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Courte histoire culturelle et industrielle des jeux vidéo
Industrie culturelle gigantesque, les jeux vidéo sont un outil précieux pour comprendre notre réel en cours de numérisation accéléré. Ils résultent d’une longue histoire où se croisent technologies, modèles industriels et économiques ainsi qu’artisanat culturel voire artistique. Retour sur cette histoire.
Avant-propos
Cet article est le compte rendu modifié et enrichi de six conférences données à l’Iselp en janvier et février 2019 dans le cadre de l’exposition « Games & Politics » (Goethe Institut & ZKM Karlsruhe). Il adopte, à propos du jeu vidéo, un angle historique et chronologique et souhaite aussi relever les enjeux culturels et industriels du média. Nous utilisons à plusieurs reprises l’idée du « triangle des nécessités » inspiré par Philosophie du jeu vidéo de Mathieu Triclot (2011), c’est-à-dire l’interaction entre producteurs, contraintes technologiques et modèle économique.
1947 – 1972 : avant l’industrie commerciale
Les origines du jeu vidéo se confondent avec celles de l’informatique. Si la recherche a beaucoup progressé ces dernières années, il demeure difficile d’établir exactement une date de début, notamment parce qu’il n’existe pas aujourd’hui d’unanimité pour définir ce qui constitue précisément un jeu vidéo.
Autre difficulté, les premières formes de jeux vidéo sont surtout pensées comme des tests ou des démonstrations techniques, le plus souvent démontées sans laisser de traces, leurs auteurs demeurant inconscients de l’importance historique de leur création. Nous pouvons toutefois isoler quelques jeux et dates. Par exemple le Cathode-ray tube amusement device de Thomas Toliver Goldsmith Jr. et Estle Ray Mann en 1947, premier jeu breveté, et Turbochamp d’Alan Turing et David Gawen Champernowne en 1948. Mais ni l’un, ni l’autre ne dépasseront le stade du prototype. Les années suivantes voient apparaitre plusieurs programmes plus ou moins fonctionnels, mettant en scène pour la plupart des jeux traditionnels : les échecs, le jeu de dames, oxo…
En 1958, Willy Higinbotham, un ingénieur au Brookhaven National Laboratories de New-York, met au point Tennis for Two pour divertir les visiteurs lors d’une journée portes ouvertes. Affichant une partie de tennis vue de profil sur un écran à oscilloscope, le programme, révolutionnaire à bien des égards, annonce nombre de caractéristiques des jeux à venir. Il remporte d’ailleurs un grand succès auprès du public présent. Mais, à nouveau, inconscient de l’importance de sa création, Higinbotham ne cherche ni à la breveter ni à la diffuser.
Quelques années plus tard, entre décembre 1961 et avril 1962, un groupe d’étudiants et d’employés du MIT se met en tête de créer un programme pour tester le nouvel ordinateur que le laboratoire vient de recevoir. Steve Russell, Martin Graetz et Wayne Wiitanen ont l’idée de Spacewar !, un jeu de combat spatial impliquant deux joueurs dirigeant chacun un vaisseau tirant sur l’autre en essayant d’éviter l’attraction d’un trou noir au centre de l’écran. Mais le travail de création est collectif et de nombreux autres intervenants viennent améliorer le jeu dans une optique collaborative et ouverte selon l’esprit « hacker1 » à l’œuvre dans la région. Le succès du jeu est tel qu’il se diffusera les années suivantes au sein des autres universités américaines munies d’ordinateurs dans des versions souvent modifiées et améliorées par les usagers eux-mêmes.
En appliquant le « triangle des nécessités » à ces premières années du média, plusieurs conclusions viennent à l’esprit. Si l’on analyse les producteurs, il faut constater qu’ils sont presque exclusivement des ingénieurs ou des chercheurs en informatique issus du monde universitaire anglo-saxon. De la même manière, les contraintes technologiques (complexité de création, rareté et cout des machines) prennent une telle importance que la production ne peut venir que des laboratoires et des universités. Tout comme le modèle économique, pensé comme ouvert avec la volonté de distribuer les programmes, de partager librement les savoirs.
Ces trois aspects de la situation de production des premiers jeux vidéo lors des trois premières décennies du média expliquent l’importance de thématiques inspirées de la littérature de science-fiction, courante sur les campus de l’époque, ainsi que de l’ambiance de guerre froide dans laquelle baignent ces laboratoires informatiques dont les recherches y sont liées de près ou de loin. Rien d’étonnant non plus à la complexité des commandes de la plupart des jeux, pensés pour d’autres chercheurs ou ingénieurs. Nous ne manquerons pas non plus d’observer qu’il s’agit tous d’hommes blancs. Ce point reste à développer à l’avenir tant les travaux de Mehdi Derfoufi et d’Isabelle Collet ont montré que la contribution des non-Occidentaux et des femmes a été négligée et invisibilisée.
1971 – 1983 : l’arcade comme lancement d’une industrie
Spacewar ! va inspirer deux entreprises qui en imaginent une version avec monnayeur, sur le modèle des flippeurs. Computer Recreations Inc. produit Galaxy Game en septembre 1971, un prototype de cabine de jeu qui rencontre un grand succès sur le site de l’université de Standford où il est exposé. Tandis que Nutting Associates produit Computer Space, conçu par Syzygy Engineering, deux mois plus tard, qui, lui, sera fabriqué puis vendu à plus d’un millier d’exemplaires. Le succès commercial correct encourage Nutting Associates à continuer la création de jeux vidéo, mais un désaccord avec les deux employés de Syzygy Engineering met fin à leur partenariat. Ces deux employés, Nolan Bushnell et Ted Dabney, décident alors de fonder une autre société, Atari, et d’y engager Al Alcorn pour créer leur nouveau jeu : Pong.
