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CPAS, un cadre commun pour une action « hors cadre »

Numéro 8 - 2017 - action sociale Participation pratique sociale solidarité par Desomer

décembre 2017

Les fon­de­ments des mis­sions et des valeurs por­tées par l’institution publique qu’est le centre public d’action sociale se trouvent aujourd’hui en déca­lage avec la réa­li­té des ter­rains. Par­tant de ce constat, on peut tou­te­fois pro­po­ser une grille de lec­ture prag­ma­tique du tra­vail social par une approche cen­trée sur le déve­lop­pe­ment du pou­voir d’agir des per­sonnes et des col­lec­ti­vi­tés, pou­vant dans une cer­taine mesure « contour­ner » ces ten­sions appa­rem­ment insur­mon­tables entre recon­fi­gu­ra­tion des soli­da­ri­tés publiques et auto­no­mie des personnes.

Dossier

Au départ de valeurs fortes1 sous-jacentes à ses mis­sions fon­da­men­tales, le CPAS doit être le garant d’un accom­pa­gne­ment social éman­ci­pa­teur : c’est son cœur de métier. Plus que jamais, il se posi­tionne comme acteur sub­si­diaire d’une sécu­ri­té sociale en état d’effritement et pour­tant garante de la soli­da­ri­té publique. La per­sonne accom­pa­gnée est actrice de sa vie et devrait occu­per une posi­tion cen­trale dans tous ses choix. En tant que tel, le CPAS devrait être ame­né à répondre à l’ensemble des défis socié­taux vis-à-vis d’un public qui tra­verse les âges de la vie. Mais la barre est dure à tenir…

Dignité humaine et solidarité

Les CPAS sont au cœur de la « Cité dite urbaine ou rurale ». Cette ambi­tion a pré­si­dé à la créa­tion de l’institution en 1976. Les valeurs des CPAS se fondent aujourd’hui sur les prin­cipes sui­vants : « la digni­té humaine comme valeur car­di­nale », « la valeur est dans l’humain », « le capi­tal essen­tiel des CPAS est l’humain », « ils défendent le res­pect de la per­sonne humaine2 » et de ses droits. Cette valeur humaine est vitale et défi­nit tout le res­pect de la per­sonne qui s’ancre sur d’autres valeurs par­ta­gées : la recon­nais­sance, l’accessibilité et l’écoute, l’empathie et la bien­veillance, l’impartialité, la tolé­rance et la confiance.

L’article 1er de la loi orga­nique des CPAS énonce très clai­re­ment : « Toute per­sonne a droit à l’aide sociale. Celle-ci a pour but de per­mettre à cha­cun de mener une vie conforme à la digni­té humaine ». Et toute l’action des CPAS tourne tou­jours autour de cette valeur cen­trale consub­stan­tielle au CPAS, non défi­nie à prio­ri et qui doit être appré­ciée in concre­to, dans chaque cas d’espèce. Ain­si, les aides, les actions et les ser­vices appor­tés par le CPAS sont déter­mi­nés en tenant compte de la situa­tion concrète et des besoins réels des deman­deurs d’aide et non en fonc­tion de la situa­tion finan­cière du CPAS. La notion de digni­té humaine étant dans une cer­taine mesure non objec­ti­vable, elle implique d’ouvrir un débat per­ma­nent au sein des organes poli­tiques et admi­nis­tra­tifs : conseils de l’action sociale, bureau per­ma­nent ou comi­tés spéciaux.

La soli­da­ri­té est, quant à elle, le ciment de l’action sociale, elle est le « bien col­lec­tif » consti­tuant le sou­bas­se­ment de la socié­té. La soli­da­ri­té se pose aujourd’hui comme une ques­tion de res­pon­sa­bi­li­té vis-à-vis d’un État social actif en liqué­fac­tion où se jouent des soli­da­ri­tés for­melles et infor­melles en per­pé­tuelle contra­dic­tion. On peut ques­tion­ner dans ce cadre le besoin de res­pon­sa­bi­li­ser, c’est-à-dire de « répondre de…». Les CPAS tentent d’affirmer qu’ils répondent soli­dai­re­ment aux citoyens les plus dému­nis qui les sol­li­citent, ils tentent d’introduire une res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive de la socié­té et des pou­voirs publics par rap­port aux per­sonnes les plus fra­gi­li­sées. La soli­da­ri­té col­lec­tive per­met de rec­ti­fier les inéga­li­tés d’existence et d’origine. Bien orga­ni­sée, elle vise la pro­tec­tion de tous contre l’indignité de cha­cun. Dans ce cadre, la pro­tec­tion des risques ne peut pas être consi­dé­rée comme une mar­chan­dise et vue par le seul prisme de la ren­ta­bi­li­té éco­no­mique ou du pro­fit finan­cier engendré.

