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Covid-19, deux ans après
Il y a un an et demi, notre troisième numéro de 2020 tentait l’exercice périlleux de penser une crise en cours. L’exercice était d’autant plus risqué que l’horizon était alors particulièrement incertain : l’agent pathogène était identifié et séquencé — ce qui était déjà un exploit en soi —, mais ses modes de dispersion restaient incertains, la prise en […]
Il y a un an et demi, notre troisième numéro de 2020 tentait l’exercice périlleux de penser une crise en cours. L’exercice était d’autant plus risqué que l’horizon était alors particulièrement incertain : l’agent pathogène était identifié et séquencé — ce qui était déjà un exploit en soi —, mais ses modes de dispersion restaient incertains, la prise en charge dans les hôpitaux en était à ses balbutiements, le vaccin demeurait une perspective lointaine et hypothétique, le décompte des morts s’alourdissait chaque jour et la saisonnalité de l’épidémie était incertaine. Malgré cela, entre perplexité, angoisse et deuil, nous avions fait le pari de tenter de penser ce qui nous arrivait.
Il est particulièrement frappant de voir à quel point notre vision de la pandémie a évolué depuis. Bien entendu, les vaccins sont désormais disponibles et largement administrés, ce qui a permis certains progrès, et aussi fait naitre de nouveaux défis ; mais nous avons aussi progressé dans notre compréhension des mécanismes de la pandémie, dans la prise en charge des malades, dans l’identification des facteurs de risques ? Par ailleurs, les États ont expérimenté nombre de stratégies et de modes d’action au fil de politiques sanitaires parfois erratiques. À l’orée de ce qui semble bien être une quatrième vague, nous avons donc un certain recul, mais nous restons loin de l’heure du bilan, dont nul ne peut dire quand, ni même si elle viendra.
S’il n’est donc pas temps de conclure, notre position actuelle nous permet cependant de poursuivre notre travail d’observation et d’analyse, afin de préparer l’après, avec ou sans virus, avec ou sans pandémie. Les chantiers qui s’annoncent sont innombrables et nul ne peut prétendre en faire l’inventaire exhaustif. C’est pourquoi nous avons choisi une approche plus modeste, même si, par certains aspects, elle demeure extrêmement ambitieuse : celle de demander à une série de nos auteurs quel regard ils posaient sur les brèches ouvertes, les chantiers entamés ou encore les perspectives offertes par la crise et son cortège de mesures. Ils cherchent, dans les pages qui suivent, à mettre des mots sur ce qui nous est arrivé et nous arrive encore, et à réfléchir à la manière dont nous pourrions en tirer quelque enseignement. Ce dossier est donc nécessairement un kaléidoscope, tant il semble illusoire, au cœur de l’évènement, de tracer une perspective générale et cohérente. Il est une étape sur un chemin qui en comptera certainement d’autres.
Comment penser ce qui nous arrive sans le secours des mots ? Comment gérer une situation de crise sans les termes adéquats ? C’est autour de ces interrogations que s’articule la contribution de Laurence Rosier, qui revient sur près de deux ans d’inventions langagières, non seulement pour décrire, mais aussi pour régir, pour faire advenir le réel. Le langage s’y révèle notamment une ouverture sur le monde, voire un monde en soi, lorsque les portes restent closes et les citoyens et citoyennes enfermé·es.
François Fecteau se penche, quant à lui, au chevet de l’université. Face à la crise, s’est encore amplifiée la tendance de certains à « faire leurs propres recherches » pour comprendre les évènements. Sous cette formule, se cache le plus souvent un rejet des savoirs scientifiques et de leurs porteurs, dont bon nombre sont issus de l’université. L’auteur examine plus particulièrement les conséquences de l’évolution considérable du discours et des politiques de recherche, au cours des années 1990, en ce qu’elles ont abouti à une perte d’autonomie de la recherche, à la dégradation des conditions de travail des scientifiques et à l’apparition de dérives qui ont porté atteinte à leur crédit.
Le langage et le savoir sont bien entendu des éléments essentiels à la compréhension de la crise, mais aussi à l’élaboration de perspectives pour en sortir. Tout cela serait cependant vain sans luttes sociales pour faire bouger nos systèmes sociaux. Dans son article, Luca Ciccia mène une réflexion sur les luttes syndicales en temps de confinement et de « distanciel », mais également en situation d’urgence. Rappelant ce que la démocratie doit à la concertation, à la transparence et à une certaine lenteur, il trace les contours d’une urgence qui, si elle devient systémique, pourrait bien bâillonner la contestation.
La quatrième contribution, signée Azzedine Hajji, porte sur un domaine qui fut au centre des préoccupations quant à l’impact du confinement et, plus largement, des mesures sanitaires, à savoir l’enseignement. Se penchant notamment sur le passage contraint (et désordonné) à l’usage des outils numériques pour conserver un contact minimal entre les enfants et l’école, l’auteur émet lui aussi la crainte de voir le provisoire s’installer durablement et, qui plus est, constituer une couche supplémentaire par-dessus un système éducatif largement gangréné. Or, celui-ci a plus que jamais besoin d’être réexaminé dans son ensemble, plutôt que maquillé d’un peu de modernité numérique.
La cinquième contribution propose un détour par la criminologie. Face à la (re)prise en main des espaces publics et privés par l’État, Christophe Mincke pose la question de la nature des expériences vécues. Si la pandémie a été l’occasion d’une rupture du régime des attentes et des prévisions, prenant les citoyens et les citoyennes au dépourvu, elle a pourtant moins été l’occasion de l’invention de nouvelles formes de contrôle que de l’extension de modes d’action depuis longtemps testés sur des populations fragilisées. L’auteur s’interroge sur l’opportunité que pourrait constituer cette expérience, maintenant largement partagée, de l’emprise étatique pour réfléchir solidairement aux conditions de sa légitimité.
S’agissant de populations maintenues aux marges de la société, Thomas Lavergne et Charlotte Maisin se sont penchés sur l’expérience des travailleuses et travailleurs du sexe, durant le confinement. Sommé·es de cesser toute activité, sans aide pour les soutenir, qu’ont-ils et qu’ont-elles traversé ? S’appuyant sur l’analyse d’un questionnaire administré par des associations de soutien à ces travailleuses et travailleurs, les auteurs mettent en évidence les conséquences d’une vulnérabilité sociale particulière : entre isolement social, dénuement accru et violences institutionnelles et interactionnelles, les travailleuses et travailleurs du sexe ont subi de plein fouet la pandémie et son cortège de mesures sanitaires.
En guise de clôture du dossier, Laurence Rosier nous donne des nouvelles d’Yvan, son voisin. Au travers de sa silhouette, c’est le confinement, la solitude, la mort, la rupture des routines qui s’invitent. Le vide aussi. Et en filigrane, toujours la même question : comment reconstruire, comment se reconstruire ? Et que reconstruire, au fond ?
L’étape que constitue ce dossier vise à garder prise sur le réel. En soi, elle constitue un refus de tout céder à l’urgence, à la stupéfaction ou au désespoir. Tant que nous pourrons penser ce qui nous arrive, il nous restera une chance de ne pas être de purs jouets dans la tempête des évènements.