Sorti en 1972, Pong marque un tournant dans l’histoire du média. Représentant en formes géométriques simples un match de tennis de table vu du dessus, le jeu permet de donner des effets à la balle qui, surtout, prend de la vitesse au fur et à mesure de l’échange. Pensé pour prendre place au sein de l’industrie des divertissements de café, dominée alors par les flippeurs, le succès de Pong dépasse toutes les attentes et change cette industrie pour en créer une nouvelle. Le marché du jeu vidéo d’arcade est alors submergé de clones, une caractéristique de l’industrie toujours sensible au succès et à la recherche de formules. Esthétiquement, les jeux font preuve d’une grande abstraction dans leur représentation des évènements impliquant les joueurs en raison des limites techniques. Tout se concentre autour du mouvement de quelques carrés, des pixels. L’action proposée est simple, mais immédiate, sans véritable intermédiaire (histoire, cadre, personnages…) entre le jeu et le joueur. Fondamentalement, les jeux vidéo de cette époque sont littéralement du mouvement et de l’action.
En 1978, le succès démesuré de Space Invaders (Taito, 1978), particulièrement innovant, ouvre un véritable âge d’or créatif durant lequel les sociétés rivalisent d’imagination pour se distinguer dans un marché qui ne cesse de grandir : Space Invaders (Taito, 1978), Galaxian (Namco, 1979), Asteroids (Atari, 1979), Battlezone (Atari, 1980), Missile Command (Atari, 1980), Defender (Williams, 1980), Pac-Man (Namco, 1980), Donkey Kong (Nintendo, 1981), Frogger (Konami, 1981), Qix (Taito, 1981), Dig Dug (Namco, 1982), Q*Bert (Gottlieb, 1982), Joust (Williams, 1982), Zaxxon (Sega, 1982), Dragon’s Lair (Cinematronics, 1983), Track & Field (Konami, 1983)… Toutefois, après la seconde moitié des années 1980, l’arcade marque le pas et, même si de nombreux classiques émergent encore, dont le phénomène de société Street Fighter II (Capcom, 1991), recule progressivement jusqu’à devenir un marché de niche à l’aube des années 2000.
Space Invaders et Pac-Man sont un tournant particulier en instaurant des embryons de narration. Ils dessinent des univers, toujours sous influence du cinéma et de la bande dessinée, mais mus par des mécanismes propres. Le fait que dans Space Invaders le temps de jeu ne soit plus indiqué par un chronomètre, mais matérialisé par le déplacement progressif des ennemis ainsi que la volonté de ceux-ci de répondre aux tirs du joueur créent un nouveau type de jeu. Pac-Man impose, lui, un concept évident, un gameplay2 réduit aux déplacements, enfin la volonté de rendre le jeu accessible à tous par un travail sur les couleurs, les sons, la programmation du comportement des ennemis et les petites saynètes entre les stages où chaque personnage du jeu semble doté d’une personnalité propre et attachante pour les joueurs. Ces caractéristiques ont été patiemment construites par Tōru Iwatani (1955), le designeur du jeu, pour plaire à chacun et en particulier aux femmes qui commencent à déserter les salles d’arcade. Son succès immense va définitivement décloisonner le jeu vidéo et l’imposer auprès du grand public, notamment par une exploitation de l’univers de Pac-Man sur d’autres médias (dessins animés, bandes dessinées, objets de merchandising, musique…).
Autre effet majeur du gigantesque succès du jeu vidéo d’arcade, le développement du jeu vidéo domestique. Si la première console domestique est commercialisée dès 1972 par Magnavox3, ce n’est qu’après le succès de Pong que se multiplient les « consoles Pong », dédiées à faire tourner un clone du succès d’Atari. En 1975, Atari et Sears commercialisent leur propre version, la Home Pong, au succès énorme qui marque un nouveau tournant pour l’industrie. Tournant confirmé dans un premier temps par la revente d’Atari à Warner pour 28 millions de dollars en octobre 19764 puis par la mise sur le marché en 1977 de l’Atari VCS. L’arrivée d’une Major du cinéma ainsi que d’autres concurrents comme Mattel ou Philipps indiquent le changement d’échelle et l’importance nouvelle du média.
Quant à l’Atari VCS, elle rencontre un succès qui dépasse toutes les attentes, malgré ses faibles capacités techniques. Si la plupart de ses jeux adaptent les succès de l’arcade avec un rendu dégradé, mais en reprenant leur esprit, des expériences différentes voient aussi le jour, comme Adventure (Atari, 1979), le premier jeu d’action-aventure, très inspiré de Colossal Cave Adventure (William Crowther, 1976), sorti peu avant sur micro-ordinateur. Mais la surabondance de titres publiés, la médiocrité de la plupart d’entre eux et leur manque de différenciation finissent par entrainer un effondrement du marché, le fameux « krach du jeu vidéo de 19835 ». Les magasins de jouets, principaux canaux de distribution des consoles, et les analystes économiques se méprennent sur le sens de cet évènement et pensent que la mode du jeu vidéo est passée. Les prix sont alors sévèrement baissés, ce qui accentue les difficultés du secteur. Mais d’autres acteurs ont déjà commencé à prendre place et vont, à nouveau, révolutionner le média.
Déterminant pour l’industrie, l’impact des évènements vidéoludiques entre 1972 et 1983 demeure visible encore aujourd’hui. Des trois pointes du « triangle des nécessités », le modèle économique incarne le mieux ces changements avec le passage d’une optique de défi technique à un divertissement pour le grand public et, surtout, le passage de productions ouvertes à la modification et à la diffusion libre à des architectures fermées et commerciales. Pour mettre en place cette industrie du divertissement, le jeu vidéo d’arcade s’inspire de ses prédécesseurs directs, les flippeurs. Il entretient avec eux une continuité économique et industrielle directe. Comme les flippeurs, et comme le cinéma, le jeu vidéo en tant qu’industrie nait dans les foires. Mais cette naissance sur des « bornes communes », comme le cinéma offre des « écrans communs », résulte aussi de contraintes technologiques, notamment le cout et la complexité du matériel.
