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Crever l’abcès ou éclater

Numéro 05/6 Mai-Juin 2010 par Pauli

mai 2010

Le ter­rible acro­nyme a encore frap­pé et « cinq minutes de cou­rage poli­tique » ont tour­né à trois années de sables mou­vants com­mu­nau­taires. B‑H‑V : Beef, Hui­ver en Vrees ? Fla­mands et fran­co­phones se retrouvent à nou­veau oppo­sés dans un face-à-face irré­duc­tible et mas­sif. La vieille ligne de front com­mu­nau­taire est tou­jours là. La nou­velle géné­ra­tion fla­mande jeune et bran­chée a beau passer […]

Le ter­rible acro­nyme a encore frap­pé et « cinq minutes de cou­rage poli­tique » ont tour­né à trois années de sables mou­vants com­mu­nau­taires. B‑H-V : Beef, Hui­ver en Vrees1 ? Fla­mands et fran­co­phones se retrouvent à nou­veau oppo­sés dans un face-à-face irré­duc­tible et mas­sif. La vieille ligne de front com­mu­nau­taire est tou­jours là. La nou­velle géné­ra­tion fla­mande jeune et bran­chée a beau pas­ser ses jour­nées à jon­gler avec le GSM, Inter­net, Twit­ter ou Face­Book, elle n’en concentre pas moins toute son éner­gie poli­tique sur un conflit fron­ta­lier. Elle a beau s’exprimer dans un fla­mand truf­fé de pid­gin anglo-euro­péen et pré­nom­mer ses enfants Louis, Liam, Mathis et Noah (selon le Top-10 des pré­noms les plus popu­laires éta­bli par Kind & Gezin2), elle se sou­cie encore du nom fran­çais d’une bras­se­rie ou d’un res­tau­rant situé à Hal.

Lorsque, dans les années sep­tante, un conflit simi­laire autour du Pacte d’Egmont avait para­ly­sé la vie poli­tique3, les cartes étaient dis­tri­buées dif­fé­rem­ment. Les par­tis com­mu­nau­taires4 étaient davan­tage dis­po­sés au com­pro­mis qu’aujourd’hui et le monde poli­tique était moins radi­cal que le pays. Si Egmont fut sabor­dé, ce fut de l’extérieur du Par­le­ment, par la mobi­li­sa­tion orga­ni­sée à tra­vers tout le pays fla­mand par ce qu’on appe­lait le Mou­ve­ment fla­mand et ses asso­cia­tions cultu­relles. Aujourd’hui, il en va tout autre­ment. Le monde poli­tique n’est plus tra­qué par les zéla­teurs du mou­ve­ment fla­mand et, si ce mou­ve­ment existe encore, il faut le réveiller d’urgence. Désor­mais, ce sont les res­pon­sables poli­tiques eux-mêmes qui jouent des coudes pour fran­chir la ligne rouge. Dans qua­si tous les par­tis, à l’exception notable [des éco­lo­gistes fla­mands] de Groen!, ce sont les gros bras de BHV qui donnent le ton. Évi­dem­ment, ce sont la N‑VA et le VB5 qui se montrent les plus fla­mands. Mais, s’il joue aujourd’hui davan­tage la modé­ra­tion, le CD&V [chré­tien-démo­crate] n’est pas demeu­ré en reste, lui qui a ten­té ces der­nières années de s’engraisser avec un dis­cours fla­min­gant qui n’a rien à envier à celui des par­tis lin­guis­tiques. Quant à l’Open VLD [libé­ral] et au SP.A [socia­liste], s’ils se targuent d’être plus modé­rés (et ils le sont effec­ti­ve­ment), ils n’opposent pour autant rien de consis­tant à la fable du Vlaams in Vlaan­de­ren.

