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Covid-19, distribution des risques de précarité. Quels enjeux dans le monde du travail ?
En nous appuyant sur deux ouvrages fondateurs de la sociologie du risque, nous pouvons décrypter l’action publique de l’État néolibéral face à la crise du Covid-19. L’étude des mesures qui concernent le travail montre que l’enjeu de la répartition des risques occupe une place centrale et, ce faisant, que la crise rend plus que jamais explicites les limites des modèles néolibéraux. On ne peut toutefois en considérer comme acquis leur abandon définitif.
Depuis mars 2020, l’apparition des cas de Covid-19 exhorte les gouvernements européens à mettre en place une série de mesures de prévention des multiples risques engendrés par la crise sanitaire. Le gouvernement belge ne fait pas exception : des mesures de distanciation sociale ont été mises en place pour contenir la propagation et la contamination des personnes les plus vulnérables à la maladie, s’accompagnant de mesures de soutien aux travailleurs les plus susceptibles d’être touchés par la cessation des activités économiques.
La crise du Covid-19 nous convie ainsi à une sociologie du risque et du rôle des pouvoirs publics dans sa prise en charge collective. En reprenant deux ouvrages clés de la sociologie du risque, tous deux publiés en 1986, cet article propose une lecture de l’action publique de l’État néolibéral dans un contexte d’exception qui appelle à la solidarité.
De la construction d’une société assurantielle à son démantèlement
Dans son ouvrage L’État providence, François Ewald retraçait les origines des sociétés assurantielles à la fin du XIXe siècle. En France, l’adoption en 1841 de la loi sur le travail des enfants ainsi que celle sur la responsabilité des accidents du travail votée en 1898 marquait les premiers moments de la mise en place de l’idée de collectivisation des risques au travail par l’intervention législative de l’État. De la notion de prévoyance comme responsabilité individuelle du travailleur, on passe à celle d’un droit à la sécurité au travail. Prenant forme dans l’implantation d’un système d’assurance, la prise en charge collective des risques liés aux accidents du travail finit par s’élargir à celle du risque professionnel et éventuellement, à l’ensemble de la sphère sociale pour constituer les fondements de ce qu’Ewald nomme l’«État providence » (Ewald, 1986, p. 226). Sous l’impulsion des syndicats et l’influence politique des travaux de Keynes, la première moitié du XXe siècle donne lieu, dans les sociétés industrielles, à tout un travail de mise en place d’institutions ayant pour fonction de réaliser une société de droits collectifs : assurance maladie et chômage, caisse de pensions, liberté syndicale et droit de grève, conventions collectives et salaires minimum (« barèmes » en Belgique). Du début du XXe siècle à la Première Guerre mondiale, plus de trente-cinq systèmes d’assurances sont mis sur pied dans douze pays d’Europe. Orientés vers le maintien d’une efficacité globale du système de production capitaliste, ces systèmes d’assurances, à travers la loi de la moyenne, prennent en charge la gestion du salaire des travailleurs dans une logique de prévoyance alors qu’elle était jusque-là sous l’emprise de la logique de la responsabilité individuelle des travailleurs au sein de l’État libéral (Gagné, 1985, p. 11 – 12). Tel qu’on en connait l’histoire, le développement d’une société de droits sociaux, solidifiée et institutionnalisée après la Deuxième Guerre, qui s’accompagnent de la nationalisation des services publics dans plusieurs pays, atteint son apogée pendant la période des années 1945 – 1975.
L’institution du droit social qui consacre le dépassement du droit naturel au fondement de l’État libéral ne se fera toutefois pas sans provoquer la réaction des tenants du libéralisme économique. Au tournant des années 1930, le colloque Walter Lippmann avait réuni quelques figures de proue de la pensée libérale afin d’en assurer le renouvèlement. Dans le débat entre les penseurs de l’école autrichienne et celle des ordolibéraux, se dessinent alors les lignes théoriques qui circonscrivent une forme d’interventionnisme de l’État qui, contre Keynes et le planisme économique, doit s’effectuer en faveur d’une société régie par la règle de la concurrence du marché (Foucault, 2004, p. 152). Au cœur de cette vision néolibérale prédomine la figure de l’homo economicus dans laquelle l’être collectif se voit transformé en acteur rationnel réglé au diapason du marché : les étudiants, entrepreneurs de leur projet éducatif, pourront compter sur la flexibilité des cursus pour se constituer un stock de capital humain répondant aux besoins du marché du travail. Les travailleurs, libérés de la rigidité de l’emploi, deviendront des micro-entrepreneurs responsables de la rentabilité de leurs stocks de compétences.