Le modèle économique, des bornes louées ou vendues à des exploitants qui doivent les rentabiliser, incite à des parties durant lesquelles les joueurs déposent de nombreuses pièces. Avec une conséquence directe sur le game design6 qui pousse le concept d’accélération du jeu à la manière de Pong jusqu’à plonger le joueur dans un état second. État conceptualisé deux décennies auparavant par le sociologue Roger Caillois comme le vertige, l’ilinx. D’autres ajouts découlent aussi de ce besoin économique, comme le high-score puis le classement et la possibilité d’y inscrire son nom, la compétition augmentant le nombre de joueurs et créant toute une culture autour de ces records7. Dernier point et non des moindres, une esthétique accrocheuse pour attirer les joueurs, notamment par des graphismes tape-à‑l’œil et des performances techniques à même de distinguer la borne de ses voisines alignées les unes à côté des autres. La performance technique et la recherche de photoréalisme demeureront pendant des décennies à la fois le mètre étalon de l’industrie pour juger les jeux et un objectif jamais réellement remis en question pour la majorité des créateurs.
Enfin, les producteurs restent majoritairement des informaticiens, mais les entreprises prennent le relai des universités comme cadre institutionnel de production. Autre changement notable, commun à toutes les industries liées à l’informatique, le retrait numérique des femmes, très présentes dans les années 1950 et 19608, encore nombreuses dans la production de jeux vidéo dans les années 1970 et quasiment disparues dès le début des années 1980.
1983 – 1994 : le jeu domestique comme nouveau paradigme
Dès la fin des années 1970, le Japon a conquis une place de choix parmi les producteurs de jeux vidéo, comme le montrent les succès de Space Invaders et Pac-Man. Nintendo, un très ancien acteur du secteur des jeux de cartes et des jouets, déjà auteur de jeux vidéo et de jouets électroniques, va bouleverser l’industrie avec une nouvelle console : la NES pour Nintendo Entertainment System ou Famitsu au Japon. Mise sur le marché en 1983, la console est d’abord pensée autour d’un prix le plus bas possible pour des performances correctes dans l’ensemble. Second choix industriel de Nintendo, l’obligation pour les jeux édités sur sa plateforme de passer par un processus de certification afin d’obtenir le Nintendo Seal of Quality, une manière d’éviter la surproduction comme la surabondance de clones, d’imposer une exclusivité aux producteurs et de contrôler les revenus générés par les éditeurs-tiers. En effet, contrairement aux consoles précédentes, la plus-value s’est déplacée du hardware au software, des plateformes aux jeux eux-mêmes, Nintendo touchant un pourcentage sur toutes les ventes réalisées sur la NES.
Si les éditeurs se bousculent pour publier sur la console de Nintendo, la société japonaise garantit aussi son hégémonie9 par des séries propres conçues avec attention et menées par des équipes recrutées avec soin : Super Mario Bros (à partir de 1985), Zelda (à partir de 1986), Metroid (à partir de 1986)… Le tout sous la houlette d’un trio visionnaire, aujourd’hui encore très largement reconnu pour leur apport au média : le directeur Hiroshi Yamauchi (1927 – 2013), le responsable R&D Gunpei Yokoi (1941 – 1997) et le game designeur Shigeru Miyamoto (1952).
Cette hégémonie va être renforcée avec la Gameboy (Nintendo, 1989), une console portable au succès sans précédent. Si le jeu vidéo portable existe depuis 1979 avec la MB Microvision puis 1980 avec les Nintendo Game & Watch, la société de Kyoto transforme une pratique d’initiés en phénomène de société, sa console portable et celles qui ont suivi se vendant à près de 120 millions d’exemplaires. Le succès de Nintendo marque légèrement le pas avec sa console suivante, la Super NES (1990), une console 16-bits dite de quatrième génération. Nintendo demeure leadeur du secteur, mais la Mega Drive (Sega, 1988) arrache pratiquement la moitié du marché. Le modèle économique reste identique, mais on notera un certain vieillissement du public, le marketing visant dorénavant les adolescents.
Le succès hors norme de Nintendo est riche d’enseignements. Tout d’abord, le modèle économique mis en place par Nintendo va s’imposer jusqu’à aujourd’hui et rester dominant malgré de nombreuses remises en question depuis une dizaine d’années. Tous les éditeurs et producteurs de consoles chercheront dorénavant, sur le modèle de la société japonaise, à contrôler le plus strictement possible la production de valeur.
Ensuite, Nintendo va imposer des standards qualitatifs très élevés en accordant un soin, et des budgets de production, sans commune mesure avec les sociétés précédentes. En termes de design et de quantité d’idées, les jeux de la firme de Kyoto demeurent des références et Super Mario Bros une pièce maitresse du média. De la même manière, Nintendo vise dès ses débuts vidéoludiques à produire une culture globale, mélange d’éléments de cultures différentes, à même de parler aux différents marchés mondiaux10. Pour cela, Nintendo prend exemple sur Disney et mélange ainsi, dans Super Mario Bros, des références européennes et japonaises qui trouvent leur cohérence dans un game design liant des éléments à priori disparates.
Enfin, Nintendo vise un public jeune et doit pour cela se concilier les magasins de jouets pour y distribuer ses consoles ainsi que ses jeux. Mais l’industrie du jouet est une industrie très genrée, les rayons des magasins se divisent strictement en deux catégories : des gammes de couleurs sombres pour les garçons, des variations autour du rose pour les filles. En Occident, Nintendo choisit le gris pour ses consoles 8‑bits et 16-bits tandis que Sega, son principal concurrent, choisira le noir. On notera aussi le nom de la console portable de Nintendo, autre succès planétaire des années 1990, le Gameboy. S’il n’a jamais été neutre en termes de genre, l’arcade était déjà majoritairement masculine, le jeu vidéo se voit, pour des raisons de marketing et de distribution, solidement masculinisé dans l’imaginaire collectif.
Rétrospectivement affirmer la continuité au sein de l’industrie des consoles, entre Atari et Nintendo, peut sembler évident ; il en va tout autrement pour les acteurs de l’époque. En effet, là où certains analystes de la crise de 1983 y voient la fin du jeu vidéo, d’autres prédisent plutôt la fin des consoles au profit de la micro-informatique, qui se développe auprès du grand public à la même époque.
