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Corruption : le Brésil face à ses vieux démons

Numéro 11 Novembre 2012 par Raphaël Meulders

novembre 2012

La presse locale l’a sur­nom­mé le « pro­cès du siècle ». Il est vrai que les per­son­na­li­tés qui ont déam­bu­lé, ces deux der­niers mois, devant la Cour suprême de Bra­si­lia, ont l’habitude de faire la « Une » de l’actualité poli­tique ou éco­no­mique du pays. Mais ici, les nou­velles sont à clas­ser dans les colonnes judi­ciaires : tous sont mêlés à un […]

La presse locale l’a sur­nom­mé le « pro­cès du siècle ». Il est vrai que les per­son­na­li­tés qui ont déam­bu­lé, ces deux der­niers mois, devant la Cour suprême de Bra­si­lia, ont l’habitude de faire la « Une » de l’actualité poli­tique ou éco­no­mique du pays. Mais ici, les nou­velles sont à clas­ser dans les colonnes judi­ciaires : tous sont mêlés à un vaste scan­dale qui secoue le Bré­sil depuis près de sept ans et est sur­nom­mé le « men­salão » (le « scan­dale des men­sua­li­tés »). Cer­tains risquent jusqu’à qua­rante-cinq ans de pri­son. C’est notam­ment le cas de l’ancien direc­teur de cabi­net du pré­sident Lula, Jose Dir­ceu, et l’ex-président du Par­ti des tra­vailleurs (PT), Jose Genoi­no, qui ont été décla­rés récem­ment cou­pables d’association de mal­fai­teurs par la Cour suprême. Les deux hommes, ain­si que l’ex-trésorier du Par­ti des tra­vailleurs, Delu­bio Soa­re­so, avaient déjà été décla­rés cou­pables de « cor­rup­tion active » le 9 octobre par la même instance.

« Rien n’est plus offen­sant et trans­gres­sif que l’association de mal­fai­teurs dans le cercle le plus proche et éle­vé de l’un des pou­voirs de la Répu­blique », a regret­té le juge Cel­so de Mel­lo, qui a voté en faveur de la condam­na­tion. Les peines dont ils éco­pe­ront seront connues au terme du pro­cès, mais ils encourent des décen­nies de pri­son. Outre les poli­tiques, on trouve sur le banc des accu­sés des hommes d’affaires et des ban­quiers. Vingt d’entre eux (ils sont trente-sept au total) ont déjà été condam­nés pour détour­ne­ment de fonds publics, blan­chi­ment d’argent, asso­cia­tion de mal­fai­teurs, cor­rup­tion active ou passive.

Tout démarre en 2005. Le pré­sident Luiz Inacio da Sil­va ou Lula, comme l’appellent les Bré­si­liens, est alors au som­met de sa popu­la­ri­té. Il brigue un second man­dat que per­sonne n’ose lui contes­ter. Mais à quelques mois du pre­mier tour, la revue Veja publie une inter­view qui va faire cha­vi­rer la majo­ri­té en place. Les pro­pos pro­viennent du dépu­té Rober­to Jef­fer­son du PTB, par­ti de centre droit allié au PT de Lula.

Celui-ci révèle un vaste sys­tème de cor­rup­tion mis en place par le PT, qui « arro­se­rait » plu­sieurs dépu­tés depuis 2002 pour s’assurer de leur vote au congrès. Jef­fer­son évoque des sommes dépas­sant les 10000 euros par mois. Mais le Par­ti des tra­vailleurs n’aurait pas res­pec­té tous ses enga­ge­ments, d’où la fuite du dépu­té dans la presse.

Le scan­dale du « men­salão » est né. Il va prendre des pro­por­tions inquié­tantes au fur et à mesure des révé­la­tions de la presse, qui, camé­ras cachées ou docu­ments déro­bés à l’appui, va mettre au jour un gigan­tesque sché­ma de cor­rup­tion, de fraude et de blan­chi­ment d’argent. Le men­salão fonc­tion­nait par le biais d’un publi­ci­taire, Mar­cos Vale­rio, qui avait obte­nu des contrats pour le gou­ver­ne­ment et rever­sait une par­tie des sommes aux par­le­men­taires alliés.

Il gérait aus­si la « caisse noire » du par­ti, qu’auraient régu­liè­re­ment ali­men­tée plu­sieurs entre­pre­neurs et ban­quiers bré­si­liens ou étran­gers, s’assurant, en échange, des contrats ou des « faveurs » du gou­ver­ne­ment en place.

Face à ces révé­la­tions, Lula réagit rapi­de­ment. Il demande à plu­sieurs ministres et à son chef de cabi­net, l’ex-guerillero José Dir­ceu, accu­sé d’être le cer­veau du men­salão, de démis­sion­ner. Ce der­nier est rem­pla­cé par Dil­ma Rous­seff, l’actuelle pré­si­dente du Bré­sil. Iro­nie du sort, d’aucuns remarquent d’ailleurs que sans cette mise à l’écart du bras droit de l’«ex-homme le plus popu­laire du Bré­sil », Dil­ma Rous­seff n’aurait sans doute jamais accé­dé au poste suprême.