Au lendemain de la Deuxième Guerre, la fondation de la Société du Mont Pèlerin reprend le flambeau en tant que lieu de rassemblement et de propagation de l’idéologie néolibérale (Denord, 2002, p. 13). En parallèle de la réalisation du programme keynésien, les néolibéraux vont multiplier les stratégies de communication afin de dispenser leurs idées. Alors qu’Hayek (1974) et Friedman (1976) se voient octroyer à tour de rôle le prix Nobel d’économie, les perturbations économiques du milieu des années 1970 ébranlent le socle des théories keynésiennes et ouvrent une fenêtre d’opportunité aux néolibéraux pour en appeler à un véritable bouleversement de la société fondée sur les droits collectifs. Dans une économie en voie de mondialisation, la société doit pouvoir compter sur une main‑d’œuvre flexible prête à satisfaire les besoins en constant changement du marché du travail. Dans ce nouveau programme politique, Gagné rappelle que le rôle de l’«État commercial ouvert » se résume à « aider ce qui marche et laisser tomber ce qui tombe » (Gagné, 1985, p. 23). Dans la plupart des pays industrialisés, la décennie des années 1980 s’ouvre sur la traduction des principes de l’idéologie néolibérale dans les programmes des nouveaux gouvernements élus : privatisation des services publics et hausse des tarifs, dérégulation du droit syndical, affaiblissement de la sécurité sociale, signature des premiers accords de libre-échange, etc.
La gestion des « nouveaux » risques dans les sociétés contemporaines
La mise en application des programmes politiques alignés sur l’idéologie néolibérale, qui prétend libérer les individus de la rigidité des politiques keynésiennes, procède du même coup à l’affaiblissement de la sécurité sociale et du principe de l’assurance collective, menant ainsi à l’effritement du principe de prise en charge collective des risques du travail, mais également à celle des nouveaux risques engendrés par la phase d’industrialisation et les progrès technologiques du dernier siècle.
Dans son ouvrage La société du risque, Ulrich Beck proposait déjà en 1986, une autre lecture de la contribution de nouveaux risques à la transformation des sociétés contemporaines dans ce qu’il appelle la « modernité réflexive ». Héritières des effets non contrôlés de l’industrialisation des sociétés modernes, les sociétés contemporaines se retrouveraient ainsi aux prises avec une série de risques de diverse nature : pollution, nouvelles maladies, catastrophes naturelles, pauvreté, etc.
À la question de la production et de la distribution de la richesse dans la phase d’industrialisation des sociétés modernes, se superposerait la question de la distribution de nouveaux risques dans les sociétés contemporaines. Certains des risques touchant l’ensemble de la population iraient même, selon Beck, jusqu’à remettre en question la perméabilité des classes sociales et des États nations : « Ecological disaster and atomic fallout ignore the borders of nations. Even the rich and powerful are not safe from them » (Beck, 1992, p. 23). Beck résume ainsi ce qu’il appelle l’effet boomerang par l’idée que ceux qui produisent les risques et en bénéficient finissent éventuellement, eux aussi, par en subir les conséquences : «[…] poverty is herarchic, smog is democratic » (Beck, 1992, p. 36 – 37).
Bien que plusieurs catastrophes naturelles soient effectivement susceptibles de toucher l’ensemble d’une population, Beck rappelle toutefois que la vulnérabilité face aux risques, et, à l’inverse, la capacité de s’en prémunir, est fortement corrélée au pouvoir économique concentré entre les mains de certaines strates de la population. Si, comme plusieurs risques, le Covid-19 affecte de fait l’ensemble de la population, l’actuelle pandémie permet de bien constater la répartition inégale des effets de ces risques et leur concentration chez les plus vulnérables. Bien plus encore, la crise sanitaire contribue à l’amplification de la vulnérabilité des personnes et de la précarité de plusieurs travailleurs par la crise sanitaire, provoquant l’improvisation des gouvernements dans la mise en place de mesures de soutien d’urgence. Avant de parler d’une nouvelle crise du néolibéralisme, nous proposons une brève analyse des processus de concertation sociale de ce début de crise menant aux mesures à adopter pour les travailleurs en Belgique.
