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Covid-19, distribution des risques de précarité. Quels enjeux dans le monde du travail ?

Numéro 3 – 2020 - Covid-19 néolibéralisme pandémie syndicat travail par François Fecteau Gérald Renier

avril 2020

En nous appuyant sur deux ouvrages fon­da­teurs de la socio­lo­gie du risque, nous pou­vons décryp­ter l’action publique de l’État néo­li­bé­ral face à la crise du Covid-19. L’étude des mesures qui concernent le tra­vail montre que l’enjeu de la répar­ti­tion des risques occupe une place cen­trale et, ce fai­sant, que la crise rend plus que jamais expli­cites les limites des modèles néo­li­bé­raux. On ne peut tou­te­fois en consi­dé­rer comme acquis leur aban­don définitif.

Dossier

Depuis mars 2020, l’apparition des cas de Covid-19 exhorte les gou­ver­ne­ments euro­péens à mettre en place une série de mesures de pré­ven­tion des mul­tiples risques engen­drés par la crise sani­taire. Le gou­ver­ne­ment belge ne fait pas excep­tion : des mesures de dis­tan­cia­tion sociale ont été mises en place pour conte­nir la pro­pa­ga­tion et la conta­mi­na­tion des per­sonnes les plus vul­né­rables à la mala­die, s’accompagnant de mesures de sou­tien aux tra­vailleurs les plus sus­cep­tibles d’être tou­chés par la ces­sa­tion des acti­vi­tés économiques.

La crise du Covid-19 nous convie ain­si à une socio­lo­gie du risque et du rôle des pou­voirs publics dans sa prise en charge col­lec­tive. En repre­nant deux ouvrages clés de la socio­lo­gie du risque, tous deux publiés en 1986, cet article pro­pose une lec­ture de l’action publique de l’État néo­li­bé­ral dans un contexte d’exception qui appelle à la solidarité.

De la construction d’une société assurantielle à son démantèlement

Dans son ouvrage L’État pro­vi­dence, Fran­çois Ewald retra­çait les ori­gines des socié­tés assu­ran­tielles à la fin du XIXe siècle. En France, l’adoption en 1841 de la loi sur le tra­vail des enfants ain­si que celle sur la res­pon­sa­bi­li­té des acci­dents du tra­vail votée en 1898 mar­quait les pre­miers moments de la mise en place de l’idée de col­lec­ti­vi­sa­tion des risques au tra­vail par l’intervention légis­la­tive de l’État. De la notion de pré­voyance comme res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle du tra­vailleur, on passe à celle d’un droit à la sécu­ri­té au tra­vail. Pre­nant forme dans l’implantation d’un sys­tème d’assurance, la prise en charge col­lec­tive des risques liés aux acci­dents du tra­vail finit par s’élargir à celle du risque pro­fes­sion­nel et éven­tuel­le­ment, à l’ensemble de la sphère sociale pour consti­tuer les fon­de­ments de ce qu’Ewald nomme l’«État pro­vi­dence » (Ewald, 1986, p. 226). Sous l’impulsion des syn­di­cats et l’influence poli­tique des tra­vaux de Keynes, la pre­mière moi­tié du XXe siècle donne lieu, dans les socié­tés indus­trielles, à tout un tra­vail de mise en place d’institutions ayant pour fonc­tion de réa­li­ser une socié­té de droits col­lec­tifs : assu­rance mala­die et chô­mage, caisse de pen­sions, liber­té syn­di­cale et droit de grève, conven­tions col­lec­tives et salaires mini­mum (« barèmes » en Bel­gique). Du début du XXe siècle à la Pre­mière Guerre mon­diale, plus de trente-cinq sys­tèmes d’assurances sont mis sur pied dans douze pays d’Europe. Orien­tés vers le main­tien d’une effi­ca­ci­té glo­bale du sys­tème de pro­duc­tion capi­ta­liste, ces sys­tèmes d’assurances, à tra­vers la loi de la moyenne, prennent en charge la ges­tion du salaire des tra­vailleurs dans une logique de pré­voyance alors qu’elle était jusque-là sous l’emprise de la logique de la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle des tra­vailleurs au sein de l’État libé­ral (Gagné, 1985, p. 11 – 12). Tel qu’on en connait l’histoire, le déve­lop­pe­ment d’une socié­té de droits sociaux, soli­di­fiée et ins­ti­tu­tion­na­li­sée après la Deuxième Guerre, qui s’accompagnent de la natio­na­li­sa­tion des ser­vices publics dans plu­sieurs pays, atteint son apo­gée pen­dant la période des années 1945 – 1975.

