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Corset de papier, de Lucie Barette

Numéro 7 – 2022 - presse féminine par July Robert

octobre 2022

Axelle en Bel­gique et La Défer­lante en France, pour ne prendre que ces deux exemples, sont deux revues qui abordent les ques­tions de socié­té sous le prisme du genre et prennent le contre­pied de ce que l’on nomme la « presse fémi­nine ». Ces médias, que l’on voit se mul­ti­plier, aujourd’hui, s’attèlent à ren­ver­ser le para­digme et à permettre […]

Un livre

Axelle en Bel­gique et La Défer­lante en France, pour ne prendre que ces deux exemples, sont deux revues qui abordent les ques­tions de socié­té sous le prisme du genre et prennent le contre­pied de ce que l’on nomme la « presse fémi­nine ». Ces médias, que l’on voit se mul­ti­plier, aujourd’hui, s’attèlent à ren­ver­ser le para­digme et à per­mettre aux femmes1 de s’émanciper d’un monde média­tique inté­gré à la socié­té capi­ta­liste patriar­cale. Tou­chant davan­tage les femmes, elles ne se des­tinent pas volon­tai­re­ment à un lec­to­rat fémi­nin. Médias indé­pen­dants, ces revues s’attachent à décons­truire les méca­nismes socié­taux à l’œuvre et se veulent « boite à outils » pour pen­ser les grandes ques­tions de socié­té sous le prisme du genre. En deux mots, elles pra­tiquent un « jour­na­lisme situé et actif » dans une volon­té affir­mée de favo­ri­ser l’émancipation col­lec­tive des femmes au tra­vers de l’intervention féminine. 

Dans un sou­ci de déve­lop­pe­ment de la puis­sance d’agir des femmes et en se démar­quant des modèles éco­no­miques impo­sés aux médias écrits, ces maga­zines donnent la parole aux pre­mières concer­nées, leur offrant un espace d’expression dont elles sont encore majo­ri­tai­re­ment pri­vées dans la presse géné­ra­liste. Comme l’affirme Sabine Panet, rédac­trice en chef d’Axelle, « Dans les médias mains­tream, il est alors dif­fi­cile de faire pas­ser un sujet sur les vio­lences de genre. Pour être accep­té, le sujet doit être légi­ti­mé par une parole experte. Soit le savant (sou­vent un homme) de la rédac­tion, qui confirme aima­ble­ment que le sujet est valable et pas trop féministe. » 

Mais com­ment en est-on arri­vé là ? Dans son ouvrage Cor­set de papier, l’autrice Lucie Barette nous raconte l’histoire de ces « maga­zines fémi­nins » cen­sés être faits, pen­sés et écrits pour les femmes. Mais comme elle le dit très jus­te­ment, « Je serais chas­seuse, joueuse d’échecs, yogi, tri­co­teuse, j’achèterais la revue adé­quate de la même façon non ? C’est tout de même étrange parce que je n’ai pas l’impression qu’être une femme soit un de mes choix, encore moins un de mes loi­sirs. Que disent les jour­naux de mon rap­port à ce qui me qua­li­fie de public cible ? […] Et à quel moment être une femme est-il deve­nu une spé­cia­li­sa­tion néces­si­tant sa propre presse ? » Ce livre, ancré dans la situa­tion fran­çaise, retrace l’histoire de la presse dite fémi­nine depuis le milieu du XIXe siècle à nos jours, alors que les lignes bougent aujourd’hui plus que jamais à l’ère post #MeToo.

