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Criminalisation et humanisation
Derrière la « gestion » de l’immigration, deux tendances participent à renforcer le dispositif de contrôle : l’infériorisation en droit des étrangers et la « raison humanitaire ». Comme l’illustre bien l’exemple des centres fermés, les politiques d’«humanisation » occultent les rapports de pouvoir, et ce faisant, contribuent à rendre acceptable la criminalisation des étrangers.
Le monde militant dénonce la gestion de l’immigration : répression des collectifs, enfermement des migrants, criminalisation, abus de pouvoir, non-respect du droit, etc. Si les administrations d’État dénoncent le détournement des lois sur l’entrée sur le territoire, le monde militant et associatif dénonce le détournement des conventions internationales qui garantissent des droits, tels que le droit d’asile ou le regroupement familial. À son tour, l’Union européenne (UE) est dénoncée pour sa politique de militarisation de la frontière, pour ses accords avec des pays (quasi-) dictatoriaux et pour sa politique d’externalisation.
Ce dispositif de contrôle est accusé de précariser des milliers de migrants dont le droit d’asile ou de regroupement familial a été refusé et qui dès lors se trouvent entre les mains d’un pouvoir technocratique sous influence politique et idéologique. Cette précarité résulte du régime de « déportabilité1 » qui leur est imposé et qui donc les assujettit aux exploiteurs.
Ce modèle de « gestion » de l’immigration répond à un schéma bien connu et employé depuis à peu près un siècle. Selon ce modèle l’étranger est une commodité dont un État peut disposer à sa volonté. En période de croissance économique, il fait appel à une main‑d’œuvre étrangère d’appoint et en période de basse conjoncture, licencie et expulse ces mêmes étrangers. Ce régime ne peut s’organiser que si l’étranger est considéré comme inférieur, en tout cas en termes de droits.
Cette infériorisation est, désormais, classique en ce qui concerne l’immigration : on parle de « faux réfugiés », de « réfugiés économiques », d’«illégaux» ; tout un vocabulaire insinuant non seulement qu’ils ne méritent pas le droit au séjour en Belgique/Europe, mais surtout qui évoque la mauvaise foi des étrangers. Ces discours facilitent l’amalgame entre les étrangers et la criminalité, tendant à désigner l’étranger comme une menace. Il est dès lors sous-entendu qu’ils méritent la mesure répressive qui leur incombe2.
Mais il y a une deuxième tendance qui renforce le dispositif de contrôle de l’immigration, bien qu’à première vue il semble contredire le processus « d’illégitimation » : la raison humanitaire3. Selon cette tendance, seules les personnes « vulnérables » peuvent avoir accès aux droits de séjour, de protection et à l’aide nécessaire. Ainsi, dans la plupart des cas, le demandeur d’asile doit amener les preuves d’une persécution individuelle, même s’il vient d’une zone de conflit. Les traces de violences physiques, de tortures sont toutes des preuves inscrites dans le corps du demandeur qui serviront à prouver son récit4.
Si les personnes vulnérables méritent une attention particulière et une protection plus forte, la tendance humanitaire vient renforcer la tendance d’illégitimation, et ceci pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’elle fait une énième distinction entre les « bons » et les « mauvais » étrangers. Lors de la « crise » de l’accueil en automne 2015 et des mobilisations citoyennes, cette dichotomie fut réifiée dans la distinction entre demandeur d’asile, à qui l’aide était réservée, et « sans-papiers », à qui l’aide du mouvement citoyen fut, en fin de compte, niée. Deuxièmement, la tendance humanitaire renforce les suspicions envers les étrangers. En effet, l’aide humanitaire renforce la supériorité morale de l’État et par conséquent renforce l’illégitimité du destinataire des mesures répressives. La « crise » des Syriens en donne aussi l’exemple. Si les Juncker, les Merkel et les Trudeau de ce monde peuvent se vanter d’une supériorité morale grâce à leur positionnement sur la gestion de l’afflux de Syriens, répartition à l’échelle européenne pour le premier, accueil inconditionné pour les deux autres, les régimes autocratiques ou populistes peuvent sans problème mener des politiques qui renforcent l’opinion publique à propos d’une cohorte d’étrangers contre laquelle il faut protéger les frontières. Dernièrement, cette raison humanitaire rend aussi suspecte la victime, qui par définition dépend de celui qui l’aide et donc ne contribue pas à la communauté.
Prenons un cas concret pour mieux expliquer : l’enfermement des étrangers en Belgique.