L’institution du droit social qui consacre le dépas­se­ment du droit natu­rel au fon­de­ment de l’État libé­ral ne se fera tou­te­fois pas sans pro­vo­quer la réac­tion des tenants du libé­ra­lisme éco­no­mique. Au tour­nant des années 1930, le col­loque Wal­ter Lipp­mann avait réuni quelques figures de proue de la pen­sée libé­rale afin d’en assu­rer le renou­vè­le­ment. Dans le débat entre les pen­seurs de l’école autri­chienne et celle des ordo­li­bé­raux, se des­sinent alors les lignes théo­riques qui cir­cons­crivent une forme d’interventionnisme de l’État qui, contre Keynes et le pla­nisme éco­no­mique, doit s’effectuer en faveur d’une socié­té régie par la règle de la concur­rence du mar­ché (Fou­cault, 2004, p. 152). Au cœur de cette vision néo­li­bé­rale pré­do­mine la figure de l’homo eco­no­mi­cus dans laquelle l’être col­lec­tif se voit trans­for­mé en acteur ration­nel réglé au dia­pa­son du mar­ché : les étu­diants, entre­pre­neurs de leur pro­jet édu­ca­tif, pour­ront comp­ter sur la flexi­bi­li­té des cur­sus pour se consti­tuer un stock de capi­tal humain répon­dant aux besoins du mar­ché du tra­vail. Les tra­vailleurs, libé­rés de la rigi­di­té de l’emploi, devien­dront des micro-entre­pre­neurs res­pon­sables de la ren­ta­bi­li­té de leurs stocks de compétences.

Au len­de­main de la Deuxième Guerre, la fon­da­tion de la Socié­té du Mont Pèle­rin reprend le flam­beau en tant que lieu de ras­sem­ble­ment et de pro­pa­ga­tion de l’idéologie néo­li­bé­rale (Denord, 2002, p. 13). En paral­lèle de la réa­li­sa­tion du pro­gramme key­né­sien, les néo­li­bé­raux vont mul­ti­plier les stra­té­gies de com­mu­ni­ca­tion afin de dis­pen­ser leurs idées. Alors qu’Hayek (1974) et Fried­man (1976) se voient octroyer à tour de rôle le prix Nobel d’économie, les per­tur­ba­tions éco­no­miques du milieu des années 1970 ébranlent le socle des théo­ries key­né­siennes et ouvrent une fenêtre d’opportunité aux néo­li­bé­raux pour en appe­ler à un véri­table bou­le­ver­se­ment de la socié­té fon­dée sur les droits col­lec­tifs. Dans une éco­no­mie en voie de mon­dia­li­sa­tion, la socié­té doit pou­voir comp­ter sur une main‑d’œuvre flexible prête à satis­faire les besoins en constant chan­ge­ment du mar­ché du tra­vail. Dans ce nou­veau pro­gramme poli­tique, Gagné rap­pelle que le rôle de l’«État com­mer­cial ouvert » se résume à « aider ce qui marche et lais­ser tom­ber ce qui tombe » (Gagné, 1985, p. 23). Dans la plu­part des pays indus­tria­li­sés, la décen­nie des années 1980 s’ouvre sur la tra­duc­tion des prin­cipes de l’idéologie néo­li­bé­rale dans les pro­grammes des nou­veaux gou­ver­ne­ments élus : pri­va­ti­sa­tion des ser­vices publics et hausse des tarifs, déré­gu­la­tion du droit syn­di­cal, affai­blis­se­ment de la sécu­ri­té sociale, signa­ture des pre­miers accords de libre-échange, etc.

La gestion des « nouveaux » risques dans les sociétés contemporaines

La mise en appli­ca­tion des pro­grammes poli­tiques ali­gnés sur l’idéologie néo­li­bé­rale, qui pré­tend libé­rer les indi­vi­dus de la rigi­di­té des poli­tiques key­né­siennes, pro­cède du même coup à l’affaiblissement de la sécu­ri­té sociale et du prin­cipe de l’assurance col­lec­tive, menant ain­si à l’effritement du prin­cipe de prise en charge col­lec­tive des risques du tra­vail, mais éga­le­ment à celle des nou­veaux risques engen­drés par la phase d’industrialisation et les pro­grès tech­no­lo­giques du der­nier siècle.

Dans son ouvrage La socié­té du risque, Ulrich Beck pro­po­sait déjà en 1986, une autre lec­ture de la contri­bu­tion de nou­veaux risques à la trans­for­ma­tion des socié­tés contem­po­raines dans ce qu’il appelle la « moder­ni­té réflexive ». Héri­tières des effets non contrô­lés de l’industrialisation des socié­tés modernes, les socié­tés contem­po­raines se retrou­ve­raient ain­si aux prises avec une série de risques de diverse nature : pol­lu­tion, nou­velles mala­dies, catas­trophes natu­relles, pau­vre­té, etc.

À la ques­tion de la pro­duc­tion et de la dis­tri­bu­tion de la richesse dans la phase d’industrialisation des socié­tés modernes, se super­po­se­rait la ques­tion de la dis­tri­bu­tion de nou­veaux risques dans les socié­tés contem­po­raines. Cer­tains des risques tou­chant l’ensemble de la popu­la­tion iraient même, selon Beck, jusqu’à remettre en ques­tion la per­méa­bi­li­té des classes sociales et des États nations : « Eco­lo­gi­cal disas­ter and ato­mic fal­lout ignore the bor­ders of nations. Even the rich and power­ful are not safe from them » (Beck, 1992, p. 23). Beck résume ain­si ce qu’il appelle l’effet boo­me­rang par l’idée que ceux qui pro­duisent les risques et en béné­fi­cient finissent éven­tuel­le­ment, eux aus­si, par en subir les consé­quences : «[…] pover­ty is herar­chic, smog is demo­cra­tic » (Beck, 1992, p. 36 – 37).

