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Crever l’abcès ou éclater
Le terrible acronyme a encore frappé et « cinq minutes de courage politique » ont tourné à trois années de sables mouvants communautaires. B‑H‑V : Beef, Huiver en Vrees ? Flamands et francophones se retrouvent à nouveau opposés dans un face-à-face irréductible et massif. La vieille ligne de front communautaire est toujours là. La nouvelle génération flamande jeune et branchée a beau passer […]
Le terrible acronyme a encore frappé et « cinq minutes de courage politique » ont tourné à trois années de sables mouvants communautaires. B‑H-V : Beef, Huiver en Vrees1 ? Flamands et francophones se retrouvent à nouveau opposés dans un face-à-face irréductible et massif. La vieille ligne de front communautaire est toujours là. La nouvelle génération flamande jeune et branchée a beau passer ses journées à jongler avec le GSM, Internet, Twitter ou FaceBook, elle n’en concentre pas moins toute son énergie politique sur un conflit frontalier. Elle a beau s’exprimer dans un flamand truffé de pidgin anglo-européen et prénommer ses enfants Louis, Liam, Mathis et Noah (selon le Top-10 des prénoms les plus populaires établi par Kind & Gezin2), elle se soucie encore du nom français d’une brasserie ou d’un restaurant situé à Hal.
Lorsque, dans les années septante, un conflit similaire autour du Pacte d’Egmont avait paralysé la vie politique3, les cartes étaient distribuées différemment. Les partis communautaires4 étaient davantage disposés au compromis qu’aujourd’hui et le monde politique était moins radical que le pays. Si Egmont fut sabordé, ce fut de l’extérieur du Parlement, par la mobilisation organisée à travers tout le pays flamand par ce qu’on appelait le Mouvement flamand et ses associations culturelles. Aujourd’hui, il en va tout autrement. Le monde politique n’est plus traqué par les zélateurs du mouvement flamand et, si ce mouvement existe encore, il faut le réveiller d’urgence. Désormais, ce sont les responsables politiques eux-mêmes qui jouent des coudes pour franchir la ligne rouge. Dans quasi tous les partis, à l’exception notable [des écologistes flamands] de Groen!, ce sont les gros bras de BHV qui donnent le ton. Évidemment, ce sont la N‑VA et le VB5 qui se montrent les plus flamands. Mais, s’il joue aujourd’hui davantage la modération, le CD&V [chrétien-démocrate] n’est pas demeuré en reste, lui qui a tenté ces dernières années de s’engraisser avec un discours flamingant qui n’a rien à envier à celui des partis linguistiques. Quant à l’Open VLD [libéral] et au SP.A [socialiste], s’ils se targuent d’être plus modérés (et ils le sont effectivement), ils n’opposent pour autant rien de consistant à la fable du Vlaams in Vlaanderen.
Dans la périphérie flamande [de Bruxelles], l’atmosphère n’a réellement commencé à s’empoisonner qu’à partir des circulaires édictées par Leo Peeters, ce responsable socialiste de Kapelle-op-den-Bos et flamingant assumé qui dut se sentir quelque peu honteux quand, lors de son discours d’adieu au Parlement flamand, il fut applaudi à tout rompre par le Vlaams Belang. À Vilvorde, l’échevin socialiste Hans Bonte défend fermement la « coutume » développée par son administration communale et qui consiste à organiser des rendez-vous secrets avec les promoteurs immobiliers pour contrecarrer l’accès des francophones au marché immobilier privé. Bonte se justifie en expliquant que, sous l’ancien bourgmestre Jean-Luc Dehaene (CD&V), cela se passait déjà ainsi, comme sous son prédécesseur Willy Courtois de l’Open VLD, le parti de Marino Keulen. Et, de fait, l’un des précédents rounds de négociations fut sciemment saboté par ce même Marino Keulen qui, alors qu’il était ministre des Affaires intérieures, décida tout à coup de faire cavalier seul [en français dans le texte] en agissant de manière plus sévère que prévue contre les bourgmestres francophones. Ainsi, dans le Brabant flamand, on discrimine à volonté [en français dans le texte], on confirme les pires cauchemars de francophones suspicieux et, en plus, on en est fier. Mais, à la table des négociations, on s’étonne de se retrouver face à des francophones méfiants.