Dans la péri­phé­rie fla­mande [de Bruxelles], l’atmosphère n’a réel­le­ment com­men­cé à s’empoisonner qu’à par­tir des cir­cu­laires édic­tées par Leo Pee­ters, ce res­pon­sable socia­liste de Kapelle-op-den-Bos et fla­min­gant assu­mé qui dut se sen­tir quelque peu hon­teux quand, lors de son dis­cours d’adieu au Par­le­ment fla­mand, il fut applau­di à tout rompre par le Vlaams Belang. À Vil­vorde, l’échevin socia­liste Hans Bonte défend fer­me­ment la « cou­tume » déve­lop­pée par son admi­nis­tra­tion com­mu­nale et qui consiste à orga­ni­ser des ren­dez-vous secrets avec les pro­mo­teurs immo­bi­liers pour contre­car­rer l’accès des fran­co­phones au mar­ché immo­bi­lier pri­vé. Bonte se jus­ti­fie en expli­quant que, sous l’ancien bourg­mestre Jean-Luc Dehaene (CD&V), cela se pas­sait déjà ain­si, comme sous son pré­dé­ces­seur Willy Cour­tois de l’Open VLD, le par­ti de Mari­no Keu­len. Et, de fait, l’un des pré­cé­dents rounds de négo­cia­tions fut sciem­ment sabo­té par ce même Mari­no Keu­len qui, alors qu’il était ministre des Affaires inté­rieures, déci­da tout à coup de faire cava­lier seul [en fran­çais dans le texte] en agis­sant de manière plus sévère que pré­vue contre les bourg­mestres fran­co­phones. Ain­si, dans le Bra­bant fla­mand, on dis­cri­mine à volon­té [en fran­çais dans le texte], on confirme les pires cau­che­mars de fran­co­phones sus­pi­cieux et, en plus, on en est fier. Mais, à la table des négo­cia­tions, on s’étonne de se retrou­ver face à des fran­co­phones méfiants.

Dans ce cli­mat poli­tique, l’opinion publique fla­mande, natu­rel­le­ment por­tée sur le com­pro­mis, n’en laisse pas moins le der­nier mot à des repré­sen­tants qui se montrent pour­tant de plus en plus fla­min­gants. Et, au sud de la fron­tière lin­guis­tique, c’est le même phé­no­mène qui est à l’œuvre. Comme en Flandre, tout com­pro­mis rai­son­nable sur BHV est consi­dé­ré comme non négo­ciable. La moindre nuance, le moindre ajus­te­ment sont per­çus comme une menace mor­telle diri­gée contre les fran­co­phones de la péri­phé­rie. Certes, la plu­part des hommes poli­tiques fran­co­phones sont irri­tés par les invec­tives gros­sières d’Olivier Main­gain, ses ten­ta­tives pré­mé­di­tées de sabo­tage, ses pro­pos déso­bli­geants et affec­tés et les fausses infor­ma­tions qu’il livre aux médias et à l’opinion publique. Mais, en Bel­gique fran­co­phone, cet homo poli­ti­cus soi-disant « rai­son­nable » ren­contre aus­si peu d’opposition intel­lec­tuelle et poli­tique que le « Fla­mand de bonne volon­té » moyen que Bart De Wever se targue d’incarner. Cela trans­pire dans la manière dont l’éditorialiste de La Libre Bel­gique, en termes par­ti­cu­liè­re­ment vifs, a com­men­té et reje­té la pro­po­si­tion de Dehaene6. Avec des tré­mo­los dignes d’un natio­na­liste roman­tique du XIXe siècle, l’éditorialiste écrit, par exemple, que les fran­co­phones ne se met­tront « pas à genoux ». Autre­ment dit, s’il faut mou­rir, ce sera en héros, debout, tels les fusillés d’un tableau de Goya. C’est notam­ment sur ce genre de jusqu’au-boutisme que le com­pro­mis pro­po­sé par Jean-Luc Dehaene s’est fina­le­ment fracassé.