La tolérance zéro de Dilma Roussef

À l’époque de la décou­verte du scan­dale et après avoir écar­té ses col­la­bo­ra­teurs gênants, Lula fait pro­fil bas et s’adresse à la nation en s’excusant, tout en niant être au cou­rant. « Je me sens tra­hi par ces pra­tiques inac­cep­tables, indi­gné par ces révé­la­tions qui choquent le pays et dont je n’avais aucune connais­sance. Je n’ai aucune honte de dire que nous devons pré­sen­ter des excuses. […] Le gou­ver­ne­ment, là où il a fait une erreur, doit pré­sen­ter des excuses. »

Le mes­sage passe et Lula est réélu pour un second man­dat. Sa popu­la­ri­té ne flé­chit pas : quand il passe le relai à sa dau­phine Dil­ma Rous­seff en 2010, il récolte encore 80% d’opinions favo­rables par­mi les Brésiliens.

Mais l’opposition n’en démord pas. Sa cible pré­fé­rée est José Dir­ceu, l’un des fon­da­teurs du PT et un com­pa­gnon de lutte de Lula sous la dic­ta­ture. José Dir­ceu aura quelques phrases mal­heu­reuses (« Je suis de plus en plus convain­cu de mon inno­cence » ou « le pro­blème du Bré­sil est l’excès de droit de liber­té et de droit d’expression de la presse ») qui le condamnent défi­ni­ti­ve­ment auprès d’une bonne par­tie de la population.

Face à un PT désta­bi­li­sé, l’actuelle pré­si­dente Dil­ma Rous­seff a rete­nu la leçon. Elle fait preuve depuis son élec­tion d’une « tolé­rance zéro » envers ses ministres sus­pec­tés de cor­rup­tion. Elle en a déjà démis sept, même si aucun n’a encore été jugé. La main de fer impo­sée par Dil­ma Rou­seff semble avoir por­té ses fruits puisque son par­ti, le PT, n’a pas véri­ta­ble­ment souf­fert de l’onde média­tique de ce pro­cès au pre­mier tour des muni­ci­pales, le 14 octobre der­nier. S’il éprouve des dif­fi­cul­tés dans cer­taines grandes villes, il a pro­gres­sé de 14% par rap­port à 2008, alors que la popu­la­ri­té de Mme Rous­seff est au zénith (77%). Le PT pour­rait même rafler la capi­tale éco­no­mique, São Pau­lo, où le favo­ri, un popu­liste sou­te­nu par les évan­gé­listes, Cel­so Rus­so­man­no, a été devan­cé par le maire social-démo­crate, José Ser­ra, et par Fer­nan­do Had­dad, le can­di­dat du Par­ti des tra­vailleurs. Ce der­nier est favo­ri des sondages.

Un tournant ?

« Même s’il fau­dra attendre le deuxième tour des muni­ci­pales le 28 octobre dans de nom­breuses villes du pays pour pou­voir tirer un ensei­gne­ment natio­nal de ces élec­tions, le pre­mier tour à São Pau­lo démontre que le PT n’a pas trop souf­fert du vaste pro­cès de cor­rup­tion qui l’a écla­bous­sé devant la Cour suprême », explique un observateur.

Reste que ce pro­cès ultra-média­ti­sé aura lais­sé des séquelles : Lula, qui reste, mal­gré sa mala­die, le prin­ci­pal conseiller poli­tique de Rous­seff, ne semble plus inat­ta­quable. Rober­to Jef­fer­son réclame sa pré­sence sur le banc des accu­sés, tan­dis que son ancien res­pon­sable de cam­pagne affirme que Lula était au cou­rant du men­salão depuis 2002. Pour beau­coup, ce pro­cès marque un tour­nant dans la lutte contre la cor­rup­tion. « Main­te­nant, les per­sonnes qui vou­draient suivre un tel che­min savent qu’elles risquent d’être punies, voire empri­son­nées. L’impunité n’est plus la règle et les poli­tiques savent désor­mais qu’il existe des limites, que l’argent ne peut tout ache­ter », explique à la presse locale Ricar­do Ismael, pro­fes­seur de sciences poli­tiques à l’université catho­lique de Rio.

Bref, sur fond de cam­pagnes muni­ci­pales, le Bré­sil fait face fron­ta­le­ment à ses vieux démons : la cor­rup­tion et les col­lu­sions per­ma­nentes entre pou­voirs éco­no­miques et poli­tiques. Le sys­tème poli­tique est aus­si mis en cause. D’aucuns affirment que la kyrielle de petits par­tis (une tren­taine au Bré­sil), qui changent d’«alliance comme de che­mise », n’arrange pas les choses. D’après cer­taines décla­ra­tions dans les médias, le sys­tème du men­salão exis­te­rait d’ailleurs depuis le retour du Bré­sil à la démo­cra­tie en 1985. Les vieux démons sont les plus dif­fi­ciles à abattre. Dil­ma Rous­seff en est, sans doute, consciente. La prise de conscience est un pre­mier pas. Il lui fau­dra désor­mais les affron­ter quotidiennement.

Raphaël Meulders


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