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CPAS, un cadre commun pour une action « hors cadre »
Les fondements des missions et des valeurs portées par l’institution publique qu’est le centre public d’action sociale se trouvent aujourd’hui en décalage avec la réalité des terrains. Partant de ce constat, on peut toutefois proposer une grille de lecture pragmatique du travail social par une approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités, pouvant dans une certaine mesure « contourner » ces tensions apparemment insurmontables entre reconfiguration des solidarités publiques et autonomie des personnes.
Au départ de valeurs fortes1 sous-jacentes à ses missions fondamentales, le CPAS doit être le garant d’un accompagnement social émancipateur : c’est son cœur de métier. Plus que jamais, il se positionne comme acteur subsidiaire d’une sécurité sociale en état d’effritement et pourtant garante de la solidarité publique. La personne accompagnée est actrice de sa vie et devrait occuper une position centrale dans tous ses choix. En tant que tel, le CPAS devrait être amené à répondre à l’ensemble des défis sociétaux vis-à-vis d’un public qui traverse les âges de la vie. Mais la barre est dure à tenir…
Dignité humaine et solidarité
Les CPAS sont au cœur de la « Cité dite urbaine ou rurale ». Cette ambition a présidé à la création de l’institution en 1976. Les valeurs des CPAS se fondent aujourd’hui sur les principes suivants : « la dignité humaine comme valeur cardinale », « la valeur est dans l’humain », « le capital essentiel des CPAS est l’humain », « ils défendent le respect de la personne humaine2 » et de ses droits. Cette valeur humaine est vitale et définit tout le respect de la personne qui s’ancre sur d’autres valeurs partagées : la reconnaissance, l’accessibilité et l’écoute, l’empathie et la bienveillance, l’impartialité, la tolérance et la confiance.
L’article 1er de la loi organique des CPAS énonce très clairement : « Toute personne a droit à l’aide sociale. Celle-ci a pour but de permettre à chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine ». Et toute l’action des CPAS tourne toujours autour de cette valeur centrale consubstantielle au CPAS, non définie à priori et qui doit être appréciée in concreto, dans chaque cas d’espèce. Ainsi, les aides, les actions et les services apportés par le CPAS sont déterminés en tenant compte de la situation concrète et des besoins réels des demandeurs d’aide et non en fonction de la situation financière du CPAS. La notion de dignité humaine étant dans une certaine mesure non objectivable, elle implique d’ouvrir un débat permanent au sein des organes politiques et administratifs : conseils de l’action sociale, bureau permanent ou comités spéciaux.
La solidarité est, quant à elle, le ciment de l’action sociale, elle est le « bien collectif » constituant le soubassement de la société. La solidarité se pose aujourd’hui comme une question de responsabilité vis-à-vis d’un État social actif en liquéfaction où se jouent des solidarités formelles et informelles en perpétuelle contradiction. On peut questionner dans ce cadre le besoin de responsabiliser, c’est-à-dire de « répondre de…». Les CPAS tentent d’affirmer qu’ils répondent solidairement aux citoyens les plus démunis qui les sollicitent, ils tentent d’introduire une responsabilité collective de la société et des pouvoirs publics par rapport aux personnes les plus fragilisées. La solidarité collective permet de rectifier les inégalités d’existence et d’origine. Bien organisée, elle vise la protection de tous contre l’indignité de chacun. Dans ce cadre, la protection des risques ne peut pas être considérée comme une marchandise et vue par le seul prisme de la rentabilité économique ou du profit financier engendré.
Le lien entre dignité et solidarité permet l’évolution vers une société solidaire assurant l’égalité des droits sociaux, l’équité dans la répartition des ressources et la dignité de chacun, ceci passant évidemment par l’accès de tous aux biens et aux services nécessaires à la vie humaine. Cependant, vu que le non-recours aux droits atteint aujourd’hui suivant les programmes un taux estimé de 65 %, un tel objectif apparait pour le moins difficile à atteindre.