À l’époque de la nais­sance de la presse, dans les années 1830, si les femmes veulent écrire, elles sont contraintes de se plier au monde média­tique d’alors en étant can­ton­nées dans leurs domaines d’influence. Elles sont en outre som­mées de res­ter dis­crètes et ne peuvent par­ler poli­tique car, his­to­ri­que­ment, la loi fran­çaise inter­dit la poli­tique dans la presse fémi­nine. Assez rapi­de­ment, en plus de l’arsenal légis­la­tif mis en place pour exclure les femmes de la sphère poli­tique et publique en géné­ral, les dis­cours scien­ti­fiques et lit­té­raires ren­voient les femmes à une pseu­do-essence fémi­nine et donc, au foyer. Mais ô mal­heur, on se rend vite compte que les femmes au foyer peuvent tou­jours écrire ! Or, l’écriture consti­tue une arme puis­sante d’émancipation. « Il fal­lait donc que nos phal­lo­crates y remé­dient. Il leur a suf­fi de recon­vo­quer la science : en plus de les affir­mer moins intel­li­gentes (parce que tout est concen­tré dans l’utérus, on s’en sou­vient), les femmes sont consi­dé­rées comme plus sujettes à l’hystérie (l’utérus, encore et tou­jours). Et qu’est-ce qui pro­voque les crises d’hystérie selon ces mes­sieurs ? Non pas l’enfermement social, non pas les injus­tices, non pas les vio­lences : non, l’hystérie est pré­sen­tée comme pro­vo­quée par les acti­vi­tés de réflexion et de concen­tra­tion dont la lec­ture et l’écriture. Com­pre­nez bien, les femmes pro­créent. Elles ne créent pas. » 

Sans pos­si­bi­li­té d’assumer une ligne édi­to­riale direc­te­ment poli­tique, les rédac­tions de presse fémi­nine s’orientent vers le domaine dans lequel elles avaient conscience de leur influence. Le foyer, le domes­tique, la reli­gion… la morale reli­gieuse devient la ligne édi­to­riale de cette presse vouée à res­ter dis­crète, et sur­tout, à ne pas faire d’ombre à ceux qui réclament la lumière. C’est alors qu’apparaissent les romans-feuille­tons, des fic­tions per­met­tant aux femmes de s’accorder le droit à la parole publique. 

De la même manière qu’aujourd’hui, les rédac­tions sont enfer­mées dans un modèle finan­cier contrai­gnant. Elles doivent se plier aux codes en vigueur et en viennent rapi­de­ment à s’adresser prin­ci­pa­le­ment à des lectrices/consommatrices. Déjà alors, la presse vit grâce aux annon­ceurs qui paient cher pour se pla­cer dans les pages des jour­naux. Et comme aujourd’hui, la confu­sion est sou­vent légion entre les articles de la rédac­tion et les publi­ci­tés, qu’il s’agisse de rap­pro­che­ments for­mels ou de jeux de gra­phisme. C’est donc aus­si à cette époque qu’apparait le culte du corps dés­in­car­né, dis­po­nible et cor­véable, conforme à celui exi­gé par notre socié­té patriar­cale. S’ensuit un effa­ce­ment de la puis­sance du corps en mou­ve­ment qui per­dure mal­heu­reu­se­ment de nos jours. « Cela finit par irri­ter notre confiance en notre capa­ci­té d’être aimée, appré­ciée parce qu’on a inté­gré que cela passe aus­si et sur­tout, dans notre socié­té patriar­cale, par le corps. Mon corps, le mien, celui qui change depuis tou­jours, ne res­semble jamais à ceux que je vois dans les pages des jour­naux ni sur les pho­tos en quatre par trois pla­car­dées dans la rue. » Tous ces maga­zines s’inscrivent, fina­le­ment, dans un fémi­nisme appri­voi­sé, lequel prône l’émancipation des lec­trices, mais dans le modèle hété­ro­pa­triar­cal. On pense notam­ment à Le conseiller des femmes (1833), Le jour­nal des demoi­selles (1833 – 1922), Le jour­nal des femmes (1832). Seule excep­tion, La Fronde fon­dé en 1897 par Mar­gue­rite Durand et qui sera publié jusqu’en 1930. Ce jour­nal fut le pre­mier en France entiè­re­ment conçu et diri­gé par des femmes. Récla­mant l’égalité des droits, le déve­lop­pe­ment sans entraves des facul­tés de la femme, la res­pon­sa­bi­li­té consciente de ses actes et une place de créa­ture libre dans la socié­té, La Fronde met en évi­dence toutes les inéga­li­tés dans des pages qui ne sont pas uni­que­ment des­ti­nées aux femmes, mais entiè­re­ment conçues par elles. 