À leur naissance, les centres fermés doivent encore prendre forme et leurs travailleurs n’ont pas d’expérience, ni d’idée de ce qu’un centre doit être. Les témoignages du personnel et d’anciens membres du personnel révèlent un bric-à-brac de pratiques et de règles inventées sur le tas ou créées en réaction à des évènements et d’un arbitraire dans la prise de décisions envers les détenus, tel que des mises en isolation sans raison, décidées par des membres de la sécurité. Selon le centre, les détenus doivent suivre un régime plus strict, tel que d’être obligés de se lever à une heure précise, d’aller se promener et d’être enfermés dans une salle de jour avec autant de chaises que de détenus — sans moyens de distraction — ou connaissent un régime légèrement plus souple, mais quand même caractérisé par un désert occupationnel. La mort de Sémira Adamu (1998) marque le début d’un deuxième temps. Le monde politique, après une décennie de durcissement des règles, décide d’humaniser la politique migratoire. En témoigne la loi sur les régularisations de 1999 – 2000. En ce qui concerne les centres fermés, cela se manifeste par l’adoption d’un arrêté royal qui encadre le fonctionnement des centres5 et par le début des recrutements d’éducateurs dans les centres fermés.
Néanmoins, cette volonté politique ne modifie que très peu le fonctionnement des centres fermés. Les régimes ne changent pas vraiment et les tensions entre services, en particulier entre les équipes de sécurité et la direction, ainsi que les cultures d’équipe divergentes — allant d’une culture plus dure et stricte à une plus souple — font que l’arbitraire dans les centres continue à régner. Cet arbitraire verra l’opposition grandir entre les équipes plus dures d’un côté et les équipes plus relax, les éducateurs, les assistants sociaux, la direction — en bref, ceux avec une approche plus sociale — de l’autre. Ce n’est qu’à partir de 2006, quand la tension dans les centres devient insupportable aussi pour le personnel, que l’administration centrale à Bruxelles impose aux centres de produire des plans de gestion de la violence. Chaque centre doit alors constituer des groupes de travail pour analyser ce qui produit les tensions chez les détenus et envers le personnel. Selon un des rapports d’un groupe de gestion de la violence, cela revient à : « Remettre en question nos méthodes de travail, nos règles de fonctionnement et proposer l’adaptation du règlement si nécessaire (permettre tout ce qu’il n’est pas nécessaire d’interdire, mais de façon concertée et pas individuellement)6. »
Concrètement cela s’est traduit en deux lignes directrices. Il s’agit à la fois d’apporter un maximum d’autonomie au détenu « en réfléchissant en fonction du risque potentiel » et de bureaucratiser le travail d’encadrement, surtout des agents de sécurité, comme moyen de contrôle du respect des droits du détenu. L’autonomisation revient à laisser plus de choix au détenu, de prévoir une série d’activités auxquelles il peut participer, de lui faire effectuer des tâches de nettoyage contre des bons d’achat (tabac, friandises), d’avoir un contact avec l’extérieur (GSM, internet). Quant au personnel, on lui demande de pratiquer une sécurité dynamique, ce qui veut dire être en contact permanent avec le détenu, être à son écoute et à son service — ceci étant aussi une manière privilégiée d’observer la situation dans l’aile et qui est un principe de plus en plus prôné dans les milieux carcéraux7.
Cette approche a eu des résultats positifs pour l’administration des centres. Les tensions, les interventions et les accidents de travail ont chuté et, selon les dires de nombreux membres du personnel, les détenus collaborent davantage ce qui facilite le travail ainsi que la prévention d’incidents. En effet, plus que jamais le personnel reçoit des informations des détenus eux-mêmes quant aux mouvements d’humeur dans les ailes, ce qui lui permet d’agir préventivement.
En synthèse, ce qui est communément appelé processus d’humanisation, qui a transformé le régime strict en « accueil humain », dans le langage officiel de l’Office des étrangers, est en réalité un processus par lequel les rapports de force à l’intérieur des centres ont changé : les directions ont pu mettre en adéquation les mesures de sécurité et la gestion des détenus avec les objectifs institutionnels. Dans ce contexte, le discours « humanitaire » ne fait qu’occulter le contexte et le rapport de pouvoir constitutif au sein des centres, pour les traduire en un discours légitime envers le public dans une optique managériale de contrôle et de transparence des institutions.
Ainsi, criminalisation et humanisation permettent une gestion des étrangers différenciée tout en restant restrictive. En effet, elles sont complémentaires en ce que l’une rend l’autre acceptable.
- . De Genova, « The legal production of Mexican/migrant “illegality”», Latino Studies, 2004, p. 160 – 185.
- A. Crosby, « La moralisation des étrangers », La Revue nouvelle, n° 6 – 7, juin-juillet 2014.
- D. Fassin, La raison humanitaire, Seuil/Gallimard, 2010.
- Ibidem.
- Un premier arrêté royal est adopté le 4 mai 1999, mais annulé par le Conseil d’État car il ne fut pas consulté. L’arrêté royal du 2 aout 2002 est quasiment identique.
- Pour des raisons contractuelles, les lieux et les noms sont anonymisés.
- Faisant écho à la règle 51.2 des Règles pénitentiaires européennes du Conseil de l’Europe.