Dans ce contexte et pour fonder l’existence d’un CPAS, l’importance du secret professionnel ne fait aucun doute. La relation de confiance que permet le secret, est une condition sine qua non à la mise en œuvre du travail social. Supprimer la garantie de la protection de ce secret revient à mettre à mal la mission première et fondamentale d’aide aux plus démunis. Le secret professionnel est une disposition au service du droit à l’aide sociale inscrit dans la Constitution. Il est un fondement fort et stable de l’action des CPAS. Pourtant, de tout temps, le secret professionnel des travailleurs sociaux œuvrant dans les CPAS — moins considéré que celui d’autres professions — a été mis à l’épreuve des évolutions des valeurs sociétales et des priorités politiques. Aujourd’hui, la lutte contre la fraude sociale, contre le terrorisme ou le radicalisme religieux violent érode le secret professionnel au sein des CPAS. D’autres impératifs que celui de l’intérêt individuel lié à la vie privée apparaissent en effet primordiaux : la sécurité publique ou la sureté de l’État qui visent à protéger non un individu, mais l’ensemble des citoyens. Pour autant, on ne peut pas concevoir une action sociale individualisée qui ne puisse pas être garante d’une large protection de l’intérêt individuel. Il est évident que le non-recours à l’aide sociale ne peut qu’augmenter dès lors que la dignité humaine ne prime pas sur ces impératifs collectifs, aussi pertinents soient-ils.
La recomposition actuelle du social est « paradoxale » : elle résulte d’une volonté d’individualisation des trajectoires dans le but de servir avant tout des priorités collectives. Elle s’opère sous forme d’une territorialisation croissante de l’intervention sociale, mais les territoires opérationnels sont souvent mal définis ou mal compris. Si ces recompositions se traduisent concrètement par une aide sociale qui vise à faire évoluer « le cas social » vers un individu en insertion, leur mise en œuvre manque d’une vision claire. Nos modes d’organisation de la solidarité sont en quelque sorte au milieu du gué. Malgré tout, les solidarités résistent par la mise en œuvre de projets remettant « l’humain au centre ». Ces projets sont souvent développés en « hors-piste », sortant du « bain » de l’impuissance et de la morosité ambiante. Cette possibilité tient souvent dans l’autonomie dont bénéficient les CPAS, historiquement liée à l’autonomie communale, permettant un « hors cadre dans un cadre commun ». Un problème fréquent est cependant que ces projets n’ont que peu de congruence avec les usages quotidiens au sein des CPAS.
Le DPA-PC dans les CPAS wallons
L’approche du développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités (DPA-PC)3 constitue une proposition de pratique sociale visant à renouer avec l’essence même de la notion de solidarité et pour en revenir aux fondamentaux du travail social dans une visée pragmatique de la justice sociale. Le Centre de formation de la Fédération des CPAS wallons a suggéré cette approche depuis 2009 à ses membres. L’approche DPA-PC est fondée sur les travaux de Yann Le Bossé4 et on peut la résumer comme suit :
- Contexte actuel des CPAS : les problèmes sociaux sont engendrés par les conditions structurelles qui encadrent l’accès et le mode de distribution des ressources collectives ;
- Visées des politiques sociales : il n’est pas pour autant question de prescrire à l’avance la direction des transformations sociales, leurs rythmes ou leurs modalités ;
- Décentration des postures du travailleur social : en ce sens, cette façon de concevoir la pratique sociale a une visée pragmatique et non prescrite.
Le DPA-PC reconnait que les difficultés sociales des personnes sont dues essentiellement au contexte social et notamment à l’accès aux capabilités5, c’est-à-dire l’offre de services et/ou de potentialités à la disposition des personnes pour agir. Mais qu’il est vain le plus souvent d’attendre une transformation radicale des conditions du social qui émergeraient d’une quelconque révolution.
Par cette approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités, il s’agit de permettre que les personnes accompagnées puissent se positionner dans une posture de sujet autonome, qui n’est pas gouverné de l’extérieur, et ce, sans tomber dans l’injonction paradoxale qui nous fait dire à l’usager « Sois autonome et responsable ». Notons que cette injonction n’est pas propre à l’action sociale, elle rejoint en réalité l’injonction faite à chaque individu de construire son propre destin dans notre société « postmoderne », dans le cadre d’une série d’injonctions paradoxales caractéristiques du projet néolibéral6.