Grâce à la miniaturisation et à la baisse des couts, plusieurs machines arrivent sur les marchés occidentaux et japonais au début des années 1980 : Commodore 64, Amstrad CPC, Spectrum, MSX, puis Commodore Amiga et Atari ST… Une profusion de machines différentes et incompatibles entre elles, à laquelle le PC mettra progressivement fin durant les années 1990 en s’imposant comme l’ordinateur personnel de référence.
Le « triangle des nécessités » de la micro-informatique de l’époque est particulièrement éclairant sur les conditions et les formes de son développement. Si les prix sont en baisse constante à partir du début des années 1970, le cout d’accès demeure élevé, ce qui réserve ce produit à une certaine catégorie sociale d’acheteurs. Très rapidement, les départements marketing des différentes sociétés formulent l’idée d’un « ordinateur familial » pour les classes moyennes et supérieures, utile pour tous, des enfants à la mère, mais sous l’autorité du père. Père qui lui accorde d’ailleurs souvent une place de choix dans son espace personnel : le bureau à domicile. Les fonds pour l’achat d’un micro-ordinateur sont donc puisés dans les économies familiales, mais le client-cible, celui qui décide de l’acte d’achat, est identifié comme le père. Les jeux développés le sont donc en fonction de lui, proposant des mécanismes plus adultes et des thématiques nécessitant un bagage culturel plus évolué, ce que la technologie spécifique aux micro-ordinateurs permet, grâce à une plus grande puissance de calcul que celle des consoles et surtout grâce à la sauvegarde de ses parties, porte ouverte à des jeux plus longs. Ces deux points déterminent en grande partie le profil des producteurs, particulièrement en Occident : souvent de petites compagnies, spécialisées dans des genres propres à la micro-informatique (simulation, gestion, stratégie, jeu à énigmes, aventure textuelle…) et qui accordent une grande attention aux possibilités et défis techniques offerts par ces supports.
Le jeu vidéo commercial se développe donc aussi sur micro-ordinateurs, mais les caractéristiques que nous venons de décrire vont lui donner un visage différent de celui des salles d’arcade et des consoles qui sont plutôt spécialisées dans l’action, l’aventure et le sport tandis que le jeu informatique va offrir un autre panel de genres. Panel d’autant plus large que les réseaux de diffusion sont plus ouverts que celui des seuls magasins dédiés. Les créateurs et les joueurs sur informatique développant des communautés (clubs, réseaux de diffusion BBS11, salons, demoscene12, shareware13…) qui encouragent la créativité puisque les jeux n’y existent pas uniquement en fonction de leur potentiel succès commercial.
Mais il faudra attendre le début des années 1990 pour que cette créativité, toujours aussi forte, mais dorénavant plus accessible, rencontre un plus large public et donne naissance à des classiques qui vont bouleverser l’industrie : Wing Commander (Origin Systems, depuis 1990), Civilization (Microprose, depuis 1991), Ultima Underworld (Origin Systems, 1991), Dune II (Westwood, 1992), Doom (id Software, depuis 1993), Myst (Cyan Worlds, depuis 1993)… Ces titres inscrivent définitivement le PC comme une plateforme de jeu, formalisent de nouveaux genres et ouvrent le média à de nouveaux publics, notamment le public féminin14.
Cette décennie impose donc le jeu vidéo sur consoles et ordinateurs en changeant radicalement le visage du média, à la fois avec un nouveau modèle économique fondé sur l’achat du support du programme, par la pratique dans un espace domestique, par de nouveaux genres rendus possibles par les spécificités techniques des machines personnelles et par de nouvelles interactions portées par ces mêmes spécificités.
1994 – 2006 : une industrie culturelle
La décennie qui suit la confirmation du jeu domestique comme nouvel espace de référence va connaitre trois changements considérables15 d’un point de vue technologique, industriel et créatif.
Industrie numérique dès ses origines, portée par un imaginaire technophile et une course à la puissance de calcul, le jeu vidéo a toujours regardé les changements technologiques comme positifs en eux-mêmes. D’où sa facilité à les adopter rapidement. Si internet touchera le grand public dans la seconde partie des années 1990, des jeux vidéo l’utilisent dès les années 1980. Et plusieurs succès vidéoludiques, dont Doom, vont beaucoup participer à son adoption puis à son expansion. Et c’est rapidement internet qui changera le jeu vidéo, comme nous le verrons ci-dessous.
Autre changement technologique important, la diffusion du CD puis du DVD. Avec leur formidable capacité de stockage, ces supports vont permettre l’éclosion d’autres jeux, plus complexes et plus riches en contenu, ainsi que l’arrivée de nouveaux acteurs.
Parmi ces nouveaux jeux, un genre en particulier va illustrer les aveuglements technophiles16 de l’industrie : le FMV17. Depuis toujours, le jeu vidéo utilise la comparaison avec le cinéma, à la fois comme stratégie de légitimation avec une industrie culturelle acceptée et comme étalon de réussite économique du média. Avec la possibilité de proposer des films interactifs, il offre un récit nouveau, de dépassement et de progrès, pour se valoriser. Las, les jeux FMV offrent bien peu d’interactions et, pour des raisons de cout, proposent souvent un spectacle médiocre.
Mais le changement le plus important apporté par le CD n’est pas technologique, même s’il y est lié, il est industriel. En effet, parmi les nombreux acteurs qui se lancent sur le marché des consoles CD (Philipps, Panasonic…), un acteur de poids se distingue : Sony, co-inventeur du support. Et surtout, multinationale gigantesque aux revenus diversifiés et aux moyens sans commune mesure avec Sega, Nintendo ou Atari, les acteurs traditionnels du marché des consoles. Une différence qui va très vite se marquer avec une campagne marketing autour de la PlayStation (à partir de 1994) différente, s’adressant au public des jeunes adultes18 qui traditionnellement délaissaient le loisir vidéoludique lors de l’entrée aux études ou dans la vie professionnelle. Le succès gigantesque de cette console sera fatal à Atari puis à Sega, obligera Nintendo à se repositionner et incitera finalement Microsoft à entrer dans ce secteur avec la Xbox (2001). Microsoft, un autre géant économique en quête de diversification. Et de place dans le salon pour y distribuer ses produits via une console qui se résume à un ordinateur plus simple d’accès, mais aussi connecté à internet. D’ailleurs, les consoles deviennent rapidement des plateformes multimédias comme l’illustre le succès encore plus important de la PlayStation 2 (2000), poussé notamment par le lecteur DVD intégré.