Dans ce climat politique, l’opinion publique flamande, naturellement portée sur le compromis, n’en laisse pas moins le dernier mot à des représentants qui se montrent pourtant de plus en plus flamingants. Et, au sud de la frontière linguistique, c’est le même phénomène qui est à l’œuvre. Comme en Flandre, tout compromis raisonnable sur BHV est considéré comme non négociable. La moindre nuance, le moindre ajustement sont perçus comme une menace mortelle dirigée contre les francophones de la périphérie. Certes, la plupart des hommes politiques francophones sont irrités par les invectives grossières d’Olivier Maingain, ses tentatives préméditées de sabotage, ses propos désobligeants et affectés et les fausses informations qu’il livre aux médias et à l’opinion publique. Mais, en Belgique francophone, cet homo politicus soi-disant « raisonnable » rencontre aussi peu d’opposition intellectuelle et politique que le « Flamand de bonne volonté » moyen que Bart De Wever se targue d’incarner. Cela transpire dans la manière dont l’éditorialiste de La Libre Belgique, en termes particulièrement vifs, a commenté et rejeté la proposition de Dehaene6. Avec des trémolos dignes d’un nationaliste romantique du XIXe siècle, l’éditorialiste écrit, par exemple, que les francophones ne se mettront « pas à genoux ». Autrement dit, s’il faut mourir, ce sera en héros, debout, tels les fusillés d’un tableau de Goya. C’est notamment sur ce genre de jusqu’au-boutisme que le compromis proposé par Jean-Luc Dehaene s’est finalement fracassé.
Il avait pourtant fait ce que tout chercheur de compromis doit faire : proposer à chaque partie de concéder plus que ce qu’elle souhaite, pour voir en retour l’une de ses revendications se réaliser sur un autre terrain. S’il ne touchait pas à la frontière linguistique (une revendication francophone, un tabou flamand), Dehaene voulait néanmoins élargir dans les faits la règle des facilités (autre revendication francophone, autre tabou flamand). Il voulait en outre assurer l’avenir de l’État fédéral en proposant d’en revenir à des élections [fédérales et régionales] simultanées. Mais tout cela a été considéré comme sans valeur ou si peu. Les francophones ont voulu négocier un paquet plus large de revendications. Sur ce, l’Open VLD a érigé sa deadline en question de principe, quitté la table des négociations et, dans le même souffle, fait exploser le gouvernement. Et dire que celui qui s’y est collé, Alexander De Croo, n’est autre que le fils du dernier des belgicains du libéralisme flamand [Herman De Croo]…
Désormais, la « bonne volonté » ne suffit plus. BHV est en train de pousser les institutions de ce pays aux limites de la légalité. Imaginons qu’un jour, un vote parlementaire se fasse brutalement, majorité contre minorité, Flandre contre Wallonie, et que la Flandre considère que le roi doit signer cette loi, comme il doit le faire avec toute loi votée par le peuple souverain. Or, un autre prescrit tout aussi constitutionnel impose que toute signature royale doit être couverte par le gouvernement. Cela signifie que les Flamands attendent des ministres francophones qu’ils agissent comme les sociaux-chrétiens au moment de la loi sur l’avortement : « Nous ne sommes pas d’accord, mais nous acceptons le fait accompli. » Or, les francophones n’y sont pas vraiment disposés. Lors du grand déballage du 22 avril à la Chambre, un élu francophone a ainsi déclaré que « si les Flamands votaient pareille loi, le roi ne pourrait pas la signer, sous peine de passer pour le roi d’une seule partie de la population ». Ce faisant, il feint d’ignorer que, si Albert ne signait pas cette loi, il serait inversement perçu en Flandre comme le roi de la Belgique non flamande. Bref, une position de pat pour le souverain et une situation désespérée et probablement anticonstitutionnelle pour le gouvernement qui ne pourrait couvrir le souverain en cas de vote au Parlement. Certes, il ne manquera jamais de constitutionnalistes pour faire preuve de créativité avec les dispositions constitutionnelles, fût-ce au risque de faire tomber le pays de Charybde en Scylla. Adoptée dans des conditions contestables, une telle loi n’aplanirait ni ne règlerait jamais le conflit, mais ne ferait que l’envenimer.