Bien que plu­sieurs catas­trophes natu­relles soient effec­ti­ve­ment sus­cep­tibles de tou­cher l’ensemble d’une popu­la­tion, Beck rap­pelle tou­te­fois que la vul­né­ra­bi­li­té face aux risques, et, à l’inverse, la capa­ci­té de s’en pré­mu­nir, est for­te­ment cor­ré­lée au pou­voir éco­no­mique concen­tré entre les mains de cer­taines strates de la popu­la­tion. Si, comme plu­sieurs risques, le Covid-19 affecte de fait l’ensemble de la popu­la­tion, l’actuelle pan­dé­mie per­met de bien consta­ter la répar­ti­tion inégale des effets de ces risques et leur concen­tra­tion chez les plus vul­né­rables. Bien plus encore, la crise sani­taire contri­bue à l’amplification de la vul­né­ra­bi­li­té des per­sonnes et de la pré­ca­ri­té de plu­sieurs tra­vailleurs par la crise sani­taire, pro­vo­quant l’improvisation des gou­ver­ne­ments dans la mise en place de mesures de sou­tien d’urgence. Avant de par­ler d’une nou­velle crise du néo­li­bé­ra­lisme, nous pro­po­sons une brève ana­lyse des pro­ces­sus de concer­ta­tion sociale de ce début de crise menant aux mesures à adop­ter pour les tra­vailleurs en Belgique.

Un rapport de force syndical affaibli dans la concertation sociale

La remise en cause du néo­li­bé­ra­lisme peut-elle se lire dans les mesures sani­taires du gou­ver­ne­ment ou l’imposition de la dis­tan­cia­tion sociale ? Cer­tains ont d’ores et déjà inter­pré­té l’intervention de l’État et les mesures de la crise sani­taire comme une remise en cause géné­rale du néo­li­bé­ra­lisme, voire du capi­ta­lisme, notam­ment der­rière les récentes décla­ra­tions d’Emmanuel Macron dans son dis­cours du 12 mars : « Ce que révèle cette pan­dé­mie, c’est qu’il est des biens et des ser­vices qui doivent être pla­cés en dehors des lois du mar­ché. Délé­guer notre ali­men­ta­tion, notre pro­tec­tion, notre capa­ci­té à soi­gner notre cadre de vie, en défi­ni­tive, à d’autres est une folie. »

Il serait dif­fi­cile de voir un chan­ge­ment de cap fon­da­men­tal dans la pen­sée néo­li­bé­rale : elle ne s’est jamais vrai­ment tar­guée d’un non-usage de l’État, tant que celui-ci avait pour objec­tif de pro­té­ger « le mar­ché ». En Bel­gique, comme dans la plu­part des pays où l’État pro­vi­dence est le plus avan­cé, la dépen­dance au sen­tier reste forte, et on ne peut par­ler d’un retrait de l’interventionnisme éco­no­mique et social, même de la part des par­tis les plus libé­raux. On peut aus­si rap­pe­ler ce qui est dans notre pays consi­dé­ré comme une des toutes pre­mières pierres de la sécu­ri­té sociale, la loi sur les acci­dents de tra­vail en 1903 (gou­ver­ne­ment de Smet de Naeyer II, catho­lique). D’un point de vue his­to­rique, le volon­ta­risme poli­tique en matière de bie­nêtre et san­té n’est donc pas si étonnant.

Dans le contexte de la crise sani­taire du Covid-19, la fina­li­té et les moda­li­tés de l’interventionnisme de l’État demeurent l’objet de négo­cia­tion entre syn­di­cats et patrons. En Bel­gique, la cou­tume veut que la concer­ta­tion sociale pré­cède la légis­la­tion sociale afin d’éviter les risques de conflits sociaux. Bien qu’elle soit une fier­té des syn­di­cats, héri­tiers d’une longue tra­di­tion de concer­ta­tion, cette pra­tique a déjà été lar­ge­ment mise à mal ces der­nières années. Les accords inter­pro­fes­sion­nels de 2015 et 2019 ont ain­si vu une FGTB mise à l’écart. Le gou­ver­ne­ment Michel (2014 – 2018) a pris plu­sieurs mesures notam­ment en matière de limi­ta­tion sala­riale alors même qu’elles n’avaient pas été deman­dées, offi­ciel­le­ment, du moins, par les employeurs.

Il est d’ailleurs inté­res­sant de noter que la ques­tion de la concer­ta­tion dans la ges­tion de la crise est très peu pré­sente. Pas de men­tion des comi­tés de pro­tec­tion et pré­ven­tion au tra­vail (CPPT) dans les mesures de crise. Pas de pro­po­si­tions d’analyses de risques à orga­ni­ser au pied levé. Seuls les syn­di­cats rap­pellent la néces­si­té de leur usage, notam­ment dans les entre­prises qui eprouvent des dif­fi­cul­tés à mettre en place les mesures. Les employeurs ont ain­si choi­si très majo­ri­tai­re­ment de conti­nuer le tra­vail avec des ajus­te­ments très mineurs plu­tôt que l’arrêter par sécu­ri­té, le repen­ser et reprendre la pro­duc­tion ensuite.

En Bel­gique, la crise du coro­na­vi­rus ne semble pas avoir été lar­ge­ment anti­ci­pée par les syn­di­cats et le gou­ver­ne­ment, les pre­mières dis­cus­sions sur les mesures à prendre n’ont sou­vent com­men­cé que quelques jours avant la mise en place de la phase 2.