Les enjeux économiques et industriels changent donc au tournant des années 2000, ce que la série Call of Duty (Activision, depuis 2003) va illustrer. Call of Duty se classe dans la catégorie des FPS19, un genre majeur du média. L’originalité de la série, qui propose de revivre les grandes batailles de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi de conflits plus récents, tient à une vision très spectaculaire de la chose militaire. Vision qui n’est pas sans proposer une lecture du réel proche des idées néoconservatrices. Son impact, considérable, tient surtout à un succès gigantesque, 300 millions d’exemplaires vendus depuis le premier épisode, qui ne doit rien au hasard. Activision produit, en effet, un épisode par an, diffusé à la fin de l’année civile, précédé d’une campagne marketing digne des blockbusters hollywoodiens, réalisé par plusieurs studios, conçu pour les hardcore gamers20 et accompagné de nombreux suppléments payants. Enfin, contrairement à l’ancienne habitude d’utiliser des licences d’autres industries culturelles, l’éditeur possède tous les droits sur la série, de manière à conserver la main sur toutes les formes de valeur produites. L’industrialisation du processus productif prend des proportions jamais vues et devient un modèle qui s’impose auprès des plus grands éditeurs : le Triple‑A21. Soit l’équivalent du blockbuster hollywoodien.
Dernier bouleversement industriel majeur de la décennie, l’arrivée de Steam sur PC. Développé par le studio Valve et lancé en 2002, ce programme vise au départ à mettre à jour les jeux du studio américain, mais va rapidement se transformer en magasin en ligne au succès tel qu’il installera depuis un monopole de fait sur la vente des jeux PC. Monopole qui fera disparaitre la vente physique des jeux sur ce support et encouragera les autres acteurs du secteur à accélérer la dématérialisation du média.
Ce cadre technologique et industriel va accompagner un dernier bouleversement, créatif cette fois-ci. Comme nous l’avons vu, le succès du jeu vidéo domestique a donné naissance à de nombreux genres. Dix années plus tard, cette créativité va se formaliser en une série de classiques, des jeux-références qui, sans jamais être les premiers de leur genre, portent à maturité les idées apparues sur micro-ordinateurs et consoles. Tomb Raider (Core Design, depuis 1996) impose la 3D pour le jeu d’aventure et crée surtout une nouvelle icône du jeu vidéo avec Lara Croft ; Ultima Online (Origin Systems, depuis 1997) puis Everquest (Verant Interactive & 989 Studios, depuis 1999) et World of Warcraft (Blizzard Entertainment, depuis 2004) transforment le MMO22 en triomphe économique ; Starcraft (Blizzard Entertainment, depuis 1998) signe le sommet commercial du jeu de stratégie et devient un phénomène de société en Corée du Sud où il s’organise en sport, annonciateur du succès mondial actuel de l’esport ; Resident Evil (Capcom, depuis 1996) et Silent Hill (Konami, depuis 1999) imposent le jeu d’horreur comme un genre majeur ; Metal Gear Solid (Konami, depuis 1998) ouvre de nouvelles perspectives en incitant à l’infiltration et à l’évitement du combat ainsi que par un discours complexe sur son média au sein d’un jeu grand public ; ICO (SCE Japan Studio & Team Ico, 2001) et REZ (Sega, 2001) proposent des expériences esthétiques stupéfiantes et attirent l’attention de médias généralistes qui commencent à parler autrement de ces jeux artistiquement ambitieux ; Half-Life (Valve, 1998) bouleverse le média par la puissance de sa narration réalisée par les seuls codes du jeu vidéo puis démocratise les mods23 avec Counter-Strike (Minh « Gooseman » Le & Jess Cliffe, 1999) dont le succès influencera lui aussi le développement de l’esport ; Grand Theft Auto III (DMA Design, 2001) va généraliser le genre du « jeu bac à sable » aussi appelé « monde ouvert » dans lequel le joueur déambule librement au sein du jeu pour y réaliser ce qu’il souhaite à son rythme…
Ces trois changements, technologique, industriel et créatif, imposent définitivement le jeu vidéo comme une industrie culturelle, qui se conçoit comme telle, en concurrence avec la télévision et le cinéma24. Les géants du jeu vidéo déploient des moyens financiers et technologiques considérables pour imposer leur support au sein du salon familial, bien conscients que les consoles peuvent dorénavant devenir des plateformes centrales pour la diffusion de toutes les autres industries culturelles.
2006 à aujourd’hui : enjeux d’une industrie numérique
En suivant le calendrier habituel de sortie des consoles, treize années représentent traditionnellement deux générations dans l’industrie vidéoludique. Soit une période particulièrement longue que nous n’allons pas détailler ici, mais dont nous allons essayer de tracer les grandes lignes. Outre la confirmation des tendances décrites dans les paragraphes précédents, deux faits marquent l’industrie depuis 2006 : l’arrivée ou plutôt l’attention enfin portée à de nouveaux joueurs et joueuses, les casual gamers25, et l’émergence de nouveaux enjeux médiatiques, politiques et culturels, soit autant de conflits qui secouent un secteur habitué à donner de lui-même une image uniforme.