Un rapport de force syndical affaibli dans la concertation sociale
La remise en cause du néolibéralisme peut-elle se lire dans les mesures sanitaires du gouvernement ou l’imposition de la distanciation sociale ? Certains ont d’ores et déjà interprété l’intervention de l’État et les mesures de la crise sanitaire comme une remise en cause générale du néolibéralisme, voire du capitalisme, notamment derrière les récentes déclarations d’Emmanuel Macron dans son discours du 12 mars : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner notre cadre de vie, en définitive, à d’autres est une folie. »
Il serait difficile de voir un changement de cap fondamental dans la pensée néolibérale : elle ne s’est jamais vraiment targuée d’un non-usage de l’État, tant que celui-ci avait pour objectif de protéger « le marché ». En Belgique, comme dans la plupart des pays où l’État providence est le plus avancé, la dépendance au sentier reste forte, et on ne peut parler d’un retrait de l’interventionnisme économique et social, même de la part des partis les plus libéraux. On peut aussi rappeler ce qui est dans notre pays considéré comme une des toutes premières pierres de la sécurité sociale, la loi sur les accidents de travail en 1903 (gouvernement de Smet de Naeyer II, catholique). D’un point de vue historique, le volontarisme politique en matière de bienêtre et santé n’est donc pas si étonnant.
Dans le contexte de la crise sanitaire du Covid-19, la finalité et les modalités de l’interventionnisme de l’État demeurent l’objet de négociation entre syndicats et patrons. En Belgique, la coutume veut que la concertation sociale précède la législation sociale afin d’éviter les risques de conflits sociaux. Bien qu’elle soit une fierté des syndicats, héritiers d’une longue tradition de concertation, cette pratique a déjà été largement mise à mal ces dernières années. Les accords interprofessionnels de 2015 et 2019 ont ainsi vu une FGTB mise à l’écart. Le gouvernement Michel (2014 – 2018) a pris plusieurs mesures notamment en matière de limitation salariale alors même qu’elles n’avaient pas été demandées, officiellement, du moins, par les employeurs.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que la question de la concertation dans la gestion de la crise est très peu présente. Pas de mention des comités de protection et prévention au travail (CPPT) dans les mesures de crise. Pas de propositions d’analyses de risques à organiser au pied levé. Seuls les syndicats rappellent la nécessité de leur usage, notamment dans les entreprises qui eprouvent des difficultés à mettre en place les mesures. Les employeurs ont ainsi choisi très majoritairement de continuer le travail avec des ajustements très mineurs plutôt que l’arrêter par sécurité, le repenser et reprendre la production ensuite.
En Belgique, la crise du coronavirus ne semble pas avoir été largement anticipée par les syndicats et le gouvernement, les premières discussions sur les mesures à prendre n’ont souvent commencé que quelques jours avant la mise en place de la phase 2.
Fermeture des entreprises : un défi pour la sécurité sociale
Dans bien des pays d’Europe, la fermeture des entreprises figure parmi les enjeux majeurs des négociations entre patrons et syndicats. La situation catastrophique en Italie pousse les travailleurs à débrayer dans divers secteurs, avec les syndicats alternatifs CoBas (Confederazione dei comitati di base) en tête qui réclament la fermeture des secteurs non essentiels. En France, le 18 mars, la CGT demande de pouvoir fermer les secteurs non essentiels si les conditions ne permettent pas de travailler en sécurité, ou qui sont déjà fortement touchés par la maladie. En Belgique, la déclaration du Groupe des 10 (G10) le 16 mars est, quant à elle, sans équivoque : il faut maintenir le travail.
Lors de premières mesures de confinement, le 12 mars, décrétées unilatéralement par le gouvernement provisoire, les modalités s’attachent avant tout à réduire la masse des travailleurs dans les entreprises, en organisant un maximum le télétravail et en mettant à la maison les malades et les personnes à risques. C’est donc quatre jours plus tard que le G10, organe référence de la concertation patrons-syndicats, publie sa position.
« Elles jugent [les organisations syndicales et patronales] important que les travailleurs qui ne sont pas contaminés restent au maximum au travail, sans quoi notre économie, nos soins de santé et l’approvisionnement de la population en denrées vitales et en soins s’en trouveraient menacés. Les employeurs et travailleurs concernés doivent alors suivre scrupuleusement les prescriptions d’hygiène. Les employeurs sont appelés à prévoir, en concertation et dans la mesure du possible, des formes de travail adaptées (télétravail, horaires flottants…)» (G10, 16 mars 2020).
