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Criminalisation et humanisation

Numéro 1 - 2017 par Nouredinne Arbane Andrew Crosby

janvier 2017

Der­rière la « ges­tion » de l’immigration, deux ten­dances par­ti­cipent à ren­for­cer le dis­po­si­tif de contrôle : l’infériorisation en droit des étran­gers et la « rai­son huma­ni­taire ». Comme l’illustre bien l’exemple des centres fer­més, les poli­tiques d’«humanisation » occultent les rap­ports de pou­voir, et ce fai­sant, contri­buent à rendre accep­table la cri­mi­na­li­sa­tion des étrangers.

Dossier

Le monde mili­tant dénonce la ges­tion de l’immigration : répres­sion des col­lec­tifs, enfer­me­ment des migrants, cri­mi­na­li­sa­tion, abus de pou­voir, non-res­pect du droit, etc. Si les admi­nis­tra­tions d’État dénoncent le détour­ne­ment des lois sur l’entrée sur le ter­ri­toire, le monde mili­tant et asso­cia­tif dénonce le détour­ne­ment des conven­tions inter­na­tio­nales qui garan­tissent des droits, tels que le droit d’asile ou le regrou­pe­ment fami­lial. À son tour, l’Union euro­péenne (UE) est dénon­cée pour sa poli­tique de mili­ta­ri­sa­tion de la fron­tière, pour ses accords avec des pays (qua­si-) dic­ta­to­riaux et pour sa poli­tique d’externalisation.

Ce dis­po­si­tif de contrôle est accu­sé de pré­ca­ri­ser des mil­liers de migrants dont le droit d’asile ou de regrou­pe­ment fami­lial a été refu­sé et qui dès lors se trouvent entre les mains d’un pou­voir tech­no­cra­tique sous influence poli­tique et idéo­lo­gique. Cette pré­ca­ri­té résulte du régime de « dépor­ta­bi­li­té1 » qui leur est impo­sé et qui donc les assu­jet­tit aux exploiteurs. 

Ce modèle de « ges­tion » de l’immigration répond à un sché­ma bien connu et employé depuis à peu près un siècle. Selon ce modèle l’étranger est une com­mo­di­té dont un État peut dis­po­ser à sa volon­té. En période de crois­sance éco­no­mique, il fait appel à une main‑d’œuvre étran­gère d’appoint et en période de basse conjonc­ture, licen­cie et expulse ces mêmes étran­gers. Ce régime ne peut s’organiser que si l’étranger est consi­dé­ré comme infé­rieur, en tout cas en termes de droits. 

Cette infé­rio­ri­sa­tion est, désor­mais, clas­sique en ce qui concerne l’immigration : on parle de « faux réfu­giés », de « réfu­giés éco­no­miques », d’«illégaux» ; tout un voca­bu­laire insi­nuant non seule­ment qu’ils ne méritent pas le droit au séjour en Belgique/Europe, mais sur­tout qui évoque la mau­vaise foi des étran­gers. Ces dis­cours faci­litent l’amalgame entre les étran­gers et la cri­mi­na­li­té, ten­dant à dési­gner l’étranger comme une menace. Il est dès lors sous-enten­du qu’ils méritent la mesure répres­sive qui leur incombe2.

Mais il y a une deuxième ten­dance qui ren­force le dis­po­si­tif de contrôle de l’immigration, bien qu’à pre­mière vue il semble contre­dire le pro­ces­sus « d’illégitimation » : la rai­son huma­ni­taire3. Selon cette ten­dance, seules les per­sonnes « vul­né­rables » peuvent avoir accès aux droits de séjour, de pro­tec­tion et à l’aide néces­saire. Ain­si, dans la plu­part des cas, le deman­deur d’asile doit ame­ner les preuves d’une per­sé­cu­tion indi­vi­duelle, même s’il vient d’une zone de conflit. Les traces de vio­lences phy­siques, de tor­tures sont toutes des preuves ins­crites dans le corps du deman­deur qui ser­vi­ront à prou­ver son récit4.

