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Crise de confiance, crise de conscience
Difficile de décrire les résultats d’une tempête en plein milieu de celle-ci. Une tempête ? La crise économique en cours ressemble plutôt à une pandémie contre la contamination de laquelle il n’existe apparemment aucun vaccin. On ignore qui est exactement infecté et qui en réchappera. Mais ce n’est pas parce que l’incertitude semble grandir chaque jour qu’il […]
Difficile de décrire les résultats d’une tempête en plein milieu de celle-ci. Une tempête ? La crise économique en cours ressemble plutôt à une pandémie contre la contamination de laquelle il n’existe apparemment aucun vaccin. On ignore qui est exactement infecté et qui en réchappera. Mais ce n’est pas parce que l’incertitude semble grandir chaque jour qu’il faut renoncer à comprendre.
On est donc tenté classiquement de commencer par la compréhension de ce qui se passe avant de proposer d’éventuels remèdes. Mais le premier constat à faire risque précisément de rendre un tel projet hautement aléatoire. Car au fond, ce que la crise actuelle remet en question d’une manière assez inédite, c’est la place du savoir et en l’occurrence du savoir expert dans le processus de décision.
Est-ce parce que personne dans les services d’études de toutes les institutions publiques n’a été capable, si pas de prévoir, du moins de prendre des mesures de nature à anticiper ce qui allait se passer à partir de l’éclatement de la crise des subprimes ? Ou alors est-ce parce que les experts ont été les premières victimes de leur volonté d’éviter les prophéties auto-réalisatrices et qu’ils ont été doublement “punis”, la perte de leur crédibilité générale étant directement proportionnelle aux démentis que la réalité apporte à leurs prévisions qui se voulaient rassurantes ?
Pourtant, il ne fallait pas être un économiste hors norme pour prévoir ce qui allait se passer en 2008, rien qu’en observant le déclenchement au second trimestre de 2006 de la crise des subprimes. C’est ainsi, par exemple, que Philippe Vuylsteke, un médecin belge travaillant sur la côte est des États-Unis, écrivait dès le mois de novembre 2007 “une lettre à mes amis américains 1.” dans laquelle il annonçait en gros ce qui allait se produire au cours de l’année suivante. Mais de telles voix inquiètes furent rapidement déqualifiées au nom de l’habituelle dénonciation des Cassandre.
Outre la crainte de la perte de confiance, c’est comme si un excès d’évidence nous avait aveuglés. Il y avait abondance d’indices inquiétants, mais on ne savait pas les déchiffrer, à tel point qu’on peut se demander si le manque de vision à long terme dont il est abondamment question aujourd’hui — notamment pour réclamer un surcroît d’engagement des intellectuels dans le débat public — ne traduit pas en réalité une incapacité collective à simplement voir la réalité présente ou dit plus vulgairement “à regarder les choses en face”. Derrière la crise de confiance que nourrit la crise économique, on trouve donc aussi une crise de conscience, une faille dans notre rapport au monde qui s’explique sans doute par notre incurable volonté d’organiser notre perception du monde en fonction de nos désirs et singulièrement de notre désir que se perpétue le présent état de choses.
Est-ce à dire que la crise actuelle est le produit d’un manque d’information et de transparence ? Non, nous dit Robert Cobbaut : c’est moins le manque de régulation qui est à l’origine de la crise financière que les erreurs théoriques du courant dominant actuellement l’économie, selon lequel une information parfaite des agents économiques garantit une affectation optimale du capital. Or on voit bien aujourd’hui que cela ne nous met pas à l’abri des risques systémiques et des comportements panurgiques des acteurs.
Le résultat de ces erreurs théoriques qui sont à mettre au crédit du paradigme néoclassique qui domine encore aujourd’hui l’enseignement de la science économique est que nous entrons dans une phase d’instabilité que décrivent Roland Legrand et Olyeka Demugir. Le premier voit dans l’économie de la connaissance et dans les valeurs de coopération qui peuvent y être déployées une piste de sortie démocratique.
Le second fait le compte des impacts dans ce qu’il faut bien appeler l’économie réelle. La liste qu’il déroule n’est pas close, mais elle donne déjà le tournis quand on songe à tous les bouleversements dont elles sont grosses sur la vie quotidienne de tous les habitants de la planète, qu’ils habitent près de la place Tien-Anmen à Pékin ou dans une villa à quatre façades du Brabant wallon.
En Belgique, au moment où ces lignes sont écrites, la société Fortis, ex-fleuron parfois un tantinet arrogant du capitalisme belge, nous met au désespoir, faisant trembler l’État pour sa survie financière, broyant des destins individuels, qu’il s’agisse des travailleurs de Fortis, de ses actionnaires, de ses clients ou des responsables politiques chargés de la gestion de la crise.
Chaque jour, nous voyons mieux que nous allons devoir inventer de tout autres manières de fonctionner en société, non seulement parce que les bases économiques de celle-ci auront été bouleversées, mais aussi et surtout parce que ses bases morales ont été remises en question. Sortir de la crise implique notamment de rendre un sens à une notion de responsabilité complètement liquéfiée, comme le montre le syndrome des parachutes dorés. Celui-ci nous a clairement ramenés dans une sorte de société d’Ancien Régime en faisant des patrons d’entreprises cotées en Bourse une vraie classe privilégiée jamais exposée à la sanction de perdre, le seul risque qu’elle subissait étant celui de “ne pas gagner”.
À la prise en otage de l’État et de la collectivité par les intérêts privés où nous a menés un tel dévoiement, on ne répondra pas par des demi-mesures, mais par la réaffirmation de l’intérêt général, par exemple dans le cadre de plans de relance verte, mobilisant les instruments financiers européens dans l’urgentissime conversion écologique de l’économie.
À l’approche des élections européennes, toute la question est de savoir s’il y aura des majorités politiques pour commencer sérieusement à faire ce “tout autre chose” dont nous avons urgemment besoin et, par exemple, à repartir du débat sur la précarité, comme l’évoque Francisco Padilla, pour repenser notre système de sécurité sociale, et faire en sorte que tous les citoyens aient accès, eux aussi, à un parachute doré.
Mais d’abord, il faudra trouver peut-être une réponse à la question posée par Albert Bastenier de savoir “à qui nous allons devoir nous fier?”, sans réponse à laquelle l’action plus ou moins volontariste des États risque bien de ressembler à de pathétiques incantations.
Une traversée de l’histoire des idées depuis Montesquieu et Rousseau montre que le dualisme entre la conception d’un “doux commerce” pacificateur et celle d’une guerre déguisée à laquelle ce commerce se réduirait se fonde en réalité sur notre difficulté à comprendre ce qui constitue le lien social et à singulièrement à voir que, dans toute relation — notamment commerciale -, nous pouvons poursuivre simultanément plusieurs objectifs qui ne sont pas tous utilitaires.
Car finalement, nous savons bien que la restauration de la confiance et partant, la sortie de la crise, passera moins par une relance de la consommation que par notre capacité collective à développer ce qui nous engage constamment les uns envers les autres.
15 février 2009