Au milieu des années 2000, bousculé par les moyens de Sony et de Microsoft sur le marché des consoles, Nintendo est obligé de se repositionner pour ne pas subir le même sort que Sega, concurrent historique obligé de quitter le secteur en 2001. Avec sa console Wii (2006), la firme de Kyoto vise son public traditionnel, les familles, mais touche aussi des consommateurs nouveaux, les fameux « joueurs occasionnels », avec une technologie fondée sur la détection de mouvements. Une manière de jouer plus évidente pour ceux qui ne possèdent pas de culture vidéoludique. Et l’énorme succès commercial, en particulier auprès des publics féminin et sénior, traditionnellement négligés par l’industrie, confirme le pari de Nintendo.
C’est ensuite au tour d’Apple (2007) puis de Google (progressivement entre 2008 et 2012) de se lancer dans la distribution de jeux via leur plateforme de vente en ligne dédiée aux smartphones. Le succès démesuré de l’iPhone transforme, en effet, ce nouveau support numérique en eldorado pour les producteurs de jeux vidéo, le principal type de programme qui y est téléchargé.
S’il est au départ accueilli avec l’espoir de faire sortir l’industrie vidéoludique de certains de ses carcans et d’amener de nouveaux usagers vers cette culture, le casual gaming va rapidement révéler ses particularités. Ses joueurs recherchent des expériences légères et courtes, ce que montre l’échec commercial des jeux traditionnels sur ces plateformes. Ensuite, le cadre technologique de ces supports, motion gaming et touch gaming26, limite grandement le type de jeux qu’il est possible d’y développer. Enfin, les joueurs occasionnels vont très vite se montrer capables d’acheter des smartphones à des prix conséquents, mais peu désireux de payer pour leurs jeux vidéo.
La combinaison de ces différents paramètres va imposer à la fin des années 2000 le modèle économique du F2P27 sur les smartphones et les réseaux sociaux, un modèle qui changera radicalement la conception des jeux qui l’adoptent, de plus en plus nombreux. Les emblématiques Candy Crush Saga (King, 2012) et FarmVille (Zynga, 2009) illustrent bien les enjeux de game design derrière le F2P. Il s’agit de proposer aux joueurs une expérience évidente, avec un chalenge léger et des récompenses régulières afin de les encourager à continuer à jouer. Ensuite, les délais d’attente, l’expérience sociale fournie par la connexion internet de ces titres et la frustration occasionnelle doivent encourager les joueurs à effectuer des micro-achats dans le jeu pour continuer à y avancer. Outre ces micro-achats, la rentabilité de ces titres est aussi fondée sur la publicité et surtout la création de données par les joueurs. Soit les bases de l’économie de l’attention et de l’économie des datas, bases sur lesquelles sont constituées aujourd’hui les entreprises numériques les plus puissantes.
Autre fait marquant, l’émergence de nouveaux enjeux médiatiques, politiques et culturels. Grâce à la diffusion grand public d’internet et l’apparition de plateformes de vente en ligne sur PC et consoles, d’autres types de jeux, plus originaux dans leurs mécanismes et leurs thématiques, vont rencontrer un large public. La publication de Braid (Number One, 2008), World of Goo (2D Boy, 2008) et d’autres jeux en 2008 sans le soutien d’un éditeur va créer pendant quelques années un « moment Easy Rider28 » où des œuvres artistiquement ambitieuses vont trouver le succès public et commercial. Avant que la surproduction ne remette en cause vers 2015 le modèle du jeu indépendant. Mais, durant cette période, nombre de classiques vont être créés proposant de nouveaux gameplays et esthétiques à l’image de Journey (thatgamecompany, 2012) ou Minecraft (Mojang, à partir de 2009). Là où le premier est un voyage esthétique fondé sur les sensations et la découverte non violente d’un univers, le second encourage la créativité des joueurs dans une sorte de jeu Lego infini et numérique.
Cette période d’intense liberté et d’innovation va aussi mettre sur le devant de la scène des questions politiques, d’inégalités de genre, de racisme, de représentation de l’impérialisme, de sexualités… jusqu’ici tues ou peu questionnées par les jeux vidéo. La créatrice Anna Anthropy va aborder des questions transgenres à travers des jeux autobiographiques, le collectif Molleindustria va créer des jeux marxistes déconstruisant l’idéologie néolibérale, The Stanley Parable (Galactic Cafe, 2013) brise le quatrième mur à la manière d’un À bout de souffle vidéoludique qui se doublerait d’une critique acide du néomanagement, le jeu Papers, Please (Lucas Pope, 2013) confronte le joueur dans le rôle d’un douanier à la banalité du mal d’Hannah Arendt réactualisée sur la question des réfugiés…
Cette créativité s’accompagne d’une production intellectuelle revendicatrice sur les sites et les blogs dédiés, dans la presse et les festivals spécialisés… encore renforcée par les games studies29. Mais cette approche nouvelle du média ne convient pas à tous et des tensions de plus en plus fortes apparaissent autour de ces questions. Jusqu’à l’explosion du #Gamergate en aout 2014. Lancé comme la dénonciation d’une collusion entre créateurs et surtout créatrices de jeux indépendants avec des journalistes désignés comme des SJW30 corrompus, le #Gamergate va rapidement se structurer sur les réseaux sociaux et certains forums en mouvement de fond. Ce mouvement revendique un retour à des jeux vidéo « apolitiques », c’est-à-dire aux blockbusters souvent virilistes et militaristes qui dominent alors le marché et critique une intelligentsia qui tenterait d’imposer ses jeux sous couvert d’un discours progressiste détaché du réel. Derrière ce discours assez commun dans le champ politique actuel s’expriment un violent antiféminisme et un conservatisme radical qui finiront par rejoindre l’alt-right américaine31.
Ces conflits proprement politiques, ce questionnement sur les représentations portées par les jeux vidéo et les producteurs de ces jeux, mais aussi l’esport, le retrogaming32, le casual gaming, les nombreuses pratiques de réappropriation (speedrunning33, jeu éducatif, cosplay34…), la présence et l’influence de plus en plus marquées du média au sein d’autres médias, l’existence de différents vocabulaires propres et parfois très spécifiques… tout cela indique bien que le jeu vidéo est une culture. Et que, comme tel, il n’échappe pas à la guerre culturelle qui secoue notre époque.
