendre des mesures de nature à anti­ci­per ce qui allait se pas­ser à par­tir de l’é­cla­te­ment de la crise des sub­primes ? Ou alors est-ce parce que les experts ont été les pre­mières vic­times de leur volon­té d’é­vi­ter les pro­phé­ties auto-réa­li­sa­trices et qu’ils ont été dou­ble­ment “punis”, la perte de leur cré­di­bi­li­té géné­rale étant direc­te­ment pro­por­tion­nelle aux démen­tis que la réa­li­té apporte à leurs pré­vi­sions qui se vou­laient rassurantes ?

Pour­tant, il ne fal­lait pas être un éco­no­miste hors norme pour pré­voir ce qui allait se pas­ser en 2008, rien qu’en obser­vant le déclen­che­ment au second tri­mestre de 2006 de la crise des sub­primes. C’est ain­si, par exemple, que Phi­lippe Vuyl­steke, un méde­cin belge tra­vaillant sur la côte est des États-Unis, écri­vait dès le mois de novembre 2007 “une lettre à mes amis amé­ri­cains 1.” dans laquelle il annon­çait en gros ce qui allait se pro­duire au cours de l’an­née sui­vante. Mais de telles voix inquiètes furent rapi­de­ment déqua­li­fiées au nom de l’ha­bi­tuelle dénon­cia­tion des Cassandre.

Outre la crainte de la perte de confiance, c’est comme si un excès d’é­vi­dence nous avait aveu­glés. Il y avait abon­dance d’in­dices inquié­tants, mais on ne savait pas les déchif­frer, à tel point qu’on peut se deman­der si le manque de vision à long terme dont il est abon­dam­ment ques­tion aujourd’­hui — notam­ment pour récla­mer un sur­croît d’en­ga­ge­ment des intel­lec­tuels dans le débat public — ne tra­duit pas en réa­li­té une inca­pa­ci­té col­lec­tive à sim­ple­ment voir la réa­li­té pré­sente ou dit plus vul­gai­re­ment “à regar­der les choses en face”. Der­rière la crise de confiance que nour­rit la crise éco­no­mique, on trouve donc aus­si une crise de conscience, une faille dans notre rap­port au monde qui s’ex­plique sans doute par notre incu­rable volon­té d’or­ga­ni­ser notre per­cep­tion du monde en fonc­tion de nos dési­rs et sin­gu­liè­re­ment de notre désir que se per­pé­tue le pré­sent état de choses.

Est-ce à dire que la crise actuelle est le pro­duit d’un manque d’in­for­ma­tion et de trans­pa­rence ? Non, nous dit Robert Cob­baut : c’est moins le manque de régu­la­tion qui est à l’o­ri­gine de la crise finan­cière que les erreurs théo­riques du cou­rant domi­nant actuel­le­ment l’é­co­no­mie, selon lequel une infor­ma­tion par­faite des agents éco­no­miques garan­tit une affec­ta­tion opti­male du capi­tal. Or on voit bien aujourd’­hui que cela ne nous met pas à l’a­bri des risques sys­té­miques et des com­por­te­ments panur­giques des acteurs.

Le résul­tat de ces erreurs théo­riques qui sont à mettre au cré­dit du para­digme néo­clas­sique qui domine encore aujourd’­hui l’en­sei­gne­ment de la science éco­no­mique est que nous entrons dans une phase d’ins­ta­bi­li­té que décrivent Roland Legrand et Olye­ka Demu­gir. Le pre­mier voit dans l’é­co­no­mie de la connais­sance et dans les valeurs de coopé­ra­tion qui peuvent y être déployées une piste de sor­tie démocratique.

Le second fait le compte des impacts dans ce qu’il faut bien appe­ler l’é­co­no­mie réelle. La liste qu’il déroule n’est pas close, mais elle donne déjà le tour­nis quand on songe à tous les bou­le­ver­se­ments dont elles sont grosses sur la vie quo­ti­dienne de tous les habi­tants de la pla­nète, qu’ils habitent près de la place Tien-Anmen à Pékin ou dans une vil­la à quatre façades du Bra­bant wallon.