Il avait pour­tant fait ce que tout cher­cheur de com­pro­mis doit faire : pro­po­ser à chaque par­tie de concé­der plus que ce qu’elle sou­haite, pour voir en retour l’une de ses reven­di­ca­tions se réa­li­ser sur un autre ter­rain. S’il ne tou­chait pas à la fron­tière lin­guis­tique (une reven­di­ca­tion fran­co­phone, un tabou fla­mand), Dehaene vou­lait néan­moins élar­gir dans les faits la règle des faci­li­tés (autre reven­di­ca­tion fran­co­phone, autre tabou fla­mand). Il vou­lait en outre assu­rer l’avenir de l’État fédé­ral en pro­po­sant d’en reve­nir à des élec­tions [fédé­rales et régio­nales] simul­ta­nées. Mais tout cela a été consi­dé­ré comme sans valeur ou si peu. Les fran­co­phones ont vou­lu négo­cier un paquet plus large de reven­di­ca­tions. Sur ce, l’Open VLD a éri­gé sa dead­line en ques­tion de prin­cipe, quit­té la table des négo­cia­tions et, dans le même souffle, fait explo­ser le gou­ver­ne­ment. Et dire que celui qui s’y est col­lé, Alexan­der De Croo, n’est autre que le fils du der­nier des bel­gi­cains du libé­ra­lisme fla­mand [Her­man De Croo]…

Désor­mais, la « bonne volon­té » ne suf­fit plus. BHV est en train de pous­ser les ins­ti­tu­tions de ce pays aux limites de la léga­li­té. Ima­gi­nons qu’un jour, un vote par­le­men­taire se fasse bru­ta­le­ment, majo­ri­té contre mino­ri­té, Flandre contre Wal­lo­nie, et que la Flandre consi­dère que le roi doit signer cette loi, comme il doit le faire avec toute loi votée par le peuple sou­ve­rain. Or, un autre pres­crit tout aus­si consti­tu­tion­nel impose que toute signa­ture royale doit être cou­verte par le gou­ver­ne­ment. Cela signi­fie que les Fla­mands attendent des ministres fran­co­phones qu’ils agissent comme les sociaux-chré­tiens au moment de la loi sur l’avortement : « Nous ne sommes pas d’accord, mais nous accep­tons le fait accom­pli. » Or, les fran­co­phones n’y sont pas vrai­ment dis­po­sés. Lors du grand débal­lage du 22 avril à la Chambre, un élu fran­co­phone a ain­si décla­ré que « si les Fla­mands votaient pareille loi, le roi ne pour­rait pas la signer, sous peine de pas­ser pour le roi d’une seule par­tie de la popu­la­tion ». Ce fai­sant, il feint d’ignorer que, si Albert ne signait pas cette loi, il serait inver­se­ment per­çu en Flandre comme le roi de la Bel­gique non fla­mande. Bref, une posi­tion de pat pour le sou­ve­rain et une situa­tion déses­pé­rée et pro­ba­ble­ment anti­cons­ti­tu­tion­nelle pour le gou­ver­ne­ment qui ne pour­rait cou­vrir le sou­ve­rain en cas de vote au Par­le­ment. Certes, il ne man­que­ra jamais de consti­tu­tion­na­listes pour faire preuve de créa­ti­vi­té avec les dis­po­si­tions consti­tu­tion­nelles, fût-ce au risque de faire tom­ber le pays de Cha­rybde en Scyl­la. Adop­tée dans des condi­tions contes­tables, une telle loi n’aplanirait ni ne règle­rait jamais le conflit, mais ne ferait que l’envenimer.

En Bel­gique fran­co­phone comme en Flandre, les aven­tu­riers gagnent en légi­ti­mi­té parce qu’ils ne voient plus d’issue aux innom­brables blo­cages. Ce n’est peut-être pas la fin, mais le sys­tème [fédé­ral] actuel a atteint ses limites, tout comme les stra­té­gies des Fla­mands et des fran­co­phones sont aux limites de la léga­li­té. Si les Fla­mands ont entre les mains les moyens légaux de voter uni­la­té­ra­le­ment toutes les lois qu’ils sou­haitent, les fran­co­phones dis­posent d’un arse­nal tout aus­si impres­sion­nant de lois et d’instruments juri­diques pour s’opposer à autant de lois qu’ils le sou­haitent. Si c’est cela le modèle de coha­bi­ta­tion de ce pays (« Je fais ce que je veux et je veille à ce que toi, tu ne fasses pas ce que tu veux »), alors il est fichu.