Si les per­sonnes vul­né­rables méritent une atten­tion par­ti­cu­lière et une pro­tec­tion plus forte, la ten­dance huma­ni­taire vient ren­for­cer la ten­dance d’illégitimation, et ceci pour plu­sieurs rai­sons. D’abord, parce qu’elle fait une énième dis­tinc­tion entre les « bons » et les « mau­vais » étran­gers. Lors de la « crise » de l’accueil en automne 2015 et des mobi­li­sa­tions citoyennes, cette dicho­to­mie fut réi­fiée dans la dis­tinc­tion entre deman­deur d’asile, à qui l’aide était réser­vée, et « sans-papiers », à qui l’aide du mou­ve­ment citoyen fut, en fin de compte, niée. Deuxiè­me­ment, la ten­dance huma­ni­taire ren­force les sus­pi­cions envers les étran­gers. En effet, l’aide huma­ni­taire ren­force la supé­rio­ri­té morale de l’État et par consé­quent ren­force l’illégitimité du des­ti­na­taire des mesures répres­sives. La « crise » des Syriens en donne aus­si l’exemple. Si les Jun­cker, les Mer­kel et les Tru­deau de ce monde peuvent se van­ter d’une supé­rio­ri­té morale grâce à leur posi­tion­ne­ment sur la ges­tion de l’afflux de Syriens, répar­ti­tion à l’échelle euro­péenne pour le pre­mier, accueil incon­di­tion­né pour les deux autres, les régimes auto­cra­tiques ou popu­listes peuvent sans pro­blème mener des poli­tiques qui ren­forcent l’opinion publique à pro­pos d’une cohorte d’étrangers contre laquelle il faut pro­té­ger les fron­tières. Der­niè­re­ment, cette rai­son huma­ni­taire rend aus­si sus­pecte la vic­time, qui par défi­ni­tion dépend de celui qui l’aide et donc ne contri­bue pas à la communauté. 

Pre­nons un cas concret pour mieux expli­quer : l’enfermement des étran­gers en Belgique. 

À leur nais­sance, les centres fer­més doivent encore prendre forme et leurs tra­vailleurs n’ont pas d’expérience, ni d’idée de ce qu’un centre doit être. Les témoi­gnages du per­son­nel et d’anciens membres du per­son­nel révèlent un bric-à-brac de pra­tiques et de règles inven­tées sur le tas ou créées en réac­tion à des évè­ne­ments et d’un arbi­traire dans la prise de déci­sions envers les déte­nus, tel que des mises en iso­la­tion sans rai­son, déci­dées par des membres de la sécu­ri­té. Selon le centre, les déte­nus doivent suivre un régime plus strict, tel que d’être obli­gés de se lever à une heure pré­cise, d’aller se pro­me­ner et d’être enfer­més dans une salle de jour avec autant de chaises que de déte­nus — sans moyens de dis­trac­tion — ou connaissent un régime légè­re­ment plus souple, mais quand même carac­té­ri­sé par un désert occu­pa­tion­nel. La mort de Sémi­ra Ada­mu (1998) marque le début d’un deuxième temps. Le monde poli­tique, après une décen­nie de dur­cis­se­ment des règles, décide d’humaniser la poli­tique migra­toire. En témoigne la loi sur les régu­la­ri­sa­tions de 1999 – 2000. En ce qui concerne les centres fer­més, cela se mani­feste par l’adoption d’un arrê­té royal qui encadre le fonc­tion­ne­ment des centres5 et par le début des recru­te­ments d’éducateurs dans les centres fermés. 

Néan­moins, cette volon­té poli­tique ne modi­fie que très peu le fonc­tion­ne­ment des centres fer­més. Les régimes ne changent pas vrai­ment et les ten­sions entre ser­vices, en par­ti­cu­lier entre les équipes de sécu­ri­té et la direc­tion, ain­si que les cultures d’équipe diver­gentes — allant d’une culture plus dure et stricte à une plus souple — font que l’arbitraire dans les centres conti­nue à régner. Cet arbi­traire ver­ra l’opposition gran­dir entre les équipes plus dures d’un côté et les équipes plus relax, les édu­ca­teurs, les assis­tants sociaux, la direc­tion — en bref, ceux avec une approche plus sociale — de l’autre. Ce n’est qu’à par­tir de 2006, quand la ten­sion dans les centres devient insup­por­table aus­si pour le per­son­nel, que l’administration cen­trale à Bruxelles impose aux centres de pro­duire des plans de ges­tion de la vio­lence. Chaque centre doit alors consti­tuer des groupes de tra­vail pour ana­ly­ser ce qui pro­duit les ten­sions chez les déte­nus et envers le per­son­nel. Selon un des rap­ports d’un groupe de ges­tion de la vio­lence, cela revient à : « Remettre en ques­tion nos méthodes de tra­vail, nos règles de fonc­tion­ne­ment et pro­po­ser l’adaptation du règle­ment si néces­saire (per­mettre tout ce qu’il n’est pas néces­saire d’interdire, mais de façon concer­tée et pas indi­vi­duel­le­ment)6. »