Cette position des directions syndicales belges peut être interprétée, d’une part, comme étant le résultat de la lente prise de conscience de la gravité de la situation au 16 mars et, d’autre part, comme une volonté d’éviter une catastrophe sociale. La fermeture généralisée des entreprises non essentielles enverrait de très nombreux travailleurs en chômage temporaire, diminuant leur revenu (65 % en temps normal, renégocié pour l’occasion à 70 %) et faisant porter par la même occasion un cout énorme sur les caisses de solidarité. Du haut du G10, les représentants syndicaux ne pouvaient, à cette date, prendre aisément une telle responsabilité.
La position du G10 est suivie le 17 mars par l’adoption de nouvelles mesures par le Conseil national de sécurité. Ces mesures constituent le cadre dans lequel les activités économiques doivent se poursuivre à partir du 18 mars : modalités et conditions d’acceptation du télétravail, mesures d’hygiène obligatoires pour les employeurs, modalités d’appel au chômage temporaire pour des raisons économiques, etc. (Service public fédéral ‑Emploi Travail et Concertation sociale, 27 mars 2020). Diverses mesures sont également mises en place pour les travailleurs et les indépendants : allégement du droit de passerelle, report, réduction ou dispense des cotisations sociales, droit de renonciation aux majorations, etc. (Sécurité sociale – Entrepreneurs indépendants, 31 mars 2020).
La semaine suivante, la situation a très vite évolué. On observe les quasi-fermetures d’un secteur à hauts risques de contamination, ainsi que des mouvements de protestation dans les secteurs du commerce (Brico), de l’industrie (Audi) et des transports (TEC). Leurs revendications portent majoritairement sur l’absence de mesures de protection (gants, distances de sécurité, etc.) et la désinvolture des directions face à la situation. Le secteur des aides ménagères a presque été totalement fermé en Wallonie, en raison de l’impossibilité de respecter l’essentiel des mesures sanitaire dans un secteur où les usagers sont souvent âgés de plus de soixante-cinq ans. Cependant, certaines entreprises restent ouvertes et sont l’objet de revendications de fermeture et de compensation financière pour des salaires très bas (FGTB, 20 mars 2020).
Cette situation a rapidement incité les syndicats à mettre en tête de leurs revendications la question de santé des travailleurs et de la population, face au maintien de la production des entreprises. Se rapprochant ainsi de la position de la CGT française, les syndicats belges exigent que les mesures sanitaires adéquates soient conditionnelles à la poursuite des activités économiques non essentielles (RTBF, 25 mars 2020).
La fermeture des entreprises dans de nombreux secteurs est rapidement devenue un état de fait. Les difficultés à organiser le travail de manière sécurisée, avec du personnel restreint à cause de la mise à l’écart de certains travailleurs par prévention ou pour cause de maladie, ainsi que l’arrêt des activités de leurs fournisseurs poussent les entreprises à fermer. Ces fermetures touchent d’abord les grandes entreprises, les petites entreprises n’ont pas les moyens de se permettre une fermeture, et font également face à une critique syndicale moins forte. En réaction à la crise sociale que provoque la mise au chômage de près d’un million de travailleurs, les syndicats proposent au gouvernement d’imiter les pays voisins en portant le montant du chômage temporaire à 80 % du dernier salaire, soit 15 % de plus que le montant normal au lieu de 5 % (FGTB, 20 mars).
Afin d’éviter la fermeture totale de l’ensemble des secteurs, notamment ceux jugés essentiels, le télétravail s’impose comme solution conforme aux mesures de distanciation sociale. Avec le développement de l’internet et la démocratisation de l’informatique, le télétravail permet ainsi à de nombreux travailleurs de poursuivre leurs activités professionnelles depuis leur domicile.