Conclusion
Pour conclure ce déjà très long article, et alors qu’il y aurait encore beaucoup à dire sur le média notamment sur ses volets artistiques et politiques, nous nous permettrons de poser quelques questions soulevées par les jeux vidéo. Ces questions nous semblent aujourd’hui particulièrement importantes par la place cruciale du vidéoludique, reflet de la société du divertissement ainsi que de la numérisation galopante de notre réel.
Les premières questions concernent les modèles économiques au cœur des jeux vidéo. Comme nous l’avons vu, ceux-ci déterminent presque toujours le design, les mécanismes et les représentations présentes dans les jeux. Parfois de manière interpelante35. Existe-t-il d’autres perspectives que commerciales pour le média ? Et si oui, comment éviter les difficultés posées par les autres modèles de soutien à la création (entre-soi, spéculation marchande entretenue par les métropoles et les États en concurrence de prestige, confiscation par les classes sociales supérieures…)? Dans un cadre commercial, comment comprendre voire cadrer les pratiques liées à l’économie de l’attention ? C’est-à-dire, notamment, comment permettre aux joueuses et joueurs de tous âges un consentement éclairé pour leurs dépenses ou leur vie privée ? Sur ce point, le renvoi des consommateurs à leur responsabilité personnelle, modèle actuel des différentes formes de signalétique, est-il suffisant et satisfaisant ? Ces questions en appellent à la protection des consommateurs et plus largement à la problématique de l’éducation aux médias.
Sortir d’un cadre uniquement commercial et faire entrer les jeux vidéo dans les différentes économies culturelles pose alors la question de la légitimation culturelle. Plusieurs espaces culturels exposent déjà des jeux vidéo et posent de multiples questions : le jeu exposé est-il encore du jeu ? Sur quelles bases les jeux exposés sont-ils choisis ? De culture initialement populaire le jeu vidéo exposé ne change-t-il pas de statut et donc de contrôle par d’autres classes sociales ? Comment faire place à tous les jeux dans ces espaces ? Sur quels critères subsidier ces jeux culturels ? On le constatera, ces questions rejoignent largement des questions posées au cinéma, à la bande dessinée et même à la littérature de genre.
Questionnement plus spécifique aux médias numériques, la culture du changement de l’industrie vidéoludique et le culte technophile de la nouveauté sont-ils conciliables avec l’effondrement écologique ? Dernier avatar, le jeu en streaming36, notamment poussé par Google, ne va-t-il pas faire exploser la consommation de bande passante, à l’impact écologique sans cesse croissant ? Sans même évoquer les nombreuses questions soulevées par cette technologie à propos de la vie privée…
Enfin, plus globalement, se posent les questions du sens de l’expérience vidéoludique, de sa spécificité médiatique et de l’impact de ses représentations.
Ces questions, outre les perspectives qu’elles ouvrent, affirment encore une fois l’existence des jeux vidéo comme un média, pratiques variées et une vaste réalité culturelle. Au-delà de nombre de discours médiatiques globalement réducteurs, il existe de larges champs à découvrir.
- Que Steven Levy formalisera dans son ouvrage L’éthique des hackers, Doubleday, 1984.
- Terme spécifique au jeu vidéo qui désigne la manière dont le joueur peut interagir dans l’univers du jeu, l’ensemble des actions qui lui sont proposées.
- La Magnavox Odyssey, très en avance sur son époque en proposant plusieurs jeux intégrés, ne rencontra pas le succès commercial en raison d’une incompréhension du public, persuadé qu’il fallait acheter un téléviseur de la même marque pour en profiter. Cette console fut conçue sous l’égide du vétéran Ralph Baer (1922 – 2014), déjà auteur d’un concept de télévision avec des jeux vidéo en 1951 puis de plusieurs prototypes, il inventa ensuite plusieurs classiques du divertissement dont le jouet électronique Simon (1978). Indicateur de l’importance des volets technologiques et industriels dans l’histoire du jeu vidéo, Baer passa une grande partie de sa vie à attaquer les sociétés qui utilisaient ses idées et concepts, à commencer par Atari qui s’inspira de son travail pour concevoir Pong. Plusieurs récompenses viennent couronner sa contribution déterminante au média vidéoludique et il est reconnu aujourd’hui comme l’un des pères du média.
- La branche jeu vidéo de Warner deviendra rapidement la plus lucrative des activités de la Major américaine.
- Ce krach demeure un évènement historique encore souvent évoqué au sein de l’industrie comme une « première fin des jeux vidéo ». Bien que dans les faits il fût limité à l’Amérique du Nord, avec un faible impact sur le secteur de l’arcade, que la micro-informatique explosait et que les chiffres redevinrent mirobolants dans les années qui suivirent grâce à l’arrivée de nouvelles consoles.
- Terme spécifique au jeu vidéo, qui désigne la conception générale du jeu, l’articulation entre ses différents aspects (graphismes, programme, interaction, sons…).
- À propos de cette culture, nous vous renvoyons vers l’excellent documentaire The King of Kong : A Fistful of Quarters (Seth Gordon, 2007).
- Sur les questions liées au numérique et aux genres, voir les travaux d’Isabelle Collet de l’université de Genève.
- La console domine 90 % des marchés japonais et américain, les principaux de l’époque, ses concurrents comme Sega, Atari ou NEC se partageant le reste.
- Le marché mondial du jeu vidéo restera majoritairement focalisé sur l’Amérique du Nord, le Japon et l’Europe jusqu’au début des années 2000. Le développement économique des autres parties du monde, en particulier la Chine devenu aujourd’hui le premier marché du secteur, ainsi que la numérisation toujours plus grande de toutes les sociétés changera progressivement cette situation.
- Utilisant dès les années 1970 les lignes téléphoniques pour échanger des messages et des fichiers, les BBS anticipent l’internet grand public qui se répandra dans la seconde moitié des années 1990.
- Terme général désignant la culture spécifique à l’informatique professionnelle où des créateurs diffusent des démos techniques repoussant les limites théoriques des machines les faisant tourner. Très représentative de la culture créative qui a bercé la création vidéoludique sur ordinateurs.