Fermeture des entreprises : un défi pour la sécurité sociale

Dans bien des pays d’Europe, la fer­me­ture des entre­prises figure par­mi les enjeux majeurs des négo­cia­tions entre patrons et syn­di­cats. La situa­tion catas­tro­phique en Ita­lie pousse les tra­vailleurs à débrayer dans divers sec­teurs, avec les syn­di­cats alter­na­tifs CoBas (Confe­de­ra­zione dei comi­ta­ti di base) en tête qui réclament la fer­me­ture des sec­teurs non essen­tiels. En France, le 18 mars, la CGT demande de pou­voir fer­mer les sec­teurs non essen­tiels si les condi­tions ne per­mettent pas de tra­vailler en sécu­ri­té, ou qui sont déjà for­te­ment tou­chés par la mala­die. En Bel­gique, la décla­ra­tion du Groupe des 10 (G10) le 16 mars est, quant à elle, sans équi­voque : il faut main­te­nir le travail.

Lors de pre­mières mesures de confi­ne­ment, le 12 mars, décré­tées uni­la­té­ra­le­ment par le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire, les moda­li­tés s’attachent avant tout à réduire la masse des tra­vailleurs dans les entre­prises, en orga­ni­sant un maxi­mum le télé­tra­vail et en met­tant à la mai­son les malades et les per­sonnes à risques. C’est donc quatre jours plus tard que le G10, organe réfé­rence de la concer­ta­tion patrons-syn­di­cats, publie sa position.

« Elles jugent [les orga­ni­sa­tions syn­di­cales et patro­nales] impor­tant que les tra­vailleurs qui ne sont pas conta­mi­nés res­tent au maxi­mum au tra­vail, sans quoi notre éco­no­mie, nos soins de san­té et l’approvisionnement de la popu­la­tion en den­rées vitales et en soins s’en trou­ve­raient mena­cés. Les employeurs et tra­vailleurs concer­nés doivent alors suivre scru­pu­leu­se­ment les pres­crip­tions d’hygiène. Les employeurs sont appe­lés à pré­voir, en concer­ta­tion et dans la mesure du pos­sible, des formes de tra­vail adap­tées (télé­tra­vail, horaires flot­tants…)» (G10, 16 mars 2020).

Cette posi­tion des direc­tions syn­di­cales belges peut être inter­pré­tée, d’une part, comme étant le résul­tat de la lente prise de conscience de la gra­vi­té de la situa­tion au 16 mars et, d’autre part, comme une volon­té d’éviter une catas­trophe sociale. La fer­me­ture géné­ra­li­sée des entre­prises non essen­tielles enver­rait de très nom­breux tra­vailleurs en chô­mage tem­po­raire, dimi­nuant leur reve­nu (65 % en temps nor­mal, rené­go­cié pour l’occasion à 70 %) et fai­sant por­ter par la même occa­sion un cout énorme sur les caisses de soli­da­ri­té. Du haut du G10, les repré­sen­tants syn­di­caux ne pou­vaient, à cette date, prendre aisé­ment une telle responsabilité.

La posi­tion du G10 est sui­vie le 17 mars par l’adoption de nou­velles mesures par le Conseil natio­nal de sécu­ri­té. Ces mesures consti­tuent le cadre dans lequel les acti­vi­tés éco­no­miques doivent se pour­suivre à par­tir du 18 mars : moda­li­tés et condi­tions d’acceptation du télé­tra­vail, mesures d’hygiène obli­ga­toires pour les employeurs, moda­li­tés d’appel au chô­mage tem­po­raire pour des rai­sons éco­no­miques, etc. (Ser­vice public fédé­ral ‑Emploi Tra­vail et Concer­ta­tion sociale, 27 mars 2020). Diverses mesures sont éga­le­ment mises en place pour les tra­vailleurs et les indé­pen­dants : allé­ge­ment du droit de pas­se­relle, report, réduc­tion ou dis­pense des coti­sa­tions sociales, droit de renon­cia­tion aux majo­ra­tions, etc. (Sécu­ri­té sociale – Entre­pre­neurs indé­pen­dants, 31 mars 2020).

La semaine sui­vante, la situa­tion a très vite évo­lué. On observe les qua­si-fer­me­tures d’un sec­teur à hauts risques de conta­mi­na­tion, ain­si que des mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion dans les sec­teurs du com­merce (Bri­co), de l’industrie (Audi) et des trans­ports (TEC). Leurs reven­di­ca­tions portent majo­ri­tai­re­ment sur l’absence de mesures de pro­tec­tion (gants, dis­tances de sécu­ri­té, etc.) et la désin­vol­ture des direc­tions face à la situa­tion. Le sec­teur des aides ména­gères a presque été tota­le­ment fer­mé en Wal­lo­nie, en rai­son de l’impossibilité de res­pec­ter l’essentiel des mesures sani­taire dans un sec­teur où les usa­gers sont sou­vent âgés de plus de soixante-cinq ans. Cepen­dant, cer­taines entre­prises res­tent ouvertes et sont l’objet de reven­di­ca­tions de fer­me­ture et de com­pen­sa­tion finan­cière pour des salaires très bas (FGTB, 20 mars 2020).