Cette réalité récente peut ainsi satisfaire plusieurs travailleurs qui souhaitent, pour des raisons d’économie de trajets et de flexibilité, prester un certain nombre d’heures en télétravail. Malgré cela, le télétravail comporte un certain nombre d’enjeux syndicaux. Si en Belgique, certains travailleurs sont éligibles à de légères compensations, ils deviennent dans tous les cas responsables de la qualité de leur environnement de travail respectif, dont la frontière avec celui de la vie privée devient abstraite. Cette nouvelle forme d’invasion de la vie professionnelle dans le domaine de la vie privée peut dans bien des cas constituer un stress supplémentaire chez les quelques travailleurs qui oublieront de calculer quelques heures au profit de leurs employeurs. Finalement, le télétravail peut être vu comme un processus d’individualisation des travailleurs contribuant à l’effritement de leur identité collective et leur solidarité. Les conditions qu’impose la distanciation sociale ouvrent ainsi l’opportunité, pour plusieurs milieux professionnels, de tester ou de perfectionner les mesures du télétravail, qui pourrait graduellement s’instaurer comme norme après la crise du Covid-19.
Opportunisme et stratégie du choc
Tel est le cas pour le télétravail, la crise du coronavirus se présente comme un contexte ouvrant de nouvelles « opportunités » pour les employeurs, rappelant l’hypothèse de la « stratégie du choc » formulée par Naomi Klein : l’état d’urgence facilite la revendication et l’instauration de mesures néolibérales exceptionnelles pouvant s’instaurer comme norme une fois la crise résorbée (Klein, 2007).
En matière de règlementation, on a pu ainsi voir les syndicats de l’enseignement devoir rappeler qu’il était tout sauf opportun de venir modifier les règlements de travail durant la crise. Dans le même esprit, on pourra voir le gouvernement suivre les intérêts de la Fédération des entreprises du commerce (Comeos), qui tente d’élargir les plages d’ouverture des commerces. Sollicitée pendant la crise, la dérégulation des horaires (travail du dimanche et en soirée) était déjà inscrite dans la réalité des conditions de travail au sein de plusieurs de ces commerces. Il va sans dire que l’élargissement de ces horaires répond à des demandes patronales qui précèdent la crise du Covid-19.
Dans certaines entreprises dont on parle moins, les employeurs vont parfois jusqu’à pousser leurs travailleurs à se mettre en congé ou à simplement refuser aux travailleurs malades leur premier mois de salaire garanti et en les plaçant en chômage rétroactivement. Sous couvert de la volonté de protéger les revenus de certains, les patrons s’assurent une main‑d’œuvre disponible durant le reste de l’année pour compenser leur potentiel manque à gagner (7sur7, 27 mars 2020).
Au moment de rédaction de cet article, les syndicats dénoncent déjà les pouvoirs spéciaux attribués au gouvernement provisoire pour résoudre la crise qui, par son article 5.5, permettrait de s’attaquer à la législation sociale. Un tel pouvoir, dans les mains d’un gouvernement héritier des mêmes méthodes que durant les précédentes crises économiques, pourrait s’avérer capable de renforcer la flexibilisation et ainsi poursuivre l’affaiblissement du pouvoir syndical dans la concertation sociale.
Dialectique de crises et aubaines syndicales
Tel que l’évoque l’attitude de certains employeurs à l’égard de leurs travailleurs, le contexte de crise peut s’avérer une opportunité pour mettre en place des mesures exceptionnelles par la suite normalisées. Si pour les employeurs, la crise du Covid-19 s’avère l’occasion de s’attaquer à la législation sociale, ouvrirait-elle également quelques opportunités du côté des travailleurs ?
Nous pouvons déjà émettre l’hypothèse que la mise en chômage temporaire d’au moins un million de travailleurs (sur une population d’environ 6,5 millions d’«actifs ») fera certainement gonfler les rangs des syndicats et ce, pour trois raisons principales. Premièrement, parce qu’il est d’usage en Belgique de s’affilier pour recevoir les allocations de chômage. Deuxièmement parce que certains secteurs mis en chômage temporaire sont fortement syndiqués, notamment dans les milieux industriels, et troisièmement parce que les offices de paiements des syndicats, déjà très efficaces, encaisseront surement le choc. Si regain des affiliations il risque d’y avoir, rien ne garantit toutefois leur stabilisation sur la prochaine décennie.
En plus de potentiellement voir le nombre de leurs membres augmenter, les syndicats ont pris la balle au bond pour faire valoir de nouvelles revendications. Au-delà de leur engagement à exiger la mise en place des mesures sanitaires dans les entreprises, ils se penchent sur le maintien du niveau de vie : demande de disposer 80 % des revenus bruts en chômage temporaire, revendication pour la mise en place d’accords sectoriels pour une prime de 5 euros par jour en cas de chômage, ou encore de primes spéciales dans la distribution. Pour répondre aux besoins de distanciation et éviter l’épuisement, ils proposent également de réfléchir à des réductions du temps de travail dans les secteurs maintenus ouverts.