Le lien entre digni­té et soli­da­ri­té per­met l’évolution vers une socié­té soli­daire assu­rant l’égalité des droits sociaux, l’équité dans la répar­ti­tion des res­sources et la digni­té de cha­cun, ceci pas­sant évi­dem­ment par l’accès de tous aux biens et aux ser­vices néces­saires à la vie humaine. Cepen­dant, vu que le non-recours aux droits atteint aujourd’hui sui­vant les pro­grammes un taux esti­mé de 65 %, un tel objec­tif appa­rait pour le moins dif­fi­cile à atteindre.

Dans ce contexte et pour fon­der l’existence d’un CPAS, l’importance du secret pro­fes­sion­nel ne fait aucun doute. La rela­tion de confiance que per­met le secret, est une condi­tion sine qua non à la mise en œuvre du tra­vail social. Sup­pri­mer la garan­tie de la pro­tec­tion de ce secret revient à mettre à mal la mis­sion pre­mière et fon­da­men­tale d’aide aux plus dému­nis. Le secret pro­fes­sion­nel est une dis­po­si­tion au ser­vice du droit à l’aide sociale ins­crit dans la Consti­tu­tion. Il est un fon­de­ment fort et stable de l’action des CPAS. Pour­tant, de tout temps, le secret pro­fes­sion­nel des tra­vailleurs sociaux œuvrant dans les CPAS — moins consi­dé­ré que celui d’autres pro­fes­sions — a été mis à l’épreuve des évo­lu­tions des valeurs socié­tales et des prio­ri­tés poli­tiques. Aujourd’hui, la lutte contre la fraude sociale, contre le ter­ro­risme ou le radi­ca­lisme reli­gieux violent érode le secret pro­fes­sion­nel au sein des CPAS. D’autres impé­ra­tifs que celui de l’intérêt indi­vi­duel lié à la vie pri­vée appa­raissent en effet pri­mor­diaux : la sécu­ri­té publique ou la sureté de l’État qui visent à pro­té­ger non un indi­vi­du, mais l’ensemble des citoyens. Pour autant, on ne peut pas conce­voir une action sociale indi­vi­dua­li­sée qui ne puisse pas être garante d’une large pro­tec­tion de l’intérêt indi­vi­duel. Il est évident que le non-recours à l’aide sociale ne peut qu’augmenter dès lors que la digni­té humaine ne prime pas sur ces impé­ra­tifs col­lec­tifs, aus­si per­ti­nents soient-ils.

La recom­po­si­tion actuelle du social est « para­doxale » : elle résulte d’une volon­té d’individualisation des tra­jec­toires dans le but de ser­vir avant tout des prio­ri­tés col­lec­tives. Elle s’opère sous forme d’une ter­ri­to­ria­li­sa­tion crois­sante de l’intervention sociale, mais les ter­ri­toires opé­ra­tion­nels sont sou­vent mal défi­nis ou mal com­pris. Si ces recom­po­si­tions se tra­duisent concrè­te­ment par une aide sociale qui vise à faire évo­luer « le cas social » vers un indi­vi­du en inser­tion, leur mise en œuvre manque d’une vision claire. Nos modes d’organisation de la soli­da­ri­té sont en quelque sorte au milieu du gué. Mal­gré tout, les soli­da­ri­tés résistent par la mise en œuvre de pro­jets remet­tant « l’humain au centre ». Ces pro­jets sont sou­vent déve­lop­pés en « hors-piste », sor­tant du « bain » de l’impuissance et de la moro­si­té ambiante. Cette pos­si­bi­li­té tient sou­vent dans l’autonomie dont béné­fi­cient les CPAS, his­to­ri­que­ment liée à l’autonomie com­mu­nale, per­met­tant un « hors cadre dans un cadre com­mun ». Un pro­blème fré­quent est cepen­dant que ces pro­jets n’ont que peu de congruence avec les usages quo­ti­diens au sein des CPAS.

