Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Covid-19, deux ans après

Numéro 8 – 2021 - Covid-19 gestion pandémie par Renaud Maes Christophe Mincke

décembre 2021

Il y a un an et demi, notre troi­sième numé­ro de 2020 ten­tait l’exercice périlleux de pen­ser une crise en cours. L’exercice était d’autant plus ris­qué que l’horizon était alors par­ti­cu­liè­re­ment incer­tain : l’agent patho­gène était iden­ti­fié et séquen­cé — ce qui était déjà un exploit en soi —, mais ses modes de dis­per­sion res­taient incer­tains, la prise en […]

Dossier

Il y a un an et demi, notre troi­sième numé­ro de 2020 ten­tait l’exercice périlleux de pen­ser une crise en cours. L’exercice était d’autant plus ris­qué que l’horizon était alors par­ti­cu­liè­re­ment incer­tain : l’agent patho­gène était iden­ti­fié et séquen­cé — ce qui était déjà un exploit en soi —, mais ses modes de dis­per­sion res­taient incer­tains, la prise en charge dans les hôpi­taux en était à ses bal­bu­tie­ments, le vac­cin demeu­rait une pers­pec­tive loin­taine et hypo­thé­tique, le décompte des morts s’alourdissait chaque jour et la sai­son­na­li­té de l’épidémie était incer­taine. Mal­gré cela, entre per­plexi­té, angoisse et deuil, nous avions fait le pari de ten­ter de pen­ser ce qui nous arri­vait.

Il est par­ti­cu­liè­re­ment frap­pant de voir à quel point notre vision de la pan­dé­mie a évo­lué depuis. Bien enten­du, les vac­cins sont désor­mais dis­po­nibles et lar­ge­ment admi­nis­trés, ce qui a per­mis cer­tains pro­grès, et aus­si fait naitre de nou­veaux défis ; mais nous avons aus­si pro­gres­sé dans notre com­pré­hen­sion des méca­nismes de la pan­dé­mie, dans la prise en charge des malades, dans l’identification des fac­teurs de risques ? Par ailleurs, les États ont expé­ri­men­té nombre de stra­té­gies et de modes d’action au fil de poli­tiques sani­taires par­fois erra­tiques. À l’orée de ce qui semble bien être une qua­trième vague, nous avons donc un cer­tain recul, mais nous res­tons loin de l’heure du bilan, dont nul ne peut dire quand, ni même si elle viendra.

S’il n’est donc pas temps de conclure, notre posi­tion actuelle nous per­met cepen­dant de pour­suivre notre tra­vail d’observation et d’analyse, afin de pré­pa­rer l’après, avec ou sans virus, avec ou sans pan­dé­mie. Les chan­tiers qui s’annoncent sont innom­brables et nul ne peut pré­tendre en faire l’inventaire exhaus­tif. C’est pour­quoi nous avons choi­si une approche plus modeste, même si, par cer­tains aspects, elle demeure extrê­me­ment ambi­tieuse : celle de deman­der à une série de nos auteurs quel regard ils posaient sur les brèches ouvertes, les chan­tiers enta­més ou encore les pers­pec­tives offertes par la crise et son cor­tège de mesures. Ils cherchent, dans les pages qui suivent, à mettre des mots sur ce qui nous est arri­vé et nous arrive encore, et à réflé­chir à la manière dont nous pour­rions en tirer quelque ensei­gne­ment. Ce dos­sier est donc néces­sai­re­ment un kaléi­do­scope, tant il semble illu­soire, au cœur de l’évènement, de tra­cer une pers­pec­tive géné­rale et cohé­rente. Il est une étape sur un che­min qui en comp­te­ra cer­tai­ne­ment d’autres.

Com­ment pen­ser ce qui nous arrive sans le secours des mots ? Com­ment gérer une situa­tion de crise sans les termes adé­quats ? C’est autour de ces inter­ro­ga­tions que s’articule la contri­bu­tion de Lau­rence Rosier, qui revient sur près de deux ans d’inventions lan­ga­gières, non seule­ment pour décrire, mais aus­si pour régir, pour faire adve­nir le réel. Le lan­gage s’y révèle notam­ment une ouver­ture sur le monde, voire un monde en soi, lorsque les portes res­tent closes et les citoyens et citoyennes enfermé·es.

Fran­çois Fec­teau se penche, quant à lui, au che­vet de l’université. Face à la crise, s’est encore ampli­fiée la ten­dance de cer­tains à « faire leurs propres recherches » pour com­prendre les évè­ne­ments. Sous cette for­mule, se cache le plus sou­vent un rejet des savoirs scien­ti­fiques et de leurs por­teurs, dont bon nombre sont issus de l’université. L’auteur exa­mine plus par­ti­cu­liè­re­ment les consé­quences de l’évolution consi­dé­rable du dis­cours et des poli­tiques de recherche, au cours des années 1990, en ce qu’elles ont abou­ti à une perte d’autonomie de la recherche, à la dégra­da­tion des condi­tions de tra­vail des scien­ti­fiques et à l’apparition de dérives qui ont por­té atteinte à leur crédit.