Les syndicats pourraient ainsi ressortir de la crise avec un positionnement stratégique renforcé par le soutien large des travailleurs défendus. Ce renforcement de la position syndicale pourrait s’avérer être une opportunité de relancer plus vivement des débats soulevés, sans succès jusqu’à présent, par les organisations tels que l’augmentation des salaires, la réduction du temps de travail ou la remise en cause du modèle économique néolibéral, voire capitaliste.
S’il est autorisé de formuler ces réflexions plus optimistes, les luttes syndicales demeurent confrontées à des défis de taille. Bien que les syndicats puissent brandir la menace de l’inspection sociale pour les entreprises récalcitrantes, le confinement et l’état de crise pourraient aussi fortement brider la capacité de résistance collective et son expression par la grève.
De plus, la Belgique, par son système de concertation sociale avec de très nombreux travailleurs répartis en sous-compartiments, laisse peu de place à des revendications pour l’ensemble des salariés. Au-delà des gains pour les secteurs traditionnels où les syndicats sont implantés, les nouveaux secteurs « de masse », mais aux postes de travail éclatés et aux contrats précaires, constituent un enjeu majeur pour la représentation syndicale et la protection de l’ensemble des travailleurs. En ce sens, les structures syndicales ne parviennent pas toujours à formuler des revendications qui couvrent les conditions particulières des travailleurs les plus précaires : les aides ménagères demandent la fermeture et des compensations pour obtenir plus de 70 % de salaire, les intérimaires et étudiants réclament l’extension du chômage temporaire à leur cas, les premiers en raison des industries au ralenti, les seconds à cause de la fermeture complète de l’horeca.
Bien que certaines de ces revendications aient été entendues, notamment dans le cas des intérimaires, plusieurs travailleurs dont la précarité se caractérise par une instabilité de l’emploi figurent dans l’angle mort des revendications syndicales : « l’interdiction de licenciement sans motif valable » étant déjà inscrite dans le droit du travail belge, il n’y a pas lieu pour les syndicats de revendiquer la sécurité de l’emploi pour les travailleurs dont la stabilité de l’emploi est déjà garantie dans la législation. L’absence de revendication syndicale en faveur d’une plus grande sécurité d’emploi aura des conséquences pour les travailleurs dont le contrat n’est pas rompu, mais simplement non renouvelé.
Enfin, l’actuelle crise sanitaire rendra la vie professionnelle des ubérisés, livreurs, travailleurs de la vente en ligne d’autant plus difficile, voire plus insupportable, qu’elle l’était déjà. Ces secteurs, dont le développement s’est récemment accéléré, se caractérisent par un turn-over de main‑d’œuvre élevé et des pratiques antisyndicales.
Conclusion
À un moment où elle touche l’ensemble de la population, la crise du Covid-19 constitue un cas d’étude pertinent pour discuter de l’hypothèse de Beck sur la perméabilité des classes sociales. La crise sanitaire actuelle met en exergue une série d’enjeux cruciaux portant autant sur la force de l’organisation des travailleurs et leur capacité à se défendre que sur le résultat même des négociations. Dans un contexte où s’effrite l’emploi traditionnel, les syndicats affaiblis et les mesures mises en place laissent sur le bord de la route des travailleurs autonomes et des micro-entrepreneurs dont le statut amène de nouvelles questions pour la représentation syndicale.
Quant à une supposée dissolution des classes sociales dans l’apparition de nouveaux risques, tant l’analyse de la concertation sociale au sein de laquelle s’est déroulé le processus de négociation entre patrons et syndicats que les mesures d’urgence finalement mises en place par l’État belge ne viennent confirmer le postulat formulé par Beck. Loin de pouvoir être corroborée, l’hypothèse de Beck a toutefois le mérite d’ouvrir un nouvel angle d’analyse pour appréhender la gestion collective des risques liés au Covid-19 et les solidarités qu’elle est susceptible de créer.