Le DPA-PC dans les CPAS wallons

L’approche du déve­lop­pe­ment du pou­voir d’agir des per­sonnes et des col­lec­ti­vi­tés (DPA-PC)3 consti­tue une pro­po­si­tion de pra­tique sociale visant à renouer avec l’essence même de la notion de soli­da­ri­té et pour en reve­nir aux fon­da­men­taux du tra­vail social dans une visée prag­ma­tique de la jus­tice sociale. Le Centre de for­ma­tion de la Fédé­ra­tion des CPAS wal­lons a sug­gé­ré cette approche depuis 2009 à ses membres. L’approche DPA-PC est fon­dée sur les tra­vaux de Yann Le Bos­sé4 et on peut la résu­mer comme suit :

  • Contexte actuel des CPAS : les pro­blèmes sociaux sont engen­drés par les condi­tions struc­tu­relles qui encadrent l’accès et le mode de dis­tri­bu­tion des res­sources collectives ;
  • Visées des poli­tiques sociales : il n’est pas pour autant ques­tion de pres­crire à l’avance la direc­tion des trans­for­ma­tions sociales, leurs rythmes ou leurs modalités ;
  • Décen­tra­tion des pos­tures du tra­vailleur social : en ce sens, cette façon de conce­voir la pra­tique sociale a une visée prag­ma­tique et non prescrite.

Le DPA-PC recon­nait que les dif­fi­cul­tés sociales des per­sonnes sont dues essen­tiel­le­ment au contexte social et notam­ment à l’accès aux capa­bi­li­tés5, c’est-à-dire l’offre de ser­vices et/ou de poten­tia­li­tés à la dis­po­si­tion des per­sonnes pour agir. Mais qu’il est vain le plus sou­vent d’attendre une trans­for­ma­tion radi­cale des condi­tions du social qui émer­ge­raient d’une quel­conque révolution.

Par cette approche cen­trée sur le déve­lop­pe­ment du pou­voir d’agir des per­sonnes et des col­lec­ti­vi­tés, il s’agit de per­mettre que les per­sonnes accom­pa­gnées puissent se posi­tion­ner dans une pos­ture de sujet auto­nome, qui n’est pas gou­ver­né de l’extérieur, et ce, sans tom­ber dans l’injonction para­doxale qui nous fait dire à l’usager « Sois auto­nome et res­pon­sable ». Notons que cette injonc­tion n’est pas propre à l’action sociale, elle rejoint en réa­li­té l’injonction faite à chaque indi­vi­du de construire son propre des­tin dans notre socié­té « post­mo­derne », dans le cadre d’une série d’injonctions para­doxales carac­té­ris­tiques du pro­jet néo­li­bé­ral6.

Mais quelle est donc la rai­son pour laquelle on agi­rait tout de même sur le déve­lop­pe­ment du pou­voir d’agir des per­sonnes ? Une piste d’explication peut être trou­vée chez le phi­lo­sophe Paul Ricœur : « La souf­france n’est pas uni­que­ment défi­nie par la dou­leur phy­sique, ni même par la dou­leur men­tale, mais par la dimi­nu­tion, voire la des­truc­tion de la capa­ci­té d’agir, du pou­voir faire, res­sen­tie comme une atteinte à l’intégrité de soi »7. Ricœur s’explique plus pré­ci­sé­ment encore dans un texte inti­tu­lé « La souf­france n’est pas la dou­leur », paru en 1994 : « Quant à l’impuissance à faire, l’écart entre vou­loir et pou­voir d’où elle pro­cède est d’abord com­mun à la dou­leur et à la souf­france… Mais, comme le sens ancien du mot souf­frir le rap­pelle, souf­frir signi­fie d’abord endu­rer… Il faut rap­pe­ler ici qu’un agis­sant n’a pas seule­ment en face de lui d’autres agis­sants, mais des patients qui subissent son action. C’est ce rap­port qui se trouve inver­sé dans l’expérience d’être au pou­voir de…, à la mer­ci de…, livré à l’autre. Ce sen­ti­ment peut se glis­ser jusque dans les rela­tions d’aide et de soin. Souf­frir, c’est alors se sen­tir vic­time de…»8. Telle est une réa­li­té impla­cable de la rela­tion d’aide. C’est au départ de l’action des per­sonnes que le chan­ge­ment peut émer­ger et qu’il peut, le cas échéant, aller au-delà d’une situa­tion per­son­nelle de départ, abou­tir au chan­ge­ment struc­tu­rel. Car ce sont les per­sonnes elles-mêmes qui peuvent défi­nir les chan­ge­ments à opé­rer et les moyens à déployer pour y arri­ver9.