En Bel­gique, au moment où ces lignes sont écrites, la socié­té For­tis, ex-fleu­ron par­fois un tan­ti­net arro­gant du capi­ta­lisme belge, nous met au déses­poir, fai­sant trem­bler l’É­tat pour sa sur­vie finan­cière, broyant des des­tins indi­vi­duels, qu’il s’a­gisse des tra­vailleurs de For­tis, de ses action­naires, de ses clients ou des res­pon­sables poli­tiques char­gés de la ges­tion de la crise.

Chaque jour, nous voyons mieux que nous allons devoir inven­ter de tout autres manières de fonc­tion­ner en socié­té, non seule­ment parce que les bases éco­no­miques de celle-ci auront été bou­le­ver­sées, mais aus­si et sur­tout parce que ses bases morales ont été remises en ques­tion. Sor­tir de la crise implique notam­ment de rendre un sens à une notion de res­pon­sa­bi­li­té com­plè­te­ment liqué­fiée, comme le montre le syn­drome des para­chutes dorés. Celui-ci nous a clai­re­ment rame­nés dans une sorte de socié­té d’An­cien Régime en fai­sant des patrons d’en­tre­prises cotées en Bourse une vraie classe pri­vi­lé­giée jamais expo­sée à la sanc­tion de perdre, le seul risque qu’elle subis­sait étant celui de “ne pas gagner”.

À la prise en otage de l’É­tat et de la col­lec­ti­vi­té par les inté­rêts pri­vés où nous a menés un tel dévoie­ment, on ne répon­dra pas par des demi-mesures, mais par la réaf­fir­ma­tion de l’in­té­rêt géné­ral, par exemple dans le cadre de plans de relance verte, mobi­li­sant les ins­tru­ments finan­ciers euro­péens dans l’ur­gen­tis­sime conver­sion éco­lo­gique de l’économie.

À l’ap­proche des élec­tions euro­péennes, toute la ques­tion est de savoir s’il y aura des majo­ri­tés poli­tiques pour com­men­cer sérieu­se­ment à faire ce “tout autre chose” dont nous avons urgem­ment besoin et, par exemple, à repar­tir du débat sur la pré­ca­ri­té, comme l’é­voque Fran­cis­co Padilla, pour repen­ser notre sys­tème de sécu­ri­té sociale, et faire en sorte que tous les citoyens aient accès, eux aus­si, à un para­chute doré.

Mais d’a­bord, il fau­dra trou­ver peut-être une réponse à la ques­tion posée par Albert Bas­te­nier de savoir “à qui nous allons devoir nous fier?”, sans réponse à laquelle l’ac­tion plus ou moins volon­ta­riste des États risque bien de res­sem­bler à de pathé­tiques incantations.

Une tra­ver­sée de l’his­toire des idées depuis Mon­tes­quieu et Rous­seau montre que le dua­lisme entre la concep­tion d’un “doux com­merce” paci­fi­ca­teur et celle d’une guerre dégui­sée à laquelle ce com­merce se rédui­rait se fonde en réa­li­té sur notre dif­fi­cul­té à com­prendre ce qui consti­tue le lien social et à sin­gu­liè­re­ment à voir que, dans toute rela­tion — notam­ment com­mer­ciale -, nous pou­vons pour­suivre simul­ta­né­ment plu­sieurs objec­tifs qui ne sont pas tous utilitaires.

Car fina­le­ment, nous savons bien que la res­tau­ra­tion de la confiance et par­tant, la sor­tie de la crise, pas­se­ra moins par une relance de la consom­ma­tion que par notre capa­ci­té col­lec­tive à déve­lop­per ce qui nous engage constam­ment les uns envers les autres.

15 février 2009

  1. La Revue nou­velle, jan­vier 2008

Lechat Benoît


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