Comme nos observations des négociations entre patrons et syndicats le laissaient suggérer dans un premier temps, il semble que le contexte de crise du Covid-19 ait eu un effet de renforcement de la concertation au nom de la paix sociale, mais également au profit d’un maintien en activité d’un certain nombre de travailleurs. L’appel à la « solidarité et au sens civique », inscrit dans la prise de position qui découle de la réunion du 16 mars 2020 du G10, consiste ainsi en un appel aux compromis patrons-syndicats en faveur du maintien de l’activité économique. Dans un contexte de concertation sociale dans lequel le pouvoir des organisations syndicales est affaibli, il existe un risque majeur que les travailleurs fassent les frais de cette union « patrons-syndicats » au nom de la préservation de la santé publique et de l’économie de marché. Comme le relève la presse belge, les revendications syndicales pour l’application de strictes mesures d’hygiène conditionnelles au maintien de l’ouverture des entreprises restent sans réponse au sein de certains secteurs de travail, tels que celui des aides ménagères. Et bien qu’elles puissent laisser croire à un retour de l’État social, les mesures adoptées par l’État belge pour soutenir les travailleurs demeurent, quant à elles, temporaires et laissent dans l’ombre les nouveaux travailleurs « ubérisés » qui subiront la précarité de l’absence de statut.
Si dans le cadre de cet article, notre analyse prenait d’abord pour objet le processus de concertation sociale menant à l’entente sur les mesures à adopter pour les travailleurs, elle devrait être complétée par une analyse des autres « oubliés » de la crise du Covid-19. La question de la précarité dépasse celle de l’angle du travail et doit être élargie à toutes celles dont la question de la couverture sociale se pose. Malgré l’Arrêté du 17 mars interdisant les expulsions domiciliaires1, la sécurité sociale insuffisante est susceptible d’engendrer de nouveaux cas de personnes sans domicile fixe dus à l’absence de revenus assurés. Aux sans-abris, nous pouvons ajouter à la liste des oubliés de la crise toute une série de personnes dont les conditions misérables ne pourront que s’aggraver : femmes victimes de violences laissées à elles-mêmes, travailleuses du sexe, prisonniers, sans-papiers, etc. Cette crise aura pour effet d’amplifier, à court ou moyen terme, la précarité de l’ensemble de ces personnes et posera pour tous les défenseurs de l’assurance collective, syndicats en tête, un enjeu politique majeur.
L’amplification des conditions de précarité et de pauvreté face à la crise sanitaire du Covid-19 donnerait ainsi d’avantage raison à la deuxième hypothèse de Beck quant aux inégalités sociales vis-à-vis de l’expérimentation des risques et la capacité de s’en prémunir. À l’inverse, rien pour l’instant ne laisse présager la confirmation de l’hypothèse d’un effet boomerang qui, selon Beck, remettrait les couts, sanitaires et économiques, de la crise entre les mains des responsables de la production de risques. S’il est encore tôt pour tirer des conclusions sur la spécificité des profils socioéconomiques des personnes touchées par le Covid-19, nous constatons déjà les revendications des employeurs qui réclament la « collectivisation des pertes » engendrées par la crise. En Belgique, la Voka (Fédération des employeurs flamands) réclame des moyens pour payer les salaires. En France, le patronat propose de nationaliser les secteurs qui s’écroulent. Ayant encore en tête le scénario postcrise financière de 2008, il semble dès lors raisonnable d’anticiper le spectre de l’austérité budgétaire de l’après-crise justifiée par l’endettement de l’État, le renflouement des secteurs bancaires qui auront été sollicités par les entreprises et la nécessité d’un plan de sauvetage de l’économie.
Si elle ne semble pas pour l’instant ébranler les socles idéologiques du néolibéralisme, la crise sanitaire du Covid-19 permet néanmoins de mettre ses limites en évidence. Alors que les travailleurs précaires, et l’ensemble des citoyens laissés dans l’ombre, s’apprêtent à subir le contrecoup de l’affaiblissement du pouvoir syndical au sein de la concertation sociale, la crise sanitaire actuelle remet en avant les débats stratégiques des combats sociaux des deux dernières décennies : comment réimposer un rapport de force à l’heure où la concertation sociale, compromis de l’après Deuxième Guerre mondiale, est de moins en moins reconnue par les tenants du pouvoir ? Et comment, in fine, mettre ce rapport de force à contribution pour un véritable changement sociétal dont l’opportunité nous est offerte par la crise actuelle ?
- Arrêté du ministre-président de la Région de Bruxelles- Capitale interdisant les expulsions domiciliaires. L’article premier de cet arrêté interdit toutes expulsions physiques domiciliaires jusqu’au 3 avril 2020.