- Autre spécificité de la distribution sur ordinateurs, les sharewares sont des programmes diffusés le plus souvent via des associations ou des magazines qui proposent une partie de leur contenu, le reste étant déblocable via un paiement bancaire.
- The Sims (Maxis, depuis 2000) est longtemps resté le jeu vidéo le plus vendu de tous les temps alors que, précisément, son accessibilité et son game design « féminin » rendaient les producteurs dubitatifs sur sa capacité à rencontrer un public.
- Confirmant une fois de plus le dynamisme de l’industrie ainsi que sa culture, voire son culte, de la nouveauté. Deux phénomènes illustrent particulièrement cela : l’importance des jeux récents dans le chiffre d’affaires global ainsi que les cycles propres, calqués sur ceux des nouvelles consoles arrivant tous les cinq ans.
- Que l’on pense encore récemment aux casques de réalité virtuelle.
- Pour Full Motion Video, c’est-à-dire des films interactifs.
- On notera que le marketing comme l’esthétique des jeux vidéo devient beaucoup plus agressif au tournant des années 1990, relançant les polémiques sur l’incitation à la violence auprès des joueurs. Nous ne disposons pas de la place nécessaire à développer les volets de cette question (panique morale, cynisme publicitaire, biais de genre d’un média qui cède à une virilité militarisée, association du jeu à l’enfance…), mais notons toutefois que plusieurs aspects de cette polémique, éteinte après de très nombreuses études, se retrouvent aujourd’hui dans la question de l’addiction aux jeux vidéo. À l’époque, sous la menace d’une régulation par les autorités politiques, les principaux acteurs du secteur mettront rapidement en place des institutions privées (ESRB, PEGI…) chargées de juger le contenu des jeux et d’en informer les consommateurs. Une manière de renvoyer à ces derniers la responsabilité de l’achat de ces jeux…
- Pour First Person Shooter, soit des jeux de tir en vue subjective, un genre particulièrement immersif.
- Une catégorisation marketing qui vise un public jeune (15 à 30 ans), globalement masculin, attiré par des jeux d’action, prêt à acheter le jeu à prix plein dès sa sortie et à dépenser un cout équivalent ensuite dans des suppléments, qui va lui consacrer un grand nombre d’heures de pratique et surtout intéressé par l’aspect compétitif. Soit une catégorisation qui correspond aux préjugés du grand public sur le média, mais qui recouvre une frange numériquement minoritaire des joueurs ainsi qu’une pratique très spécifique.
- Le terme est issu du monde de la finance, référence significative de la prise de contrôle de ce secteur sur des entreprises dorénavant cotées en Bourse, où il désigne un produit particulièrement sûr.
- Pour Massive Multiplayer Online, soit des jeux pratiqués par des milliers de joueurs en même temps, le plus souvent des jeux de rôle. Au plus fort de son succès en 2010, World of Warcraft comptait 12 millions de joueurs.
- Habités par « l’esprit hacker », les créateurs des années 1990 ont pris l’habitude de rendre leurs jeux accessibles à la modification. Les modifications, raccourcies sous le terme mod, réalisées par des joueurs/créateurs amateurs sont ensuite diffusées librement.
- À noter la légende tenace du « jeu vidéo comme première industrie culturelle, devant le cinéma ». Tout d’abord, l’industrie vidéoludique génère un chiffre d’affaires plus important que le cinéma depuis le début des années 1980. Ensuite, le cinéma n’est pas, et de loin, la première industrie culturelle, pas plus que le jeu vidéo, ce titre revenant à la télévision. Cette comparaison, issue d’études financées par les différents lobbys du secteur vidéoludique, vise surtout à donner une légitimité culturelle au média. Enfin, les comparaisons demeurent particulièrement difficiles à établir en raison de modes de calcul et de modèles économiques très différents. Sans compter que le détail des chiffres avancés reste compliqué à obtenir, les industries culturelles concernées le conservant jalousement secret.
- Terme marketing assez flou qui recouvre des pratiques et des profils très divers rassemblés autour de jeux plus accessibles.
- Pour désigner l’interface tactile, simple, mais aussi limitée pour du jeu vidéo sur supports mobiles.
- Pour Free To Play, des jeux gratuits à télécharger et à première vue à jouer.
- Selon les mots du journaliste Joshuah Bearman dans le New York Times Magazine du 13 novembre 2009.
- Apparues dès la fin des années 1990 dans le monde universitaire anglo-saxon, les game studies rassemblent des chercheurs travaillant sur différentes approches du jeu vidéo en sciences humaines.
- Pour Social Justice Warriors, soit des militants en ligne de causes progressistes.
- Plusieurs études ont depuis montré l’utilisation par les réseaux d’extrême droite de cette colère, en particulier par Steve Bannon, président exécutif de Breitbart News puis conseiller de Donald Trump.
- Soit le fait de jouer à d’anciens jeux, qui ne sont souvent plus distribués ou sur des supports obsolètes. Porté dès la fin des années 1990 par des passionnés, le phénomène, étonnant dans une industrie obsédée par la nouveauté, a pris une telle ampleur qu’il recouvre aujourd’hui un marché propre et incite les plus gros studios à rééditer leurs anciens titres.
- Soit la pratique par des joueurs d’achever leurs jeux le plus rapidement possible sans que cela n’ait été prévu ni anticipé par les créateurs.
- Contraction de costume et play, cette pratique désigne la création de costumes inspirés de cultures pop par les joueurs.
- La Belgique a par exemple été le premier pays au monde à interdire les loot boxes, ces caisses de récompense au contenu aléatoire. Autre nouveau modèle économique qui pose question, le game-as-service, une sorte de jeu sans fin où la monétisation provient d’achats intégrés au jeu.
- La possibilité de jouer à des jeux vidéo grâce à leur affichage sur tout support numérique tandis que les calculs sont réalisés par des ordinateurs à distance et leurs résultats affichés sur le support via internet. Sur le modèle technologique et commercial de Spotify ou Netflix.