Néan­moins, ce qui revient prin­ci­pa­le­ment dans toutes les publi­ca­tions du XIXe siècle, ce sont les idées de dévoue­ment, d’effacement de l’individualité au béné­fice de la famille en pro­po­sant un modèle fémi­nin qui s’accommode de celui impo­sé par l’hétéro-patriarcat blanc. On pour­rait pen­ser que ces jour­naux fémi­nins ont l’excuse du temps, d’une socié­té hors d’âge prô­nant l’apolitisme des femmes, mais en réa­li­té, on en per­çoit tou­jours la trame aujourd’hui. « Dans sa pré­face à l’indispensable Femmes-femmes sur papier gla­cé d’Anne-Marie Lugan Dar­di­gna, Mona Chol­let cite un article de Elle de 2003 : “Tout le monde n’a pas les mêmes opi­nions poli­tiques. Eh oui, entre celles qui votent Guc­ci et celles qui votent Dior, le débat fait rage.” C’était un an après l’élection pré­si­den­tielle choc de 2002, quelques semaines après des élec­tions par­tielles en Ile-de-France. La dépo­li­ti­sa­tion, l’orientation des lignes édi­to­riales vers des sujets pen­sés comme fémi­nins, ici la mode, semblent donc être tou­jours des outils mobi­li­sés par la presse fémi­nine. Il est dif­fi­cile de ne pas y voir l’héritage de l’exclusion poli­tique des femmes au XIXe siècle et la répar­ti­tion sociale qui se des­sine à par­tir du genre : les femmes s’écharpent pour des chif­fons quand les hommes font de la poli­tique. C’est commode. » 

Toutes les carac­té­ris­tiques de la presse fémi­nine du XIXe siècle se per­çoivent encore aujourd’hui dans les lignes édi­to­riales de nos jour­naux contem­po­rains. Outils d’un patriar­cat capi­ta­liste blanc qui avait besoin d’une main‑d’œuvre asser­vie et silen­cieuse, les médias qui étaient des­ti­nés aux femmes ont cana­li­sé le cou­rant puis­sant qui les sou­le­vait pour récla­mer ensemble des droits poli­tiques et sociaux. Force est de consta­ter que notre presse fémi­nine contem­po­raine reste engon­cée dans ce cor­set de papier, même si elle tente, sou­vent mal­adroi­te­ment, de s’ouvrir à des sujets plus fémi­nistes tout en gar­dant ce côté « gla­mour » qu’elle revendique. 

Pour­tant, cer­taines, aujourd’hui, ont pris le par­ti de déchi­rer ce cor­set. Nous évo­quions Axelle, La Défer­lante, mais nous pour­rions éga­le­ment citer Pan­thère Pre­mière, Cau­sette, Gra­zia ou Biba qui, dans leurs pages, mettent en lumière ce qui ras­semble les femmes, ce qui fait com­mun. Ils sont à l’image des fémi­nismes actuels, ins­crits dans des cou­rants intel­lec­tuels et mili­tants dif­fé­rents et per­met­tront peut-être, en se mul­ti­pliant, de répondre au sou­hait que Lucie Barette émet en conclu­sion de son riche essai : « Nous pour­rions apprendre à y lais­ser tom­ber les cor­sets qui conti­nuent à nous contraindre phy­si­que­ment, émo­tion­nel­le­ment, poli­ti­que­ment. Nous pour­rions y apprendre à nous connaitre, à nous recon­naitre : nous pour­rions nous y ren­con­trer et y faire corps. Nous pour­rions en faire un espace en non-mixi­té, comme un pied de nez à la face des domi­nants, comme un bras armé de l’adelphité. »

  1. Nous uti­li­sons ici le terme « femme » pour qua­li­fier toutes les per­sonnes assi­mi­lées femmes.

July Robert


Auteur

July Robert est autrice et traductrice. Elle est également chroniqueuse littéraire pour divers médias belges. Elle a notamment publié Au nom des femmes. Fémonationalisme : les instrumentalisations racistes du féminisme (traduction de In the Name of Women's Rights de la chercheuse Sara Farris) aux éditions Syllepse en décembre 2021 et Pour une politique écoféministe (traduction de Ecofeminism as Politics de la sociologue Ariel Salleh) aux éditions Wildproject et Le Passager clandestin en mai 2024.