Le para­doxe de ce mois d’avril 2010, c’est que, confron­tées à la crise et inquiètes pour l’avenir, les opi­nions publiques du Nord et du Sud réunies ont pris conscience que ce modèle était arri­vé au point de rup­ture. Mais, là où les Fla­mands s’en prennent aux inter­mi­nables manœuvres d’obstruction des fran­co­phones, ces der­niers rejettent la faute sur les seuls Fla­mands, y com­pris sur Dehaene, pré­sen­té comme un extré­miste fla­min­gant. Les membres d’un Vlaams Belang mar­gi­na­li­sé entonnent le Vlaamse Leeuw au Par­le­ment et voi­là que cette imi­ta­tion de la Muette de Por­ti­ci fait la Une de La Libre Bel­gique et ouvre le JT de la RTBF. Comme si, dans le fond, les Fla­mands et le Vlaams Belang étaient du pareil au même. Les cli­chés et la réa­li­té sont désor­mais inter­chan­geables à l’infini et le débat poli­tique se déroule comme dans l’Allé­go­rie de la caverne, de Pla­ton : on ne regarde plus les faits, mais leurs représentations.

S’il n’est plus pos­sible de mener autre­ment un débat, alors le risque est grand de voir non pas l’abcès BHV cre­ver, mais le pays écla­ter. Peut-être Dehaene, intui­ti­ve­ment, a‑t-il vu que cela n’était plus pos­sible. Peut-être même a‑t-il clai­re­ment vu le dan­ger et jugé qu’il était néces­saire de mener les res­pon­sables poli­tiques au bord du pré­ci­pice pour le leur faire contem­pler de leurs propres yeux. Peut-être s’est-il dit que la peur les ferait recu­ler. On peut tou­jours l’espérer. Mais, tels des lem­mings7, ils risquent tout aus­si bien de faire le pas en avant fati­dique. Comme eux, mus par une irré­sis­tible pres­sion interne, ils ne pour­ront être tenus cou­pables d’avoir entrai­né les autres dans le pré­ci­pice. Voi­là sans doute ce que cer­tains, avec aplomb, ten­te­ront de plai­der devant le tri­bu­nal de l’Histoire.

De Mor­gen
24 avril 2010 – Bruxelles

Tra­duit du néer­lan­dais par Pas­cal Fenaux

  1. En néer­lan­dais : « Trem­ble­ment, Fris­son et Peur ».
  2. L’équivalent fla­mand de la Ligue des familles.
  3. Négo­cié en 1977, mais jamais voté, cet accord commu­nautaire créait la Région bruxel­loise, scin­dait défi­ni­ti­ve­ment l’arrondissement élec­to­ral de Bruxelles-Hal-Vil­vorde et accor­dait des pro­tec­tions cultu­relles et poli­tiques sem­blables aux néer­lan­do­phones de Bruxelles-Capi­tale et aux fran­co­phones de cer­taines com­munes d’Hal-Vilvorde.
  4. Ras­sem­ble­ment wal­lon (RW), Front démo­cra­tique des fran­co­phones (FDF) et Volk­su­nie (Union popu­laire, VU).
  5. La Nieuw-Vlaamse Allian­tie (l’Alliance néo-fla­mande de Bart De Wever) et le Vlaams Belang (Inté­rêt fla­mand, ex-Vlaams Blok).
  6. Fran­cis Van de Woes­tyne, « La tête haute », La Libre Bel­gique, 21 avril 2010.
  7. Petits ron­geurs proches des cam­pa­gnols. Une légende tenace veut qu’ils se sui­cident col­lec­ti­ve­ment durant la migra­tion en se jetant du haut des falaises.

Pauli


Auteur

Historien de formation, Walter Pauli est un journaliste belge néerlandophone. Journaliste au quotidien {[De Morgen->http://www.demorgen.be]} de 1992 à 2011, il y couvre l'actualité politique et sociale belge et, à partir de 1999, en devient l'un des éditorialistes attitrés avant d'en devenir le rédacteur en chef adjoint. Depuis septembre 2011, il est journaliste, reporter et éditorialiste à l'hebdomadaire {[Knack->http://www.knack.be]}, où il couvre toujours la vie politique et sociale belge.