Cette situa­tion a rapi­de­ment inci­té les syn­di­cats à mettre en tête de leurs reven­di­ca­tions la ques­tion de san­té des tra­vailleurs et de la popu­la­tion, face au main­tien de la pro­duc­tion des entre­prises. Se rap­pro­chant ain­si de la posi­tion de la CGT fran­çaise, les syn­di­cats belges exigent que les mesures sani­taires adé­quates soient condi­tion­nelles à la pour­suite des acti­vi­tés éco­no­miques non essen­tielles (RTBF, 25 mars 2020).

La fer­me­ture des entre­prises dans de nom­breux sec­teurs est rapi­de­ment deve­nue un état de fait. Les dif­fi­cul­tés à orga­ni­ser le tra­vail de manière sécu­ri­sée, avec du per­son­nel res­treint à cause de la mise à l’écart de cer­tains tra­vailleurs par pré­ven­tion ou pour cause de mala­die, ain­si que l’arrêt des acti­vi­tés de leurs four­nis­seurs poussent les entre­prises à fer­mer. Ces fer­me­tures touchent d’abord les grandes entre­prises, les petites entre­prises n’ont pas les moyens de se per­mettre une fer­me­ture, et font éga­le­ment face à une cri­tique syn­di­cale moins forte. En réac­tion à la crise sociale que pro­voque la mise au chô­mage de près d’un mil­lion de tra­vailleurs, les syn­di­cats pro­posent au gou­ver­ne­ment d’imiter les pays voi­sins en por­tant le mon­tant du chô­mage tem­po­raire à 80 % du der­nier salaire, soit 15 % de plus que le mon­tant nor­mal au lieu de 5 % (FGTB, 20 mars).

Afin d’éviter la fer­me­ture totale de l’ensemble des sec­teurs, notam­ment ceux jugés essen­tiels, le télé­tra­vail s’impose comme solu­tion conforme aux mesures de dis­tan­cia­tion sociale. Avec le déve­lop­pe­ment de l’internet et la démo­cra­ti­sa­tion de l’informatique, le télé­tra­vail per­met ain­si à de nom­breux tra­vailleurs de pour­suivre leurs acti­vi­tés pro­fes­sion­nelles depuis leur domicile.

Cette réa­li­té récente peut ain­si satis­faire plu­sieurs tra­vailleurs qui sou­haitent, pour des rai­sons d’économie de tra­jets et de flexi­bi­li­té, pres­ter un cer­tain nombre d’heures en télé­tra­vail. Mal­gré cela, le télé­tra­vail com­porte un cer­tain nombre d’enjeux syn­di­caux. Si en Bel­gique, cer­tains tra­vailleurs sont éli­gibles à de légères com­pen­sa­tions, ils deviennent dans tous les cas res­pon­sables de la qua­li­té de leur envi­ron­ne­ment de tra­vail res­pec­tif, dont la fron­tière avec celui de la vie pri­vée devient abs­traite. Cette nou­velle forme d’invasion de la vie pro­fes­sion­nelle dans le domaine de la vie pri­vée peut dans bien des cas consti­tuer un stress sup­plé­men­taire chez les quelques tra­vailleurs qui oublie­ront de cal­cu­ler quelques heures au pro­fit de leurs employeurs. Fina­le­ment, le télé­tra­vail peut être vu comme un pro­ces­sus d’individualisation des tra­vailleurs contri­buant à l’effritement de leur iden­ti­té col­lec­tive et leur soli­da­ri­té. Les condi­tions qu’impose la dis­tan­cia­tion sociale ouvrent ain­si l’opportunité, pour plu­sieurs milieux pro­fes­sion­nels, de tes­ter ou de per­fec­tion­ner les mesures du télé­tra­vail, qui pour­rait gra­duel­le­ment s’instaurer comme norme après la crise du Covid-19.

Opportunisme et stratégie du choc

Tel est le cas pour le télé­tra­vail, la crise du coro­na­vi­rus se pré­sente comme un contexte ouvrant de nou­velles « oppor­tu­ni­tés » pour les employeurs, rap­pe­lant l’hypothèse de la « stra­té­gie du choc » for­mu­lée par Nao­mi Klein : l’état d’urgence faci­lite la reven­di­ca­tion et l’instauration de mesures néo­li­bé­rales excep­tion­nelles pou­vant s’instaurer comme norme une fois la crise résor­bée (Klein, 2007).

En matière de règle­men­ta­tion, on a pu ain­si voir les syn­di­cats de l’enseignement devoir rap­pe­ler qu’il était tout sauf oppor­tun de venir modi­fier les règle­ments de tra­vail durant la crise. Dans le même esprit, on pour­ra voir le gou­ver­ne­ment suivre les inté­rêts de la Fédé­ra­tion des entre­prises du com­merce (Comeos), qui tente d’élargir les plages d’ouverture des com­merces. Sol­li­ci­tée pen­dant la crise, la déré­gu­la­tion des horaires (tra­vail du dimanche et en soi­rée) était déjà ins­crite dans la réa­li­té des condi­tions de tra­vail au sein de plu­sieurs de ces com­merces. Il va sans dire que l’élargissement de ces horaires répond à des demandes patro­nales qui pré­cèdent la crise du Covid-19.