En Belgique francophone comme en Flandre, les aventuriers gagnent en légitimité parce qu’ils ne voient plus d’issue aux innombrables blocages. Ce n’est peut-être pas la fin, mais le système [fédéral] actuel a atteint ses limites, tout comme les stratégies des Flamands et des francophones sont aux limites de la légalité. Si les Flamands ont entre les mains les moyens légaux de voter unilatéralement toutes les lois qu’ils souhaitent, les francophones disposent d’un arsenal tout aussi impressionnant de lois et d’instruments juridiques pour s’opposer à autant de lois qu’ils le souhaitent. Si c’est cela le modèle de cohabitation de ce pays (« Je fais ce que je veux et je veille à ce que toi, tu ne fasses pas ce que tu veux »), alors il est fichu.
Le paradoxe de ce mois d’avril 2010, c’est que, confrontées à la crise et inquiètes pour l’avenir, les opinions publiques du Nord et du Sud réunies ont pris conscience que ce modèle était arrivé au point de rupture. Mais, là où les Flamands s’en prennent aux interminables manœuvres d’obstruction des francophones, ces derniers rejettent la faute sur les seuls Flamands, y compris sur Dehaene, présenté comme un extrémiste flamingant. Les membres d’un Vlaams Belang marginalisé entonnent le Vlaamse Leeuw au Parlement et voilà que cette imitation de la Muette de Portici fait la Une de La Libre Belgique et ouvre le JT de la RTBF. Comme si, dans le fond, les Flamands et le Vlaams Belang étaient du pareil au même. Les clichés et la réalité sont désormais interchangeables à l’infini et le débat politique se déroule comme dans l’Allégorie de la caverne, de Platon : on ne regarde plus les faits, mais leurs représentations.
S’il n’est plus possible de mener autrement un débat, alors le risque est grand de voir non pas l’abcès BHV crever, mais le pays éclater. Peut-être Dehaene, intuitivement, a‑t-il vu que cela n’était plus possible. Peut-être même a‑t-il clairement vu le danger et jugé qu’il était nécessaire de mener les responsables politiques au bord du précipice pour le leur faire contempler de leurs propres yeux. Peut-être s’est-il dit que la peur les ferait reculer. On peut toujours l’espérer. Mais, tels des lemmings7, ils risquent tout aussi bien de faire le pas en avant fatidique. Comme eux, mus par une irrésistible pression interne, ils ne pourront être tenus coupables d’avoir entrainé les autres dans le précipice. Voilà sans doute ce que certains, avec aplomb, tenteront de plaider devant le tribunal de l’Histoire.
De Morgen
24 avril 2010 – Bruxelles
Traduit du néerlandais par Pascal Fenaux
- En néerlandais : « Tremblement, Frisson et Peur ».
- L’équivalent flamand de la Ligue des familles.
- Négocié en 1977, mais jamais voté, cet accord communautaire créait la Région bruxelloise, scindait définitivement l’arrondissement électoral de Bruxelles-Hal-Vilvorde et accordait des protections culturelles et politiques semblables aux néerlandophones de Bruxelles-Capitale et aux francophones de certaines communes d’Hal-Vilvorde.
- Rassemblement wallon (RW), Front démocratique des francophones (FDF) et Volksunie (Union populaire, VU).
- La Nieuw-Vlaamse Alliantie (l’Alliance néo-flamande de Bart De Wever) et le Vlaams Belang (Intérêt flamand, ex-Vlaams Blok).
- Francis Van de Woestyne, « La tête haute », La Libre Belgique, 21 avril 2010.
- Petits rongeurs proches des campagnols. Une légende tenace veut qu’ils se suicident collectivement durant la migration en se jetant du haut des falaises.