Cette approche cen­trée sur le déve­lop­pe­ment du pou­voir d’agir des per­sonnes et des col­lec­ti­vi­tés vise à réta­blir les per­sonnes dans leur posi­tion de sujet et d’acteur via l’accompagnement social défi­ni par les mis­sions des CPAS. Et ce, en lien avec l’action directe des tra­vailleurs sociaux concer­nés par cet accom­pa­gne­ment. Dans ce cadre, il y a une oppor­tu­ni­té de marge de manœuvre per­met­tant une meilleure effi­ca­ci­té pour le tra­vail social, en phase avec les valeurs fon­da­men­tales des CPAS. Le DPA-PC est une approche tout à la fois res­pec­tueuse des per­sonnes, moti­vante pour les tra­vailleurs sociaux et sans doute congruente pour une socié­té plus juste et réel­le­ment soli­daire… Une piste à déve­lop­per, dans le sens de la nou­velle vague d’assistance publique.

  1. Charte sur les valeurs fon­da­trices des CPAS wal­lons (2015): ce docu­ment a été réa­li­sé à par­tir des dif­fé­rentes chartes des valeurs et valeurs adop­tées par les CPAS et thé­sau­ri­sées au fil du temps par la Fédé­ra­tion. Il s’est ins­pi­ré de textes fon­da­teurs et articles issus de la lit­té­ra­ture belge et étran­gère repre­nant les valeurs rela­tives à l’aide et l’action sociale.
  2. Arendt H.: «…nous sommes tous pareils, c’est-à-dire humain, sans que jamais per­sonne soit iden­tique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naitre », dans Condi­tion de l’homme moderne, Cal­mann-Lévy, Paris, 1961 et 1983, p. 41 – 43.
  3. Cette par­tie du texte a été construite avec la com­pli­ci­té de Ber­nard Dutrieux.
  4. Voir les deux tomes de Y. Le Bos­sé, « Sor­tir de l’impuissance » et « Invi­ta­tion à sou­te­nir le déve­lop­pe­ment du pou­voir d’agir des per­sonnes et des col­lec­ti­vi­tés », Tome 1 : Fon­de­ments et cadres concep­tuels (2012) & Tome 2 : Aspects pra­tiques (2016), Paris, Édi­tions Ardis.
  5. Voir à ce sujet M. Nuss­baum, Women and Human Deve­lop­ment : The Capa­bi­li­ties Approach, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 2000.
  6. Voir Maes R. et Mincke Chr., « La liber­té (néo­li­bé­rale) c’est l’esclavage », La Revue nou­velle, 2/2017.
  7. Ricœur P., Soi-même comme un autre, Le Seuil, Paris, 1990, p. 223.
  8. Ricœur P., « La souf­france n’est pas la dou­leur », dans Marin C. & Zac­caï-Ren­ders N., Souf­france et dou­leur. Autour de Paul Ricœur, Paris, PUF, 2013, p. 13 – 34.
  9. Deso­mer V. Por­tal B. et Dutrieux B., Chan­ger le monde au quo­ti­dien L’approche DPA-PC : récits d’expériences, ana­lyses et regards cri­tiques, Édi­tions UVCW-Fédé­ra­tion des CPAS, juin 2017.

Desomer


Auteur

conseillère au Centre de formation de la Fédération des CPAS wallons, membre du CSP de l’Aifris, présidente de l’AIDPA