Dans cer­taines entre­prises dont on parle moins, les employeurs vont par­fois jusqu’à pous­ser leurs tra­vailleurs à se mettre en congé ou à sim­ple­ment refu­ser aux tra­vailleurs malades leur pre­mier mois de salaire garan­ti et en les pla­çant en chô­mage rétro­ac­ti­ve­ment. Sous cou­vert de la volon­té de pro­té­ger les reve­nus de cer­tains, les patrons s’assurent une main‑d’œuvre dis­po­nible durant le reste de l’année pour com­pen­ser leur poten­tiel manque à gagner (7sur7, 27 mars 2020).

Au moment de rédac­tion de cet article, les syn­di­cats dénoncent déjà les pou­voirs spé­ciaux attri­bués au gou­ver­ne­ment pro­vi­soire pour résoudre la crise qui, par son article 5.5, per­met­trait de s’attaquer à la légis­la­tion sociale. Un tel pou­voir, dans les mains d’un gou­ver­ne­ment héri­tier des mêmes méthodes que durant les pré­cé­dentes crises éco­no­miques, pour­rait s’avérer capable de ren­for­cer la flexi­bi­li­sa­tion et ain­si pour­suivre l’affaiblissement du pou­voir syn­di­cal dans la concer­ta­tion sociale.

Dialectique de crises et aubaines syndicales

Tel que l’évoque l’attitude de cer­tains employeurs à l’égard de leurs tra­vailleurs, le contexte de crise peut s’avérer une oppor­tu­ni­té pour mettre en place des mesures excep­tion­nelles par la suite nor­ma­li­sées. Si pour les employeurs, la crise du Covid-19 s’avère l’occasion de s’attaquer à la légis­la­tion sociale, ouvri­rait-elle éga­le­ment quelques oppor­tu­ni­tés du côté des travailleurs ?

Nous pou­vons déjà émettre l’hypothèse que la mise en chô­mage tem­po­raire d’au moins un mil­lion de tra­vailleurs (sur une popu­la­tion d’environ 6,5 mil­lions d’«actifs ») fera cer­tai­ne­ment gon­fler les rangs des syn­di­cats et ce, pour trois rai­sons prin­ci­pales. Pre­miè­re­ment, parce qu’il est d’usage en Bel­gique de s’affilier pour rece­voir les allo­ca­tions de chô­mage. Deuxiè­me­ment parce que cer­tains sec­teurs mis en chô­mage tem­po­raire sont for­te­ment syn­di­qués, notam­ment dans les milieux indus­triels, et troi­siè­me­ment parce que les offices de paie­ments des syn­di­cats, déjà très effi­caces, encais­se­ront sur­ement le choc. Si regain des affi­lia­tions il risque d’y avoir, rien ne garan­tit tou­te­fois leur sta­bi­li­sa­tion sur la pro­chaine décennie.

En plus de poten­tiel­le­ment voir le nombre de leurs membres aug­men­ter, les syn­di­cats ont pris la balle au bond pour faire valoir de nou­velles reven­di­ca­tions. Au-delà de leur enga­ge­ment à exi­ger la mise en place des mesures sani­taires dans les entre­prises, ils se penchent sur le main­tien du niveau de vie : demande de dis­po­ser 80 % des reve­nus bruts en chô­mage tem­po­raire, reven­di­ca­tion pour la mise en place d’accords sec­to­riels pour une prime de 5 euros par jour en cas de chô­mage, ou encore de primes spé­ciales dans la dis­tri­bu­tion. Pour répondre aux besoins de dis­tan­cia­tion et évi­ter l’épuisement, ils pro­posent éga­le­ment de réflé­chir à des réduc­tions du temps de tra­vail dans les sec­teurs main­te­nus ouverts.

Les syn­di­cats pour­raient ain­si res­sor­tir de la crise avec un posi­tion­ne­ment stra­té­gique ren­for­cé par le sou­tien large des tra­vailleurs défen­dus. Ce ren­for­ce­ment de la posi­tion syn­di­cale pour­rait s’avérer être une oppor­tu­ni­té de relan­cer plus vive­ment des débats sou­le­vés, sans suc­cès jusqu’à pré­sent, par les orga­ni­sa­tions tels que l’augmentation des salaires, la réduc­tion du temps de tra­vail ou la remise en cause du modèle éco­no­mique néo­li­bé­ral, voire capitaliste.

S’il est auto­ri­sé de for­mu­ler ces réflexions plus opti­mistes, les luttes syn­di­cales demeurent confron­tées à des défis de taille. Bien que les syn­di­cats puissent bran­dir la menace de l’inspection sociale pour les entre­prises récal­ci­trantes, le confi­ne­ment et l’état de crise pour­raient aus­si for­te­ment bri­der la capa­ci­té de résis­tance col­lec­tive et son expres­sion par la grève.

De plus, la Bel­gique, par son sys­tème de concer­ta­tion sociale avec de très nom­breux tra­vailleurs répar­tis en sous-com­par­ti­ments, laisse peu de place à des reven­di­ca­tions pour l’ensemble des sala­riés. Au-delà des gains pour les sec­teurs tra­di­tion­nels où les syn­di­cats sont implan­tés, les nou­veaux sec­teurs « de masse », mais aux postes de tra­vail écla­tés et aux contrats pré­caires, consti­tuent un enjeu majeur pour la repré­sen­ta­tion syn­di­cale et la pro­tec­tion de l’ensemble des tra­vailleurs. En ce sens, les struc­tures syn­di­cales ne par­viennent pas tou­jours à for­mu­ler des reven­di­ca­tions qui couvrent les condi­tions par­ti­cu­lières des tra­vailleurs les plus pré­caires : les aides ména­gères demandent la fer­me­ture et des com­pen­sa­tions pour obte­nir plus de 70 % de salaire, les inté­ri­maires et étu­diants réclament l’extension du chô­mage tem­po­raire à leur cas, les pre­miers en rai­son des indus­tries au ralen­ti, les seconds à cause de la fer­me­ture com­plète de l’horeca.