Concrè­te­ment cela s’est tra­duit en deux lignes direc­trices. Il s’agit à la fois d’apporter un maxi­mum d’autonomie au déte­nu « en réflé­chis­sant en fonc­tion du risque poten­tiel » et de bureau­cra­ti­ser le tra­vail d’encadrement, sur­tout des agents de sécu­ri­té, comme moyen de contrôle du res­pect des droits du déte­nu. L’autonomisation revient à lais­ser plus de choix au déte­nu, de pré­voir une série d’activités aux­quelles il peut par­ti­ci­per, de lui faire effec­tuer des tâches de net­toyage contre des bons d’achat (tabac, frian­dises), d’avoir un contact avec l’extérieur (GSM, inter­net). Quant au per­son­nel, on lui demande de pra­ti­quer une sécu­ri­té dyna­mique, ce qui veut dire être en contact per­ma­nent avec le déte­nu, être à son écoute et à son ser­vice — ceci étant aus­si une manière pri­vi­lé­giée d’observer la situa­tion dans l’aile et qui est un prin­cipe de plus en plus prô­né dans les milieux car­cé­raux7.

Cette approche a eu des résul­tats posi­tifs pour l’administration des centres. Les ten­sions, les inter­ven­tions et les acci­dents de tra­vail ont chu­té et, selon les dires de nom­breux membres du per­son­nel, les déte­nus col­la­borent davan­tage ce qui faci­lite le tra­vail ain­si que la pré­ven­tion d’incidents. En effet, plus que jamais le per­son­nel reçoit des infor­ma­tions des déte­nus eux-mêmes quant aux mou­ve­ments d’humeur dans les ailes, ce qui lui per­met d’agir préventivement. 

En syn­thèse, ce qui est com­mu­né­ment appe­lé pro­ces­sus d’humanisation, qui a trans­for­mé le régime strict en « accueil humain », dans le lan­gage offi­ciel de l’Office des étran­gers, est en réa­li­té un pro­ces­sus par lequel les rap­ports de force à l’intérieur des centres ont chan­gé : les direc­tions ont pu mettre en adé­qua­tion les mesures de sécu­ri­té et la ges­tion des déte­nus avec les objec­tifs ins­ti­tu­tion­nels. Dans ce contexte, le dis­cours « huma­ni­taire » ne fait qu’occulter le contexte et le rap­port de pou­voir consti­tu­tif au sein des centres, pour les tra­duire en un dis­cours légi­time envers le public dans une optique mana­gé­riale de contrôle et de trans­pa­rence des institutions. 

Ain­si, cri­mi­na­li­sa­tion et huma­ni­sa­tion per­mettent une ges­tion des étran­gers dif­fé­ren­ciée tout en res­tant res­tric­tive. En effet, elles sont com­plé­men­taires en ce que l’une rend l’autre acceptable.

  1. . De Geno­va, « The legal pro­duc­tion of Mexican/migrant “ille­ga­li­ty”», Lati­no Stu­dies, 2004, p. 160 – 185.
  2. A. Cros­by, « La mora­li­sa­tion des étran­gers », La Revue nou­velle, n° 6 – 7, juin-juillet 2014.
  3. D. Fas­sin, La rai­son huma­ni­taire, Seuil/Gallimard, 2010.
  4. Ibi­dem.
  5. Un pre­mier arrê­té royal est adop­té le 4 mai 1999, mais annu­lé par le Conseil d’État car il ne fut pas consul­té. L’arrêté royal du 2 aout 2002 est qua­si­ment identique.
  6. Pour des rai­sons contrac­tuelles, les lieux et les noms sont anonymisés.
  7. Fai­sant écho à la règle 51.2 des Règles péni­ten­tiaires euro­péennes du Conseil de l’Europe.

Nouredinne Arbane


Auteur

membre MLS, sans papiers, militant des droits humain

Andrew Crosby


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