Le lan­gage et le savoir sont bien enten­du des élé­ments essen­tiels à la com­pré­hen­sion de la crise, mais aus­si à l’élaboration de pers­pec­tives pour en sor­tir. Tout cela serait cepen­dant vain sans luttes sociales pour faire bou­ger nos sys­tèmes sociaux. Dans son article, Luca Cic­cia mène une réflexion sur les luttes syn­di­cales en temps de confi­ne­ment et de « dis­tan­ciel », mais éga­le­ment en situa­tion d’urgence. Rap­pe­lant ce que la démo­cra­tie doit à la concer­ta­tion, à la trans­pa­rence et à une cer­taine len­teur, il trace les contours d’une urgence qui, si elle devient sys­té­mique, pour­rait bien bâillon­ner la contestation.

La qua­trième contri­bu­tion, signée Azze­dine Haj­ji, porte sur un domaine qui fut au centre des pré­oc­cu­pa­tions quant à l’impact du confi­ne­ment et, plus lar­ge­ment, des mesures sani­taires, à savoir l’enseignement. Se pen­chant notam­ment sur le pas­sage contraint (et désor­don­né) à l’usage des outils numé­riques pour conser­ver un contact mini­mal entre les enfants et l’école, l’auteur émet lui aus­si la crainte de voir le pro­vi­soire s’installer dura­ble­ment et, qui plus est, consti­tuer une couche sup­plé­men­taire par-des­sus un sys­tème édu­ca­tif lar­ge­ment gan­gré­né. Or, celui-ci a plus que jamais besoin d’être réexa­mi­né dans son ensemble, plu­tôt que maquillé d’un peu de moder­ni­té numérique.

La cin­quième contri­bu­tion pro­pose un détour par la cri­mi­no­lo­gie. Face à la (re)prise en main des espaces publics et pri­vés par l’État, Chris­tophe Mincke pose la ques­tion de la nature des expé­riences vécues. Si la pan­dé­mie a été l’occasion d’une rup­ture du régime des attentes et des pré­vi­sions, pre­nant les citoyens et les citoyennes au dépour­vu, elle a pour­tant moins été l’occasion de l’invention de nou­velles formes de contrôle que de l’extension de modes d’action depuis long­temps tes­tés sur des popu­la­tions fra­gi­li­sées. L’auteur s’interroge sur l’opportunité que pour­rait consti­tuer cette expé­rience, main­te­nant lar­ge­ment par­ta­gée, de l’emprise éta­tique pour réflé­chir soli­dai­re­ment aux condi­tions de sa légitimité.

S’agissant de popu­la­tions main­te­nues aux marges de la socié­té, Tho­mas Lavergne et Char­lotte Mai­sin se sont pen­chés sur l’expérience des tra­vailleuses et tra­vailleurs du sexe, durant le confi­ne­ment. Sommé·es de ces­ser toute acti­vi­té, sans aide pour les sou­te­nir, qu’ont-ils et qu’ont-elles tra­ver­sé ? S’appuyant sur l’analyse d’un ques­tion­naire admi­nis­tré par des asso­cia­tions de sou­tien à ces tra­vailleuses et tra­vailleurs, les auteurs mettent en évi­dence les consé­quences d’une vul­né­ra­bi­li­té sociale par­ti­cu­lière : entre iso­le­ment social, dénue­ment accru et vio­lences ins­ti­tu­tion­nelles et inter­ac­tion­nelles, les tra­vailleuses et tra­vailleurs du sexe ont subi de plein fouet la pan­dé­mie et son cor­tège de mesures sanitaires.

En guise de clô­ture du dos­sier, Lau­rence Rosier nous donne des nou­velles d’Yvan, son voi­sin. Au tra­vers de sa sil­houette, c’est le confi­ne­ment, la soli­tude, la mort, la rup­ture des rou­tines qui s’invitent. Le vide aus­si. Et en fili­grane, tou­jours la même ques­tion : com­ment recons­truire, com­ment se recons­truire ? Et que recons­truire, au fond ?

L’étape que consti­tue ce dos­sier vise à gar­der prise sur le réel. En soi, elle consti­tue un refus de tout céder à l’urgence, à la stu­pé­fac­tion ou au déses­poir. Tant que nous pour­rons pen­ser ce qui nous arrive, il nous res­te­ra une chance de ne pas être de purs jouets dans la tem­pête des évènements.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.