Bien que cer­taines de ces reven­di­ca­tions aient été enten­dues, notam­ment dans le cas des inté­ri­maires, plu­sieurs tra­vailleurs dont la pré­ca­ri­té se carac­té­rise par une insta­bi­li­té de l’emploi figurent dans l’angle mort des reven­di­ca­tions syn­di­cales : « l’interdiction de licen­cie­ment sans motif valable » étant déjà ins­crite dans le droit du tra­vail belge, il n’y a pas lieu pour les syn­di­cats de reven­di­quer la sécu­ri­té de l’emploi pour les tra­vailleurs dont la sta­bi­li­té de l’emploi est déjà garan­tie dans la légis­la­tion. L’absence de reven­di­ca­tion syn­di­cale en faveur d’une plus grande sécu­ri­té d’emploi aura des consé­quences pour les tra­vailleurs dont le contrat n’est pas rom­pu, mais sim­ple­ment non renouvelé.

Enfin, l’actuelle crise sani­taire ren­dra la vie pro­fes­sion­nelle des ubé­ri­sés, livreurs, tra­vailleurs de la vente en ligne d’autant plus dif­fi­cile, voire plus insup­por­table, qu’elle l’était déjà. Ces sec­teurs, dont le déve­lop­pe­ment s’est récem­ment accé­lé­ré, se carac­té­risent par un turn-over de main‑d’œuvre éle­vé et des pra­tiques antisyndicales.

Conclusion

À un moment où elle touche l’ensemble de la popu­la­tion, la crise du Covid-19 consti­tue un cas d’étude per­ti­nent pour dis­cu­ter de l’hypothèse de Beck sur la per­méa­bi­li­té des classes sociales. La crise sani­taire actuelle met en exergue une série d’enjeux cru­ciaux por­tant autant sur la force de l’organisation des tra­vailleurs et leur capa­ci­té à se défendre que sur le résul­tat même des négo­cia­tions. Dans un contexte où s’effrite l’emploi tra­di­tion­nel, les syn­di­cats affai­blis et les mesures mises en place laissent sur le bord de la route des tra­vailleurs auto­nomes et des micro-entre­pre­neurs dont le sta­tut amène de nou­velles ques­tions pour la repré­sen­ta­tion syndicale.

Quant à une sup­po­sée dis­so­lu­tion des classes sociales dans l’apparition de nou­veaux risques, tant l’analyse de la concer­ta­tion sociale au sein de laquelle s’est dérou­lé le pro­ces­sus de négo­cia­tion entre patrons et syn­di­cats que les mesures d’urgence fina­le­ment mises en place par l’État belge ne viennent confir­mer le pos­tu­lat for­mu­lé par Beck. Loin de pou­voir être cor­ro­bo­rée, l’hypothèse de Beck a tou­te­fois le mérite d’ouvrir un nou­vel angle d’analyse pour appré­hen­der la ges­tion col­lec­tive des risques liés au Covid-19 et les soli­da­ri­tés qu’elle est sus­cep­tible de créer.

Comme nos obser­va­tions des négo­cia­tions entre patrons et syn­di­cats le lais­saient sug­gé­rer dans un pre­mier temps, il semble que le contexte de crise du Covid-19 ait eu un effet de ren­for­ce­ment de la concer­ta­tion au nom de la paix sociale, mais éga­le­ment au pro­fit d’un main­tien en acti­vi­té d’un cer­tain nombre de tra­vailleurs. L’appel à la « soli­da­ri­té et au sens civique », ins­crit dans la prise de posi­tion qui découle de la réunion du 16 mars 2020 du G10, consiste ain­si en un appel aux com­pro­mis patrons-syn­di­cats en faveur du main­tien de l’activité éco­no­mique. Dans un contexte de concer­ta­tion sociale dans lequel le pou­voir des orga­ni­sa­tions syn­di­cales est affai­bli, il existe un risque majeur que les tra­vailleurs fassent les frais de cette union « patrons-syn­di­cats » au nom de la pré­ser­va­tion de la san­té publique et de l’économie de mar­ché. Comme le relève la presse belge, les reven­di­ca­tions syn­di­cales pour l’application de strictes mesures d’hygiène condi­tion­nelles au main­tien de l’ouverture des entre­prises res­tent sans réponse au sein de cer­tains sec­teurs de tra­vail, tels que celui des aides ména­gères. Et bien qu’elles puissent lais­ser croire à un retour de l’État social, les mesures adop­tées par l’État belge pour sou­te­nir les tra­vailleurs demeurent, quant à elles, tem­po­raires et laissent dans l’ombre les nou­veaux tra­vailleurs « ubé­ri­sés » qui subi­ront la pré­ca­ri­té de l’absence de statut.