Mais quelle est donc la raison pour laquelle on agirait tout de même sur le développement du pouvoir d’agir des personnes ? Une piste d’explication peut être trouvée chez le philosophe Paul Ricœur : « La souffrance n’est pas uniquement définie par la douleur physique, ni même par la douleur mentale, mais par la diminution, voire la destruction de la capacité d’agir, du pouvoir faire, ressentie comme une atteinte à l’intégrité de soi »7. Ricœur s’explique plus précisément encore dans un texte intitulé « La souffrance n’est pas la douleur », paru en 1994 : « Quant à l’impuissance à faire, l’écart entre vouloir et pouvoir d’où elle procède est d’abord commun à la douleur et à la souffrance… Mais, comme le sens ancien du mot souffrir le rappelle, souffrir signifie d’abord endurer… Il faut rappeler ici qu’un agissant n’a pas seulement en face de lui d’autres agissants, mais des patients qui subissent son action. C’est ce rapport qui se trouve inversé dans l’expérience d’être au pouvoir de…, à la merci de…, livré à l’autre. Ce sentiment peut se glisser jusque dans les relations d’aide et de soin. Souffrir, c’est alors se sentir victime de…»8. Telle est une réalité implacable de la relation d’aide. C’est au départ de l’action des personnes que le changement peut émerger et qu’il peut, le cas échéant, aller au-delà d’une situation personnelle de départ, aboutir au changement structurel. Car ce sont les personnes elles-mêmes qui peuvent définir les changements à opérer et les moyens à déployer pour y arriver9.
Cette approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités vise à rétablir les personnes dans leur position de sujet et d’acteur via l’accompagnement social défini par les missions des CPAS. Et ce, en lien avec l’action directe des travailleurs sociaux concernés par cet accompagnement. Dans ce cadre, il y a une opportunité de marge de manœuvre permettant une meilleure efficacité pour le travail social, en phase avec les valeurs fondamentales des CPAS. Le DPA-PC est une approche tout à la fois respectueuse des personnes, motivante pour les travailleurs sociaux et sans doute congruente pour une société plus juste et réellement solidaire… Une piste à développer, dans le sens de la nouvelle vague d’assistance publique.
- Charte sur les valeurs fondatrices des CPAS wallons (2015): ce document a été réalisé à partir des différentes chartes des valeurs et valeurs adoptées par les CPAS et thésaurisées au fil du temps par la Fédération. Il s’est inspiré de textes fondateurs et articles issus de la littérature belge et étrangère reprenant les valeurs relatives à l’aide et l’action sociale.
- Arendt H.: «…nous sommes tous pareils, c’est-à-dire humain, sans que jamais personne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naitre », dans Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1961 et 1983, p. 41 – 43.
- Cette partie du texte a été construite avec la complicité de Bernard Dutrieux.
- Voir les deux tomes de Y. Le Bossé, « Sortir de l’impuissance » et « Invitation à soutenir le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités », Tome 1 : Fondements et cadres conceptuels (2012) & Tome 2 : Aspects pratiques (2016), Paris, Éditions Ardis.
- Voir à ce sujet M. Nussbaum, Women and Human Development : The Capabilities Approach, Cambridge University Press, 2000.
- Voir Maes R. et Mincke Chr., « La liberté (néolibérale) c’est l’esclavage », La Revue nouvelle, 2/2017.
- Ricœur P., Soi-même comme un autre, Le Seuil, Paris, 1990, p. 223.
- Ricœur P., « La souffrance n’est pas la douleur », dans Marin C. & Zaccaï-Renders N., Souffrance et douleur. Autour de Paul Ricœur, Paris, PUF, 2013, p. 13 – 34.
- Desomer V. Portal B. et Dutrieux B., Changer le monde au quotidien L’approche DPA-PC : récits d’expériences, analyses et regards critiques, Éditions UVCW-Fédération des CPAS, juin 2017.