Si dans le cadre de cet article, notre ana­lyse pre­nait d’abord pour objet le pro­ces­sus de concer­ta­tion sociale menant à l’entente sur les mesures à adop­ter pour les tra­vailleurs, elle devrait être com­plé­tée par une ana­lyse des autres « oubliés » de la crise du Covid-19. La ques­tion de la pré­ca­ri­té dépasse celle de l’angle du tra­vail et doit être élar­gie à toutes celles dont la ques­tion de la cou­ver­ture sociale se pose. Mal­gré l’Arrêté du 17 mars inter­di­sant les expul­sions domi­ci­liaires1, la sécu­ri­té sociale insuf­fi­sante est sus­cep­tible d’engendrer de nou­veaux cas de per­sonnes sans domi­cile fixe dus à l’absence de reve­nus assu­rés. Aux sans-abris, nous pou­vons ajou­ter à la liste des oubliés de la crise toute une série de per­sonnes dont les condi­tions misé­rables ne pour­ront que s’aggraver : femmes vic­times de vio­lences lais­sées à elles-mêmes, tra­vailleuses du sexe, pri­son­niers, sans-papiers, etc. Cette crise aura pour effet d’amplifier, à court ou moyen terme, la pré­ca­ri­té de l’ensemble de ces per­sonnes et pose­ra pour tous les défen­seurs de l’assurance col­lec­tive, syn­di­cats en tête, un enjeu poli­tique majeur.

L’amplification des condi­tions de pré­ca­ri­té et de pau­vre­té face à la crise sani­taire du Covid-19 don­ne­rait ain­si d’avantage rai­son à la deuxième hypo­thèse de Beck quant aux inéga­li­tés sociales vis-à-vis de l’expérimentation des risques et la capa­ci­té de s’en pré­mu­nir. À l’inverse, rien pour l’instant ne laisse pré­sa­ger la confir­ma­tion de l’hypothèse d’un effet boo­me­rang qui, selon Beck, remet­trait les couts, sani­taires et éco­no­miques, de la crise entre les mains des res­pon­sables de la pro­duc­tion de risques. S’il est encore tôt pour tirer des conclu­sions sur la spé­ci­fi­ci­té des pro­fils socioé­co­no­miques des per­sonnes tou­chées par le Covid-19, nous consta­tons déjà les reven­di­ca­tions des employeurs qui réclament la « col­lec­ti­vi­sa­tion des pertes » engen­drées par la crise. En Bel­gique, la Voka (Fédé­ra­tion des employeurs fla­mands) réclame des moyens pour payer les salaires. En France, le patro­nat pro­pose de natio­na­li­ser les sec­teurs qui s’écroulent. Ayant encore en tête le scé­na­rio post­crise finan­cière de 2008, il semble dès lors rai­son­nable d’anticiper le spectre de l’austérité bud­gé­taire de l’après-crise jus­ti­fiée par l’endettement de l’État, le ren­floue­ment des sec­teurs ban­caires qui auront été sol­li­ci­tés par les entre­prises et la néces­si­té d’un plan de sau­ve­tage de l’économie.

Si elle ne semble pas pour l’instant ébran­ler les socles idéo­lo­giques du néo­li­bé­ra­lisme, la crise sani­taire du Covid-19 per­met néan­moins de mettre ses limites en évi­dence. Alors que les tra­vailleurs pré­caires, et l’ensemble des citoyens lais­sés dans l’ombre, s’apprêtent à subir le contre­coup de l’affaiblissement du pou­voir syn­di­cal au sein de la concer­ta­tion sociale, la crise sani­taire actuelle remet en avant les débats stra­té­giques des com­bats sociaux des deux der­nières décen­nies : com­ment réim­po­ser un rap­port de force à l’heure où la concer­ta­tion sociale, com­pro­mis de l’a­près Deuxième Guerre mon­diale, est de moins en moins recon­nue par les tenants du pou­voir ? Et com­ment, in fine, mettre ce rap­port de force à contri­bu­tion pour un véri­table chan­ge­ment socié­tal dont l’opportunité nous est offerte par la crise actuelle ?

  1. Arrê­té du ministre-pré­sident de la Région de Bruxelles- Capi­tale inter­di­sant les expul­sions domi­ci­liaires. L’article pre­mier de cet arrê­té inter­dit toutes expul­sions phy­siques domi­ci­liaires jusqu’au 3 avril 2020.

François Fecteau


Auteur

Québécois d'origine, François Fecteau a emménagé à Bruxelles pour y faire un Doctorat en sciences politiques et sociales à l'Université libre de Bruxelles. Ses travaux de recherches portent principalement sur l'institution néolibérale de l'imaginaire dans le champ de l'enseignement supérieur. Au fil de ses recherches, F. Fecteau a mobilisé les méthodes d'analyse critique du discours permettant de rendre compte des transformations longues des représentations du rôle des institutions d'enseignement supérieur dans la société. Depuis mars 2020, il est chercheur postdoctorant à l'UCLouvain (IACS) grâce à la bourse du Fonds de recherche Québec/Société et Culture. Ce projet de recherche vise à éclaircir le rôle des agences européennes d'assurance-qualité dans la régulation du champ de l'enseignement supérieur et leur contribution au rapprochement entre les institutions et les acteurs socioéconomiques.

Gérald Renier


Auteur

syndicaliste FGTB